Épilogue

Un an et demi avait passé. Le jour où, à la tribune de l’Union terrestre, à Lhassa, un jeune pilote terrien du nom d’Anim Grovnor et un sage gruull surnommé Pote s’étaient dressés pour annoncer à la face du monde qu’une guerre terrible avait eu lieu à cause d’une néfaste méprise était devenu comme un point d’orgue dans le calendrier humain. Il y avait eu, bien sûr, une période d’adaptation, faite d’attente et de méfiance, mais la coopération entre les Hommes et les Gruulls avait pu s’élaborer petit à petit.

Un train d’ondes passant par le subespace avait pu être lancé vers les colonies et les escadres des F.A.S.T. en opérations, pour leur annoncer que le cauchemar était terminé. Les losanges gruulls avaient depuis longtemps quitté le ciel humain, poursuivant leur longue route errante vers une galaxie où ils pourraient enfin s’établir et retrouver une vie stable. Mais, entre les deux races, entre des mondes si lointains que la lumière elle-même s’essoufflait à parcourir des distances impossibles, des liens étaient lancés, qui ne seraient plus tranchés.

À Isbizzik, dans l’Ouzbékistan russo-islamique, une enclave gruulle permanente avait été édifiée. C’était, de par sa position géogra­phique, un hommage à Anim Grovnor, qui avait été l’artisan de la paix. Et, bien sûr, Pote était l’un des sages qui dirigeaient la colonie.

Ce matin-là, Pote était sorti de l’enclave (c’était un acte exceptionnel, car les Gruulls ne la quittaient pas d’ordinaire), et était venu sur le spatioport des F.A.S.T.

Il n’y était pas venu seul. Trois Terriens l’accompagnaient : un pilote du nom d’Anim Grovnor, un navigateur qui s’appelait Illona Doren, un canonnier dont le nom était Nataniel Jonson. Tous quatre étaient venus inspecter un vaisseau tout nouvellement sorti des ateliers spationautiques d’Isbizzik. En apparence, c’était un vaisseau terrien comme les autres, un croiseur léger qui aurait pu appartenir à n’importe quelle escadre des F.A.S.T.

Mais en apparence seulement : car, dans ses flancs, il portait le fantas­tique moteur qui permettait de se lancer dans le subunivers, tout au long des lignes de gravitation universelle. C’était le premier. Mais d’autres suivraient… Et l’expansion humaine ne connaîtrait pas de limite, ni de fin.

Anim, Illona et Nataniel formaient le premier équipage. Ils allaient partir pour le premier saut expérimental de l’Homme à travers la Galaxie. Ils allaient apporter aux colonies isolées le fraternel salut des Hommes et des Gruulls, et leur annoncer que leur solitude prendrait bientôt fin.

C’était un départ sans apparat et sans cérémonie : l’usage s’en était perdu au cours des siècles. Sur la piste animée du spatioport, le long fuseau d’argent du Confucius III n’attirait ni les foules ni même les regards. C’était un vaisseau qui partait, un parmi les cent et quelques qui quittaient chaque jour Isbizzik, et rien de plus.

Lorsqu’ils eurent fait le tour du bâtiment et qu’ils eurent regagné le miroir métallique de la piste d’envol, Anim et Pote se mirent face à face, le front du jeune homme touchant presque la tête renflée du jeune Gruull.

« Je vous souhaite bonne chance à tous les trois, émit la créature d’une autre galaxie. Nous ne nous reverrons plus. Dans quelques jours, je quitte moi-même la Terre pour n’y plus revenir. »

Anim plissa ses paupières. L’émission mentale du sage manquait de netteté, ne lui parvenait plus qu’au travers d’un voile de parasites. Il n’ignorait pas que le sage vivait les derniers jours de sa courte adolescence, les derniers jours de son pouvoir télépathique.

— Que vas-tu faire, Pote ? pensa simplement le jeune homme.

— Dans une semaine, mon cerveau sera mort…

C’était une formule exagérée, mais sans doute le Gruull ressentait-il avec amertume la fin de sa faculté sensorielle. Une onde de tristesse infinie passa dans le cerveau d’Anim ; celui-ci frissonna.

— Je ne serai plus un sage, continua Pote. Je serai un Gruull comme les autres. C’est la fin de l’enfance. Je partirai vers la galaxie que mon peuple explore. Un autre sage me remplacera ici. Adieu, mon ami.

Adieu, pensa Anim.

Les deux têtes dissemblables se séparèrent.

Le Gruull recula, puis arqua sa longue échine souple et commença à trotter sur la piste miroitante sous le soleil. Anim suivit longtemps des yeux son corps gris rosé qui se perdait dans la distance. Il sentit une grande tristesse l’envahir, sans qu’il fît rien pour la refouler.

Il fit deux pas en arrière, un peu désemparé, les bras ballants. Puis il sentit sur son épaule la solide poigne de Nataniel, et sa main grande ouverte recueillit la main d’Illona.