CHAPITRE XIX

Essoufflé par une course démente à travers les couloirs du ministère, Marc atteignit sa place moins de vingt secondes avant l'arrivée du Président. Il déposa sur la table un gros attaché-case. L'amiral Neuman lui adressa un discret sourire.

-La séance est ouverte, annonça Grant.

Le sénateur Cartney prit aussitôt la parole :

-Monsieur le Président, je ne comprends pas la raison de cette réunion précipitée. Le général Stone avait demandé un délai d'un mois.

Le Président hocha la tête, l'air indifférent.

-Je le sais, monsieur le sénateur, mais de nombreuses personnalités ont pensé qu'il fallait rapidement trancher cette question. Général Stone, pouvez-vous nous donner maintenant votre avis ?

-Oui, monsieur le Président. Je m'oppose à toute délivrance de concession et demande que

Soda soit classée dans la catégorie des planètes primitives. J'ai la preuve qu'il existe sur Soda des créatures intelligentes qui doivent être soustraites à toute influence extérieure !

Cette affirmation débitée d'un ton sec, assuré, créa un certain flottement parmi les membres de la commission.

-Ridicule ! cria le ministre de l'Industrie tandis que Jamerson secouait la tête d'un air navré.

-Laissez parler le général Stone, ordonna Grant.

Marc sortit de son attaché-case un minuscule appareil de projection tridi et appuya sur un contact. Aussitôt l'image d'un Lykan se dessina dans un angle de la pièce, arrachant des cris aux spectateurs.

Après un bref exposé, Marc conclut :

-Vous noterez que ces créatures intelligentes savent tailler le silex, pratiquent l'agriculture et ont même découvert l'usage du feu.

-Des pieuvres qui pensent et réfléchissent, ricana le ministre de l'Industrie. Jamais je ne croirai à une histoire aussi grotesque.

Ce fut l'exobiologiste qui réagit le premier :

-Pourquoi pas ? Ces documents sont remarquables. Je souhaite que le S.S.P.P. nous communique l'intégralité des enregistrements. En attendant de les avoir étudiés, je soutiens l'avis du général Stone et oppose mon veto à toute intrusion de Terriens sur Soda !

-Il y a plus grave, reprit Marc. La Compagnie Jamerson n'a pas attendu l'avis de cette commission et a déjà installé une base sur Soda !

Jamerson se dressa d'un bond, le visage crispé.

-C'est un odieux mensonge ! Jamais je n'ai ordonné ... Je dépose contre le général Stone une plainte...

Le Président coupa ces protestations d'une tape sèche sur la table :

-Votre avis, amiral !

Ce dernier sortit un papier de sa poche et fixa Jamerson.

-Mes services ont intercepté et décrypté des messages en provenance de Soda. Certains étaient bien adressés à M. Jamerson. Les données ont été fournies au grand ordinateur judiciaire, juste avant que ne débute cette séance. J'ai reçu ses conclusions.

Haussant le ton, il déclara :

-Monsieur Jamerson, vous êtes en état d'arrestation. Vous aurez à répondre de tentative de meurtre sur deux officiers, d'escroquerie financière, d'association de malfaiteurs, de complicité de piraterie.

Le visage décomposé, Jamerson regarda la porte.

-Inutile de songer à fuir, ricana l'amiral. Des gardes vous attendent pour vous conduire devant le tribunal.

Deux miliciens pénétrèrent dans la pièce et encadrèrent Jamerson trop effondré pour songer à se défendre.

-Messieurs, dit le Président, la séance est levée. Nous nous réunirons à nouveau lorsque l'amiral nous aura fait un rapport complet. Je tiens à adresser mes félicitations au général Stone pour son action remarquable.

***

En sortant de l'ascenseur, Marc eut la surprise de voir Peggy installée à son bureau, trônant derrière sa batterie d'ordinateurs. Il s'approcha vivement et déposa un baiser sur le front de la vieille fille.

-C'est de la folie ! Vous devriez encore être en convalescence. Je tirerai les oreilles du médecin qui vous a autorisé à reprendre aussi vite votre travail !

-Je me porte comme un charme ! Comment se reposer en pensant à tout le désordre laissé par ma remplaçante !

-Nous verrons à compenser cela.

-Je dois aussi vous dire ...

Marc traversa la pièce, poussa la porte du bureau du général et resta cloué sur le seuil, de stupéfaction. Khov était installé derrière sa table de travail. Il avait le teint pâle, les joues creusées mais ses yeux brillaient de joie. Derrière Marc, Peggy terminait sa phrase :

-... que le général est revenu ...

-Entrez, Stone, et asseyez-vous.

-Mon général, je ... je vous croyais encore à l'hôpital.

-Avec beaucoup de réticence, les médecins ont accepté de me laisser sortir hier. Vous connaissez ma femme ... Dès le soir, elle a tenu à me prouver combien je lui avais manqué. Aussi, ce matin, j'ai pensé que je me reposerai mieux au bureau, conclut-il avec un grand éclat de rire !

Fouillant le tiroir de son bureau, il sortit deux verres et sa bouteille de bourbon. Il la regarda un instant par transparence.

-Ce qui m'étonne le plus, c'est que vous n'y ayez pas touché pendant mon absence.

-Vous savez, mon général, je n'ai guère passé de temps derrière ce bureau.

-Je sais ! Benton m'a informé de votre départ précipité. Apparemment cela n'a pas été inutile et puisque le Président est satisfait, je n'ai aucun reproche à vous faire.

Il leva son verre et le vida d'un coup sec.

-C'est ce qui m'a le plus manqué à l'hôpital.

Son regard se fit rêveur et il murmura :

-Là-bas, j'ai eu l'occasion de consulter mon dossier. Apparemment les médecins m'avaient condamné. Savez-vous quand mon état s'est amélioré ?

Sans attendre de réponse, il poursuivit :

-Juste après ma dernière transfusion ... Celle où vous avez donné votre sang ...

-Une heureuse coïncidence, s'empressa de lancer Marc.

Le général ne répondit pas mais ne put masquer l'ironie de son regard.

-Lorsque vous avez été blessé, je crois me souvenir que vos blessures ont très vite cicatrisé ... Je me demande si moi aussi, je ne devrais pas remercier la charmante présidente de Maralla.

Heureusement pour Marc, la voix de Peggy interrompit le général :

-L'amiral Neuman est ici et souhaite vous voir.

-Introduisez-le, dit Khov en faisant prestement disparaître sa bouteille.

A peine assis, l'amiral dit :

-Je suis particulièrement heureux de constater que vous avez retrouvé votre place, général Khov. Je venais vous donner quelques explications ... euh ... officieuses. J'ai cru préférable de ne pas utiliser le vidéophone.

Se tournant vers Marc, il ajouta :

-Vous avez accompli un travail remarquable, mon garçon.

-Merci, amiral. J'allais dire au général Khov que la prochaine fois, je préférerais qu'il désigne un autre officier pour le remplacer.

-Quelle est cette histoire idiote ? grogna le général. Dès que le trans m'a heurté, j'ai perdu connaissance. Je ne me suis réveillé qu'une semaine plus tard. Je voulais justement vous demander comment vous aviez été nommé ...

Avec un ensemble touchant, les deux hommes se tournèrent vers l'amiral qui feignait d'examiner le plafond.

-Si vous voulez bien m'écouter avec calme, vous comprendrez mes raisons.

Il croisa ses mains longues et fines.

-Des informateurs, probablement les mêmes que ceux de votre ami Owen, m'avaient alerté sur l'origine douteuse des capitaux de la Compagnie minière Jamerson. Aussi je me suis méfié lorsqu'elle a déposé une demande de concession exclusive sur Soda. J'allais vous en parler, général, quand j'ai appris votre accident et la disparition de votre secrétaire. Enfin le capitaine Mac Donald était introuvable. Seul restait son rapport bien anodin. Nous savons maintenant que Karlov, votre opérateur radio, l'avait censuré. Je n'aime guère les coïncidences. Or la commission se réunissait le lendemain. Votre adjoint Benton est un bon officier mais... euh ... il manque un peu d'imagination. Il était évident qu'avec le rapport qu'il détenait, il ne pouvait qu'accepter la proposition Jamerson.

-Vous pouviez vous y opposer, nota Khov.

L'amiral parut s'absorber dans la contemplation de ses ongles.

-Je ne tenais pas à révéler à nos adversaires mes soupçons. C'est pourquoi, avec l'accord du Président, j'ai eu l'idée de faire nommer Stone. Je savais qu'il n'hésiterait pas à suivre son instinct. De fait, en quelques heures, il a retrouvé Peggy, démasqué la jeune Patricia et il a effectué des arrestations. Bref, son action a permis d'accumuler des preuves contre un certain nombre de personnes que nous soupçonnions. Enfin l'interception des messages radio a été pleine d'enseignements. Hier nous avons réalisé un magnifique coup de filet. Ceci, sans compter la destruction de trois bâtiments pirates.

Marc secoua la tête, un peu vexé de n'avoir été qu'un pion manipulé par Neuman.

-Un détail m'échappe. Pourquoi Jamerson et ses commanditaires tenaient-ils tant à s'installer sur Soda ? Les gisements miniers étaient de médiocre qualité et la Compagnie aurait tout juste équilibré son budget.

-Oh non ! Elle aurait, au contraire, réalisé de très beaux bénéfices tant sur l'exploitation minière que sur les transports.

-Mais comment ?

L'amiral prit l'air navré du professeur déçu par son élève :

-Les commanditaires de Jamerson supervisaient nombre d'entreprises, entre autres drogue, racket, prostitution et attaque de cargonefs. Gagner malhonnêtement de l'argent est une chose, le faire ensuite apparaître au grand jour en est une autre. Donner une apparente respectabilité à des sommes occultes est une entreprise difficile. C'était le but de la société. Sans doute, l'astroport de Soda se serait développé et aurait pu devenir un lieu de ravitaillement pour astronefs pirates. La Compagnie Jamerson aurait fait de fabuleux bénéfices parfaitement légaux puisque censés provenir d'une exploitation minière.

Neuman se leva et sur le pas de la porte, ajouta :

-Si vous vous ennuyez au S.S.P.P., Stone, il y aura toujours une place pour vous dans mes Services.

Il referma vite le battant pour ne pas entendre le juron lancé par Khov. Ce dernier n'appréciait pas les tentatives que faisait régulièrement Neuman pour débaucher ses agents.

Le colonel Benton ne tarda pas à apparaître, porteur de plusieurs chemises cartonnées.

-Mon général, de nombreux dossiers sont restés en souffrance. Votre ... euh ... remplaçant m'ayant laissé sans instructions...

-Posez-les sur le bureau, je les étudierai lundi, soupira Khov en lançant un regard noir sur la montagne de documents. Je m'accorde encore un week-end de repos !

-J'ai préparé également une lettre de remerciement pour M. Jamerson qui a effectué un don important aux oeuvres du Service mais l'ordinateur a refusé de me donner son adresse.

Secoué par un éclat de rire, Marc lança :

-Demandez-la à Neuman, il sait certainement dans quelle cellule il se trouve !

Le visage de Benton s'empourpra :

-J'ignorais, mon général. Un personnage aussi courtois et ... généreux !

Il respira profondément et ajouta :

-J'ai également préparé les rectifications de solde du capitaine Stone.

Il n'avait pu manquer d'insister sur le grade.

-Huit jours de solde de général au premier indice mais le règlement précise que ce n'est pas cumulable avec les primes de mission.

-Ce qui signifie ? grogna Marc.

-Nous vous retiendrons donc trente-sept dols sur la somme que vous auriez touchée si vous étiez resté capitaine !

-Et les frais du Mercure, dit Khov.

-Le budget du S.S.P.P. ne prévoit que l'entretien de nos appareils. Le capitaine a bien précisé qu'il utilisait son propre astronef pour économiser ceux du Service.

Khov qui sentait son irritation grandir à toute vitesse lança sèchement :

-Merci, colonel. Vous pouvez disposer. Nous nous reverrons lundi.

Dès la sortie du colonel, Khov reprit sa bouteille.

-À votre santé, Stone. Vous pouvez boire en toute quiétude, je ne retiendrai pas le prix du verre sur votre solde !