7

Quand Bin vint apporter la nouvelle surprenante, il était tout essoufflé et parlait avec difficulté : il avait couru, avait marché, couru encore. La porte dont il parlait devait se trouver à une vingtaine de kilo­mètres au sud du Flâneur. C’était une découverte importante : le premier indice qui rappelât que la planète était une maison de l’espace. Une porte, cela ouvrait sur quelque chose ; derrière, il y avait… quoi ?

Anim fit chauffer les tuyères. L’oiseau-mouche bondit dans le ciel pour une unique parabole. Il ne tarda pas à piquer du nez sur la porte, redressa au dernier moment, se mit à louvoyer au-dessus d’elle avec une méfiance visible.

Vue d’une centaine de mètres de hauteur, la porte n’était qu’un cercle de métal brillant posé à même la prairie, entouré d’un petit rebord de consistance différente dans lequel il était enchâssé. Alentour, les sempi­­ternelles araignées se hâtaient pesamment sur leurs grandes pattes grêles.

Et, bien entendu, la porte était fermée.

Le Flâneur glissa en souplesse dans l’air léger, atterrit sur ses étançons déployés. Les Terriens sortirent avec prudence. La première fois depuis longtemps, ils avaient repris leurs fusils.

— Tiens ! dit Illona quand ils furent sur le sol. Regardez les édentés : ils semblent bien agités…

Illona avait décidé que les araignées étaient on ne peut plus mal nommées ; aussi les avait-elle débaptisées au bénéfice de cette famille de mammifères terrestres qui regroupent les pangolins et les tamanoirs. C’était, disait-elle, « les animaux qui présentent le plus de parenté avec les habitants de la planète artificielle, la taille et le nombre de pattes et d’appendices bizarres n’y faisant rien ». Mais quoi qu’il en fût, araignées ou édentés, les animaux semblaient effectivement pris d’une frénésie qui ne leur était pas habituelle. Leurs mouvements étaient brusques, saccadés, ils tournaient en rond sur eux-mêmes, raclaient le sol de leur groin filamenteux, et émettaient même une sorte de grognement asthmatique, ce qui était pour le moins étonnant, car ils étaient d’ordinaire silencieux.

Illona et ses deux compagnons armés levèrent leur fusil, mais, comme d’habitude, les animaux ne semblèrent pas faire attention aux visiteurs. Cependant, la relation paraissait évidente : c’était le voisinage de la mystérieuse porte qui les rendait aussi nerveux.

— Vous voyez, fit remarquer Illona, ils ont tous leur poche gonflée…

Cela n’avait pas frappé les Terriens jusqu’alors, mais effectivement le sac ballottant que les édentés portaient sous le cou était distendu à l’extrême chez tous les individus présents. Mais les spationautes n’étaient pas venus là pour eux. Seule la porte les intéressait. Anim s’était déjà avancé jusqu’à elle. Les autres suivirent.

C’était une large circonférence faite apparemment du même métal brillant que celui qu’ils avaient mis au jour quand ils avaient creusé le sol. La porte était strictement horizontale, et paraissait plaquée très exactement au niveau du sol. Une bordure, dont il était difficile de dire si elle était en pierre ou en une matière plastique quelconque, en faisait le tour, comme le rebord d’un bassin public dans un parc ancien de la vieille Terre. La porte avait environ dix mètres de diamètre. Un très mince filet la partageait d’un bord à l’autre exactement en son centre, délimitant deux battants qui devaient pouvoir s’écarter. Autrement, ç’aurait pu être l’orifice condamné d’un puits, ou le silo de départ d’un missile. Et, d’ailleurs, rien ne prouvait qu’il ne s’agissait pas de cela : Bin avait dit : « une porte », et les spationautes ne réagissaient qu’à l’assimilation de ce message verbal…

Il n’y avait évidemment pas moyen de faire coulisser les deux pans, et rien sur le rebord qui pût être pris pour la chevillette ! Anim s’assit sur la matière blanche et unie, son fusil sur les genoux.

— Il y a peut-être un million d’années qu’elle ne s’est pas ouverte, dit-il, mais elle peut aussi s’ouvrir d’un moment à l’autre. Attendons…

— On pourrait essayer de la faire sauter, suggéra Nataniel. Une charge nucléaire et « paf » !…

— Tu n’es pas fou ? le rabroua le pilote.

En même temps, il repoussa avec la crosse de son arme une araignée qui était venue promener son museau hérissé de barbillons juste sous son nez. Nataniel dut à son tour repousser de ses deux mains un animal qui était venu appuyer son flanc contre son épaule.

— Ils deviennent drôlement familiers, ces petits potes-là !

— Heureusement qu’ils ne sont pas hargneux, lança Bin, aux prises avec un édenté de bonne taille qui venait de l’acculer contre la margelle.

— Ce n’est pas qu’ils sont familiers, dit Illona ; nous ne les inté­ressons absolument pas. C’est la porte qui les préoccupe. Ils doivent sentir quelque chose qui est derrière… Regardez, il en vient de tous les côtés. Il va sûrement se passer quelque chose…

En fait, les quatre Terriens, sans qu’ils y eussent pris garde, mena­çaient d’être submergés par le flot montant des monstres. La porte était main­te­nant entourée de toute part d’une horde d’animaux qui se pressaient presque flanc à flanc et emmêlaient leurs longues pattes dans leurs déambulations maladroites.

— Il faut partir d’ici. Et vite ! ordonna Anim.

Les quatre amis se serrèrent au coude à coude et commencèrent un difficile mouvement de reflux vers l’oiseau-mouche, dont ils apercevaient la silhouette effilée à une centaine de mètres.

— Encore heureux qu’ils ne puent pas trop…, fit Nataniel.

— Je me demande ce qui peut les attirer ici de cette façon, soliloquait Illona. Ils doivent capter un message, ou alors faut-il croire qu’un instinct périodique les pousse vers cet orifice ?

— Si ce qu’on disait au début est vrai, dit Nataniel qui ouvrait la marche en distribuant de généreux coups de crosse, si cette planète est une réserve alimentaire, je sais, moi, ce qu’il y a derrière la porte : les abattoirs, oui… Et ils semblent pressés d’y aller parce que le boucher qui est là-dessous les appelle bien gentiment : « Venez, les amours, venez vous faire occire… »

Illona et Anim tournèrent avec ensemble la tête vers le petit canon­­nier ; un frisson monta le long de l’échine de la jeune fille. Les paroles de Nataniel l’avaient impressionnée plus qu’elle l’aurait cru. Plaisantait-il ? Était-il sérieux ? Avec lui, on ne pouvait jamais savoir… En tout cas, ni Illona ni Anim ne cherchèrent à lui faire préciser son idée. Ils avaient trop à faire pour éviter que les pattes des édentés les renversent dans leurs mouvements. C’est pourtant ce qui arriva à Bin, qui était à l’arrière du groupe.

Il poussa un hurlement et ses compagnons se retournèrent pour le voir choir entre les pinces d’un animal. L’édenté ne cherchait nullement à lui faire du mal, mais le garçon roula entre ses pattes griffues. L’abdomen pesant du monstre passa sur son dos ; mais Anim s’était précipité, lui saisissait les mains, le tirait en avant. Les deux hommes, l’un soutenant l’autre, rejoignirent le reste du groupe. Bin avait eu plus de peur que de mal : il était blafard et ses yeux pâles cillaient sans arrêt…

Enfin, ils furent sur la passerelle du Flâneur ; là, les édentés étaient moins nombreux qu’aux abords immédiats de la porte, mais cer­tains animaux venaient tout de même buter contre les ailerons et les trépieds. La passerelle fut aussitôt remontée, le sas, refermé. Les quatre compa­gnons grimpèrent jusqu’au poste de pilotage. Vu des hauteurs de la coupole, le moutonnement des dos cornés avait quelque chose de vraiment impressionnant. Les naufragés n’avaient encore jamais pu observer autant d’animaux à la fois, et de si près. Les rayons du soleil, déjà obliques et violacés par suite de l’approche du soir, répandaient sur la horde une lumière rasante qui accentuait les contrastes et colorait en fauve les croupes d’ordinaire ternes.

— On se croirait dans mon vieux Texas…, soupira Nataniel.

— Il y a encore des troupeaux, au Texas ? demanda Anim.

— Non, bien sûr… Mais j’ai vu ça dans des films…

— En tout cas, je suis persuadé que la porte va s’ouvrir, reprit le pilote. Je ne sais pas si Nataniel a raison en parlant d’abattoirs, mais, si tous ces édentés sont venus ici, c’est bien que quelque chose les appelle. Regardez comme ils sont agités…

En effet, les évolutions des animaux entraient dans une phase de plus en plus aiguë. Ceux qui étaient le plus près de la porte, maintenant recouverte par la horde, essayaient de ruer sur place, comme des chevaux sauvages devant la corde du dompteur. L’espace étant réduit, cette agita­­tion se traduisait par des escalades mutuelles grotesques. Cette conduite, compa­­rée au flegme habituel des édentés, était incongrue et fascinante.

— Il est curieux que nous n’ayons jamais vu d’autres portes, fit Nataniel. S’il y en a une, il y en a d’autres…

— Oh ! ce n’est pas si étonnant que cela, répliqua Anim. Nous n’avons survolé la planète qu’à haute altitude, et rapidement. Souviens-toi des résultats des radiosondages : les parties où le métal affleure ne sont pas si nombreuses, et assez espacées. Je suppose qu’elles doivent correspondre à des centres d’arrosage et aux portes…

Lorsque le soleil disparut de l’autre côté de la planète (et pour une fois, l’image correspondait bien à la réalité physique du phénomène et n’était pas seulement une interprétation optique), les quatre compagnons regardaient toujours la foule des édentés qui se pressaient. Leur masse était compacte jusqu’à l’horizon, et les animaux semblaient maintenant pris de frénésie. La carcasse du vaisseau résonnait continuellement du choc des corps cuirassés ; mais l’engin était beaucoup trop lourd pour être seulement ébranlé. Finalement, Bin partit se coucher, puis Nataniel. Illona resta seule sous la coupole avec Anim. Elle posa la tête sur l’épaule de son compagnon, dans une attitude tendre et familière qu’elle ne se permettait plus guère que dans l’intimité : la sensation d’être pour toujours perdu dans l’espace changeait de manière subtile les rapports du couple ; pour la première fois un couple véritable depuis que Miklauss… Mais il ne fallait pas penser à Miklauss.

Anim brancha les deux projecteurs de proue, et une lumière jaune éclaboussa au-dehors la marée de corps agités. Au-dessus de cette cohue, les étoiles inconnues, innombrables, serrées, clignotaient paisiblement.

— Allons nous coucher, dit doucement Anim, peut-être que la porte ne s’ouvrira pas cette nuit. Si elle s’ouvre… tant pis.

Il éteignit les projecteurs, et les édentés ne furent plus que des ombres confuses dans la nuit.

La voix de Nataniel, retransmise par le circuit de communication, éclata dans leur sommeil.

— Venez voir, les potes ! Venez voir ! La porte s’est ouverte !

***

Ils se levèrent d’un bond, jetèrent un coup d’œil sur l’écran principal qui fonctionnait jour et nuit.

C’était le jour. La porte était ouverte, et les édentés, en un flot continu, s’y enfonçaient. Anim manœuvra le sas et les deux compagnons, rapidement suivis par Bin, puis par Nataniel qui venait de la coupole, allèrent s’agglutiner au sommet de la rampe d’accès.

Les animaux, en une file continue, franchissaient la porte hori­zontale. Ils s’étaient maintenant calmés, et c’est sans hâte qu’ils passaient l’arche et disparaissaient dans les profondeurs.

Le spectacle dura deux heures. Vers la fin, le flot des animaux était moins serré, puis il n’y eut plus que des retardataires, qui trottinaient sur leurs six pattes grêles en balançant leurs pinces antérieures avec maladresse. Tous avaient leur poche gonflée.

Anim disparut un instant dans le vaisseau, revint avec deux fusils, en lança un à Nataniel.

— Allons voir, fit-il simplement.

D’une détente, il fut sur le sol ; la pesanteur réduite rendait toujours les mouvements gracieux, et tout effort en était facilité. Maintenant que le terrain était libre, ils purent sauter avec le minimum d’enjambées jusqu’au bord de la porte, qui n’était plus maintenant qu’un trou circulaire qui s’enfonçait en pente douce au cœur de la terre. Les quatre Terriens se penchèrent, scrutant les profondeurs. Parfois, une araignée les frôlait, se glissait dans l’orifice de sa démarche cahotante, enfilait le tunnel. On pouvait suivre les animaux du regard pendant plusieurs minutes : le tunnel s’étendait en droite ligne, et une lumière diffuse qui semblait sourdre des murs eux-mêmes, faits de la même matière blanchâtre que le rebord du puits, éclairait parfaitement ces fonds mystérieux.

Il n’y eut bientôt plus qu’un animal de loin en loin, puis la plaine, jusqu’à l’horizon, fut déserte. Les quatre compagnons n’avaient pas dit un mot. La porte béait toujours, tentante, comme une invite à l’exploration.

Anim fut le premier à franchir le pas ; il sauta par-dessus la murette lisse. Ses bottes rendirent un son mat quand il toucha le sol.

— N’y va pas ! lança Illona.

Anim fit quelques pas dans le tunnel.

— Je ne vais pas loin.

Il s’immobilisa soudain, aux aguets.

— J’entends quelque chose, finit-il par dire. Comme une sorte de bourdonnement. Ou plutôt non, un grésillement. C’est faible, lointain. Des machines, sans doute.

— L’abattoir, dit lugubrement Nataniel.

— Je crois…, fit Anim.

Il n’alla pas plus loin. Trois exclamations venaient de retentir. Puis le cri d’Illona :

— La porte se referme !

Les réflexes d’Anim jouèrent si bien qu’il fut dehors avant même que l’écho répercuté des paroles de la jeune fille se fût éteint dans le tunnel. Mais il n’y avait pas eu de véritable danger. Les deux battants en métal brillant apparaissaient aux deux pôles géographiques de la circonférence, sortant de leurs encoches secrètes. Il fallut plusieurs minutes à la porte pour se clore entièrement, murant de nouveau sous sa surface impassible le mystère qu’elle cachait.

— On pourra toujours la faire sauter, dit négligemment Nataniel.

Anim le foudroya de son regard d’aigle.

— C’est une manie, persifla-t-il. Mais il est vrai, repartit-il en sou­­riant, que j’aimerais bien savoir ce qu’il y a là-dedans. Écoutez… Supposons qu’il y ait effectivement plusieurs portes disséminées à travers la planète. Elles s’ouvrent périodiquement, tous les mois, tous les ans (je parle de notre conception des années, bien sûr), et les araignées s’y précipitent, parce qu’elles reçoivent un appel hypnotique, ou qu’on leur a greffé un impulseur quelconque. Bon, rien ne prouve que toutes les portes s’ouvrent en même temps. Je propose qu’on parte à la recherche d’une seconde porte qui ne serait pas encore ouverte : un afflux des bestioles près d’elle signalerait son ouverture proche. Nous pourrions alors attendre, pour essayer de nous y infiltrer. Nous aurions un battement de trois heures, ce qui serait peut-être suffisant pour une exploration superficielle…

La proposition fut adoptée d’enthousiasme. Et l’oiseau-mouche reprit son vol au-dessus de la planète verte. Il patrouilla ainsi presque toute une journée, selon une ligne de vol ne s’écartant guère de l’équateur, afin qu’une fois au sol les explorateurs bénéficient d’un maximum de chaleur. Cependant, lorsqu’il se posa près d’une nouvelle porte, c’était encore le matin car, une nouvelle fois, les Terriens avaient suivi le soleil dans sa course.

Des araignées, en troupeaux clairsemés, erraient çà et là ; il y avait aussi des vers, qui broutaient inlassablement l’herbe omniprésente.

Et une nouvelle attente commença, ponctuée de promenades, d’obser­vations, de jeux de société. Il semblait bien que le nombre d’édentés grossissait petit à petit, ce qui pouvait signifier que la porte ne tarderait pas à s’ouvrir.

Nataniel Jonson avait fini par mettre au point son appareil de radiophotographie. C’était une grosse caisse sur trépieds, pas très facile à déplacer ; mais Illona s’employa à mitrailler les édentés sous tous les angles. À la fin d’une journée de développement, elle réunit ses compagnons pour leur montrer les plaques noires où se lisait en filaments flous et bleuâtres l’anatomie interne des édentés.

— Voyez, dit-elle, ces animaux ont un squelette ; mais il est très gros­­sier, une couche en demi-cône pour la tête, des os longs mal raccordés pour les pattes, qui sont en même temps couvertes par une carapace chitineuse, et une charpente que je n’ose appeler colonne vertébrale qui soutient une herse de côtes… C’est presque un squelette de poisson. Et en même temps, il est très fragile, léger. Ces animaux sont évidemment adaptés à la faible pesanteur qui règne ici, qui doit être la même que celle de leur monde d’origine. Ils ont un cerveau minuscule ; ils doivent être effectivement très bêtes. Ils ont un cœur, des poumons, un système circulatoire réduit. Jusque-là, ce pourraient être des mammifères inférieurs. Seulement, l’étonnant, c’est qu’ils ne possèdent pas la moindre trace de système digestif…

— C’est curieux, dit Anim.

— Curieux ? C’est impossible, veux-tu dire ! Pour fabriquer le sang, il faut qu’ils mangent quelque chose. Or, ils ont bien une bouche, sans dents naturellement…

— Oui, des édentés…, gloussa Nataniel.

— Les édentés terrestres ont presque tous des dents, justement ! Mais passons. La bouche ne s’ouvre pas sur un œsophage ; elle s’ouvre sur cette fameuse poche extensible, laquelle communique avec tout le reste du corps. Or la plus grande partie de ce corps, si l’on excepte le cœur et le système respiratoire, est remplie par une substance – voyez, toute cette partie opaque sur la photo – que j’ai prise d’abord pour de la graisse. Mais il me semble plutôt que ce doit être du liquide. Une sorte de plasma lymphatique ? Je ne sais pas…

Il y eut un silence. Anim se gratta la joue.

— Mais qu’est-ce que tu en conclus ?

— Oh ! mais je ne conclus rien, malheureusement… La seule hypothèse que je peux formuler, c’est qu’ils se nourrissent toute leur vie des réserves accumulées à l’intérieur de leur propre corps. Mais cela supposerait un cycle de vie extrêmement court… Et la nature n’est pas coutumière de cette sorte de gaspillage.

— À moins que ces animaux soient artificiels eux aussi, rétorqua Anim. S’ils servent de bétail, il n’y a pas besoin qu’ils se fassent cente­naires… Au fait, qu’en est-il de leur mode de reproduction ?

— Cela, je n’en sais rien ! À mon avis, ils sont asexués et se repro­duisent par parthénogenèse. En tout cas, ils ne présentent pas de caractères sexuels apparents, et nous n’avons jamais assisté à quelque chose qui ressemble à un accouplement. Pour être sûr, il faudrait en autopsier un…

— Tiens ! fit aigrement Anim. Où est passé ton amour pour les animaux ? De toute façon, ma position est claire : nous ne tuons rien, nous ne détruisons rien, à moins d’y être obligés.

— Je ne voulais pas…, commença Illona en passant lentement sa main fine sur son front.

Elle se tut. Sans doute était-elle étonnée de ses propres pensées.

— Et les petits, au fait ? continua Anim.

— Nous n’en avons pas encore radiophotographiés ; ils étaient trop loin. Je pense que nous irons demain… Eux mangent, en tout cas. Ils ne font même que ça. Alors je ne comprends pas. Je ne suis plus sûre du tout que ce soient les enfants des gros…

— Demain, j’irai voir vers le nord s’il n’y a pas d’autre porte à proximité, fit Anim.

Il y eut encore quelques phrases échangées, puis la conversation mourut. C’était l’heure du repos. Le lendemain, les quatre compagnons se séparèrent pour la première fois : Illona et Nataniel partaient à pied, avec leur encombrant appareil, pour photographier les « vers ». Anim, que Bin avait accompagné, prit son envol à bord du Flâneur, et piqua vers le nord. Était-ce une imprudence ? Le pilote ne le pensait pas. Son exploration durerait tout au plus une dizaine d’heures, et il n’était pas tout à fait séparé de ses deux amis car il avait retiré de l’oiseau-mouche un circuit de communication dédoublé qui pouvait fonctionner en autonome, et que Nataniel avait emporté. Les ondes ne pouvaient porter bien loin sur une planète de petite taille comme celle-ci, à cause de la courbure de l’horizon. Mais Anim pouvait aussi grimper à plusieurs milliers de kilomètres dans le ciel pour établir le contact…

Il volait haut, pour embrasser une large portion de territoire. Le télescope, braqué vers le sol, avait été branché sur le grand écran du bas, que Bin surveillait. Tous les quarts d’heure environ, il lançait un rapide appel vers Nataniel. La troisième fois, le canonnier lui signala qu’ils approchaient d’un groupe mêlé de vers et d’araignées… Puis le pilote entendit une exclamation de surprise, suivie par ces mots :

— Ça alors, mon pote ! Ils se mangent entre eux…

Anim voulut demander des explications, mais les ondes ne passaient plus, occultées par la masse planétaire. Intrigué, il amorça une chandelle afin de pouvoir rétablir la communication à plus haute altitude.

Mais à peine le vaisseau s’était-il cabré vers le ciel que le pilote aperçut, étincelant dans le sombre outremer de la stratosphère, le minuscule losange d’un vaisseau gruull.