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La conversation qui suivit, et qui se déroula entre un homme appar­tenant aux F.A.S.T. et une créature dont la race était l’ennemi le plus mortel de l’humanité, eut une importance décisive pour la destinée des deux adversaires. Non que les deux interlocuteurs eussent été, de quelque façon que ce soit, les porte-parole attitrés des deux empires ; il s’agissait simplement d’un spationaute obscur et d’une jeune créature qui était juste au seuil de son existence intelligente. Cependant, cette conversation, qui ne passa pas par des organes vocaux et auditifs, mais directement de cerveau à cerveau, fit, pour éclairer d’un jour nouveau le conflit, plus et mieux que ne l’auraient fait ces rencontres que l’on dit « au sommet ».

Il y avait simplement, face à face, un Homme et un Gruull qui se communiquaient avec le minimum d’arrière-pensées des informations capitales. Cet échange dura plusieurs heures. Il serait vain de vouloir le retranscrire dans son intégralité, avec ses hésitations, ses retours en arrière, ses redites. Un abrégé, le plus clair possible cependant, saura mieux en faire ressortir les points essentiels…

« Pourquoi les Hommes nous livrent-ils cette guerre sans merci ? » avait dit le Gruull.

— Ce sont les Gruulls qui ont attaqué l’humanité en premier lieu, avec une sauvagerie incroyable, en détruisant toute vie humaine sur leur passage, répliqua l’Homme.

Et l’Homme raconta ce qu’il connaissait de la guerre contre les Gruulls, vingt années de conflit qui, à cause de la barrière de la lumière, ne pouvaient, selon ses propres connaissances, embrasser matériellement qu’un diamètre globulaire de vingt années-lumière.

— Pourquoi faites-vous cela ? dit l’Homme pour conclure. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

Avant de donner la « parole » au Gruull, il est intéressant de noter que le message télépathique reçu par l’Homme comportait bien le terme « Gruull » pour désigner les ennemis ; ceux-ci devaient en propre se nommer autrement ; mais le cerveau de l’Homme ne pouvait décoder le nom spéci­fique que selon une terminologie humaine.

— Le peuple gruull, pensait son interlocuteur, vient de la galaxie… (Ici, un terme intranscriptible.) Cette galaxie est située environ à sept millions d’années-lumière de la vôtre. Nous avons fait un long voyage. Nous errons de monde en monde depuis cinq mille de vos années. Nous cherchons un monde hospitalier qui puisse nous permettre de vivre de nouveau une vie stable et ordonnée…

— Pourquoi avez-vous fui votre monde d’origine ?

— Lorsque nous avons quitté notre domaine stellaire, qui comptait, comme celui de l’Homme actuellement, plusieurs centaines de systèmes, la Galaxie subissait une attaque que nous ne pouvions contrôler, encore moins stopper. Des nuages d’une matière inconnue, issus d’une autre dimension, du temps peut-être, s’étaient formés entre les étoiles, et absorbaient toute énergie, depuis celle des étoiles jusqu’à la simple énergie qui découle de toute vie organique. De nombreux mondes ont été ainsi annihilés. Nous n’avions d’autre solution que la fuite. Heureusement, notre race connaissait depuis longtemps le secret des voyages subluminiques. Nous l’avons simplement perfectionné en cours de route…

» Ce que fut notre errance, jusqu’au jour où nous avons abordé votre Galaxie, je ne vous le dirai pas. Sachez seulement qu’elle fut fertile en rebondissements et en deuils. Et nous ne trouvions pas de systèmes susceptibles de nous accueillir. Car, soit les planètes ne convenaient pas à notre type d’existence, soit elles comportaient déjà de la vie, intelligente ou non. Et les Gruulls répugnent à détruire la vie !

— On ne le dirait pas !

— Laissez-moi continuer. Lorsque nous sommes arrivés dans la sphère humaine de cette galaxie et que nous nous sommes aperçus qu’une forme de société intelligente y régnait déjà, formant un pont entre de multiples étoiles, ce fut une grande joie pour nous. C’était la première fois que nous rencontrions sur notre chemin une race qui pût se comparer, tout au moins sur le plan des réalisations techniques, à la nôtre. Nos sages, et non seulement eux, mais tout le peuple gruull, se réjouirent. Mais cette rencontre posait aussi des problèmes. Nous n’ignorons pas que l’apparence différente d’un être peut provoquer de la haine ou une hostilité systématique chez celui qui ne se base que sur cette différence pour ses critères de jugement. Le problème de la communication à distance ne pouvait non plus trouver de solution immédiate. Vous possédez un langage sonore ; notre mode de communication est uniquement optique…

À ce moment-là, le jeune Gruull fit passer dans ses yeux toutes les couleurs du spectre, surprenant arc-en-ciel allumé dans ses sombres pupilles.

— C’est à ce moment-là que se place ce que nous nommons le jour de la fatale méprise…, reprit-il. Trois vaisseaux, commandés par l’un d’entre nous, qui fut par la suite blâmé (mais il était trop tard), avaient cherché à s’approcher d’une planète humaine pour l’observer de très près. Un vaisseau humain quitta le sol de cette planète, pour prendre contact peut-être, peut-être aussi pour attaquer nos frères.

— Sûrement pas ! protesta Anim.

— Quoi qu’il en fût, la méprise date de cet instant-là. Car vos vais­seaux fonctionnent à l’énergie atomique. C’est là un mode de propulsion que nous n’employons pas, car les radiations sont fatales aux Gruulls, qui sont sur ce point beaucoup plus fragiles que les Hommes. Le vaisseau qui approchait de nos propres appareils dégageait cette terrible énergie, et le commandant du groupe se crut attaqué : pour se défendre, il fit disparaître le vaisseau humain dans le subespace. Car il faut que vous sachiez que, au tout début de notre phase civilisée, nous aussi nous avons utilisé la force nucléaire. Cela a failli nous coûter la survie de la race dans son entier. Nous avons juré depuis lors de ne plus employer la désintégration de la matière.

» Le chef de groupe, à ce moment-là, a… (Dans le cerveau d’Anim, se forma l’expression : « perdu la tête ».) Les Gruulls sont un peuple paci­fique, je vous l’ai dit, et nous ne possédons pas d’armes de guerre. Nous avons cependant la vibration qui aide à la deuxième phase de croissance. (C’est en tout cas ainsi qu’Anim comprit la désignation de « l’arme » gruulle.) Je vous expliquerai plus tard à quoi sert cette vibration pour notre processus de division. Vous savez en tout cas qu’elle a une action cellulaire… Le chef de groupe a décidé de s’en servir contre ce peuple qu’il considérait comme un agresseur. Mais je vous prie de croire que son intention n’était pas de provoquer la mort chez les Hommes. Il voulait simplement les « figer ». Car la vibration, pour nous, ne sert qu’à faire passer les Gruulls de l’état de vie instinctive à celui de vie intelligente. Dans son trouble, notre compagnon a cru de bonne foi que ce qui ne provoquait qu’une chrysalidation nécessaire pour notre peuple aurait le même résultat chez les créatures qui, pensait-il, l’attaquaient. Et nous l’avons cru longtemps ! Il n’y a que quatre de vos années, alors qu’un vaisseau gruull put capturer une nef humaine qui errait dans l’espace avec un seul survivant à son bord, que nous avons compris en l’étudiant que la vibration détruisait chez les Hommes toute étincelle de vie…

Anim était atterré par ce qu’il venait d’apprendre. Qu’une guerre qui avait déjà provoqué des millions de morts ne fût que l’effet d’une méprise, voilà qui dépassait le cadre de sa logique. Pourtant, il savait que son interlocuteur ne mentait pas. Il n’aurait pas pu expliquer clairement d’où il tirait cette assurance, mais le contact d’esprit à esprit ne laissait pas place au mensonge volontaire ; c’était une certitude qui s’était imposée à lui avec une force qui n’admettait ni le doute ni la contestation.

— Il y avait bien un moyen d’arrêter cette tuerie à l’échelle de la Galaxie, pourtant ! Puisque vous possédez le moyen de parler par le moyen d’ondes mentales, ne pouviez-vous pas questionner les Hommes pour vous assurer au moins qu’ils vous étaient bien hostiles ?

— Cette faculté télépathique, seuls les Gruulls de mon âge, qui sont sortis depuis peu de la phase de chrysalidation, la possèdent. C’est, hélas ! un don qui reste l’apanage de notre jeune âge, le temps que se perfectionne notre sensibilité optique. Il ne me reste plus moi-même que peu de cycles avant que je perde cette faculté, pour toujours…

Une tristesse sereine, comme l’onde à peine troublée d’un flot paisible, atteignit à ce moment le cerveau d’Anim.

— Ce doit être terrible…, murmura-t-il. On doit se sentir comme amputé, après.

— La jeunesse n’est-elle pas l’âge le plus heureux ? dit le Gruull.

— Donc, repartit l’Homme après un instant de silence mental, vous avez sciemment attaqué planète après planète, pendant seize ans, croyant seulement figer, ou endormir les Hommes. Mais ensuite ? N’aviez-vous pas la possibilité d’arrêter le massacre, vous qui vous présentez comme un peuple pacifique ?

— La guerre est un engrenage terrible, dit (ou pensa) sentencieu­sement le jeune Gruull. Lorsque vos propres vaisseaux sont intervenus, crachant par leurs tuyères la terrible énergie atomique et nous bombardant de fusées à fission, que pouvions-nous faire, sinon riposter ?

— Vous pouviez quitter cette galaxie, et n’y plus revenir !

— Certes. Mais, voyez-vous, nos sages pensaient qu’il serait plus terrible encore de fuir avant d’avoir pu communiquer avec votre peuple. Souvenez-vous que, pendant les premières années de la guerre, nous pensions que notre vibration ne faisait que figer provisoirement les Hommes. D’autre part, nous-mêmes n’avions que des pertes extrêmement minimes. N’était-ce pas un prix bien léger à payer au regard de ce qui pouvait résulter d’un contact pacifique entre deux races évoluées ?

» Seulement, les années passaient, et la guerre rentrait dans une phase de plus en plus impitoyable. Tous nos efforts de contact, que ce soit avec une planète, ou avec des vaisseaux, se révélèrent vains : nous étions attaqués avant d’avoir pu tenter quoi que ce fût. Et puis nous découvrîmes que les Hommes étaient tués par la vibration. Ce fut une révélation terrible, pour tous les sages et pour notre peuple. À ce moment-là, oui, nous aurions pu quitter cette galaxie par le subespace, et l’Homme aurait été débarrassé de notre présence. Seulement, seize années de guerre ne se font pas impunément sans changer profondément la manière de penser de n’importe quel être vivant. Depuis que nous avons découvert que l’Homme était si facilement mortel, certains parmi les sages ont émis l’idée qu’il était peut-être préférable de nettoyer cette galaxie de leur présence. Tel est le pouvoir de la guerre ! Corrompre l’esprit d’un peuple profondément pacifique par de funestes desseins de conquête et de génocide. Je frémis moi-même quand je pense que certains parmi mes compagnons voudraient pousser à une guerre plus rapide, et plus décisive. Et ne doutez pas que nous en soyons capables ! Il existe ainsi, depuis quatre ans, un « parti de la guerre ». Heureusement, il n’est pas encore très puissant… Cela aurait pu changer, cependant…

— Vous dites : « aurait pu changer ». Vous pensez que le fait que nous soyons parvenus par le plus grand des hasards sur cette planète, et que nous ayons pu vous rencontrer, puisse faire évoluer la situation en faveur de la paix ?

— N’en doutez pas, Homme. Car, maintenant que nous savons que cette guerre repose sur la plus désastreuse des méprises, nous n’avons plus aucune raison de vous combattre…

— Mais vous n’êtes qu’un enfant ! Comment réussirez-vous à convaincre vos sages, et particulièrement ceux qui forment le parti de la guerre ?

— N’avez-vous pas compris, Homme ? Les sages, ce sont nous, ceux que vous nommez les enfants, ce que, d’ailleurs, nous sommes. Mais n’est-ce pas à l’orée de la vie qu’une créature intelligente possède la plus grande sagesse ? Car alors elle n’a pas été en butte aux turpitudes de la vie, son jugement n’a pas été déformé ou vicié par des expériences traumatisantes ; et elle peut juger de tout sagement. D’ailleurs, si la nature nous a dotés d’un sens télépathique que nous perdons dès la fin de notre adolescence, c’est bien le signe que c’est en notre jeune âge que nous possédons la plus grande force morale, que nous sommes le mieux aptes à juger de la destinée de notre peuple. N’en est-il pas ainsi des Hommes ?

— Non, bien sûr… Chez les Hommes, ce sont les plus vieux qui ont le pouvoir. Mais nous considérons cela comme normal : la sagesse n’est pas infuse, chez l’Homme ; ce n’est pas une donnée acquise à la naissance, mais au contraire quelque chose qui vient progressivement, avec l’expérience. Je ne comprends pas comment il peut en être autrement chez les Gruulls…

— C’est que l’expérience globale de la race, nous la possédons dès la première phase de notre vie intelligente, alors que nous sommes encore dans les chambres à mémoire de la machine de croissance. Je vais vous expliquer : lorsque notre race était au début de son évolution, nous puisions directement dans l’esprit de notre procréateur (l’usage de ce singulier prouva à Anim que les Gruulls ne possédaient pas deux sexes différenciés) les éléments de connaissance. Ce n’était que par un individu, ou quelques-uns, que nous absorbions le monde. Aujourd’hui, la machine de croissance possède dans ses tabulatrices toute l’histoire du peuple gruull, et, dès notre sortie de la chrysalide de notre porteur, nous accédons à la connaissance globale de cette histoire. C’est ainsi que nous, que vous appelez « enfants », sommes au courant de tout ce qui nous a précédés. C’est ainsi que nous n’ignorions rien de la guerre entre les Gruulls et les Hommes…

Il fallut quelques minutes à Anim pour assimiler parfaitement les révélations fantastiques que le « sage » catapultait dans son cerveau. C’était incroyable… mais incroyable seulement parce qu’il réfléchissait avec son cerveau, avec son acquis, sa culture d’Homme. Un contact entre deux races n’est pas chose facile, pensait-il. Il y a tant de différences et tant de préjugés à vaincre ! Cependant, il comprenait que les Gruulls, peuple plus vieux, plus sage que l’Homme, ne montreraient pas trop de répugnance à accepter l’Homme tel qu’il était, avec toutes ses différences, avec toutes ses bizarreries. Et une grande joie gonfla Anim : une joie qui tenait à un fait tout simple, mais énorme de conséquence. La paix allait de nouveau étendre ses ramifications sur la galaxie humaine.

— Vous allez conférer avec les autres sages, maintenant ? interrogea le jeune homme.

— Les sages et moi ne faisons qu’un par l’esprit, dit le jeune Gruull. Alors même que nous communiquons, tous mes frères suivent par la pensée notre conversation. Et tous sont en accord avec moi, avec vous : la guerre entre les Gruulls et les Hommes est virtuellement terminée. Il ne s’agit plus maintenant que d’alerter tous les vaisseaux de notre peuple qui croisent à travers l’espace. Les ondes colorées ne peuvent prétendre à la vitesse absolue. Elles ont dans le subespace la même vitesse de propagation que les solides : il nous faudra environ trois de vos semaines pour que tous les groupes reçoivent l’ordre de cesser les combats. Il en coûtera encore quelques pertes de part et d’autre, mais, au regard de ces vingt années de lutte meurtrière, c’est un bien faible prix que nous avons à payer.

Une gratitude intense passa du cerveau d’Anim à celui du Gruull. Puis il rompit un instant l’échange pour communiquer la stupéfiante nouvelle à ses deux compagnons. Ce fut un moment de liesse. Anim, Illona et Nataniel s’embrassèrent, rirent, parlèrent tous ensemble, et tous à la fois. Puis l’échange reprit.

— Il faut prévenir les Hommes, aussi, dit Anim. Nos propres vais­­seaux, hélas ! ne peuvent dépasser le mur de la lumière. Que pouvons-­nous faire, pour informer nos frères et leur dire de cesser le combat à leur tour ?

— Tout équipage gruull recevra l’ordre de passer dans le subespace et de s’y maintenir. Ainsi, il n’y aura plus de risque de combat. Quant à vous, votre désir n’était-il pas de regagner la Terre à bord de la machine de croissance ? Eh bien ! nous allons le faire. Le peuple gruull nous suivra, et ce sera l’occasion de la première rencontre de deux races évoluées dans tout l’univers connu !

***

Tout se passa ensuite comme le jeune sage l’avait annoncé. Les coordonnées du fantastique voyage subspatial furent déterminées avec l’aide de leur nouvel ami qui lança la planète artificielle dans la direc­tion du lointain système solaire. Anim, Nataniel et Illona purent se fami­lia­riser avec le système de propulsion qui permettait de quitter l’univers physique pour naviguer au sein de ce néant qui autorisait de fabuleuses vitesses. Le jeune sage tenta d’expliquer à Anim la théorie du subespace, mais ce dernier n’était pas un savant, et il ne put comprendre toutes les implications physiques concernées. Il était question des lignes de gravitation universelle qui tendaient de l’intérieur l’univers physique, lequel n’était qu’une mince pellicule de matière qu’il était possible de traverser, pour se faire porter par les flux de gravitons…

— Quand l’Homme percera à son tour le secret, dit Anim, c’en sera fini de l’isolement terrible des colonies stellaires…

— L’Homme n’aura pas besoin de percer le secret, avait répondu le jeune sage. Ce sera le premier cadeau des Gruulls.

Anim avait été un moment éberlué, puis son esprit l’avait emporté vers les possibilités fantastiques qu’ouvrait la possession du secret du subespace, de sa maîtrise… L’ère de la coopération avec les Gruulls faisait sonner les lendemains épiques, et Anim ne pouvait maîtriser la secrète fierté qui l’envahissait à la pensée qu’il était l’artisan, certes involontaire, de ce futur éblouissant.

Les quinze jours de translation subspatiale qui suivirent furent en majeure partie consacrés à parfaire la connaissance réciproque des deux races. Anim, Illona et Nataniel complétèrent ainsi l’idée fragmentaire qu’ils se faisaient du cycle vital étrange des Gruulls. La naissance simul­tanée, dans le même œuf, de deux symbiotes, la chrysalidation du porteur et la seconde naissance de l’individu accédant à l’intelligence n’étaient évidem­­ment pas le fait d’une gratuité que la nature ignore. La planète d’où étaient originaires les Gruulls, et qui avait une translation extrêmement lente autour de son soleil (plus de trente années terrestres), subissait au cours de son cycle une période qui correspondait au printemps terrestre et était appelée « le temps des spores ». Pendant cette période, qui durait l’équivalent de sept ou huit ans terrestres, la végétation croissait à une allure redoutable et projetait sur toute la surface de la planète de redoutables spores proliférantes qui rendaient toute vie animale pratiquement impos­sible. Les animaux inférieurs s’enterraient ou périssaient pendant cette période. Mais les porteurs, eux, protégés par leur lourde carapace, se contentaient d’entrer dans leur stase chrysalidaire, protégeant ainsi dans leur sein le symbiote qui était le surgeon intelligent de la race. Le temps des spores terminé, le symbiote commençait à l’air libre son existence d’être pensant.

Ainsi s’expliquait le cours sinueux d’un cycle vital qui avait posé tant de problèmes aux Humains. Cependant, une fois que les Gruulls eurent atteint l’âge de l’espace, et s’établirent sur des mondes qui ne présentaient pas de crises végétales aussi dangereuses, cette longue chry­­sa­lidation ne présenta plus aucun avantage : c’était, au contraire, une période de sept à huit années que le Gruull perdait sur son existence en tant qu’être intelligent. Aussi, la vibration fut-elle mise au point : elle avait pour but d’accélérer le processus de chrysalidation et de contraindre ainsi le symbiote à développer beaucoup plus vite ses centres cérébraux. C’était un exemple frappant de l’ingéniosité gruulle, un témoignage de la lutte victorieuse de l’intelligence sur le joug séculaire de l’évolution. Maintenant, la période chrysalidaire ne dépassait guère trois mois terrestres.

Cependant, l’ensemble du processus restant long et difficile, les Gruulls, lorsqu’ils avaient dû quitter pour toujours leur galaxie menacée, avaient fabriqué une planète artificielle (la machine de croissance) qui n’était qu’un gigantesque vaisseau, et sur laquelle depuis cinq millénaires se poursuivait leur tumultueuse naissance.

Les trois Terriens en visitèrent les principaux aménagements. En fait, il n’y avait que deux services primordiaux : les salles de chrysalidation (Anim avait dévasté l’une d’elles et c’était maintenant pour lui une honte secrète et un souvenir douloureux), et les salles de la connaissance, où les symbiotes, dès leur seconde naissance, poursuivaient l’éducation qui faisait d’eux, pour une courte période, les « sages ». Nataniel avait atteint bien malgré lui une de ces salles, et c’est là qu’il avait pris contact pour la première fois avec un Gruull intelligent.

Anim visita aussi le vaisseau gruull endommagé. Une cinquantaine de cadavres y gisaient, qui furent largués dans le subespace, car c’était ainsi que les Gruulls se débarrassaient maintenant de leurs morts. Le losange était une véritable petite ville errante, et là encore Anim fut frappé par l’organisation gruulle : leurs vaisseaux valaient bien la machine de croissance. Il se pencha longuement sur le moteur gravifique, mais ce n’était à ses yeux qu’un enchevêtrement démentiel de filaments pas plus gros que des cheveux. Il en vint à douter que la technologie humaine pût jamais reproduire cette merveille de minutie.

La température, comme il l’avait supposé, avait remonté de quelques degrés sur la surface de la planète, et les « troupeaux » qui n’étaient pas encore entrés dans leur phase de chrysalidation erraient encore à sa surface. Mais c’était désormais, pour les trois compagnons, un spectacle familier et sans mystère.

Et, le seizième jour du voyage, ils atteignirent le cœur du système solaire. Le sage, qui était devenu leur compagnon inséparable en même temps que leur cicérone – les Gruulls, communiquant par ondes colorées, ne possédant évidemment pas de nom, ils avaient pris l’habitude de l’appeler entre eux « Pote », et c’était là, bien sûr, une initiative de Nataniel –, avait décidé de faire émerger la planète à une distance du soleil correspondant à l’orbite de Mars, pour permettre aux « pré-Gruulls » de surface de bénéficier d’une température correspondant à celle que leur donnait leur petit astre artificiel perdu.

Pour ne pas perturber l’ordonnance délicate des corps célestes, la machine de croissance regagna l’espace normal à l’opposé de Mars, le soleil formant bouclier. Les trois Terriens jaillirent à la surface de la planète, foulèrent l’herbe bleu-vert qui se perdait à l’horizon sur le dôme bleu sombre du ciel retrouvé, au zénith duquel était épinglé un petit lumignon jaune, le soleil de la Terre, qu’ils n’avaient pas vu depuis cinq ans – ou cinquante-cinq ans, selon la perspective dans laquelle on se plaçait.

Les trois Terriens coururent vers le Flâneur, et mirent le contact du télécran de communication extérieure, branché sur la longueur d’onde prioritaire des F.A.S.T. Aussitôt, l’image d’un officier terrien se dessina sur l’écran. L’homme essayait manifestement de garder une impassibilité toute militaire, mais les trois compagnons comprirent que c’était un rôle qu’il lui était difficile de tenir.

« Identifiez-vous ! disait l’officier. Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que c’est que cette planète ?… »

— Ici Anim Grovnor, commandant l’oiseau-mouche Confucius II, perdu dans la bataille de la base-relais Minor, le sixième jour du septième mois de l’an 2433…

Le soldat le regarda fixement, comme s’il avait eu affaire à un fou furieux.

« Qu’est-ce que tu dis ! glapit-il. Quelle bataille ?… »

Anim sentit qu’il allait être difficile de faire admettre, parcelle par parcelle, la vérité à un monde qui ignorait même qu’il avait été en guerre pendant vingt ans sur une partie importante de ses marches stellaires. Ce fut pourtant d’une voix ferme qu’il demanda à être mis en communication avec le président de l’Union terrestre.

Ce fut long, mais il obtint satisfaction. Et, six heures plus tard, un lourd vaisseau amiral au profil effilé se posait sur la planète artificielle.

Aussitôt, et comme issu du néant, un losange gruull se matérialisa et vint se ranger auprès du vaisseau humain.

C’est ainsi que, le 16 janvier 2434 (selon le calendrier terrestre), les Hommes de la Terre apprirent que leurs lointaines colonies soutenaient depuis vingt ans une guerre meurtrière… dont ils ne connurent l’existence qu’avec l’annonce qu’elle était d’ores et déjà terminée.