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Selon une technique consommée, Anim pilotait en zigzags serrés. Le petit oiseau-mouche avait surgi dans un espace où le gros de la bataille avait cessé. Lorsqu’il eut jailli hors de son logement, quelques explosions silencieuses, flammes rouges immédiatement avalées par le vide, étaient encore visibles, mais la plupart des vaisseaux qui avaient tenté une sortie s’étaient égaillés dans l’espace. Ceux qui avaient combattu n’étaient plus que des carcasses aveugles plongeant dans l’infini ; quant aux autres, ceux qui avaient fui, ils devaient être plus loin encore, pour autant qu’ils aient réussi.
Sur sa droite, Anim vit deux vaisseaux gruulls qui rôdaient. Il maintint sa ligne de vol en une suite de crochets serrés. À la vitesse relativement faible imprimée par les fusées à combustion chimique, c’était une manœuvre aisée et qui pouvait, un temps, être couronnée de succès.
Le but d’Anim était tout de même de sortir du périmètre de la sphère, c’est-à-dire du champ de mines. À cause des explosions qui avaient secoué la base, le pilote avait pensé un instant qu’une partie du réseau avait explosé, mais, apparemment, il n’en était rien. Ses évolutions l’avaient déjà amené plusieurs fois à proximité du champ, mais celui-ci était intact. Il n’avait pas empêché les Gruulls de passer, mais il était clair qu’il interdisait aux humains de sortir, tout au moins aux oiseaux-mouches, car les vedettes et autres vaisseaux permanents de la base-relais possédaient la clé qui leur permettait d’écarter les mailles sans les faire exploser.
La sphère trônait toujours au sein de l’espace. Mais elle était fissurée en de nombreux endroits, et tous les projecteurs qui l’illuminaient autrefois étaient éteints. Dans l’espoir d’atteindre les losanges gruulls, les Terriens avaient dû lancer un barrage serré de fusées nucléaires à l’intérieur du périmètre de sécurité, et le résultat le plus évident de ce tir avait été d’achever la base, déjà arrosée par la vibration mortelle. Ce n’était plus maintenant qu’une boule inerte, obscure, crevassée de toute part, qui roulerait éternellement dans le ciel sous son voile inutile de mines gravitantes.
Et dans cette boule, il y avait le corps de Miklauss Kiem. Il y avait aussi le Confucius II. Mais, se disait Anim avec philosophie, tous les oiseaux-mouches se ressemblent…
Le jeune pilote sursauta brusquement alors que, comme il négociait un virage serré après avoir cherché une faille de sortie au nadir de la sphère, un micro extérieur commença à déverser sous la coupole la modulation gruulle. Anim avait déjà entendu le ululement nombre de fois, mais cette connaissance ne l’empêchait pas de frissonner.
« Grrruuuuullll… Grrruuuuullll… », lançait le haut-parleur.
En bas, dans la salle de navigation, Illona Doren avait mis en branle tous les instruments d’écoute, de repérage, de détection. Et la voix des Gruulls s’infiltrait à travers les oreilles de l’oiseau-mouche, message incompréhensible mais terriblement concret de l’énigmatique puissance ennemie.
Personne ne savait ce que signifiait le ululement. En fait, ce n’était pas vraiment une voix, mais une modulation électromagnétique que la radio humaine pouvait capter sur une certaine longueur d’onde. Décodée et retransmise par le circuit de diffusion sonore de l’ordinateur de bord des vaisseaux, la modulation devenait cette lancinante litanie. « Grrruuuuullll. » C’était ainsi que les humains avaient appelé leurs mystérieux envahisseurs : les Gruulls. Car, bien sûr, jamais, au cours de la longue guerre empirique que se livraient les deux peuples, les ennemis n’avaient cherché à communiquer avec les Terriens. Jamais aucun point de contact visuel ou sonore n’avait pu avoir lieu. On ne connaissait toujours rien des Gruulls ; ni leur but, ni comment ils étaient faits, ni même s’il s’agissait d’êtres vivants au sens où la science humaine entend la notion de vie. Peut-être n’étaient-ils que des robots… Peut-être les losanges étaient-ils eux-mêmes les « Gruulls » ?
C’était une guerre qui ne faisait pas de blessés, pas de prisonniers. D’un côté comme de l’autre, on cherchait l’extermination totale. Les primitives armes des hommes ne permettaient que de réduire les losanges en atomes errants et radioactifs. Jamais on n’avait pu analyser un vaisseau ennemi. Le mystère était complet, opaque. Des autres, on ne connaissait qu’un son. « Grrruuuuulll… »
— Ferme ça, Illona ! jeta Anim en se crispant sur ses commandes.
L’oiseau-mouche remontait (si la notion d’altitude peut avoir une quelconque signification dans l’espace) en une chandelle vertigineuse. Le pilote venait enfin d’apercevoir un accroc dans le champ de mines. Cinq ou six engins paraissaient avoir explosé. Il était peu probable qu’un losange ait été piégé ; plus probablement, un vaisseau humain, son pilote mort figé aux commandes, était allé percuter le réseau défensif. Anim espéra que la déchirure était assez grande pour que l’oiseau-mouche ne déclenchât pas au passage d’autres explosions.
Dans le communicateur, la chanson gruulle cessa. Anim plissa les yeux, visa avec soin. Il eut le temps d’entendre Nataniel qui soufflait :
— Vise bien, mon pote…
Les mines grossissaient, grossissaient, se précipitaient vers le vaisseau. Une goutte de sueur glacée tomba du front d’Anim, sinua sur l’aile de son nez. Mais c’était déjà fini. Ils étaient passés ! Les mines n’avaient pas explosé… Anim se détendit, allait dire quelque chose à l’intention de ses coéquipiers, quand la voix d’Illona jaillit de la chaîne de communication :
— Un losange ! Droit derrière nous…
Foutus !… Anim se cabra sur son siège, eut le réflexe de se contorsionner sur lui-même. Juste au-dessus de l’oiseau-mouche, le ciel étoilé était occulté par une énorme masse de métal brillant, qui semblait émettre sa propre luminosité. Le pilote ouvrit la bouche, mais le cri qui montait à travers sa gorge n’eut pas le temps de jaillir. Une force immense avait saisi son corps, le pliait, le retournait, en faisait un volume topologique. Il eut le temps tout de même de penser : C’est fini… Et son cerveau s’obscurcit sous l’impact d’une douleur innommable.
***
Quelque chose remuait devant ses yeux. Une sorte de bête trapue, rosâtre, qui bougeait spasmodiquement, à la fois très proche et très lointaine, comme derrière un rideau de brume. Il ferma les yeux, les rouvrit. La bête était toujours là. C’était une sorte d’araignée, ou plutôt non : un crabe… Un crabe à cinq pattes, qui se contorsionnait juste devant ses yeux.
Anim Grovnor eut pour la première fois deux pensées conscientes, irréfléchies et contradictoires : je suis mort… Je suis vivant ! Et il eut aussi conscience de son corps. Une douleur diffuse le parcourait tout entier, grignotait chaque millimètre carré de sa peau, comme si une armée de fourmis eût été en train de le dévorer vif. Il se remua un peu. La douleur ne variait pas d’intensité, mais elle lui parut plus supportable ; c’était à tout prendre plus proche d’un chatouillement que d’un véritable élancement.
Son menton et son cou étaient humides et il sentit pour la première fois l’odeur. Il avait vomi. Il ramena sa main vers son visage pour s’essuyer, et aussitôt l’animal répugnant bondit vers lui. Il sursauta, puis étira péniblement ses lèvres en un sourire contraint. Ce qu’il avait pris pour un crabe n’était autre que sa propre main.
Il put enfin se redresser. Il avait piqué la tête sur son tableau de bord. Devant ses yeux, les voyants et les cadrans clignotaient sans cesse, comme affolés. Mais Anim n’en avait cure.
— Illona… Illona ! prononça-t-il avec effort.
Et, en même temps, il pensait : Cette fois, quelque chose a foiré, dans leur fichue vibration…
Mais ce ne fut pas Illona qui répondit. Le communicateur lui transmit la voix grave de Nataniel, qui semblait toutefois altérée et légèrement tremblotante.
— Eh bien, mon pote… Qu’est-ce qu’on a pris ! Mais, hé, dis donc… regarde un peu l’espace…
Anim s’étira. Ses bras, ses jambes, le picotaient encore, mais il semblait maintenant que la douleur refluait, se fondait en une simple ankylose. Puis la réflexion du canonnier prit forme dans son esprit, et pour la première fois, il regarda vraiment devant lui, à travers le dôme transparent.
Il resta une longue minute figé sur son siège, ne pouvant détacher les yeux du spectacle impensable qui s’offrait à sa vue. Le ciel familier, l’espace noir parsemé du semis lumineux des étoiles, avait disparu. L’univers était constitué par un voile gris métallique qui vibrait, palpitait à une cadence infernale, passant en une fraction de seconde de la tonalité du plomb à celle de l’argent. C’était comme si on avait agité devant ses yeux une feuille métallique qui aurait réfléchi les rayons du soleil.
Mais il n’y avait pas de soleil, les étoiles avaient disparu, et il n’y avait pas véritablement de lumière, car la vibration métallique ne projetait aucune clarté, ne provoquait pas d’ombre. C’était l’infernal battement d’une force titanesque au travail, un environnement inconnu dans lequel le vaisseau avait été projeté par quelque incompréhensible magie.
Anim se couvrit les yeux de sa main. L’effet de la vibration sur ses nerfs optiques était très éprouvant, et des éclairs rouges et bleus assaillirent ses prunelles attaquées. Il essaya de fixer encore le panorama crépitant, mais il y renonça vite. Était-ce une nouvelle arme des Gruulls ? Quelque chose qui avait pour but, enfin, de capturer les vaisseaux terriens ?
— Alors, mon pote, où sommes-nous, à ton avis ? grinça la voix de Nataniel qui semblait avoir retrouvé toute son assurance.
— Du diable si je le sais, murmura le pilote en se concentrant sur les voyants de son tableau.
De ce côté aussi, l’anarchie complète semblait régner, comme si les appareils de l’oiseau-mouche se rebellaient contre le milieu nouveau où il était plongé. Le ronronnement des fusées chimiques toujours en activité formait le seul et monotone décor sonore du vaisseau. D’un geste rageur, Anim coupa les circuits d’injection. Le bruit du moteur mourut dans un soupir des gaz éjectés. C’est alors que le pilote consulta pour la première fois le compteur de vitesse. Il était à zéro. Les fusées chimiques fonctionnant à plein régime auraient dû propulser l’oiseau-mouche à une vitesse voisine de 20 000 kilomètres à l’heure. Il était incompréhensible que le vaisseau fût immobile. Plus qu’incompréhensible : impossible ! Quelque chose avait dû se détraquer.
Anim se pencha avec attention sur tous les cadrans. Ce qu’il vit le stupéfia. Le vaisseau, qui sondait automatiquement l’espace dans toutes les directions, réagissait comme s’il se fût trouvé au sein du vide ; pas le vide ordinaire, qui charrie de la poussière cosmique, des ions et des électrons errants, mais un vide absolu.
— Anim… Ho ! Anim, tu es là ? gémit à ce moment Illona.
— Je descends, Illona, je descends tout de suite. Tu vas bien ?
— Oui… Je crois ; ça va aller. Mais… l’écran extérieur ne fonctionne plus ?
Anim brancha le sien, qu’il n’avait pas activé, le pilotage à vitesse réduite ne nécessitant que la vision directe. Mais l’écran resta mat. Il fonctionnait, pourtant, car il s’était illuminé imperceptiblement. Il aurait dû retransmettre l’implacable ciel de métal vibrant, mais il restait nu, comme si les caméras restaient aveugles à leur environnement.
Et, soudain, Anim comprit. La vérité fulgura en lui et il s’étonna immédiatement de n’avoir pas deviné plus tôt.
Nataniel Jonson était en train de s’extraire avec peine du réduit de tir. Il émergea juste sous les pieds du pilote, et s’accouda nonchalamment contre le tableau de bord.
— Alors, mon pote, qu’est-ce que tu en dis ?
— Ce que j’en dis, mon pote ? fit le pilote avec un sourire sans joie. Eh bien ! nous sommes dans le subespace, tout simplement.
***
Ils étaient réunis tous les quatre dans la coursive inférieure. À côté des cylindres d’hibernation, il y avait le « coin cuisine » : une table qui se rabattait du mur, des sièges qui sortaient du plancher, et le bloc cuiseur qui fabriquait la nourriture à partir d’éléments simples. C’était le seul coin du minuscule vaisseau où l’on pouvait se sentir à peu près à l’aise. Les quatre rescapés y tenaient conseil, c’est-à-dire qu’ils écoutaient les explications d’Anim Grovnor.
— … Des écrans qui fonctionnent mais ne transmettent aucune image, les réacteurs qui marchent mais ne nous font pas avancer d’un pouce : c’est l’évidence même ! Nous sommes dans le subespace, ou l’univers intérieur, ou la cinquième dimension, appelez ça comme vous voudrez. Ce qui est sûr, c’est que nous sommes dans un endroit qui n’existe pas, qui n’a pas de réalité physique, qui n’est qu’une création mathématique. On ne peut pas bouger quand il n’existe ni espace ni temps !
— Nous voyons quelque chose, pourtant, dit Illona.
— Mais les écrans, eux, ne s’y trompent pas : ils ne peuvent rien capter. Nous voyons quelque chose, effectivement, mais cela n’a rien de matériel, du moins selon les critères de la physique newtonienne… Peut-être cette vibration continue du subespace est-elle une perception déformée de certaines radiations stellaires qui parviennent à percer la barrière, ou alors est-ce la manifestation visible de la gravitation, qui s’exerce dans ce non-lieu de cette façon-là, tout au moins pour nos sens humains ? De toute façon, hasarder des hypothèses peut nous mener loin, ou nous mener nulle part.
— C’est bien le hic de cette histoire, renchérit Illona. Si nous sommes « nulle part », nous n’en sortirons jamais.
— Ou alors, il faudrait que nous puissions bénéficier du même concours de circonstances que celui qui nous a fait entrer…
— Mais je n’ai pas compris comment nous avons pu passer dans ce… subespace, dit le jeune homme de la base.
— Oh ! c’est très simple… Mais dis-moi, au fait, tu ne nous as pas encore dit ton nom ?
— Bin Voneng.
— Eh bien, Bin, nous avons été pris dans le champ de force du losange qui nous survolait, juste au moment où celui-ci s’est dématérialisé. En quelque sorte, nous l’avons suivi, nous avons passé avec lui. Je parle de champ de force ; évidemment, je ne sais pas de quoi il s’agit, mais il est certain que, pour quitter l’espace normal et pénétrer dans celui-ci, il doit falloir un formidable apport d’énergie. Le vaisseau gruull était si près qu’il nous a entraînés avec lui. Je ne vois pas d’autre explication.
— Et il est probable qu’il ne s’en est pas aperçu lui-même, dit Nataniel, sinon, il aurait réagi d’une manière quelconque…
— Bien sûr. Et d’abord, il nous aurait descendus avec la vibration. Mais il faut croire qu’au moment du passage, toute l’attention des Gruulls doit être retenue par des manœuvres délicates, ce qui explique qu’ils ne nous ont pas canardés.
— Nous avons en tout cas de la chance de nous en être sortis vivants, dit Illona. J’ai cru que tout mon corps se répandait en morceaux lorsque… nous sommes passés.
— Oui, ce malaise doit être consécutif au champ de force dont je parlais, ou simplement au passage lui-même. Les Gruulls eux-mêmes sont peut-être pareillement secoués, à moins que leur organisme supporte mieux le choc… s’ils ont un organisme ! Mais le plus probable est que leurs vaisseaux sont équipés de façon à supporter le passage. Quand on a trouvé le moyen de passer dans le subespace, tous les détails doivent être résolus…
Un silence plana. Une chose était de comprendre. Une autre de trouver les moyens de survivre. Les naufragés avaient échappé à la terrible mort promise par les Gruulls. Mais leur sort présent était-il plus enviable ? Derrière les frêles parois de l’oiseau-mouche, le néant creusait son insondable mystère, un néant fait d’une ondée palpitante qui venait battre les flancs du vaisseau.
— C’est quand même rageant de se trouver dans ce fameux subespace, où il paraît qu’on peut atteindre des vitesses infinies, et d’être cloués comme des punaises dans ce rafiot…, maugréa Nataniel.
— Mais est-ce qu’on ne pourrait pas essayer d’avancer ? dit Bin d’une voix timide… Avec les réacteurs nucléaires.
Anim haussa les épaules.
— Un réacteur nucléaire fonctionne selon les lois de l’espace-temps. Il faut que la poussée s’exerce sur quelque chose.
— Tu pourrais tout de même essayer…, fit Illona.
Le jeune garçon lui lança un regard plein d’une éloquente reconnaissance. Anim se leva, disparut dans le boyau qui montait vers la coupole. Quelques instants plus tard, les trois naufragés entendaient le grondement des réacteurs atomiques qui s’enflait à l’arrière du vaisseau.
Illona se pencha sur les voyants-témoins. Elle resta longtemps immobile, scrutant l’ensemble complexe des voyants dont les lumières multicolores jouaient en reflets moirés sur les courbes de son visage. Elle ne se détourna que lorsque le bruit des réacteurs cessa de faire trembler les parois de la salle.
Ni Bin ni Nataniel n’eurent besoin de lui demander confirmation de l’échec de la tentative. Le pas massif d’Anim fit vibrer l’échelle de coupée.
— Si nous mangions ? dit-il abruptement, le visage sans expression. Quand les Gruulls ont attaqué la base, il était près de 21 heures. Il est 11 heures maintenant. Je propose un bon repas, et puis nous dormirons. Je pense que c’est la meilleure chose à faire dans l’immédiat. Et pour l’éternité, d’ailleurs…
— Ça, mon pote, c’est une idée de génie ! lança Nataniel sans faire mine de relever la dernière phrase du spationaute.
Il manipula le bouton moleté du bloc cuiseur, réglant au passage un curseur.
— Soupe de crevettes ! Omelette au lard ! Purée d’ornigoule ! Fraises à la crème… et, pour arroser le tout, vin d’Opérage, le meilleur de la Galaxie…
La bonne humeur du canonnier arracha quelques sourires. La machine nourricière ronronna un moment, puis cracha les plats commandés.
Ils mangèrent en silence.
À la fin du repas, le vin d’Opérage (qui ne venait pas d’Opérage, mais avait dû être confectionné avec de l’eau plate et quelques molécules de moisissure chimique) avait produit quelques effets… particulièrement sur Bin.
— Si le temps ni l’espace n’existent plus, disait-il, nous sommes immortels, alors ?
— Mais non, ami, répondit Anim. Tu vois bien, nous mangeons, nous respirons, notre cœur bat, notre organisme s’use au même rythme que sur n’importe quelle planète. Même la pendule du bord fonctionne normalement… Nous sommes un îlot d’espace-temps einsteinien dans une mer de néant.
— L’expression est jolie…, jeta rêveusement Illona.
— Si nous jouions aux cartes ? proposa sérieusement Nataniel.
— Il n’y a pas de cartes sur un oiseau-mouche…
— C’est juste, mon pote ; mais rien n’empêche d’en fabriquer. Il y a des tas de paperasses avec des relevés qui ne nous servent plus à rien. On peut les découper et les peindre. Car je sais peindre, moi !
— Fais ce que tu veux, jeta Anim en soupirant. Moi, en tout cas, je vais dormir.
— Moi aussi, dit Illona.
— Bon, bon, comme vous voulez, les potes… Alors, je vais un peu monter là-haut voir le spectacle. Allez, petit, viens avec moi…
— C’est que… j’ai sommeil, moi aussi.
— Tu dormiras plus tard, mon pote. Viens ici, je te dis !
Le petit homme entraîna Bin. Quand ils eurent disparu dans l’orifice vertical, Illona s’approcha d’Anim et mit la tête sur l’épaule familière. Ils s’étreignirent longuement, sans parler.
***
Et le temps passa. Un temps refermé sur lui-même, un temps mort vécu face au néant. Nataniel fabriqua des cartes à jouer, et commença à sculpter un jeu de dames dans une pièce plastique qu’il avait soustraite de l’armature de son siège de tir. Sa bonne humeur et son ingéniosité étaient des choses précieuses pour le moral des isolés. Sans lui, que seraient-ils devenus ?
Ils passaient leur temps à jouer aux cartes, et se racontaient interminablement l’histoire de leur vie. Bin Voneng écarquillait les yeux en écoutant le récit des deux combats d’Anim et d’Illona. C’était un charmant garçon, plein de timidité, mais qui finit par s’intégrer à cette équipe disparate. Bin ne connaissait rien de l’espace extérieur. Il était né sur la base de Minor, dix-neuf ans auparavant, alors que celle-ci était en cours d’aménagement. Ses parents, des techniciens spécialisés sur les travaux en apesanteur, avaient ensuite quitté la base, mais Bin y était demeuré, s’étant engagé dans les équipes d’entretien. Il aurait bien voulu, disait-il, faire partie des F.A.S.T., peut-être pas comme pilote mais au moins dans les forces d’appoint, mais il avait échoué à certains tests. Il lui avait fallu attendre un an pour se représenter. L’examen aurait eu lieu une quinzaine de jours plus tard s’il n’y avait pas eu l’attaque gruulle…
Les jours passaient. Huit, neuf, dix… Parfois, un des naufragés allait s’isoler sous le dôme du poste de pilotage et se laissait bercer par la palpitation hypnotique du néant gris. D’autres fois, ils écoutaient Nataniel Jonson qui chantait, en tapant sur le bloc cuiseur pour rythmer sa mélopée. Nataniel était surprenant à bien des égards. Il était bricoleur comme pas un, mais avait aussi une âme et des dons d’artiste. Il était né dans la libre république noire d’Unessamérique, et sa communauté raciale avait cultivé d’anciennes traditions qui avaient surnagé, inchangées depuis quatre ou cinq cents ans, et qui survivaient aux modes, qui résistaient à toutes les innovations de l’ère électronique, où la création, de plus en plus, devenait affaire de machines intelligentes. Partie intégrante de cette culture, il y avait les airs que chantait Nataniel, et qui étaient tout empreints d’un mélange subtil de tristesse et d’espoir ; en les écoutant, les autres sentaient croître en eux, comme d’invisibles branchages, un sang neuf et généreux.
Mais le temps se dévidait. Onze jours, douze… Illona proposa que tous se mettent en hibernation pour dix ans. L’idée fut repoussée, mais porta, comme une mauvaise graine, les fruits souterrains de la lassitude.
Treize, quatorze, quinze jours.
La force mystérieuse s’abattit sur eux le quinzième jour. Bin et Illona dormaient, mais Anim et Nataniel se sentirent arrachés de leur siège par une poigne géante qui tordit leur corps pantelant avant qu’ils retombent dans l’obscurité, dans le néant humide de l’inconscience.
Quand ils revinrent à eux, une sonnerie d’alarme stridente déchirait leurs oreilles, le ventre du vaisseau n’était qu’une vibration blanc et rouge sous le clignotement des ampoules d’alerte.