Chapitre VII : Hédonisme de masse
« Je mets ma cause en moi-même, moi qui aussi bien que Dieu suis le néant de tout autre, moi qui suis mon tout, moi qui suis l’Unique. »
Max Stirner,
L’Unique et sa propriété.
Le bouddhisme de marché
Star Academy, chirurgie esthétique du point G, édition de poche des Rêves pour les Nuls, traiteur asiatique Tao, aboiement du chien de Pavlov, bus à orgies, principe d’incertitude de Heisenberg, étoiles filantes, magazine Elle : autant de phénomènes impermanents que rien ne distingue intrinsèquement. Quelques particules et beaucoup de vide. Au regard de la corruption généralisée, de la renaissance éternelle et des hochets de l’indice CAC 40, tout vaut, car tout va. Que la marche du Monde tende vers le Nihil ne modifie rien au fait qu’elle tende, qu’on le veuille ou non, qu’on s’y oppose émotivement ou qu’on se force à y adhérer par quelque hystérique méthode Coué. Aucune position morale, aucune révolution, aucun Ordre et progrès[62] ni découvert bancaire n’ont jamais entravé l’inébranlable mouvement de la Nature, qui ne pourra jamais être définie avec plus de clarté que ceci : un souverain Et Alors ?.
Au Et Alors ? warholien, devenu notre anticredo postmoderne, les tenants de la position moraliste, ceux qui croient encore en la distinction du Bien et du Mal (et qui ont bien du mal à la définir) ne manqueront pas de rétorquer d’un méprisant et vague : Mais tout de même ! Ils te culpabiliseront de références indémontrables à une nature humaine supposée généreuse, alors qu’à regarder les usagers du métro comme les courtiers en Bourse tout infirme cette grâce. Rien de cela n’est nouveau. L’histoire des humains ne se tisse pas d’hier autour de ce conflit entre Et Alors ? et Mais tout de même !. Il n’est pour s’en convaincre que de relire les pages de l’Ecclésiaste, tapies sous le flot de paroles inutiles de la Bible comme un ver dans le fruit[63] : « Même de l’amour, même de la haine, l’humain ne sait rien… Que tout est à tous : une même aventure pour le juste et pour le criminel ; pour le bon, pour le pur, pour le contaminé ; pour qui sacrifie et ne sacrifie pas. » Ou encore : « Je suis retourné et vois sous le soleil : non, la course n’est pas aux légers, ni la guerre aux héros ; le pain aussi n’est pas aux sages, ni même la richesse aux sagaces, ni même la grâce aux savants… »
Plus près de nous, il y a encore et toujours Sade, à juste titre qualifié de divin en ce qu’il a courageusement dénudé les présupposés du capitalisme naturaliste : « Toutes nos actions nous étant inspirées par la nature, il n’en est aucune, de quelque espèce que vous puissiez la supposer, dont nous devions concevoir de la honte[64]. » N’est-il pas rassurant que nous n’ayons pas à partir en quête de vérité, qu’elle soit déjà là ? N’est-ce pas une délivrance de comprendre que puisque la Nature tolère tout, y compris Phil Collins[65], elle ne peut connaître de critère de valeur ? « Que puis-je savoir ? », demandait Kant[66]. Réponse du capitalisme romantique : que le réel, c’est tout ce qui arrive. « Que dois-je faire[67] ? » Fais n’importe quoi, c’est-à-dire ne change rien à ce que tu fais déjà. Tu peux aller travailler si tu préfères mourir après ta retraite. Tu peux te jeter par la fenêtre s’il n’y a plus rien à louer au vidéo-club. Tu peux violer ton chat, prostituer ton frère, trépasser à la télé, être un timide énurétique, un gentleman cambrioleur, une pétasse-et-alors ou un fou de sport. A condition que tout cela, tu le fasses en artiste-sans-œuvre, c’est-à-dire en n’oubliant jamais que tout est naturel et spirituel à la fois et que tu es le nombril du monde.
La communion matricielle
On en aura vu pride-parader des métaphysiques, des pointeurs de hiérarchies enrobés de soie. Nos ancêtres disciplinés auront polycopié le corpus des maîtres, homéopathisant leur ambition dans l’eau académique. Les plus humbles, pendant ce temps, se tenaient cois, ne risquant pas leur voix au chapitre et d’ailleurs occupés à la fabrication de nos voitures, de nos maisons et de nos chips au vinaigre. Aujourd’hui pourtant, la « Big Mama[68] » libéraliste nous mène en douce à la délivrance. Sa première étape, ce fut de donner au peuple le droit de causer pour ne rien dire. En démocratie des artistes-sans-œuvre, chacun a désormais le droit de rêver en silence, et toute critique poussée est « réactionnaire » et « aigrie ».
Il convient au passage de clarifier un malentendu : la médiatisation croissante des individualités volontaristes, sous la forme d’antenne télévisuelle donnée à des consommateurs-artistes venant témoigner d’eux-mêmes (« C’est mon choix[69] »), n’est pas seulement une illusion de démocratie des différences. C’est aussi une première étape, dialectique, vers l’artistocratie-pour-tous. Postulat du régime qui se met en place : un individu véritablement singulier n’aura plus besoin de la reconnaissance d’autrui pour assumer son génie naturel, son intimité avec le Tout. L’artiste-sans-œuvre, héros autoproclamé sans cause, ne construit pas son originalité dans l’épreuve, dans la confrontation avec le réel et le jugement des autres, mais virtuellement.
L’Occidental croit ainsi se débarrasser de tout effort inutile. Il se contrefiche d’agir. Il n’a plus le souci d’avoir une vie active qui permette de transformer le monde. L’Homme Échappé n’est qu’un réceptacle à stimuli, animé par le désir d’une jouissance quantitative qui lui arriverait par le maximum de parties de son corps. C’est pour son aise que les câbles glissent sur les toits comme des serpents. Ces fils digitaux ne tentent plus de faire oublier ce qu’ils viennent puiser dans nos chambres. Nous les acceptons : nous sommes connectés. De cette liberté conditionnelle, nous ne savons que ce que nous en espérons pour oublier le vide.
Que l’on se réjouisse : le Capital s’organise de mieux en mieux pour satisfaire cette aspiration sensuelle des chairs privées à recevoir des impulsions par un maximum de points de contact. Ainsi, l’un des plus grands groupes internationaux de communication actuels[70]motive depuis peu ses équipes françaises au moyen de « la méthodologie Connections » : « Cette démarche vise à mieux connecter chaque marque et chaque entreprise à des consommateurs potentiels. Elle optimise tous les points de contact possibles, par la création de ponts entre chaque discipline de communication. Non pas une addition d’expertises, mais une approche intégrée, media-neutral et idée-centrique[71]. » Que de sueur pour formuler ce que tout charlatan sait depuis longtemps : on vend davantage de produits à des individus schizonévrotiques, confus et sujets à des bouffées délirantes. C’est ainsi que l’on entend de plus en plus souvent, au cœur de la nuit de nos mégalopoles, l’interrogation métaphysique de l’humain honteux assis chez lui à contempler un objet : « Pourquoi j’ai acheté ça ? »
Dans l’utérus de pieuvre géante que construit le Capital, on nous suggère de nous alimenter par plusieurs cordons ombilicaux à la fois (« diversité » sympa et conviviale). Ces liens nourrissent notre belle illusion d’être libres de choisir nos dépendances. Sur ce dernier point encore, Sade a été clairvoyant. On peut s’en convaincre à la lecture contemporaine de Bernard Baas[72] : « La République sadienne entend abolir la loi surmoïque du père pour assurer le règne sans partage de la Loi de la mère. […] La Res publica, la Chose publique de Sade, c’est la communion jouissante de tous dans le sein maternel. »
Esthétique du sujet
« Être soi-même », conseillait donc Kierkegaard avant que la mode se livre sur nos écrans publicitaires à la reprise schizoïde de cette maxime (« Leçon n° 1 : être soi-même. Leçon n° 2 : être soi-même. Leçon n° 3 : être soi-même », etc.). Qu’une grande surface de prêt-à-porter soit en phase avec notre volonté de puissance, voilà qui devrait nous réconcilier avec la standardisation et l’idée de progrès. D’autant que ce versant du discours du Capitaliste[73] n’a pas l’outrecuidance de tout dire. Ce que la voix intérieure de l’autartiste ajoute fièrement, c’est ceci : « Ce que je suis, c’est un dieu. Mon patron l’ignore et c’est tant mieux. »
Car Dieu n’est qu’un regard sur le monde, et l’Homme-qui-s’en-fout, à son image, une tentative de vision cool sur celui-ci. Le réel est ton hypershow. Tout est déjà esthétique. En régime capitaliste romantique, le gentil Apollon n’est que le costard d’apparat de Dionysos le débridé, à moins que ce soit l’inverse. Sois donc tendance en étant au-delà de l’artiste du dimanche, au-delà de toute académie des stars télévisuelle : sois génie-pour-toi-seul.
Mais pourquoi l’artistocrate doit-il être sans-œuvre ? Car l’Œuvre, le projet cohérent et pensé, est bien cette dernière illusion patriarcale qui s’évanouit dès lors qu’on cesse de hiérarchiser les éléments du réel. Il n’existe, c’est acquis, aucune preuve scientifique qu’un croquis de Picasso soit meilleur que ton absence de croquis. De même que tu t’es jadis emparé de la religiosité dont les Églises népotistes te dépossédaient pour donner une âme à ta République[74], de même il te faut revendiquer comme ta propriété la magie oligopolisée par les artistes et les stars. Le Vrai Capital, c’est le divin. Il t’appartient. N’est-ce pas ?
Bien entendu, la « démocratisation de la psyché artiste » ne sera que virtuelle, ne se situera qu’au niveau du cortex. Qu’importe : dans un univers phénoménal, chaotique et géré par le principe d’incertitude, il y a identité entre le spirituel et le réel. Écoutons encore Warhol sur ce sujet : « Mon esprit s’écarte toujours quand j’entends les mots “objectif” et “subjectif” – je ne sais jamais de quoi les gens parlent…[75]