6

Anim Grovnor fronça les sourcils et, silencieux, fit quelques pas dans la prairie bleutée. Une planète artificielle… Cette simple hypothèse faisait resurgir une menace qu’ils auraient presque eu tendance à oublier : les Gruulls.

Quelqu’un avait déjà émis la possibilité qu’ils eussent atterri sur une base gruulle. Et qui savait si cette idée n’était pas moins fantastique qu’elle le paraissait ?

— Voyons, réfléchissons, dit Anim. Pourquoi les Gruulls auraient-­­ils besoin d’une planète artificielle ? Ils viennent bien de quelque part, d’un monde qui les a vus naître…

— Mais justement, répliqua Illona. Ils viennent peut-être de si loin que, malgré les vitesses qu’ils peuvent atteindre dans le subespace, ils ne peuvent retourner chez eux comme ils le voudraient. Ou alors leur planète d’origine a été détruite il y a longtemps, qui sait ? Alors ils se sont construit une base qui…

Illona se tut.

— Tu vois bien que ton raisonnement ne tient pas, fit Anim en secouant la main : si c’était vraiment une base gruulle, nous aurions déjà vu trace de quelque chose. On nous aurait repérés, ou bien nous aurions au moins vu passer des losanges…

— Une base abandonnée, alors, suggéra Bin.

— Et d’ailleurs, pourquoi parler des Gruulls ? fit Nataniel de sa voix rocailleuse. Nous sommes si loin de chez nous. Peut-être y a-t-il d’autres espèces intelligentes dans ce coin du ciel ? Il ne faut pas voir des Gruulls partout…

Les quatre naufragés restèrent un instant silencieux. Illona, qui laissait errer son regard vers l’horizon noyé de brume de la petite planète, poussa soudain un cri :

— Là-bas ! Regardez ! Quelque chose bouge…

La jeune fille tendit le doigt vers un point à peine perceptible qui tremblotait dans les lointains brouillés.

— Je ne vois rien du tout, moi, grogna Nataniel qui n’avait pas une très bonne vue.

Anim pointa ses jumelles dans la direction indiquée. Des bandes de brume continuellement effilochées par le vent permanent de la planète rendaient sa vision difficile, mais il distingua cependant une forme qui se déplaçait. C’était rond, ou ovale, brun grisâtre, et cela semblait avoir plusieurs rangées de pattes.

— Un animal, sans doute, murmura le spationaute. Cette planète n’est pas si déserte qu’elle en avait l’air.

— Un animal… ou un Gruull ! fit Illona.

Anim lui tendit ses jumelles. La jeune fille parcourut l’horizon de son double objectif.

— Il y en a plusieurs, dit-elle enfin. Deux ou trois par là, et là un autre, et probablement encore tout un groupe là.

— Regagnons l’oiseau-mouche, fit Anim. Nous allons les observer au télescope électronique.

Tous gagnèrent la coupole de pilotage, et se serrèrent tant bien que mal autour du siège de direction. L’habitacle était encombré d’appareils divers qui ne permettaient guère de s’y établir à son aise. Anim braqua le télescope vers les ombres qui flottaient dans le rideau de brume.

— Ah ! Je les vois, fit-il peu après. Il a l’air d’y en avoir tout un trou­­peau. On dirait de grosses araignées. Je distingue une tête avec une série de cercles sombres, qui sont peut-être bien des yeux, et des tas de filaments qui pendent en dessous ; je ne sais pas si ce sont des poils vibratiles, ou des tentacules, ou des sortes de… d’antennes. Et puis il y a un gros corps corné, divisé en anneaux, comme chez les scolopendres. Elles ont huit pattes, ou plus exactement six pattes, trois paires symétriques, et celles de devant ressembleraient plutôt à des pinces… Ah !… Et puis elles ont quelque chose de bizarre sous la tête, ou sous le cou, je ne sais pas au juste : une espèce de sac mou, qui pend. Non, pas toujours : parfois le sac pend, parfois il paraît gonflé, comme s’il y avait quelque chose dedans. Je suppose que c’est un sac à nourriture et que, lorsqu’il est gonflé, cela signifie que l’animal a mangé… Mais quoi ? L’herbe sans doute.

— Ce sont des vaches-araignées, alors ? fit Nataniel.

— Des vaches-crabes-araignées, avec une panse extérieure, lui dit très sérieusement Anim. D’ailleurs, regarde toi-même.

Tandis que le petit Noir se penchait sur l’oculaire du télescope, Illona demanda à son compagnon :

— Il n’est pas possible que ce soient des êtres intelligents ?

— Toujours les Gruulls, hein ? fit en souriant le pilote. Non, aucune chance. Tout le temps que je les ai observés, ces animaux n’ont fait qu’aller et venir sur place. Pas le moindre signe d’une activité réflé­­chie chez eux…

— Garde-toi de juger le comportement d’une race extraterrestre avec des normes humaines, dit sentencieusement Illona. C’est faire de l’anthropomorphisme à bon compte. Quand tu observes des fourmis, tu trouves trace d’un comportement intelligent, tu leur vois une finalité ? Et pourtant…

— Je n’ai jamais observé de fourmis, Illona. J’ai grandi dans une ville, et…

— Ah ! soupira la jeune fille, la vieille Finlande est bien le seul pays civilisé qui reste sur Terre.

— Ils ne sont pas gracieux, nos copains, les interrompit Nataniel en se détournant de l’oculaire qu’Illona accapara.

La jeune fille resta longtemps l’œil vissé au télescope.

— On dirait bien des sortes d’araignées. Mais quelle taille peuvent-elles avoir ?

— Elles doivent être grosses comme un éléphant, dit Nataniel, qui semblait très impressionné.

— Il y a cependant une chose qui me chiffonne, continua Illona, c’est qu’à aucun moment je ne les ai vues manger. Si c’est effectivement une espèce de panse qu’elles portent sous la gorge, de quoi la remplissent-elles donc ?

— Il est vrai que rien ne nous indique spécialement que ces animaux soient herbivores, dit Anim. Ils chassent peut-être des proies que nous n’avons pas encore vues. En tout cas, il est hors de doute que ces araignées ne sont pas les seuls êtres vivants de cette planète, car, pour parvenir à une telle complexité morphologique, il faut passer par une longue chaîne évolutive…

— À moins, répliqua Illona, qui ne démordait pas de son idée, que ce soit bien une planète artificielle, et que ces araignées en soient les uniques occupantes…

— Mais à quoi servirait-il de construire une planète artificielle uniquement pour y garder des animaux inintelligents ?

— Je ne sais pas, répondit nerveusement Illona emportée par ses théories. Peut-être est-ce un zoo, ou une réserve de nourriture ?

— Beuuhh…, répliqua Nataniel. Qui voudrait manger des choses aussi répugnantes ? Il faudrait que ce soient des êtres plus affreux encore…

— Nous parlons sur du vent, coupa Anim.

— Essayons la vision à infrarouges, proposa Illona, écartant du télescope le jeune Bin qui regardait à son tour avec une certaine avidité.

La jeune fille resta un autre long moment collée contre l’appareil.

— Il y en a vraiment des tas, dit-elle ensuite. Des centaines, peut-­être des milliers. Avec les infrarouges, on plonge loin dans la brume. Et j’ai appris aussi autre chose : ces animaux dégagent un rayonnement calorique très intense. Ce ne sont pas des arachnides, ni des crustacés ; en fait, ils doivent être beaucoup plus près des mammifères. Leur température basale doit se situer aux alentours de 35° C.

— Drôles de mammifères, jeta Nataniel.

— Bon. Eh bien ! nous allons les observer de plus près, décida Anim.

Quelques minutes plus tard, le Flâneur décollait dans le rugissement de ses tuyères. Le petit soleil tombait déjà vers l’horizon brumeux qui s’enflammait de luminescences écarlates. Le pilote dirigea son vaisseau vers l’astre couchant, afin de marcher en direction du jour.

En quelques secondes, ils furent au-dessus du troupeau. Car il s’agissait bien d’un troupeau : l’estimation d’Illona semblait avoir été encore au-dessous de la vérité. Aussi loin que le regard portait, les araignées couvraient la plaine de leur horde grouillante. Anim fit plafonner l’oiseau-mouche au point fixe, à une cinquantaine de mètres au-dessus du sol. Les quatre compagnons s’étaient groupés dans la salle de navigation du vaisseau, autour de l’écran principal qui était couplé à l’un des objectifs mobiles du télescope. Ils pouvaient ainsi observer avec le maximum de grossissement sans perturber l’objet observé.

Vus par en haut, et, si l’on pouvait dire, le « nez dessus », les animaux mystérieux paraissaient encore un peu plus répugnants que lors de l’étude antérieure. Ce n’étaient que de grosses larves qui paraissaient avoir de la peine à se traîner sur le sol à l’aide de leurs maigres appendices. Leur dos corné, qui comportait un nombre variable de sections (entre douze et quinze), était couvert d’un fin réseau de poils. Mais ce n’était évidemment pas suffisant pour conclure qu’il s’agissait bien de mammifères. Le plus probable était qu’on avait affaire à une sorte d’animal qui ne rentrait pas dans le cadre de la zoologie terrestre.

— Ah, si nous pouvions les photographier aux rayons X, soupira Illona.

— Avec un peu de temps, en tirant des objectifs au télescope et avec le bloc de radiographie du médecin électronique, je pourrais sûrement fabriquer un appareil adéquat, dit en souriant Nataniel.

— Ce serait formidable ! Tu es un génie, dit Illona en tapant sur l’épaule du petit canonnier.

— On peut aussi démonter le Flâneur pièce par pièce et se monter un laboratoire complet, non ? fit Anim pince-sans-rire. En tout cas, jusqu’à nouvel ordre, je te défends de toucher à quoi que ce soit.

— Oui, chef ! À vos ordres, mon pote ! répliqua Nataniel en échangeant un regard complice avec la jeune fille.

— Une chose est sûre, maintenant, continua Anim, c’est que nous avons bien affaire à des animaux…

En effet, les araignées ne paraissaient nullement se soucier du vaisseau suspendu au-dessus d’eux. Apparemment, elles n’avaient même pas conscience de sa présence. Elles continuaient à rôder sur la pelouse bien nette qui semblait constituer à l’infini le sol de la planète.

Les naufragés décidèrent de pousser leur exploration de manière plus systématique. Il fallait savoir ce que ce monde mystérieux recélait… ou ne recélait pas ! L’oiseau-mouche prit son essor et glissa en sifflant vers l’horizon écarlate.

***

Ils voguèrent ainsi plusieurs centaines de kilomètres, à la poursuite du petit soleil bleuté qui fuyait devant eux, plongeant à travers les banderoles de brumes qui prenaient sous les rayons latéraux toutes les nuances du rouge et du violacé. Le panorama était désespérément semblable : pas de montagne, pas de cours d’eau ni de lac, pas même un arbre ou un buisson. Toujours cette herbe vert-bleu, et toujours de grands troupeaux d’araignées en désordre dans la plaine.

Ce n’était pas par milliers qu’il fallait les compter. Mais par dizaines de milliers et, plus probablement, par millions. Les explorateurs virent quelques individus isolés, mais jamais très loin des grandes hardes. Celles-ci étaient composées de trois ou quatre mille animaux, et étaient dispersées à travers la planète. Les spationautes étaient maintenant persuadés qu’il s’agissait bien d’un monde artificiel : nulle fantaisie de la nature n’aurait pu atteindre à un pareil nivellement.

— Admettons que ces animaux soient herbivores, dit Illona ; leur existence nécessiterait au moins la présence d’une race parallèle de car­­nas­­siers qui agiraient en régulateurs… Car des herbivores livrés à eux-mêmes croîtraient dans des proportions fantastiques. Ils couvriraient la planète et étoufferaient sous leur propre nombre…

Ce fut peu après que la jeune fille eut fait cette réflexion qu’ils découvrirent une nouvelle sorte d’animaux.

L’oiseau-mouche descendit en un gracieux vol plané, et s’immobilisa de nouveau à une faible hauteur du sol. Il y avait, en effet, quelque chose de nouveau : des sortes de vers, beaucoup plus petits que les araignées, au corps mou et beige rosé. Leur apparence était surtout écœurante du fait de cette couleur, assez proche de la peau humaine. C’est Bin qui fit cette remarque, aussitôt contré par Nataniel qui déclara :

— Mais pas du tout, mon pote, j’ai pas la peau de la même couleur que ces bestioles !

À vrai dire, ce n’étaient pas des vers, car ils possédaient huit petites pattes, minces et fragiles, qui ne semblaient pas leur être d’un grand secours pour se traîner sur le sol. De grands yeux sombres étaient disposés en couronne autour de leur tête.

Il y en avait quelques centaines. Ils ne se mêlaient pas exactement aux araignées, mais grouillaient aux alentours d’une harde, sans qu’il y eût entre les deux formes aucune sorte d’hostilité, ni même de méfiance. Les araignées et les vers semblaient surtout s’ignorer.

— Je ne pense pas que nous ayons affaire à une autre race, dit subitement Illona qui les observait avec attention. À mon avis, ce sont les petits des araignées…

— Les petits ? Hum… Mais pourquoi seraient-ils groupés de la sorte ? s’interrogea Anim.

— Eh bien ! cela prouverait justement que ces animaux ne sont pas autant dépourvus d’intelligence que tu sembles le désirer. Ils doivent avoir une sorte d’organisation sociale primaire.

— Ce serait une garderie, alors ?

— Pourquoi pas ! répliqua vertement Illona. (Un instant après, elle ajoutait :) Regardez, ils mangent, eux !

Anim, puis Bin et Nataniel se penchèrent sur l’oculaire. En effet, les vers « broutaient » indubitablement l’herbe bleutée. Il avait été difficile de s’en rendre compte immédiatement, à cause de leur forme larvaire et de leur petite taille, mais leur « bouche » arrondie auréolée de minces tentacules fonctionnait en permanence au ras du sol ; et, après leur passage, l’herbe était très nettement coupée.

— Ce sont bien des herbivores, poursuivit Illona. Je suppose que les adultes doivent manger eux aussi, mais sans doute selon une périodicité beaucoup plus étendue. Si nous atterrissions ? ajouta la jeune fille, qui paraissait être de plus en plus passionnée par l’énigme biologique que représentaient les uniques habitants de la planète.

Anim grommela qu’il n’y voyait aucun inconvénient, et l’oiseau-mouche piqua du nez vers le sol, courut sur son erre à quelque distance des animaux, et s’arrêta dans le miaulement de ses tuyères.

— Je suppose que tu veux sortir ? fit Anim en se tournant vers Illona qui était serrée derrière son siège de pilotage.

Trois exclamations lui répondirent.

— Alors, nous allons prendre des armes ; on ne peut pas savoir comment ces charmantes bestioles réagiront en notre présence effective…

Le pilote et sa compagne rejoignirent dans la salle de navigation leurs deux compagnons qui les y avaient précédés pendant la manœuvre, puis Anim, à l’aide d’une empreinte magnétique trouvée dans un casier secret du bloc de pilotage, ouvrit une soute carrée qui se découpait à même le sol et portait en gros caractères noirs la mention : Armement individuel. Seul le chef de bord était en droit d’ouvrir la cache et de distribuer les engins meurtriers qu’elle recélait. Car, dans une guerre comme celle que menaient les Terriens depuis vingt ans, les armes individuelles ne pouvaient être d’aucune utilité, et étaient même susceptibles d’être d’un maniement dangereux dans l’espace clos d’un vaisseau, pour peu qu’un de leurs servants soit pris d’un sursaut de panique. Chose qu’il n’était pas tout à fait irréaliste de prévoir…

Couchées dans la petite cache, il y avait trois courtes armes bleutées, sombres, luisantes, et sourdement menaçantes. Anim sortit avec précaution, et un par un, les trois engins trapus. C’étaient des polyfusils, qui pouvaient lancer à peu près n’importe quelle sorte de projectiles, pour peu qu’on possédât les chargeurs adaptables. Sous les armes enveloppées dans des chiffons, le pilote trouva plusieurs dizaines de petites boîtes métalliques rectangulaires, dont il énuméra le contenu à mesure qu’il les sortait : il y avait des balles à charge creuse, anesthésiante ou tétanisante, d’autres qui projetaient une capsule d’un poison foudroyant agissant en principe sur toute forme vivante connue, des balles explosives sèches et des balles explosives à billes, et enfin des charges grenadées qui étaient en réalité de véritables bombes nucléaires miniatures…

— Nataniel prendra un chargeur de balles-poison ; Illona, tu as droit à des balles tétanisantes… Moi, je prends un chargeur à balles explosives, en espérant que je n’aurai pas à m’en servir.

Naturellement, Bin protesta contre les injustices de ce partage qui le laissait sur la touche. Mais Anim le raisonna en lui disant qu’il était probable que personne n’aurait à tirer et que, d’autre part, l’équipage d’un oiseau-mouche étant réduit à trois personnes, cela délimitait à trois unités le nombre d’armes en réserve.

Ensuite, le sas fut ouvert et le vent frais de la petite planète s’engouffra dans le vaisseau, un vent vif, piquant, pas trop désagréable, même s’il était un peu faible en oxygène.

Les spationautes firent un bond léger entre le plan incliné et le tapis moussu d’herbe vert bleuté, puis ils s’avancèrent avec précaution vers les animaux. Le Flâneur s’était posé près d’un agglomérat assez important de ce qu’ils appelaient les « vers ». Les pseudo-annélides étaient fort occupés à manger l’herbe, et ne firent pas la moindre attention aux intrus. Les trois hommes et la jeune femme s’approchèrent jusqu’à pouvoir toucher du bout de leur botte les petits herbivores, mais c’est à peine si certains d’entre eux tournaient un moment la tête vers ces bipèdes incongrus, et les regardaient un court instant avec leurs obscurs yeux opaques où il était bien difficile de discerner un véritable regard.

— Leur champ visuel doit être une sphère presque complète, fit Illona. Je suis sûre qu’ils ont des yeux à facettes, mais ils semblent recouverts par une sorte de taie. Je pense qu’elle doit se déchirer à un moment ou à un autre de leur croissance…

— Parce que ce sont toujours les « petits » ? fit Anim avec une ironie appuyée.

— J’en suis certaine. À part les pinces antérieures et la poche, tous les caractères morphologiques se retrouvent d’un animal à l’autre. Je suis furieuse de n’avoir pas pensé à les observer aux infrarouges…

— Nous avons tout notre temps, tu sais, coupa Anim.

— … Mais je suis sûre que leur température basale est la même que celle des adultes. D’ailleurs, nous allons voir…

La jeune fille quitta le gant de sa main droite, qu’elle posa sur la chair rosée d’un des vers. L’animal eut à peine un frémissement, et continua à brouter. Ce furent plutôt Nataniel et Bin qui frémirent. Anim, comme de coutume, resta de glace.

— Il est tiède, dit Illona en renfilant son gant avec une grâce de grande dame. Nous allons voir les adultes, maintenant ?

Les explorateurs s’approchèrent avec une lenteur précautionneuse du troupeau des araignées. Si les vers avaient la taille approximative d’un porc nain dont le ventre aurait traîné sur le sol, les adultes étaient gros comme les amélildes de la planète Illari, c’est-à-dire qu’ils avaient la hauteur au garrot d’une vache terrestre, et largement deux fois sa longueur. Et leur aspect était rien moins que rassurant. Cependant, pas plus que leur supposée progéniture, les gros animaux n’eurent l’air de se soucier des observateurs, qui purent bientôt se promener en touristes entre les animaux, allant même jusqu’à flatter de la main les imposants flancs velus.

Contrairement à l’hypothèse d’Illona, le cercle d’yeux globuleux que les araignées portaient autour de leur tête était pareillement opaque et vidé de toute trace d’intelligence. La poche qui pendait de leur cou et se rattachait assez loin sous le thorax restait un mystère, car les Terriens ne purent surprendre aucune activité d’ingestion. Cette poche était parfois gonflée et distendue, parfois elle paraissait flasque et vide, d’autres fois elle était à demi remplie – mais de quoi ? Les araignées ne présentaient pas de grandes différences de taille entre elles, et Illona et Nataniel ne parvinrent pas à trouver trace d’une différenciation sexuelle.

Ils regagnèrent l’oiseau-mouche aussi perplexes qu’avant. Le soleil était toujours haut dans le ciel, car le Flâneur n’avait pas cessé de voler en sens inverse de la rotation de la planète, mais il y avait longtemps que les naufragés n’avaient pas dormi. Ils mangèrent un peu et, avant de retrouver leur couchette, ils firent à quatre une longue partie d’attrape-Gruulls.

Les Gruulls (Illona et Nataniel) vainquirent aisément les Terriens : Anim, préoccupé, et Bin, distrait.

***

Le lendemain – c’est-à-dire au moment où ils se levèrent, car la périodicité de leurs repas et de leur sommeil ne correspondait ni à l’heure du bord, ni aux journées de la planète –, ce fut Bin qui mit le premier le contact de l’écran de la salle principale. Ce qu’il vit lui arracha une exclamation étonnée, et tous se précipitèrent dans le sas pour observer directement le nouveau phénomène qui avait eu lieu dans la nuit ou dans la matinée.

Le soleil bleu étincelait dans un ciel entièrement dégagé des brumes, et le sol était devenu une étendue d’eau miroitante.

— Il a plu ! s’écria Bin.

Le plan incliné fut descendu, et fit « floc ! » en touchant la surface liquide. En vérité, la prairie ne s’était pas transformée subitement en mer. L’eau affleurait simplement au-dessus des herbes, dont les plus hautes tiges (elles ne dépassaient pas une vingtaine de centimètres) émergeaient par endroits de l’élément liquide.

Au loin, quelques araignées promenaient leur silhouette dégin­gandée dans une marée d’étain cruelle aux yeux.

— Il n’a pas plu, dit Anim en promenant sa main sur la coque du Flâneur. Il serait resté de l’eau dans l’angle mort des étançons et des ailerons. Or, tout est sec…

— D’où vient-elle, alors ?

Anim et Nataniel sautèrent sur le sol. Leurs pieds firent jaillir des gouttelettes irisées. Ils se penchèrent, brassèrent l’eau de leurs mains.

— Elle est tiède. Vu la température extérieure, elle devrait déjà commencer à charrier des glaçons…

— Qui prétend encore que ce monde n’est pas artificiel ! fit Illona en sautant à son tour dans l’eau.

Elle en remplit une fiole.

Aqua simplex, dit-elle en examinant le liquide à contre-jour.

— Voyons, résumons-nous, dit Anim. Soit une planète. Disons que c’est une réserve. Il y a de l’herbe, dont se nourrissent les petits. Les adultes… se nourrissent on ne sait pas encore de quoi. Mais il faut qu’ils boivent, et non seulement eux mais…

— L’herbe ! triompha Illona.

— L’herbe… Or ce monde a une température à peu près constante, qui se situe un peu en dessous du zéro centigrade, et l’atmosphère est trop mince pour que des précipitations pluvieuses s’y forment. Pourtant, en l’espace de quelques heures, la prairie est couverte d’eau tiède. D’où vient-elle ?

— Du sous-sol ? dit Nataniel.

— Certainement ! Il doit exister une série de canalisations souterraines qui arrosent périodiquement la terre par infiltration. D’ailleurs, le niveau baisse déjà. Regardez…

En effet l’eau, qui leur arrivait aux mollets quelques instants plus tôt, ne montait plus guère que jusqu’à leurs chevilles. Elle était lentement absorbée par la terre, et fournirait aux végétaux les dissolutions de sels minéraux terrestres nécessaires à leur vie.

— Il faut tirer ça au clair, fit Anim. Je vais faire un radiosondage du sol ; nous verrons bien…

Il disparut dans le sas, tandis que ses compagnons restaient à barboter dans l’eau dont le niveau baissait maintenant presque à vue d’œil. Lorsque le pilote revint, il ne restait sur les feuilles arrondies que des gouttelettes lumineuses au soleil. La terre était détrempée et les bottes s’y enfonçaient désagréablement. Nataniel, Bin et Illona s’étaient réfugiés sur la passerelle.

— Il y a du métal là-dessous, fit simplement Anim. Une couche qui ne se situe pas très loin en profondeur. Je ne sais pas ce que c’est. Il arrête les rayons X, mais ce n’est pas du plomb, en tout cas…

Un silence pesa sur le petit groupe. Du métal, c’était la confirmation que la planète était bien ce monde construit de toutes pièces qu’ils soup­çonnaient. C’était aussi l’écho perceptible d’un danger possible, l’ombre menaçante d’une autre culture, d’une autre force. Les Gruulls ?…

— Et si nous creusions, pour voir ? hasarda Nataniel.

Anim haussa les épaules, mais acquiesça. Plusieurs heures passèrent ensuite à monter une machine polyusage que les explorateurs durent sortir en pièces détachées des soutes réduites du Flâneur, qui abritaient en kits un important matériel de survie.

L’engin assemblé ressemblait à un crabe muni de grandes pinces excavatrices articulées sur un ridicule petit corps carré. Il se mit au travail avec ardeur, et bientôt des mottes d’une bonne terre grasse et humide jaillissaient en cascades sur l’herbe bleue. Les pinces, qui étaient aidées dans leur travail par la langue conique et vrillée d’une perforatrice emmanchée sur un long tube, mirent bientôt au jour plusieurs tuyaux faits d’une sorte de matière plastique. C’étaient manifestement les tubes d’irrigation. Enfin, les pinces et la vrille sonnèrent sur une surface dure et se montrèrent incapables d’aller plus avant. Nataniel et Anim se laissèrent glisser dans le trou, qui avait bien atteint une profondeur de six à sept mètres. Ils déblayèrent à la main quelques mottes de terre, rencontrèrent une surface unie faite d’un métal brillant. La couche de métal devait être fort épaisse car elle ne rendait qu’un son mat.

Soucieux, les deux hommes escaladèrent le talus. Ce métal brillant, qui ne laissait pas passer les rayons X, n’était-ce pas celui-là même dont étaient faits les losanges gruulls ?

— Nous pourrions le percer…, suggéra Nataniel.

— Mieux vaut pas, fit Anim. Rien n’indique que nous ayons affaire aux Gruulls. Peut-être sommes-nous tombés sur un monde créé par une race bienveillante. Faisons notre possible pour ne rien détériorer…

— Est-ce que tout le socle de cette planète n’est qu’une gigantesque coquille de fer saupoudrée d’un peu de terre et d’herbe ? fit pensivement Illona.

— C’est ce que nous allons voir ! dit Anim. Nous allons survoler ce monde en en faisant plusieurs tours complets, cette fois. Je ferai faire un radiosondage automatique toutes les secondes… Et puis il est temps de savoir s’il n’y a pas quelque chose, une base, ou n’importe quoi, habité par des êtres intelligents.

Les spationautes grimpèrent dans leur long fuseau argenté incliné à angle aigu au-dessus du sol. Les propulseurs chimiques rugirent et l’oiseau-mouche s’éleva dans le ciel sombre.

***

De la prairie, de la prairie… et toujours de la prairie. Parfois des brumes paresseuses et ténues, parfois une large surface miroitante d’eau. Et les grands troupeaux paisibles, le plus souvent les « araignées », parfois un groupe de « vers ». Mais rien, rien, qui indiquât la présence d’une créature intelligente, en somme, du « bâtisseur ».

Après un tour complet du globe – il était un peu plus petit que la Lune terrestre – au niveau de l’équateur, le Flâneur avait amorcé une seconde courbe perpendiculaire qui l’amena à survoler les deux pôles. Normalement, ils auraient dû être couverts d’une importante calotte glaciaire, mais il n’en était rien : aux pôles comme ailleurs, la planète fabriquée présentait le même visage vert et lisse, preuve qu’un échauffement intérieur venait compenser la faiblesse des feux rasants du soleil.

Après cette exploration minutieuse de la pelure planétaire, le vais­­seau monta en flèche, bien au-dessus de la mince couche d’atmosphère, et se retrouva dans la limpidité noire de l’espace, où un nombre inhabituel d’étoiles multicolores faussait l’évaluation des distances, et donnait à cette portion du ciel proche du centre de la Galaxie un air de vaste métropole suspendue, aux millions de fenêtres éclairées.

Les fusées chimiques moururent après un bref éclat ; et l’intensité mortelle des réacteurs nucléaires fulgura des tuyères.

— La création d’une planète artificielle de cette taille doit poser des problèmes sur le plan de l’équilibre stellaire d’un système, disait Anim, seul dans l’habitacle de pilotage, à ses compagnons groupés dans la salle de navigation. Je suis curieux de savoir combien de planètes gravitent autour de cette étoile. C’est peut-être sur l’une d’elles que vivent les constructeurs…

— Ou les Gruulls, fit la voix d’Illona à travers le communicateur.

— Ou personne, trancha le pilote. Mais il peut aussi y avoir un monde convenant à l’homme, et à la géographie plus variée…

Le fin oiseau-mouche mit le cap vers le soleil. Il fallait se placer un peu en dehors du plan supposé de l’écliptique, pour faire une observation convenable – le dos à la lumière – de l’espace extérieur. Aussi le vaisseau piquait-il vers l’étoile bleue. Et, à mesure que la vitesse croissait, que le Flâneur se rapprochait, Anim sentait un étrange malaise s’emparer de lui. Il avait rabattu sur son visage un écran de verre fumé pour se protéger de la lumière brute qui jaillissait de l’astre en fusion. Seulement, il y avait quelque chose d’anormal dans la position de ce soleil qui grossissait, qui grossissait…, trop vite, beaucoup trop vite !

C’était une sensation purement physique. En bas, n’ayant que l’écran pour observer, les autres ne devaient se rendre compte de rien. Et, soudain, un sifflement strident jaillit sous la coupole. Anim connaissait bien cette modulation d’alarme : elle signalait que le bombardement d’ions auquel était soumise la coque du vaisseau commençait à atteindre la cote d’alerte.

À peine Anim eut-il le temps de comprendre la signification de ce phénomène que l’étoile bleue sembla glisser vertigineusement sous le nez de l’oiseau-mouche. Quelques secondes après, elle reparaissait derrière lui et s’amenuisait déjà dans la distance. Le pilote amorça une large courbe latérale ; le soleil reparut sur sa gauche, et peu après il était de nouveau devant le nez du vaisseau.

— Que se passe-t-il ? fit d’en bas la voix d’Illona.

Anim eut un rire sans gaieté.

— Ils sont beaucoup plus forts que nous ne le pensions, dit-il. Ce pseudo-soleil est comme cette pseudo-planète. Ce n’est rien d’autre qu’un lampion en balade ; une boule de billard lumineuse. Je suis sûr que sa température extérieure ne dépasse pas mille degrés. Il est si près de la planète que c’est bien suffisant !

— Mais qu’est-ce que tu racontes, mon pote ? fit Nataniel.

— Oh ! Rien que la vérité. En général, les planètes tournent autour de leur soleil, non ? Eh bien ! c’est la première fois que je vois une étoile tourner autour d’une planète !

***

L’oiseau-mouche s’éloigna du soleil fantoche. Au bout d’une heure de vol en accélération constante, ce n’était plus qu’une petite bille faiblement lumineuse qui se détachait à peine du fond étoilé, dont les composantes les plus proches étaient au moins à deux années-lumière. Bien entendu, il n’y avait nulle part trace d’aucune autre planète. Et comment y en aurait-il eu ? Dans cette région de l’espace, le plus proche système stellaire se trouvait à un demi-parsec ; ici, il n’y avait rien qu’une création bizarre de quelque titan de l’espace : une planète d’environ trois mille kilomètres de diamètre servant de réserve à des animaux à sang chaud qui ressemblaient néanmoins à des araignées, et, autour, un ridicule petit soleil d’une taille dix fois moindre, qui ne suffisait même pas à la chauffer puisqu’il lui fallait encore un radiateur interne.

Et tout ça dans quelle intention ?

Le Flâneur fit un vaste détour et, en décélérant, reprit la route de la planète artificielle. Désormais, c’était le seul refuge pour les naufragés du subespace. Devaient-ils tenter l’exploration systématique des systèmes proches ? Ils risquaient d’y passer leur vie, avant de découvrir un monde accueillant, ou même simplement habitable. Mieux valait retourner sur le monde aux araignées. Il y faisait frais mais beau, il y avait de l’eau, et les animaux n’étaient pas dangereux. Leur réserve de nourriture synthé­tique leur permettrait de tenir cinq ans… dix ans. Et quand il n’y en aurait plus, on fournirait de l’herbe au bloc cuiseur : il saurait bien en tirer quelque chose de mangeable !

 

Le seul danger mortel, sur la planète, ce serait sans doute l’ennui. Mais, si vraiment ce danger menaçait un jour, ils pourraient toujours entreprendre alors l’exploration évoquée. En attendant, il y avait un espoir : celui de rencontrer les constructeurs, en espérant que ce ne fussent pas les Gruulls, bien entendu.

Mais il n’y avait pas à tergiverser. Et plus de questions à se poser. Ce soleil artificiel était un tour de force considérable à l’échelle de l’univers, naturellement. Mais les naufragés ne pouvaient guère aller mettre leur nez dedans pour savoir s’il était véritablement formé de plasma gazeux, ou si c’était simplement un réacteur orbital qui crachait de l’énergie par ses pores. Et quelle importance cela avait-il ? Aucune…

L’oiseau-mouche piqua vers la surface, immuablement verte, de la planète, et atterrit. Les naufragés sortirent, rentrèrent. Il y avait des nuits, il y avait des jours. Les troupeaux se déplaçaient sans cesse, et les spationautes se trouvaient certains matins au milieu d’une vague mouvante de dos cornés, d’autres fois, l’horizon était vide aussi loin que le regard pouvait porter.

Illona et Nataniel passaient des heures à les observer, sans toutefois percer leur secret. Un « ver » fut une fois amené tout un jour à l’intérieur de l’oiseau-mouche. C’était une bestiole sociable et douce, sans personnalité définie. Illona lui soutira un peu de sang, analysa ses excréments. Elle n’était pas biologiste, seule la curiosité l’animait : elle n’apprit rien, mais ces études servaient à passer le temps. Nataniel l’aidait comme il pouvait. Ayant enfin reçu une autorisation désabusée d’Anim, il avait commencé d’entreprendre la fabrication d’un appareil de radiophotographie. Cette construction l’absorbait. Anim préférait regarder les étoiles, messagères familières de l’inconnu. Son caractère s’aigrissait, il rabroua plusieurs fois sa compagne ; mais ensuite leurs effusions nocturnes étaient d’autant plus génératrices de joie. Il pensait aussi à Miklauss mais préférait se taire. Les morts n’apportent en général aucune consolation aux vivants, aucun remède pour vivre.

Bin, qui n’avait jamais été bavard, se mit à faire de longues prome­nades sur la plaine. Pensait-il à sa carrière achoppée, à ses parents disparus, à son camarade qu’il avait vu mourir horriblement dans le vide ?

Il y avait maintenant quinze jours que les naufragés étaient cloués sur cette bouée de l’espace. Au rythme du monde, cela faisait presque trois semaines. Ils ne s’écartaient guère – sauf Bin – de l’oiseau-mouche. Mais Bin partait maintenant pour la journée entière.

Ce fut lui qui découvrit la porte.