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Illona sentait de nouveau sa logique s’émietter. L’incroyable se dérou­­lait à cinq mètres d’elle ! Une araignée venait de se précipiter sur un « ver », l’avait saisi entre ses deux pinces, et se l’était introduit dans sa bouche barbillonnée, distendue au maximum… Précipiter n’était pas exacte­ment le terme qui convenait. L’édenté avait agi avec flegme, et la petite créa­ture rosée n’avait pas semblé être effrayée par le sort qui l’attendait ; elle dispa­­rut progressivement dans la gueule du gros animal qui semblait avoir des difficultés d’ingestion, et leva vers le ciel sa gueule grande ouverte en secouant la tête d’avant en arrière.

— Il a une arête dans la gorge, le petit pote, fut le seul commentaire de Nataniel.

— Vite ! Prends une série de photos ! le pressa Illona.

Puis elle saisit la boîte oblongue du communicateur, que le canonnier gardait pendue à son épaule par une courroie.

— Anim ? Anim ? Tu écoutes… Anim ?

Mais l’appareil resta muet. Dépitée, Illona fit quelques pas en direction de l’animal qui semblait s’être tout à fait remis de son repas.

— Ils sont derrière la courbure de la planète, fit Nataniel qui s’affairait à dresser son engin sur ses trépieds. Ils ne nous entendent plus…

— Tu y es ? s’impatientait la jeune fille. Prends toute une série. L’animal entier, et puis des vues rapprochées de la poche. Regarde, elle se gonfle ! Je suis certaine que le… le « ver » est passé dedans. Mais pourquoi ? ajouta-t-elle, songeuse.

— Ça y est, mon pote potelé, fit joyeusement Nataniel. Je l’asperge, ton camarade…

— Il faudra prendre aussi des « vers » seuls, dit Illona. Je te signale par ailleurs que je suis svelte comme une anguille.

— Eh oui ! soupira Nataniel. Moi, je préfère les femmes un peu… rondelettes, tu vois ?

— Je vois parfaitement, grossier personnage, que ma ligne ne te convient pas. Bon, en route.

Nataniel avait terminé ses radiophotos. Il leur fallut faire encore un bon kilomètre pour trouver un groupe assez important de petits animaux rosés. Le petit Noir installa de nouveau son appareil, et accumula les clichés. Il fut interrompu par une exclamation d’Illona :

— Regarde : encore un…

Pas loin d’eux, une araignée engloutissait paisiblement un « ver ».

— C’est extraordinaire…, murmura la jeune fille. (Puis elle prit le communicateur et fit le signal d’appel.) Anim ? Anim ? dit-elle.

Mais rien ne répondait.

***

Le vaisseau en fer de lance était beaucoup plus haut dans le ciel qu’Anim lui-même. Il fallut au pilote deux secondes d’observation atten­­tive à l’œil nu pour savoir si le vaisseau ennemi montait ou descendait. Il descendait…

Anim écrasa le palonnier sous son corps. L’oiseau-mouche piqua en avant dans le miaulement des tuyères et le sifflement de l’air qui glissait sur ses formes effilées. La verte prairie se précipita à sa rencontre. Vite… Beaucoup trop vite. Mais, à cinquante mètres du sol, l’appareil rebondit sur le champ répulsif que ses propres défenses aux aguets avaient automatiquement mis en branle. Au ras du sol, le vaisseau se mit à dériver avec paresse, comme un long crayon d’argent flottant sur une belle eau vert sombre.

Très loin vers le nord, le vaisseau ennemi descendait à vitesse réduite vers le sol. Anim ne le distinguait que comme un point d’argent. Puis le point disparut ; il avait été avalé par les bandes de brume qui rampaient sur l’horizon. Anim poussa un soupir ; ses réflexes avaient été bons encore une fois. S’il s’était élevé, il eût été probable que les capteurs de l’ennemi l’auraient repéré. Mais tout près du sol, un vaisseau se confond avec la masse planétaire et il est à peu près invisible. Mais il fallait aussi décider de la suite de la manœuvre…

Bon sang ! se dit Anim. J’avais eu raison la première fois. J’avais bien vu un Gruull… Et ce monde artificiel est à eux !

Le Flâneur rôdait comme un poisson-chasseur juste sous la surface d’une eau dormante. Mais il y avait une différence, cependant : il n’était pas le chasseur, et, si le losange décelait sa présence, ç’en serait fait de lui. À moins d’être le plus rapide, de tenter le tout pour le tout ?

— Bin, fit Anim d’une voix calme, tu m’écoutes ?

— Heu… oui, répondit le garçon. Pourquoi es-tu si près du sol ? Tu as vu une porte ?

— Non. Mais viens ici, tout de suite…

Il l’entendit grimper dans le boyau, pour l’instant horizontal ; puis le jeune homme surgit derrière lui, et fit un rétablissement pour accéder au plan de la cabine qui avait fait une rotation de 45° pour être parallèle à la ligne de vol.

— Dis-moi, Bin, Nataniel t’a montré le fonctionnement des lance-torpilles, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Bon ; alors, écoute-moi : tu vas gagner le poste de tir, et te tenir prêt à larguer une fusée AA. Elles sont parées pour être lancées, et il n’y a pas besoin de viser : leur tête électronique se charge de les mener droit au but. Seulement, il faudra que tu appuies juste au moment où je te le dirai. Sans perdre un dixième de seconde !

— Mais… pourquoi ? Sur quoi devrai-je tirer ?

Le jeune homme semblait sincèrement éberlué ; Anim le jaugea une seconde et se lança.

— Écoute, je crois avoir aperçu un vaisseau gruull. Il a disparu derrière l’horizon. Il se peut que nous le surprenions au sol ; je vais m’approcher en rasant l’herbe aussi près que je pourrai. S’il est encore en vol ou s’il décolle, ce sera pareil. Il faut l’avoir avant qu’il nous aperçoive. C’est eux ou nous, tu comprends, Bin ?

Le jeune homme avala sa salive, mais il fit tout de même bonne contenance.

— Bien, Anim. Je ferai ce que tu diras.

Et il disparut dans le conduit qui menait à la chambre de tir. À travers la coupole, Anim le vit glisser ses bras et ses épaules dans le petit réduit vitré qui formait l’extrême pointe du bec de la fusée. L’oiseau-mouche glissait vers le nord au ras du sol. Le pilote fit lentement monter la vitesse. Un léger doute le tenaillait : avait-il raison d’ouvrir les hostilités ? Peut-être le vaisseau gruull repartirait-il sans les avoir aperçus ? Il serait temps alors de quitter cette planète… Mais si le Gruull repérait le Flâneur… Alors, il fallait tuer ou être tué. Et c’était au premier qui tirerait…

Anim était encore plongé dans ses réflexions lorsque, droit devant lui, plus proche qu’il avait pensé le trouver, le losange gruull surgit du banc de brouillard et monta en flèche dans l’atmosphère.

— Feu ! hurla Anim.

***

— Je suis sûre maintenant qu’ils ne les mangent pas vraiment, dit Illona. Ils les ingurgitent sans leur faire de mal, et ils aboutissent dans leur poche. Mais pourquoi ? C’est une autre histoire…

— Oui, mais, une fois dans leur poche, ils sont peut-être dissous par un suc organique… Ça expliquerait l’absence de dents et d’organes digestifs : la chair des proies passe directement dans l’organisme des araignées…

— C’est une hypothèse, mais je suis persuadée que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il y a entre les « vers » et les araignées une autre relation que celle de chasseur à gibier. Car le problème de leur origine, de leur reproduction, reste entier… D’ailleurs, nous verrons bien ce que donneront les photos.

Autour d’Illona et de Nataniel, la tragédie s’était achevée. Mais pouvait-on parler d’une tragédie ? Les araignées présentes avaient toutes absorbé les « vers ». Maintenant, leur poche gonflée, elles avaient repris leur errance sans but.

Nataniel replia les pieds de son appareil.

— Nous mangeons un morceau ? fit-il.

Il déplia une enveloppe en plastique qui contenait une bouteille et des carrés de nourriture synthétique fabriqués par le bloc cuiseur. Les deux compagnons s’étendirent dans l’herbe pour échapper du mieux qu’ils pouvaient au vent perpétuel. Ici, sur la ligne d’équateur, et en plein milieu de la journée, il faisait presque bon : dix à douze degrés, sans doute.

— Je vais essayer d’appeler Anim encore une fois. C’est bizarre qu’il n’ait pas donné de ses nouvelles…

— Il a dû se poser. Il a peut-être trouvé quelque chose d’inté­ressant…

Illona lança plusieurs appels. Mais rien ne répondit.

***

Anim ferma les yeux lorsque l’éclair atomique fulgura. Quand il les rouvrit, un sombre nuage roulait dans l’air agité de la planète. Des lueurs écarlates couvaient en son sein et quelques petits météores crépitants dérivaient avec lenteur dans le ciel. Puis le souffle frappa le vaisseau, qui tangua et roula sous le choc. Suivant de près la vague, le grondement de l’explosion parvint enfin aux oreilles du pilote. L’effet d’une explosion nucléaire est beaucoup plus tangible à l’intérieur d’une enveloppe atmosphérique qu’en plein espace, où elle ne se signale que par une brève lueur aussitôt absorbée par le vide.

Anim attendit une interminable minute. Si le vaisseau gruull s’était fondu dans le subespace avant l’explosion, il ne tarderait pas à en resurgir, et à ce moment-là… Mais non : nulle trace de l’ennemi, hormis ce nuage qui s’effilochait déjà sous la poussée patiente du vent. Alors le pilote laissa fuser son soulagement par un long cri de triomphe.

— Nous l’avons eu, petit gars ! Nous l’avons eu !…

— Je crois bien que oui, fit en réponse la petite voix de Bin.

Anim se carra sur son siège. Chez lui, le combattant reprit un court moment le dessus : c’était le troisième appareil ennemi qu’il détruisait, dans sa courte carrière de soldat ! Bien peu d’hommes, sans doute, pouvaient se targuer d’un tel nombre de victoires.

— Bon, fit-il, une fois son exaltation intérieure passée, nous allons voir si le Gruull a laissé une trace quelconque de son passage.

L’oiseau-mouche prit de la vitesse et de l’altitude. Le maléfique nuage atomique n’était plus qu’écharpes mêlées flottant dans le ciel. Le petit vaisseau les contourna cependant ; les éléments radioactifs dégagés par l’explosion n’avaient qu’une survie de quelques heures ; mais mieux valait éviter encore l’invisible pluie de radiations.

La plaine n’avait pas souffert du choc ; quelques fumerolles dissé­minées indiquaient cependant que des débris de l’appareil ennemi étaient venus se ficher dans le sol. Anim se promit d’y aller voir de près.

Ce fut Bin, toujours allongé en bout du vaisseau, qui aperçut le premier les choses.

— Anim ! En dessous ! Droit devant ! Il y a des boules blanches…

Le petit vaisseau infléchit sa ligne de vol. Anim se pencha contre la paroi incurvée de la coupole. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Sur l’herbe sombre de la plaine, une multitude d’objets blancs, rangés en un cercle parfait, semblaient avoir été mis là exprès pour eux. Le vaisseau atterrit en douceur à quelques mètres des rangées mystérieuses.

Les deux hommes descendirent et examinèrent les choses avec per­plexité. Ce n’étaient pas exactement des boules, mais plutôt des poires : une extrémité était à peu près sphérique, l’autre s’allongeait pour se terminer en une espèce de petit bec. Les choses faisaient environ deux mètres de longueur, pour un mètre ou un mètre vingt dans leur plus grand diamètre. Vues d’aussi près, elles n’étaient pas non plus parfaitement blanches, mais plutôt d’une couleur laiteuse, légèrement jaunâtre. Une infinité de petites ramifications veinulées, brillantes, s’étendaient sur toute la surface des objets.

Il devait bien y en avoir un millier, et il ne faisait pas de doute que c’était au vaisseau gruull que l’on devait cette livraison énigmatique. Il était venu s’embosser un court instant sur le monde artificiel pour apporter… quoi ?

Anim promena sa main sur l’un des objets. C’était frais et un peu mou : en appuyant, les doigts s’enfonçaient de quelques centimètres dans la matière mystérieuse.

De la nourriture ? pensa-t-il.

Puis, par analogie, la réponse vint, évidente.

— Mais ce sont des œufs ! s’exclama-t-il.

***

— Le voilà, fit Illona.

Le Flâneur tomba du ciel, se percha sur ses étançons. Anim et Bin sortirent du sas. Illona et Nataniel coururent au-devant d’eux. Un édenté, sa poche gonflée, se glissa entre les deux groupes de sa démarche cahotante.

— Alors, vous en avez eu un, les potes ?

Nataniel lança de vigoureuses bourrades dans les côtes et les épaules des deux arrivants.

Anim passa un bras autour de l’épaule d’Illona.

— Qui avait raison ? fit doucement la jeune fille.

— C’est toi qui avais raison : j’aurais dû me souvenir que les femmes ont toujours raison…

— Et cette surprise ? Tu n’étais pas bavard, à la radio…

— Venez voir, coupa le pilote.

Une minute après, ils se penchaient tous les quatre sur l’œuf qui trônait au milieu de la salle de navigation, entre le médecin électronique et le bloc cuiseur.

— Alors, dit Anim, qu’est-ce que c’est, à ton avis ?

— Ça ressemble à des œufs de poissons ou de couleuvres, fit Illona. Mais bien sûr ! Ce sont des œufs de Gruulls !

— Oh, doucement ! Ce sont sans doute des œufs d’édentés, tout simplement… Je crois même qu’on peut reconstituer le cycle d’évé­nements comme suit : les édentés sont la nourriture des Gruulls. Mais ils naissent sur une planète éloignée, leur monde d’origine, la même que celle de nos ennemis ; peut-être dans une autre galaxie. Les Gruulls ont jugé plus simple de n’apporter sur cette base que leurs œufs, qui s’y développent. Une fois atteinte la taille adulte, ils vont se faire débiter en tranches dans les sous-sols…

— Et que font les « vers », dans cette histoire ?

— Les « vers » sont la nourriture des araignées…

— Tu n’as rien compris à mes explications ! s’emporta Illona. Les araignées ne mangent pas les vers…

— C’est ton idée, mais moi… D’ailleurs, nous allons bien voir. Nataniel, veux-tu développer rapidement les photos que vous avez prises ?

Le petit Noir acquiesça et alla s’enfermer avec son appareil dans un placard qui lui servait de laboratoire. Illona se pencha sur l’œuf et le palpa sur toutes les coutures.

— Ce n’était pas trop lourd ?

— Non. Tu sais, ils viennent d’un monde à faible gravitation…

— Et au sujet des Gruulls, tu as décidé quelque chose ?

Le pilote haussa ses maigres épaules.

— Pas vraiment… Mais il est évident que nous ne pouvons pas demeurer sur une base gruulle. Cependant, le danger n’est pas immédiat. J’ai aperçu le premier vaisseau il y a quinze jours. Un autre est venu aujourd’hui. Rien ne prouve qu’il n’y en a pas eu d’autres, mais je reste persuadé que nous sommes autant en sécurité ici, à brève échéance, qu’en plein espace. Il y a évidemment le fait que nous avons abattu un de leurs vaisseaux. Il est probable qu’il n’a pas eu le temps de lancer un appel, mais sa disparition peut fort bien amener ici toute une escadre… Tout dépend de la vitesse qu’ils peuvent atteindre dans le subespace. J’aimerais bien, de toute façon, aller jeter un coup d’œil là-bas au fond. Nous ferons sauter la porte demain, si elle ne s’est pas ouverte. Je n’ai plus de scrupules, maintenant !

— Bien sûr…, murmura Illona.

— D’autre part, avant de quitter cette planète, nous allons la faire sauter. Tu te rends compte ! Le garde-manger des Gruulls ! Ça va leur en foutre un sacré coup !

— La faire sauter ? Tu crois…

— Je pense qu’en démontant les charges de toutes nos fusées, on y arrivera. C’est un travail d’un jour ou deux. Après, bien sûr, nous n’aurons plus rien pour nous défendre, mais…

— Tu crois qu’on n’ira pas loin, n’est-ce pas ?

Anim s’abstint de répondre. D’ailleurs, Nataniel ressortait du labo­ratoire. Il tenait à la main une vingtaine d’épreuves humides. Les quatre compagnons se les partagèrent ; une fois de plus, Illona avait eu raison : à l’intérieur de la poche des araignées, on distinguait parfaitement le corps des « vers », repliés sur eux-mêmes dans une position quasi fœtale.

— Ils se nourrissent de cette sorte de lymphe qui garnit le corps des édentés, fit Illona. Ce que nous appelons les « vers » se met à l’abri, s’enkyste dans le corps des pseudo-araignées. Mais pourquoi ? Il est évident, en tout cas, que les « vers » sont des animaux supérieurs. Vous voyez les clichés que nous avons faits d’eux ? Ils sont de petite taille, mais leur conformation est beaucoup plus complexe. D’abord, ils possèdent un système digestif complet, ce dont il fallait se douter puisqu’ils mangent de l’herbe. Mais regardez leur masse cervicale : elle est beaucoup plus grosse que celle des araignées ; compte tenu de la différence de taille entre les deux espèces, cela prouve que ces petites bêtes sont douées d’une intelligence beaucoup plus vive.

— Ce ne sont plus leurs petits, alors ?

— Ah ! je ne sais pas ! lança la jeune fille avec un geste agacé. Deux rameaux divergents d’une même souche, peut-être. Mais, au fait, les œufs ! C’est par les œufs que nous saurons… Nataniel, vite, une radio-photo…

Quand ils eurent la vue en main, ils lâchèrent ensemble une exclamation de surprise : dans la même enveloppe, on voyait la silhouette d’une araignée et, séparée d’elle par une membrane incurvée, la silhouette beaucoup plus petite d’un « ver », ce dernier étant placé du côté pointu de l’œuf… Les deux animaux étaient déjà parfaitement formés, preuve que l’éclosion était très proche.

— C’est incroyable, murmura Anim. Deux rameaux divergents ! Tu avais encore raison, mais la vérité est plus fantastique encore : ce sont des jumeaux, voilà la vérité. Deux jumeaux qui naissent ensemble, ont une période de croissance séparée, puis le plus gros assimile le plus petit. Et ensuite ?

— Le plus petit… féconde le plus gros, qui pond un œuf double, et ainsi de suite.

— Sans doute. Mais que la nature prend des voies détournées, parfois, pour arriver à ses fins !

— Tu sais, il y a sur la Terre des animaux dont la croissance est bizarre : le kangourou, l’escargot, le papillon…

— Il est quand même dommage qu’un tel chef-d’œuvre ambulant finisse dans l’estomac d’un Gruull. Au fait, que faisons-nous de cet œuf ? On l’ouvre ?

Illona hésita imperceptiblement.

— Ouvrons-le.

Ce fut Anim qui se chargea de l’ouvrage. Il incisa avec une lame mince le bord du cocon qui céda d’un coup, se déchirant avec un bruit de soie qui craque. Un peu de liquide sirupeux et blanchâtre se répandit sur le plancher, puis l’araignée se déplia lentement, maladroite sur ses membres grêles comme un poulain à la naissance. L’animal n’avait pas tout à fait les proportions des adultes qu’ils avaient vus jusqu’alors, mais peu s’en fallait. Et il ne semblait pas différent de ses frères. Il s’ébroua, buta contre les machines qui garnissaient la salle.

— Fichons-le dehors avant qu’il casse tout, fit remarquer Nataniel, pratique.

Ils poussèrent la grosse bête dans le sas. Elle passait à peine… mais elle passait ! Elle dérapa sur la passerelle, s’effondra dans l’herbe dans un concert de rires qu’elle ne fut sans doute pas à même d’apprécier. Puis elle rejoignit ses sœurs qui commençaient à donner des signes de nervosité.

— Je crois que nous n’aurons plus à attendre beaucoup avant que la porte s’ouvre, fit remarquer Anim.

Le soleil baissait vers l’horizon brumeux. L’air était frais et le vent, plus vigoureux le soir, les fit frissonner. Du troupeau montait un petit bruit crépitant et sec, fait des heurts des carapaces et des pattes cornées.

— Et celui-là, qu’en fait-on ? fit Illona.

Elle avait pris dans ses bras le deuxième germe du couple sym­bio­tique. Au sortir de l’œuf, les vers étaient proportionnellement beaucoup plus petits que les araignées. Il était vrai qu’eux mangeaient continuellement ! Contre le buste d’Illona, l’animal n’était pas plus gros qu’un lapin, un lapin dépourvu de poils, et au corps d’un rose obscène. La jeune fille alla le déposer dans l’herbe… qu’il se mit à brouter avec voracité.

— Il ne perd pas de temps, au moins !

Ensuite, en mangeant, les naufragés tinrent conseil. Les résolu­tions tenaient d’ailleurs en quelques phrases. Dès que la porte serait ouverte, Anim et Illona iraient explorer les souterrains aussi loin qu’ils le pourraient. Le but en était double : satisfaire leur curiosité, voir s’il n’était pas possible de miner la planète au plus profond possible. Nataniel resterait pour monter la garde, et s’occuperait de démonter les charges nucléaires des fusées disponibles, afin de les connecter pour faire une énorme bombe. Nataniel se montra sceptique : sortir les fusées de leurs logements, réunir les charges, cela prendrait plusieurs jours. Et comment, une fois l’engin prêt, le faire glisser dans les souterrains ? Il serait peut-être possible de monter un traîneau propulsé par un réacteur chimique, mais cela prendrait encore des jours de travail… Les naufragés en auraient-ils le temps ?

— Je vais brancher le sono-radar, dit Anim pour conclure. Et je préfère que nous montions la garde à tour de rôle, cette nuit. Illona, tu prendras le premier tour, c’est le moins dur. Deux heures… Ensuite, Nataniel, puis moi, et Bin pour terminer. Nous aurons une rude journée, demain, il faut essayer de dormir tout de suite.

Illona monta sous la coupole. Le soleil avait disparu derrière l’hori­­zon, mais une vague luminescence violacée nimbait encore le ciel dans la direction du couchant. La multitude des édentés grouillait au pied même du vaisseau en une masse mouvante et confuse. Les petits spots diver­se­ment colorés des appareils de détection en activité clignotaient ami­ca­le­ment sur le tableau de bord. Illona s’assit, appuya sa joue sur une main, et laissa errer son regard parmi les ombres mon­tantes de la nuit.

***

La porte s’ouvrit au petit matin, pendant le tour de garde de Bin. Il cria dans le communicateur pour réveiller les autres, qui furent debout en un clin d’œil. Anim et Illona se préparèrent hâtivement, de même que Bin, qui avait demandé au pilote s’il pouvait les accompagner.

« Tu ne serais pas plus utile à Nataniel ? » avait demandé Anim.

Mais le canonnier avait protesté, disant qu’il se débrouillerait très bien tout seul, que manipuler des charges nucléaires n’était pas un travail de jeunot inexpérimenté. Comme Bin protestait, Nataniel avait éclaté de rire et lui avait donné une gigantesque claque dans le dos.

Les trois explorateurs emportaient deux fusils et une réserve de chargeurs divers, plus deux charges nucléaires minuscules.

« Si nous ne sommes pas revenus lorsque la porte se sera refermée, avait prévenu Anim, nous la ferons sauter nous-mêmes au retour… »

Ils emportaient aussi le communicateur mobile pour rester en relation avec Nataniel, bien qu’il fût probable qu’ils auraient des diffi­cultés de ce côté-là, le métal mystérieux étant imperméable aux ondes radio comme aux rayons X. Deux jours de vivres et d’eau concentrés, une trousse de secours, et trois masques respiratoires avec une bouteille d’oxygène (au cas où l’air aurait manqué quelque part dans les sous-sols) complétaient cet équipement minimal.

Ils ouvrirent le sas, bondirent sur le sol. Le flot pressé des édentés, toujours soumis à cette étrange excitation que provoquait l’ouverture des portes, roulait tout contre eux.

— Il va falloir nous frayer un chemin à coups de fusil, dit Anim.

C’était prévu : le pilote et Illona levèrent leur arme, chargée avec des cartouches tétanisantes. Il y eut quelques petits claquements secs. Les deux Terriens avaient visé droit devant eux, pour s’ouvrir une route au milieu des croupes cornées qui formaient un rempart mobile entre eux et la porte. Plusieurs animaux tombèrent comme des masses. Les charges tétanisantes bloquaient le système nerveux par l’introduction d’un analgésique bio­chimique puissant, qui avait un effet foudroyant mais de courte durée.

Anim et Illona, Bin serré entre eux, abattirent une vingtaine de bêtes avant de parvenir à la porte. Ici, les édentés formaient une vague ininterrompue. Il fallait la maintenir un moment. Les deux compagnons, prenant appui sur un genou contre la bordure blanche de la porte, tirèrent l’arme à la hanche pendant près d’une minute. Il y eut bientôt tout autour d’eux un amoncellement de corps qui forma barrière entre le reste de la horde et les Terriens. Mais ils n’auraient qu’un court répit, car les araignées, s’aidant de leurs grandes pattes et de leurs pinces, escaladaient déjà le rempart de chair.

— Vite ! cria Anim.

Il fit un signe de la main à Nataniel, visible par-dessus le troupeau en marche, debout sur la passerelle, et il sauta. Illona et Bin s’élancèrent à sa suite.

Ils étaient dans le tunnel, qui descendait en pente douce entre des murs blancs, sous un plafond légèrement lumineux. À cinquante mètres devant eux, les croupes des édentés ondulaient. Les animaux allaient leur petit bonhomme de chemin, guidés par un sens mystérieux, ou un appel inaudible. Derrière les explorateurs, une première araignée débouchait dans le souterrain.

— Allons ! Il ne s’agit pas de se faire coincer, commanda Anim.

Ils partirent d’un bon pas vers les profondeurs.

***

— Nous continuons à suivre le souterrain, disait la voix d’Anim par le truchement du communicateur. Nous nous enfonçons toujours en ligne droite, la pente est de vingt degrés environ. Le plafond répand une lumière douce. Les murs sont toujours faits de cette matière blanche ; je ne sais pas ce que c’est ; ça n’arrête pas les ondes radio en tout cas. Rien d’autre à signaler. Je te rappelle dans un quart d’heure.

— Bien reçu, mon pote.

Nataniel posa le bloc du communicateur à ses pieds et considéra d’un air maussade le long fuseau argenté du Flâneur.

— Sortir les fusées…, murmura-t-il pour lui-même. Quel foutu boulot de merde !

Il haussa les épaules, repassa le sas et grimpa dans le poste de commande. Une fois dans la coupole, il jeta un coup d’œil à l’extérieur. Dans la plaine, le nombre d’édentés allait diminuant ; leurs grandes files, maintenant clairsemées, convergeaient en étoile vers l’orifice noir de la porte où elles s’engouffraient.

Nataniel secoua la tête d’un air accablé et appuya sur une touche carrée. Il y eut un petit sifflement et l’oiseau-mouche bascula sur lui-­même, s’affaissant sur les montants hydrauliques des étançons. Quand l’oiseau-mouche fut parfaitement horizontal, son museau aigu touchant presque l’herbe, le canonnier s’infiltra dans la chambre de tir et abaissa toute une série de contacteurs qui garnissaient les parois du mince habitacle. Il y eut un nouveau sifflement, feutré celui-là, comme celui d’un escalator qui démarre : les fusées nucléaires venaient de sortir de leurs logements.

Satisfait, Nataniel refit son chemin en sens inverse. Avant de sortir par le sas, il ramassa le dernier polyfusil. Il l’examina, hésita un instant, puis arracha le chargeur qui contenait des balles tétanisantes, et mit à la place une charge propulsive. Il prit ensuite dans la petite soute une grenade oblongue terminée par un long manche en métal, qu’il enfila dans le canon de son arme : c’était une petite charge nucléaire, la miniaturisation absolue en fait d’armement atomique. Puis il passa la bretelle de l’arme redoutable à son épaule, et sortit.

Perplexe, il examina les bombes nucléaires qui avaient jailli de leur tube de lancement et se trouvaient maintenant suspendues en grappes au bout de fins arceaux de métal, tout autour de la partie avant de la coque. Il y avait les masses arrondies des mines gravitantes, les minces fuseaux des charges perforantes, les formes oblongues des grosses charges à tête électronique : vingt en tout, dix-neuf plutôt, en décomptant le missile tiré par Grovnor.

À ce moment-là, le communicateur grésilla. Nataniel alla le ramasser.

— J’écoute…

Un grésillement lui répondit ; il écarta l’écouteur de son oreille. Les décharges de parasites se succédaient, entre lesquelles une voix lointaine surnageait parfois.

— Plans inclinés qui… « Vvvuuuitttt »… Descendons… « Vvvuuuittttt »… Tourne… gauche… « Crrrrrrouuuuuu »… Le bruit… « Brrrrrrr »…

Puis il n’y eut plus rien d’intelligible. Mais ce n’était pas inquiétant : le métal arrêtait les ondes, peut-être la communication pourrait-elle être renouée plus tard. Nataniel ferma le contact, posa la petite boîte par terre. Son polyfusil glissa, il tira la bretelle de son épaule, posa l’arme contre le flanc du vaisseau. D’une caisse de métal qu’il avait descendue il y avait un instant, il tira un tire-boulon électrique, et se mit en devoir de dévisser la tête d’une bombe perforante. La machine sifflait désagréablement en tournant, comme une roulette de dentiste, mais les boulons sortaient de leur encoche les uns après les autres avec facilité. Le premier travail était de séparer la bombe proprement dite de la charge propulsive ; Nataniel avait préféré s’attaquer d’abord à une fusée moins puissante, bien que, si elle eût explosé, le résultat eût été le même pour lui…

Nataniel travaillait avec régularité et patience, mais il lui fallut près d’une heure pour dévisser entièrement la tête de la première charge. Malgré le froid, il transpirait. Il regarda du côté de la porte ; elle était toujours ouverte, mais il n’y avait plus qu’un animal par-ci par-là pour franchir l’arche. Et ses compagnons n’avaient pas encore rappelé.

Machinalement, Nataniel porta ses yeux vers le ciel. Il sentit sa peau le picoter d’une étrange manière ; s’il avait eu un miroir devant le nez, il aurait pu constater que son teint d’un beau noir était devenu grisâtre.

Immobiles dans le ciel, plafonnant à très basse altitude au-dessus de lui, huit losanges gruulls pesaient de leur masse énorme dans la limpidité marine de l’air.