JEAN-PIERRE GAREN
CHAPITRE PREMIER
Le capitaine Marc Stone pénétra d'un pas furieux dans le hall de l'immense building abritant le Service de Surveillance des Planètes Primitives. Trente-cinq ans, grand, la silhouette athlétique avec des muscles solides et allongés, la chevelure brune, le teint hâlé par des dizaines de soleils, il avait des yeux gris aux nuances changeantes. Pour l'heure, seule la colère bouillonnait sous son crâne.
Il était revenu d'une mission fatigante depuis moins d'une semaine. Demain, il avait projeté de rejoindre Elsa sur son îlot du Pacifique. Elsa Swenson ! Une très jolie jeune femme brune avec des yeux d'un vert extraordinaire qui avait aussi la particularité d'être la femme la plus riche de l'Union Terrienne ! Depuis trois ans, Marc et elle entretenaient une liaison aussi tendre que discrète. Une convocation du bureau du général
Khov, reçue le matin, brisait l'espoir d'une semaine idyllique.
Khov, colosse haut de deux mètres et pesant un bon quintal, menait le S.S.P.P. d'une main de fer depuis dix ans.
-Je ne suis volontaire pour aucune mission, marmonna Marc. S'il insiste, je demande un congé sans solde d'un mois !
C'était une fantaisie que Marc pouvait s'offrir. En effet, sa fortune personnelle, fort bien gérée par le banquier d'Elsa, lui aurait permis de mener la vie oisive d'un play-boy fortuné. Il l'avait même essayée ! L'épisode n'avait pas duré trois mois ! Il s'était ennuyé à mourir et avait demandé sa réintégration dans le Service.
Un robot de surveillance, gros ovoïde se déplaçant par antigravité, se propulsa vers Marc.
-Justifiez votre identité.
La voix métallique irrita Marc qui glissa sa plaque dans une fente qui venait d'apparaître.
-Vous pouvez passer, les ascenseurs sont au fond du hall, le bureau du général est au dernier étage.
-Je le sais, cela fait huit ans que je travaille pour le Service !
En émergeant de la cabine, Marc s'attendait à trouver Peggy, la secrétaire du général, trônant derrière sa batterie d'ordinateurs. C'était une authentique vieille fille de plus de cinquante ans, à la mâchoire proéminente et aux yeux ronds de myope. À sa place se trouvait une blonde aux formes harmonieuses. Sa poitrine altière semblait vouloir percer le mince tissu de son corsage. Il était manifeste qu'elle ne portait pas de soutien-gorge, n'en ayant nul besoin.
Elle sourit à la vue de l'arrivant, découvrant des dents très blanches et bien rangées. L'agréable tableau ne suffit pas pour dérider Marc qui grogna :
-Où est Peggy ?
-Je l'ignore ! Je la remplace depuis deux jours. Entrez directement, vous êtes attendu, capitaine Stone.
Dans le bureau, Marc fut un instant ébloui par le soleil qui pénétrait par la large baie vitrée. La vue s'étendait au loin sur l'immense métropole new-yorkaise qui, au fil des siècles, s'était agrandie au point que Washington n'en était plus qu'un faubourg.
Khov brillait par son absence. À sa place se tenait le colonel Walter Benton. Petit, bedonnant, le visage rond, Benton était l'adjoint de Khov, chargé des besognes administratives. C'est dire que ses relations avec les agents du Service Action dont il épluchait les comptes rendus de mission avec une minutie tatillonne, n'étaient pas toujours cordiales.
Le colonel, les joues écarlates, discutait avec véhémence. L'indignation rendait sa voix aiguë, étranglée. Son interlocuteur était grand, mince, avec un visage austère surmonté d'une chevelure grisonnante. Surpris, Marc reconnut l'amiral Neuman, chef tout-puissant de la Sécurité Galactique. Il avait collaboré à plusieurs reprises avec les Services de l'amiral. Dans quelle sinistre aventure allait-on encore le plonger ?
-C'est invraisemblable, hurlait Benton. Jamais je ne pourrai faire admettre... Il n'y a aucun précédent...
A bout de souffle, le colonel s'interrompit.
-Entrez, capitaine Stone, dit Neuman d'un ton très calme. Cette discussion vous concerne.
Mal à l'aise, Marc s'installa dans le fauteuil que l'amiral lui désignait.
-J'ai une fâcheuse nouvelle à vous annoncer. Hier matin le général Khov a été victime d'un très grave accident. Il a été renversé par un véhicule qui a pris la fuite. Il a été conduit au service d'urgences de l'hôpital général et c'est miracle qu'il soit arrivé en vie. Aujourd'hui son état demeure critique et les médecins réservent leur pronostic.
La nouvelle attrista fort Marc qui avait beaucoup d'affection et d'admiration pour Khov.
Neuman poursuivait :
-Aussitôt prévenu, je me suis rendu à l'hôpital et j'ai pu m'entretenir un instant avec le général avant son transport au bloc opératoire.
-Il devait délirer sous l'effet du choc, intervint Benton.
Le regard de l'amiral se durcit et sa voix devint sèche, cinglante :
-Il avait toute sa conscience quand il a désigné le capitaine Stone pour le remplacer pendant la durée de son absence.
Marc sursauta comme s'il découvrait un nid de cobras sous son siège. L'amiral sortit un papier de sa poche et le lui tendit.
-Votre nomination a été signée par le Président ainsi que votre promotion au grade de général.
Un discret sourire étira ses lèvres minces quand il ajouta :
-... A titre temporaire. L'administration ne perd jamais ses droits ! Voilà, messieurs, ma mission est terminée. Je vous laisse car vous devez avoir à travailler.
Marc fut contraint de dissimuler un sourire devant la mine réprobatrice qu'arborait Benton.
-Capit... enfin mon général, plusieurs décisions sont attendues. Je vais chercher mes dossiers.
-Pourquoi Peggy n'est-elle pas là ?
-Je l'ignore. Elle ne s'est pas présentée à son travail hier. J'ai fait appeler chez elle mais elle ne s'y trouve pas. À toutes fins utiles, j'ai déjà préparé un blâme pour absence sans motif valable. J'ai fait appel à une agence d'intérim qui a envoyé cette fille. Elle s'appelle Patricia et paraît se débrouiller correctement.
Resté seul, Marc s'installa dans le fauteuil de Khov, étouffant un soupir à l'idée du travail assommant qui l'attendait. Lui qui avait horreur des formalités administratives !
Il fouilla les tiroirs du bureau et dénicha la bouteille de bourbon que le général réservait à ses hôtes préférés. Après un instant d'hésitation, Marc referma le tiroir. Inutile de fournir un motif supplémentaire d'indignation au colonel !
Ce dernier ne tarda pas à réapparaître et posa sur le bureau une imposante pile de dossiers.
-Voici d'abord un rapport sur les astronefs du Service. Trois appareils dont le Neptune que vous avez souvent piloté, doivent subir une révision complète. Ils ont largement dépassé les jours de vol prévus par le constructeur.
-Où est le problème ?
-Ces interventions coûtent cher. Aussi ai-je suggéré au général d'étaler la dépense sur deux ans. D'après les techniciens, le risque d'incident en vol serait minime.
-Mais réel ! ricana Marc. Il ne faut pas jouer avec la vie de nos agents !
-Naturellement, nous commencerions par la révision du Neptune, ajouta le colonel avec une précipitation qui déplut à Marc.
-C'est hors de question ! Commencez par les deux autres !
Avec un sourire angélique, il ajouta :
-Je n'aurai sans doute pas besoin du Neptune avant fort longtemps.
La grimace du colonel réjouit Stone.
-Nous agirons selon vos ordres !
Le ton était pincé, amer. Difficile de digérer la promotion d'un vulgaire capitaine alors que la place de Khov lui revenait de droit ! Suivirent une dizaine de problèmes administratifs. Marc trouva que Benton connaissait son travail et se remuait avec une aisance déconcertante dans les problèmes les plus complexes. Il suffisait donc d'approuver ses décisions.
Trois heures studieuses s'écoulèrent. L'humeur du colonel se rassérénait devant un interlocuteur qui ne le contrariait guère.
-Voici enfin l'affaire la plus urgente, dit-il en ouvrant un épais dossier. Demain nous devons participer à une commission qui décidera de l'attribution d'une planète vierge. Elle a été découverte il y a six mois dans le système de référence galactique KD 49.27.39.82. C'est une planète terramorphe, paraissant récente avec des phénomènes volcaniques encore intenses. Certains cratères sous-marins projettent de notables quantités d'eau dans l'atmosphère. C'est pourquoi les premiers astronautes ont baptisé Soda ce nouveau monde.
-Des indigènes ?
-Non ! Comme il est de règle quand une expédition du Service des Explorations Galactiques découvre une planète terramorphe, une étude sérieuse a été entreprise. Aucune émission radioélectrique, aucune source thermique en dehors des volcans. Une exploration détaillée du sol a été demandée au S.S.P.P. Elle a été réalisée par le capitaine Steve Mac Donald qui a remis son rapport il y a moins d'une semaine.
Mac Donald, surnommé Duck, était un solide rouquin, camarade de promotion de Marc. C'était surtout un ami, un vrai, et ils avaient effectué plusieurs missions ensemble.
-Flore ? Faune ?
-Voisines de notre ère secondaire. De gigantesques fougères, des arbres, des insectes, de nombreux reptiles. Loin d'un paradis terrestre. Le capitaine a effectué un très bon travail et plus de trois cents espèces ont été répertoriées.
-Des ressources naturelles ?
-Rien de passionnant ! Un peu de titane, d'or, de platine et même de l'uranium.
-Soda est-elle appelée à devenir terre de colonisation ?
-Cela a été exclu ! Elle est trop loin et le climat chaud, très orageux, ne se prête guère aux cultures. Il a donc été décidé de la mettre en adjudication. C'est le but de la réunion de demain. Une société, la Compagnie minière Jamerson s'est portée acquéreur.
-D'autres propositions ont-elles été faites ?
-Je ne le crois pas. Toutefois, il conviendrait que vous étudiiez l'ensemble du dossier. Le Président Grant en personne siège à la Commission et peut vous poser des questions. Il serait déplorable pour la réputation de sérieux du Service que vous ne puissiez répondre correctement.
Un sourire éclaira le visage de Marc.
-J'ai déjà eu l'honneur de rencontrer le Président. J'ai également escorté sa fille sur la planète Armina.
-Je me souviens de l'épisode.
Non sans une trace d'amertume dans la voix, le colonel ajouta :
-C'est probablement le souvenir de cette aventure qui lui a fait signer votre nomination à titre temporaire !
Benton tendit plusieurs fiches.
-Je les avais préparées à l'intention de Khov. J'ai résumé les données de la première exploration ainsi que celles recueillies par le capitaine Mac Donald.
Le colonel sorti, Marc resta un long moment songeur. Les yeux mi-clos, il concentra sa pensée. Très vite il obtint un contact avec Ray, son androïde, son ami. Ce dernier était un des rares modèles pourvu d'un amplificateur psychique. Était-ce ce qui le rendait aussi humain ? La série avait été vite abandonnée car trop rares étaient les Terriens capables de télépathie. Sur une lointaine planète, Marc s'était lié d'amitié avec une merveilleuse entité végétale douée d'une formidable puissance psychique. Cette créature avait centuplé la puissance mentale de Marc, lui apprenant à moduler ses émissions. Il pouvait ainsi communiquer discrètement avec Ray, même sur de très grandes distances.
-Je suis au S.S.P.P. pour plusieurs heures encore. Va à l'hôpital prendre des nouvelles de Khov et vois si Peggy ne s'y trouve pas. Si elle n'est pas là-bas, tu te rendras chez elle. Cette absence m'inquiète. Même à l'agonie, elle trouverait la force de venir à son bureau.
Avec un soupir ressemblant à une tornade, Marc se mit à éplucher l'épais dossier. Arrivé au compte rendu de Duck, il s'interrompit :
-Patricia, appelez le capitaine Mac Donald.
-Le colonel Benton me l'a déjà demandé mais je n'ai pu le joindre. À son domicile un répondeur dit qu'il est en permission et il ne semble avoir laissé dans le Service aucune indication sur l'endroit où il se trouve.
Dépité, Marc sortit du bureau. La secrétaire lui sourit :
-Désirez-vous quelque chose, général ?
Son sourire était avenant et prometteur.
-Si on me demande, je suis aux archives.
Le commandant Dinger, petit, maigre, les sourcils imposants, le front bombé, régnait sur un domaine d'ordinateurs, de cristaux mémoriels, de bandes et de disques. C'était la mémoire du S.S.P.P., le résultat de plusieurs siècles de travail, d'efforts de centaines d'agents dont certains n'étaient jamais revenus de leurs missions.
-Trop tard, revenez demain.
Une voix aigre, sans réplique.
-Je suis désolé d'insister.
Le commandant foudroya du regard l'impudent. En reconnaissant Stone, une grimace déforma ses lèvres minces.
-Excusez-moi, j'avais oublié que vous êtes général !
-À titre très temporaire ! Je voudrais le rapport de mission du capitaine Mac Donald. Planète Soda.
Dinger, enfonça une série de touches et moins de trente secondes plus tard, une cassette jaillit d'une trappe.
-C'est tout? s'étonna Marc. Où est l'enregistrement intégral de l'androïde ?
Les robots escortant un agent en mission enregistraient tout ce qu'ils voyaient et entendaient sans aucune interruption. Seul Ray se permettait quelques coupures quand il voulait converser librement avec Marc.
Les sourcils arqués par le mécontentement, Dinger interrogea à plusieurs reprises son ordinateur.
-Bizarre ! Je ne retrouve aucune trace du compte rendu de l'androïde. Sans doute Khov a-t-il jugé inutile de le conserver puisque la planète Soda ne dépend pas du S.S.P.P.
-Merci, je vais interroger l'androïde.
-Allez au Service du Matériel, Sark doit encore s'y trouver. C'est à l'étage en dessous.
-Merci ! Bien que nommé général, je ne suis pas encore gâteux et je connais un peu la maison !
Sark, grand, blond, affichait en permanence un air placide.
-Bonjour, Stone ! Cela fait longtemps que vous ne m'avez pas rendu visite. Vous préférez votre vieille mécanique alors que le service pourrait vous fournir des modèles récents. De vraies merveilles !
Le regard ironique prouvait qu'il n'ignorait, rien des liens curieux d'affection qui s'étaient tissés, au fil des missions, entre Marc et Ray.
-Que voulez-vous, j'ai mes habitudes. Ray me suffit amplement et je laisse aux jeunes la possibilité de se familiariser avec des mécaniques trop perfectionnées pour moi. J'aimerais que vous appeliez l'androïde du capitaine Mac Donald.
Sark consulta son ordinateur.
-Désolé, il est en révision.
-Rappelez-le !
-Impossible ! Il est entièrement démonté.
-Et ses cristaux mémoriels ?
-Ils sont effacés.
-Qui en a donné l'ordre ?
-Personne ! C'est le processus normal d'une révision. Toutes les données sont auparavant transmises aux archives.
Marc réprima un mouvement de colère.
-Il semble que cela n'ait pas été fait !
-Ce n'est pas mon problème ! Tout androïde qui regagne le Service subit une révision complète et est reprogrammé pour sa prochaine mission ! Croyez-vous que nous disposons d'un stock gigantesque ? Ces mécaniques valent une fortune ! Dans quatre jours, l'androïde de Mac Donald repartira en mission avec un autre agent ! Dépité, mal à l'aise, Marc regagna son bureau.