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Dans la coursive, il y eut quelques instants de flottement. Mais les spationautes étaient trop habitués à affronter quotidiennement la mort pour qu’un véritable sentiment de frayeur s’installât de façon durable. La sirène mugissante vrillait les tympans, mais les hommes et les femmes de l’espace s’étaient vite immobilisés et, en parfaits soldats, ils attendaient les ordres. Anim avait pris la main d’Illona, et ses yeux parcouraient vaguement le plafond de la coursive, comme si c’était de là que la mort allait fondre sur eux.

La trompe d’alarme se tut dans un brusque decrescendo, et la lumière vive qui régnait dans les couloirs baissa, puis s’éteignit. Mais l’obscurité ne dura qu’une fraction de seconde : à la place des rampes lumineuses, une série d’ampoules rouges s’alluma, et la coursive devint semblable à une infernale conduite pleine d’un liquide sanglant, et où les humains, tout relief effacé, ne ressemblaient plus qu’à des ombres nageant dans cette eau troublée.

Puis, d’un micro dissimulé dans un coin de la coursive, une voix calme, rassurante, parla.

« Des losanges gruulls se sont matérialisés à quelques kilomètres du champ de mines. Nous prions le personnel de la base de gagner immé­diatement les postes prévus en cas d’alerte. Les passagers doivent éviter tout affolement. Nous leur rappelons que la base est hors de portée de la vibration. Ceux qui ne sont pas à proximité immédiate d’une salle de réunion, d’un dortoir ou d’un réfectoire, sont priés de rester sur place afin de ne pas gêner la défense de la base. Nous répétons… »

Du bureau, quelques militaires en uniforme orange sortirent en courant et gagnèrent un escalator proche. Des interjections confuses étaient échangées entre les spationautes, reconnaissables à leur tenue verte. Dans le groupe, quelqu’un cria :

— Aux télécrans !

Et, malgré l’ordre reçu, les hommes de l’espace commencèrent à s’égailler vers les deux bouts de la coursive.

Illona et Anim suivirent le mouvement, débouchèrent de la cour­­sive sur un pont plus large. Plusieurs écrans avaient déjà été activés, et montraient des vues de l’espace. Des spationautes se battaient presque pour pouvoir régler l’image. Illona et Anim coururent plus loin dans la coursive, s’arrêtèrent devant un appareil qui n’était pas encore en service. Illona appuya sur une touche qui portait la mention : Extérieur A. L’écran s’alluma, retransmettant une vue rassurante du ciel sombre piqueté des mille petits points brillants du réseau de mines. Mais il n’y avait pas trace de vaisseaux ennemis.

— Comment est-ce que ça marche, ce truc-là ? jeta nerveusement la jeune fille.

— Attendez, je vais le régler, fit une voix derrière eux.

Un spationaute qu’ils ne connaissaient pas les avait suivis, un homme fortement charpenté mais de petite taille, avec une peau sombre et des cheveux crépus. Le nouveau venu s’activa sur plusieurs boutons.

— Cerveau central ? prononça-t-il. Ici, le télécran 2368. Passez-nous des vues du secteur d’attaque.

L’image se brouilla, changea. Une autre portion d’espace apparut sur l’écran, semblable en apparence à la première, mais terriblement différente en vérité : car, derrière le rideau scintillant des mines, on voyait se déplacer une dizaine de points allongés des flèches mortelles, qui visaient le cœur de la base.

— Grossissement optique, mon pote, fit le Noir.

La caméra, en un zoom fantastique, sembla s’approcher des mines, dont on distingua un instant la forme nette et bombée, puis dépassa les redoutables mailles qui se fondirent dans le flou ; elle semblait maintenant filmer en plein cœur de l’espace, et le milieu de l’écran fut occupé par quatre masses métalliques en forme de fers de lance : quatre vaisseaux ennemis qui semblaient flotter avec paresse et indifférence contre l’eau noire du ciel poudré d’étoiles.

Les trois spationautes regardèrent un instant, comme hypnotisés.

— Vous voyez, les potes, souffla enfin le petit homme, il suffit de savoir le faire marcher, ce truc.

— Tu viens d’où, toi ? fit Anim sans détourner son regard de l’écran.

— J’étais canonnier sur le Ragnar III, de l’escadre de Tsien Sing Minh ; mais ça fait huit mois que je suis dans cette maudite noix de coco. Et vous deux ?

Anim le renseigna en deux mots, et se présenta, ainsi que sa compagne.

— Moi, je suis Nataniel Jonson, fit le petit spationaute en découvrant des dents éclatantes. Je viens…

Il s’interrompit car la caméra extérieure avait perdu les losanges gruulls.

— Hé ! toi, mon pote ! cria Jonson en donnant une vigoureuse bourrade dans le tableau de commande du télécran. Fais ton boulot et perds pas de vue ces oiseaux-là…

La caméra décrivit un panoramique et les losanges réapparurent sur l’écran. Puis le ciel s’embrasa. Une dizaine de fleurs pourpres inten­sément lumineuses firent fondre le tissu noir du vide. La lueur était si vive, même retransmise, que les trois spationautes durent fermer les yeux. Quand ils les rouvrirent, des ombres violettes dansaient encore dans leur champ de vision.

— Ils les ont eus ! lança Illona Doren.

Mais à peine avait-elle prononcé ces mots que, dans le ciel vide, cinq losanges surgirent. Ils n’avaient pas été là, et puis ils étaient là, intacts, redoutables de toute leur mystérieuse puissance.

— Penses-tu ! grogna Nataniel Jonson. Il faut être malin pour les toucher, avec leur satanée invention. On croit toujours les avoir, et paf ! Au moment où les fusées explosent, ils sont déjà passés dans le subespace. Tenez, regardez !

La caméra avait de nouveau reculé à l’intérieur du champ de mines. Venant de la base, une escadrille de vedettes lance-torpilles aplaties se propulsaient vers les vaisseaux ennemis.

— Pff, ils sont fous, lança le petit Noir. Ils vont se faire avoir du premier coup.

Illona et Anim sentirent leur front se couvrir de sueur. La véritable bataille commençait, et ils en connaissaient toutes les péripéties, comme s’ils avaient eux-mêmes été à l’intérieur d’un appareil de chasse. Les vedettes s’éparpillèrent à l’intérieur du champ de mines et une nuée de fusées jaillit des tubes dont elles étaient hérissées. Une série d’explosions en chaîne rendit l’écran aussi blanc que s’il avait été de métal en fusion. Quand la vision fut nette de nouveau, les disques argentés glissaient toujours dans l’espace, mais leur vol avait quelque chose d’anarchique, de désordonné. Les trois spectateurs se regardèrent, sans avoir besoin de parler ; ils savaient tous que, à l’intérieur des vedettes, il n’y avait plus que des corps sans vie, à la chair cristallisée… Sur l’écran, derrière le réseau de mines, les losanges gruulls venaient de réapparaître. La caméra décrivit soudain un panoramique droite-gauche, et s’immobilisa sur un autre vaisseau en fer de lance qui, filmé avec un fort grossissement, remplissait presque tout l’écran.

Il fallut quelques secondes d’observation aux trois spationautes avant qu’ils se rendent compte de ce que le losange avait de particulier. Mais, quand ils eurent trouvé, une triple exclamation jaillit.

Le vaisseau gruull était à l’intérieur du champ de mines !

***

Au même instant, un signal d’alarme cingla à travers la base. Ce n’était plus la trompe puissante de tout à l’heure, mais une tonalité aiguë, crissante, qui déchirait l’air comme un cri d’agonie interminablement étiré. Les ampoules se mirent avec ensemble à clignoter, rouge-noir, rouge-­noir, rouge-noir, et ces pulsations lumineuses, alliées à la stridulation lancinante de la sirène, formaient une atmosphère poignante de désespoir, et criant la défaite, la mort.

— Foutons le camp ! hurla Jonson en commençant à courir dans la coursive. Allez ! Venez ! ajouta-t-il en voyant que ses deux compagnons ne le suivaient pas.

Puis une voix jaillit du télécran qui avait cessé d’émettre des vues de l’espace, et s’était rebranché sur le circuit intérieur pour montrer main­tenant un plan général d’une des salles de contrôle de la base. L’angle de vision se modifia, se centra sur un personnage appuyé contre une table. C’était un homme de haute taille, qui portait sur la poitrine les quatre étoiles rouges de général : Sven Rosenqvist, commandant de la base.

— Appel général à tout le personnel, commença l’officier d’une voix sifflante. Les Gruulls sont parvenus à matérialiser un de leurs vaisseaux à l’intérieur du champ de mines. D’autres suivront peut-être. La base est perdue. Elle doit être abandonnée toute défense cessante. C’est la seule chance de survie individuelle pour certains d’entre nous. Les sas de tous les hangars viennent d’être débloqués. Que tous les pilotes tâchent de sortir avec un vaisseau en emmenant autant de monde qu’ils pourront. C’est tout. Bonne chance à tous…

Avant que l’écran s’éteignît, Illona et Anim eurent le temps de voir le général, dont la mine sévère s’était défaite tout à coup, se cacher les yeux d’une main tremblante. Déjà loin dans la coursive, Jonson battait des bras désespérément. Anim et Illona coururent vers lui.

— Vite, les potes ! Si on veut s’en sortir, il faut gagner les hangars.

— Nous te suivons ! cria Anim.

Les trois spationautes tournèrent à l’angle de la coursive, débouchèrent sur un des ponts principaux de l’étage. Devant eux, escaladant une passerelle qui montait de l’entresol inférieur, une vingtaine d’hommes et de femmes, parmi lesquels se mêlaient des uniformes orange et verts, montaient à leur rencontre dans une bousculade éperdue. Entre les deux groupes, sur le pont, se détachait la masse renflée de la cage d’un escalator. Le canonnier y fut en quelques enjambées, eut un geste rageur en constatant que le voyant était allumé : l’escalator fonctionnait. Et, au même moment, l’horreur silencieuse se déchaîna.

Ce fut fait en un clin d’œil : le groupe désordonné qui grimpait à la passerelle se figea l’espace d’une seconde, puis tous ses membres tombèrent emmêlés, roulèrent au bas des marches, s’éparpillèrent sur le plan inférieur, dans les curieuses postures où la mort foudroyante les avait saisis. La lumière rouge qui clignotait sans cesse, le ululement syncopé de la sirène soulignaient ce tableau terrible comme l’auraient fait les artifices d’une mise en scène grandiloquente. Mais, ici, les acteurs ne se relèveraient pas.

— Un peu plus…, dit seulement Anim, qui avait rejoint Nataniel Jonson.

— Cette fois ou la prochaine…, renchérit Illona.

— Ho ! taisez-vous, les potes ! hurla le canonnier en manipulant les boutons de commande de l’escalator. On a de la chance, il descend. Je vais essayer de l’arrêter.

Il sortit de la poche de sa tunique un instrument pointu en fer, et, d’un coup sec, il fit sauter la tablette de plastique qui couvrait le tableau d’appel.

— Je vais le coincer quand il sera à notre étage…

Illona et Anim ne l’écoutaient même pas. Ils ne pouvaient détacher leur regard de l’amas de corps enlacés qui gisaient à quelques mètres au-dessous. Ils avaient bénéficié d’une chance incroyable ; le rayon gruull aurait frappé un peu plus haut, et un peu plus à gauche, ils n’auraient plus été là pour philosopher sur la situation. Mais, de toute manière, rien n’était changé. La base devait être littéralement criblée de rayons. Un peu plus tôt ou un peu plus tard… Mais peut-être en se déplaçant sans cesse ?… Ils sursautèrent avec ensemble lorsque Jonson lança, triomphant :

— Ça y est !

La porte de la cage glissait dans ses rainures. Le petit Noir avait réussi à arrêter l’escalator. À l’intérieur, il y avait deux hommes des forces d’appoint. Deux hommes… plutôt deux jeunes gens pâles et tremblants qui regardaient les intrus avec des yeux exorbités.

— Que… Mais qu’est-ce que vous faites ? parvint à bredouiller l’un d’eux.

— T’en fais pas, mon pote, lui dit Nataniel avec son large sourire. On va simplement descendre avec toi, parce que, nous aussi, on a envie de se tirer.

Les trois spationautes s’engouffrèrent dans la cage, dont la porte coulissa en sens inverse. Nataniel appuya sur un bouton, et l’escalator reprit sa descente. Ils étaient au cent seizième étage. Les hangars des vaisseaux étaient très exactement à l’étage zéro. En comptant trois ou quatre secondes par étage, cela faisait… Non, inutile de compter les pas assurés de la mort au travail. Il valait mieux penser à autre chose.

Les deux petits jeunes gens étaient adossés à la paroi de l’escalator. Ils étaient livides. L’un tenait les yeux obstinément baissés, l’autre ne quittait pas du regard les chiffres qui se mouvaient avec une terrifiante lenteur sur le compteur de la cabine. 115… 114… 113… Cela n’en finirait jamais.

— Bougres de macaques ! grogna Nataniel. On avait tout prévu, hein ? On allait entourer toutes les planètes avec un réseau de mines. Seulement, dans leur petite tête, ces messieurs de l’état-major n’avaient jamais pensé que les Gruulls pourraient être suffisamment fortiches pour calculer leur point d’émergence à quelques kilomètres près… ou à quelques centaines de mètres près, peut-être !

— Vous ne pouvez pas vous taire ? cria le jeune homme qui regardait défiler les chiffres.

— Hé ! Tout doux, mon pote… Qu’est-ce que ça y changera, hein, si je me tais ?…

108… 107… 106…

— Je me tais, je parle, et, dans un de leurs satanés vaisseaux en fer de lance, un Gruull appuie sur un bouton avec sa grosse patte, ou sa serre, ou son tentacule, ou tout ce qu’on voudra. Et il n’a pas besoin de viser, pense donc : il a cette grosse boule droit devant lui. Et, toi, tu reçois le rayon en pleine poire, tu n’as pas même le temps de faire ta prière que tu es déjà devant le Père Éternel.

Nataniel se tut. Le jeune homme serra les mâchoires et lui lança un regard haineux.

98… 97…

Mais le canonnier noir était lancé.

— Est-ce que vous avez déjà regardé de près un type touché par la vibration ? lança-t-il à la cantonade. Eh bien, je vais vous dire à quoi il ressemble. Il ressemble à une peau de serpent après la mue, ou à la chrysalide d’un insecte, toute séchée, sur une branche d’arbuste au printemps…

— Et Miklauss ? jeta tout d’un coup Illona en crispant sa main sur le bras d’Anim.

Le pilote allait répondre quand la cabine vacilla, comme si la gravité artificielle venait d’être suspendue. Les cinq passagers furent précipités avec ensemble vers la paroi, tandis que la lumière rouge clignotait sur une cadence accélérée. En même temps, toute la carcasse de la base résonna comme un gong. C’était un grand râle intérieur, qui fit vibrer longtemps les parois de l’escalator. Mais celui-ci poursuivait sa course. L’ampoule rouge reprit son rythme régulier. 82… 81… 80…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? balbutia un des jeunes gens de la base, celui qui n’avait encore rien dit.

— Je vais vous le dire, moi, ce qui se passe, grogna Jonson. Ces idiots sont en train de faire péter des charges nucléaires beaucoup trop près de la base. Tout ce qu’ils vont faire, c’est achever le travail des Gruulls…

Son interlocuteur devint encore un peu plus pâle. Et la descente continuait. 69… 68… 67…

— Miklauss ? répéta Illona.

— On ne peut plus rien faire, jeta Anim d’une voix hachée.

Illona baissa la tête et porta sa main contre ses yeux. Sous ses doigts fins, elle sentit la chaleur humide d’une larme. Mais elle savait aussi que son compagnon avait raison. Ils avaient peut-être une chance sur mille de survie, en ce moment. Partir chercher leur coéquipier équivalait à une mort certaine pour tous les trois. Et les règles des F.A.S.T. étaient strictes : pas de sacrifice inutile dicté par l’amitié, ou la pitié, car il ne servait à rien de mourir inutilement, le premier devoir d’un soldat étant de vivre et de combattre.

— Tu as raison, murmura la jeune fille. Et si nous nous en sortons, nous ne parlerons plus de Miklauss, ou alors au présent, comme s’il était toujours parmi nous, mais loin, quelque part dans l’espace…

Sa voix s’éteignit dans un sourd grondement qui monta à travers la base comme un tonnerre lointain. Mais l’escalator poursuivait sa descente imperturbable. 48… 47… Personne ne parlait plus. Il n’y avait plus rien à dire ; il n’y avait qu’à attendre. Les cinq humains étaient isolés dans un cylindre de métal qu’on pouvait presque imaginer comme étant une gaine protectrice où ils se trouvaient à l’abri. C’était une sollicitation tentante de l’esprit.

30… 29… 28… Ils y arriveraient, après tout. Peut-être les Gruulls s’étaient-ils lassés ? Et pourquoi n’auraient-ils pas été repoussés ? 15… 14… 13…

Alors qu’ils atteignaient le douzième étage, une main géante les empoigna, les précipita avec violence contre la paroi. La lumière s’éteignit tout à fait. On entendit un gémissement, couvert par le chuintement du métal qui résonnait comme si un titan s’acharnait avec une massue sur l’enveloppe de la sphère. Nataniel Jonson jura épouvantablement. Des mains et des jambes s’emmêlèrent. Ils se remirent debout, mais l’escalator devait avoir subi une inclinaison de plusieurs degrés, car le plancher était devenu glissant.

— Personne n’a de la lumière ? s’enquit Anim.

Une petite voix lui répondit :

— Si, j’ai une torche…

Peu après, une lumière bleue naissait dans la cage, issue d’une boule lumineuse que tenait un des deux garçons des forces d’appoint.

— Tu pouvais pas le dire plus tôt ? jeta le canonnier. Viens ici, tu vas m’éclairer…

Il inspecta le tableau de commande et, comme il l’avait fait quelques minutes plus tôt, il en fractura la plaque protectrice. Puis, en grommelant, il tira un couteau de sa poche et commença à fouiller avec la pointe dans le mécanisme.

— S’il y avait encore du jus, ça serait facile de provoquer un court-circuit, mais là… Ha ! ça y est !

La porte incurvée de l’escalator, qui s’était débloquée avec un petit claquement, coulissa sur quelques centimètres. Anim l’ouvrit en grand. La cabine s’était arrêtée en dessous du douzième étage, mais, heureusement, il y avait encore un petit espace libre dans le haut de la cabine.

— On va se faire la courte, ordonna Jonson. Allez, les petits potes, vous d’abord…

Il assura une prise solide avec ses deux mains croisées, et les deux jeunes gens purent se glisser à l’extérieur. Illona suivit, puis Anim aida à son tour le canonnier, avant d’être hissé lui-même à bras tendus par le petit homme qui, une fois sur le pont, reprocha furieusement aux autres de l’avoir attendu.

La coursive était plongée dans l’obscurité. Des bruits vagues (cris ? froissements du métal ?) résonnaient continuellement dans les sombres profondeurs de la base.

— Vite ! cria Jonson.

Il prit la torche des mains du jeune homme, et s’élança vers l’échelle de coupée, les autres sur ses talons. Les douze étages furent descendus à une allure record. Parfois, il leur fallait enjamber des corps étendus, qui avaient la consistance particulière des victimes de la vibration gruulle. Elle avait frappé là. Quand refrapperait-elle ?

Enfin, ils furent au niveau zéro. Quelques ampoules orange brillaient de place en place, illuminant faiblement les hautes parois qui s’évasaient vers le haut. Là encore, des victimes, en tas, ou isolées, partout. Le pont zéro était semblable à un gigantesque hall de gare, meublé de poutrelles et d’arc-boutants métalliques entrecroisés. Ils coururent encore ; la coursive des sas n’était pas loin. Comme ils atteignaient l’arche qui en ouvrait l’accès, un nouveau coup de gong gigantesque secoua la base. À quelques dizaines de mètres derrière eux, la paroi craqua, des poutrelles se tordirent comme si elles avaient été en carton, et l’enveloppe de la sphère s’ouvrit comme la coque d’un marron. Aussitôt, une tempête miniature se déchaîna dans la coursive : l’air était aspiré par le vide.

***

Avec un mugissement énorme, l’atmosphère se vidait. Les lampes de secours s’étaient éteintes, mais la coursive n’en était pas pour autant plongée dans l’obscurité : par l’ouverture béante de la coque déchirée par l’explosion d’une fusée, la lumière des étoiles et de quelques projecteurs gravitants se répandait comme une nappe pâle et fluctuante, avec, par instants, les éclats de décharges fugitives. Anim saisit fermement Illona qui allait être entraînée par le vent violent ; Nataniel referma sur eux ses bras puissants et les poussa vers une poutrelle à laquelle ils s’amarrèrent de toute la force de leurs doigts. Dans quelques secondes, la coursive allait être complètement vidée de son air ; c’était la mort certaine, mais les spationautes n’y pensaient pas : ils réagissaient instinctivement, luttant avec une volonté aveugle.

Une forme passa à proximité d’Anim ; celui-ci tendit le bras, accrocha une tunique, ramena vers lui le fétu qui se débattait. C’était un des jeunes gens.

— Mon camarade ! hurla-t-il en se tordant dans la poigne du pilote.

L’atmosphère rugissait à travers la fente de la paroi ; Anim se pencha à travers les interstices croisillonnés de la poutrelle ; là-bas, une forme orange gesticulante glissait en tournant sur elle-même vers le gouffre étoilé. Autour d’elle, des cadavres flottants giclaient vers l’extérieur. Anim vit avec netteté le jeune soldat essayer de s’accrocher au métal déchiqueté ; il tourna la tête vers le groupe, sa bouche s’ouvrit démesurément, puis la rafale l’emporta dans l’espace.

Les dernières molécules d’oxygène s’enfuyaient. Anim s’aperçut soudain que le jeune homme qu’il maintenait toujours fermement lui montrait quelque chose. Sur le mur, près de l’arche, il y avait la porte d’un placard où était inscrit en grosses lettres rouges : SCAPHANDRES.

— J’ai un passe…, murmura faiblement le garçon.

Mais il n’y avait déjà presque plus d’air. Une dernière fois, les quatre soldats gonflèrent leurs poumons, puis se précipitèrent vers la porte. Avec la fuite de l’atmosphère, la bourrasque avait cessé. Cependant, dans le vide, il est possible de rester en vie quelques secondes, voire une ou deux minutes, pour autant qu’on retienne sa respiration et que le froid ne soit pas encore trop intense. Ils se plaquèrent contre la porte. Mais le jeune homme glissait déjà vers le sol, les narines pincées, le rose de l’asphyxie aux joues. Sa main s’ouvrit, un objet métallique chut sur la coursive. Nataniel le ramassa, l’appliqua sur la serrure magnétique. La porte coulissa, les quatre rescapés s’écroulèrent ensemble dans le réduit. Derrière leur dos, la porte se ferma avec un bruit mat.

Un air vivifiant se déversait en sifflant dans la petite cabine pressurisée. Ils reprirent lentement conscience, leurs poumons se décompri­mant lente­­ment et douloureusement. Puis la lumière bleue de la torche précisa les limites du décor. Une dizaine de scaphandres orange munis de propulseurs autonomes pendaient, alignés sur des cintres.

Ils les revêtirent. La porte se rouvrit, ils coururent vers la rangée des sas. La plupart étaient ouverts ; de nombreux équipages avaient donc pu s’échapper à temps de la base. Mais avaient-ils pu aller loin, une fois à l’extérieur ? Là aussi, des grappes de corps étaient agglutinées sur le sol. La plupart avait succombé à l’atteinte de la vibration, mais d’autres présentaient tous les symptômes visibles de l’asphyxie. Une autre déchirure dans la coque se voyait au bout du pont. La base avait dû éclater de partout, comme un fruit trop mûr, mais les superstructures internes tenaient encore, sinon, elle eût déjà été fragmentée en menus éclats qui se seraient éparpillés dans le vide.

Ils trouvèrent enfin un sas fermé. Un coup d’œil au hublot indiqua aux fuyards qu’il communiquait avec une vedette lance-torpilles. Anim commençait à manœuvrer les commandes manuelles d’ouverture, lorsque Nataniel cria :

— Regardez, les potes, plus loin ! Des oiseaux-mouches !…

Le groupe courut encore cent mètres, s’engouffra dans un sas. Anim fit jouer des rivets familiers, poussa enfin dans son casque un soupir de soulagement. Une lumière vive venait de naître spontanément. Autour des rescapés venait de se composer le décor rassurant de la salle inférieure d’un oiseau-mouche. Mais la vibration gruulle n’en restait pas moins une menace suspendue au-dessus de leur vie.

— Chacun à son poste ! cria Anim.

Illona Doren s’installa devant la vaste table de navigation, fit le point des possibilités du vaisseau. Le moteur atomique était activé et tournait au ralenti, les soutes étaient pleines. Tout était en état de marche. La jeune fille fit un signe de connivence à Anim en train de grimper à l’échelle qui s’enfonçait dans l’abdomen effilé du petit vaisseau, Nataniel sur ses talons.

— Qu’est-ce que je fais, moi ? gémit le garçon. Tout le monde l’avait oublié…

— Reste près de moi, ordonna Illona.

Quelques secondes après, les moteurs auxiliaires grondaient. Pour le décollage, on n’utilisait pas les propulseurs atomiques, trop dangereux. Il n’y avait sans doute plus personne à proximité qui pût être atteint par la décharge de radiations, mais, chez Anim, de vieux réflexes jouaient. Il appuya sur une touche, et les grappins magnétiques qui maintenaient l’oiseau-mouche à l’intérieur de son tube de lancée se détachèrent avec un bruit cinglant. Nataniel avait gagné le bec du vaisseau, s’était allongé dans le réduit de tir.

— Toutes les armes sont chargées ! lança-t-il.

Les mécaniciens et les « rampants » de la base faisaient vraiment leur travail sérieusement… Anim abattit un levier, les fusées chimiques grondèrent, et l’oiseau-mouche jaillit dans le vide.