10

polyèdre s’illumina. Ses dizaines de milliers de filaments s’auréolèrent d’une douce luminescence bleu-violet, et dans le même temps la lueur verte qui baignait la salle baissa d’inten­sité. Toute la construction se détachait brillamment sur le fond marin, au sein duquel clignotaient toujours des lumières multicolores.

Sur l’une des faces du polyèdre, une lumière blanche incan­­­descente s’était allumée ; une boule brillante, qui ne pouvait être…

— … Que cette planète artificielle ! dit Anim. Voilà qui indique notre position dans la carte du ciel gruull. Maintenant, il s’agit de la faire se déplacer… Il se peut qu’elle ne puisse naviguer que dans l’espace normal, mais ce serait illogique. Je pense qu’elle peut passer dans le subespace. Logiquement, cet ensemble de touches forme des combi­naisons pratiquement infinies. Je pense qu’on peut diriger la planète en choisissant diverses combinaisons. Par exemple…

Anim appuya simultanément sur une touche bleu clair située en haut et à gauche de l’ensemble, et sur une touche violacée située en bas et à droite. Sur le polyèdre, la boule blanche s’était mise à clignoter. Les deux compagnons s’approchèrent et l’examinèrent attentivement. Au bout de deux ou trois minutes, ils n’eurent plus de doute : la lumière clignotante se déplaçait imperceptiblement le long d’un des filaments. La planète fonçait dans le vide, ou dans le subespace !

— On dirait vraiment que tu as piloté un vaisseau gruull toute ta vie, fit Illona, ironiquement admirative.

— Mais c’est normal. Plus la technologie est avancée, plus il doit être simple de faire fonctionner n’importe quel appareil… Mais le problème est maintenant de savoir comment repérer notre route, et comment nous diriger. Il faudrait essayer d’allumer un écran, peut-être aurions-nous des indications plus précises.

Anim repassa à travers le fin écheveau de filaments qui luisaient doucement dans la pénombre verte. D’un geste nerveux, il se débarrassa de son fusil, du sac de vivres, et de l’appareil de communication, qu’il déposa par terre. Il y avait plusieurs écrans dans le poste, mais l’un d’eux, surtout, attira son attention ; c’était un grand écran ovale, appliqué contre le mur incurvé, et surmontant une tablette garnie de touches carrées et de leviers. Anim observa attentivement l’ensemble, puis appuya sur une touche blanche qui lui parut être en position de commander l’ensemble. Cependant, rien ne se produisit. Il essaya alors un levier, un deuxième… et l’écran s’éclaira avec un léger grésillement. Ce fut aussitôt un ballet fou de lignes mouvantes, avec de fugitifs halos de lumière qui venaient ponctuer la fuite de ces incompréhensibles parallèles. On aurait dit des portées musicales où venait s’inscrire un chapelet de notes sibyllines. Le Terrien regarda un long moment, mais il ne pouvait trouver un sens à ce défilement.

Comment trouver la clé de cette incompréhensible symphonie ? pensa-t-il.

Illona était venue le rejoindre devant le tableau mouvant.

— C’est notre course dans l’espace (ou le subespace) qui est figurée là-dessus, dit le pilote. Toutes ces couleurs correspondent à ce qui serait pour nous un ensemble de formules mathématiques…

Il toucha d’autres leviers, enfonça quelques touches. Cela ne modifiait pas sensiblement le schéma, sauf que la tonalité du fond changeait parfois.

— Non… Nous n’arriverons à rien.

— Peut-être, avec beaucoup de temps, parviendrions-nous à nous diriger, souffla Illona. En programmant mon ordinateur de route à partir des données fournies par ce polyèdre et en faisant des repères sur le ciel, nous finirons bien par délimiter empiriquement une direction générale, à condition que tu sois capable de diriger la planète…

— C’est possible, en effet, mais les Gruulls… Au fait, si nous sommes réellement dans le subespace, il est peut-être impossible aux Gruulls de nous rejoindre ! Oui, il faut tenter le coup. Nous remontons tout de suite et nous redescendons avec tes appareils. Et avec Nataniel…

— Vas-y tout seul. Moi, je voudrais essayer de me familiariser avec cette salle de navigation. Si c’est une salle de navigation…

— Écoute, ce n’est tout de même pas une cuisine perfectionnée !

Anim consulta sa montre perpétuelle, eut un sursaut.

— Galaxie ! Mais que le temps passe vite ! La porte a dû se refermer, ou alors cela ne va pas tarder…

Anim ramassa son fusil, et enfila dans le canon une des redoutables charges nucléaires.

— Tant pis, si c’est fermé, je la fais sauter. Il y aura des dégâts, mais c’est le dernier de mes soucis.

Son regard croisa celui d’Illona. Une onde de tendresse passa briève­ment entre eux, puis le pilote se détourna et pénétra dans la cabine de l’escalator. Illona le vit disparaître et, avec lassitude, elle se replongea dans la contemplation de la myriade de points lumineux qui donnaient à la salle une allure féerique. Sur le polyèdre, le point blanc s’était nette­­ment déplacé.

Où allons-nous ? se dit Illona. Vers la Terre ? Vers les profondeurs de la Galaxie ?

Elle retourna au tableau mural, et essaya de pointer sur une feuille de plastec le passage des couleurs pour essayer de déterminer une fréquence spectrale. Il fallait bien commencer par quelque chose… Et, dans cette alchimie mystérieuse de couleurs turbulentes, un point de départ en valait bien un autre.

Elle ne sut combien de temps elle resta face à l’écran, remplissant des feuilles de calculs et de figures trigonométriques. Toutes les lumières dansaient devant ses yeux, et dans sa tête une sarabande de chiffres se bousculaient dans un démentiel ballet mécanique.

Elle ne leva même pas les yeux quand elle entendit le bruit d’une paroi qui coulissait.

— Anim ? fit-elle simplement.

Puis quelque chose d’impondérable – un sixième sens ? – la força à lever la tête. Le bruit ne venait pas de la porte de l’escalator. Il venait d’une partie de la sphère située à sa droite, où un panneau venait de basculer, révélant un corridor insoupçonné. Illona étouffa un cri. Un monstre se tenait sur le seuil.

Elle ne douta pas d’avoir affaire à un Gruull.

Et elle comprit en un éclair ce qu’étaient, et d’où venaient ses semblables…

***

Nataniel s’enfonça dans le tunnel en bondissant. Il fit une centaine de mètres, puis il s’arrêta, arracha de sa ceinture le chargeur de balles tétanisantes qu’il avait pris machinalement quand il était descendu de l’oiseau-mouche, et l’enfonça dans son logement. Puis il se retourna, l’arme haute. Il voyait au-dessus de lui, au bout de l’allée descendante, une ligne claire qui s’amincissait ; la porte allait se refermer… Il baissa le canon de son arme, indécis. Les Gruulls allaient arriver devant la porte – et ils sauraient bien la rouvrir.

Il tourna de nouveau les talons et, aussi vite que la faible gravité le lui permettait, il se mit à courir le long du boyau. Il ne pensait plus qu’à une chose : retrouver ses trois compagnons. Tous réunis, ils aviseraient, ils sau­raient bien trouver un moyen pour se sortir de ce piège mortel. Il aurait bien voulu essayer de les appeler, mais il avait laissé le communicateur en haut.

Courant toujours, il arriva dans la rotonde où, environ deux heures plus tôt, Anim, Bin et Illona étaient passés. Les six couloirs secondaires divergeaient devant lui.

Où aller ? se demanda Nataniel. Puis il se souvint d’un mot de la communication brouillée, la dernière qu’il eût reçue d’Anim. « Gauche », avait-il entendu. Il s’enfonça dans le dernier couloir à gauche. Maintenant, il respirait mieux, et les douleurs dans sa tête et dans sa nuque avaient cessé : à ce niveau, les conditionneurs avaient à peu près rééquilibré la pression.

Le couloir bifurqua une fois, deux fois. Il parvint enfin dans une vaste salle rectangulaire baignée d’une sourde luminosité rougeâtre. Un grésillement insistant l’accompagnait. Il enfila une allée au hasard, regardant avec curiosité et malaise les rangées de boxes où étaient figées les formes sans vie des araignées.

Il n’avait qu’une pensée à l’esprit : boucherie… Et il s’attendait à tout instant à voir surgir le boucher. Au fond de la salle, il y avait une ouverture rectangulaire. C’était un nouveau couloir, dont les murs laissaient sourdre une faible luminosité verdâtre. Il hésita, se maudit une nouvelle fois de n’avoir pas emporté de communicateur.

— Anim ? Illona ? cria-t-il d’une voix qui n’était pas tout à fait aussi puissante qu’il l’aurait voulu.

Mais rien ne répondait. Il s’enfonça dans le couloir vert, déboucha dans une autre salle non éclairée, qui lui sembla remplie de choses écra­santes et menaçantes. Il alluma la torche qui ne le quittait pas, promena le pinceau blanc-bleu sur les grands œufs de métal montés sur des socles mobiles qui s’étageaient autour de lui, énormes, silencieux, hostiles. Il s’approcha d’une des coques fuselées, donna un coup de poing dessus. Le métal sonna creux.

— Anim ?…

Sa voix résonna entre les sentinelles immobiles, répercutée par un obstacle invisible dans les profondeurs obscures.

Il s’élança droit devant lui, passant entre les massives structures de métal. Au bout de la salle, il tomba sur un mur nu, qu’il longea. Il trouva quelque chose qui devait être une porte, mais fermée ; il poussa… puis s’aperçut qu’un petit crochet orange dépassait de la paroi. Il le tira vers lui, la porte coulissa. Il franchit le porche, se retrouva dans une salle semblable à celle qu’il venait de quitter, mais celle-là baignait dans une luminosité violette qui ressemblait à la lumière d’une aube océane. Les œufs de métal bourdonnaient, de petites séries de lumignons blancs et jaunes étaient allumées sur leur paroi.

Nataniel s’immobilisa un instant, le doigt sur la détente ; mais il se convain­quit vite que cette activité en sourdine était tout automatique. Il éteignit sa torche, commença une marche sinueuse entre les coquilles, jusqu’au moment où il remarqua que le « petit bout » des œufs était constitué d’une matière transparente qui laissait échapper une lumière grise. Il contourna l’un des socles – car l’extrémité éclairée se trouvait tournée à l’opposé des allées – et vint se pencher sur la fenêtre arrondie. Ce qu’il vit lui fit froncer les sourcils et, sur le moment, lui parut beaucoup plus drôle qu’effrayant.

À l’intérieur de l’œuf, blotti au sein d’une matière qui paraissait molle et spongieuse, se trouvait une de ces créatures symbiotiques que les naufragés avaient coutume d’appeler un ver. L’animal était sensiblement plus gros que ses congénères de surface, et il parut à Nataniel que sa peau tendre avait perdu de sa tonalité rose pour prendre une coloration grisâtre ; mais c’était peut-être l’effet de l’éclairage. Le plus impressionnant était cependant le fait que l’animal avait tourné la tête en direction de l’intrus dont le visage était collé au hublot, et qu’il le regardait de sa série d’yeux circulaires avec une attention qui n’était pas habituelle à ces animaux qui avaient toujours considéré les humains avec la plus parfaite indifférence. Il sembla même à Nataniel que la taie rosâtre qui couvrait les yeux des « vers » s’était éclaircie chez le rejeton, et que celui-ci possédait dans la profondeur glauque de ses yeux l’ébauche d’un véritable regard.

L’animal mâchonnait quelque chose et semblait vivement intéressé par la présence de l’observateur. Nataniel se sentit soudain mal à l’aise devant ce regard aveugle qui ne le quittait pas. Il s’écarta du hublot, et la salle prit soudain à ses yeux une coloration hostile et inquiétante. Que se passait-il, dans ces œufs de métal sombre ? Il ne parvenait pas à se défaire de l’idée que la planète tout entière n’était qu’un abattoir, et la présence de ces œufs garnis le troublait.

Peut-être les fait-on grossir artificiellement ? pensa-t-il.

Le grondement soudain qui naquit, s’enfla, décrut, en l’espace de quelques secondes, le fit sursauter. Mais il avait compris immédiatement la cause du bruit : quelqu’un – Anim, de toute évidence – venait de tirer une grenade nucléaire, quelque part dans les souterrains.

— Ça y est ! Il a rencontré les Gruulls…, dit tout haut Nataniel.

Et il s’en voulut horriblement de n’avoir pas été capable de prévenir celui qu’il considérait comme son chef. Il tendit l’oreille, mais il n’y avait plus aucun bruit, hormis le bourdonnement qui provenait de l’activité mystérieuse des œufs.

Il fit demi-tour, se précipita dans la direction de la porte qu’il avait franchie quelques instants plus tôt. Il ne trouva que le mur nu, se dit qu’il s’était trompé d’endroit, et commença à le suivre vers sa droite. Puis, n’ayant toujours rien rencontré, il pensa qu’il était allé beaucoup trop loin, fit de nouveau demi-tour. Mais le mur était nu, lisse, désespérément. Nataniel passa une main sur son front humide de sueur.

Ce n’est pas possible, pensa-t-il, la porte n’a pas disparu…

La pensée que ses amis se battaient peut-être pas loin de lui – ou étaient morts – le taraudait douloureusement. Il s’était peut-être trompé de direction, tout à l’heure ? Il courut, la gorge sèche, de l’autre côté de la salle, vit une ouverture dans le mur, s’y précipita. Ce n’était pas la porte qu’il avait prise précédemment, c’était un tunnel hémisphérique, vaste, aplati… obscur.

Nataniel alluma sa torche, et courut vers le bout du tunnel. Celui-ci se terminait par un puits vertical dont le fond était illuminé par une lumi­nescence verte. Nataniel se pencha ; ça n’avait pas l’air très profond, c’était un entonnoir plutôt qu’un puits. Il passa son fusil à son épaule, laissa pendre ses jambes dans le gouffre, sauta.

Il comprit aussitôt son erreur lorsqu’il se sentit glisser en tournoyant tout autour de l’entonnoir dont il boucla plusieurs fois la circonférence dans sa chute, comme s’il était passé par un pas de vis. Il tendit les bras inutilement, laissa échapper sa torche qui rebondit avec un bruit sonore sur les parois. La luminescence verte, les formes curvilignes et l’inclinaison du puits l’avaient trompé sur la profondeur réelle de l’orifice. Il tombait… indéfiniment.

Il eut le réflexe de se mettre en boule, les genoux repliés contre son estomac et les bras croisés au-dessus de sa tête, et cela le sauva sans doute d’une fracture ou de contusions graves. Il boula sur le sol, où il resta étendu, reprenant son souffle, craignant de se relever et de s’apercevoir qu’il avait un membre cassé. Mais, heureusement, l’inclinaison de l’entonnoir et la giration qu’il avait subie avaient notablement freiné sa chute ; s’il avait cru tomber pendant des siècles, il n’avait sans doute déboulé que pendant quelques secondes.

Lorsqu’il releva les yeux, le corps parcouru d’élancements, il eut un sursaut de frayeur en se retrouvant dans un lieu obscur percé de prunelles colorées qui le regardaient fixement. Des rouges, des blanches, des vertes… mais qui n’étaient, il s’en rendit compte en un éclair, que des cadrans qui scintillaient dans la nuit. Il se releva complètement, se massant un coude particulièrement douloureux. Au-dessus de lui, inac­cessible, un trou glauque, verdâtre, signalait l’orifice inférieur du puits où il s’était si imprudemment jeté.

Heureusement, son polyfusil avait tenu bon contre son épaule. Il le saisit encore une fois, pointant son canon inutile vers les lueurs inamicales qui ponctuaient l’obscurité.

— Où est-ce que je me suis fourré, maintenant ? maugréa-t-il entre ses dents.

Puis il laissa échapper un glapissement aigu de terreur. Quelque chose de dur et de froid venait de lui effleurer le cou.

Il plaqua une de ses mains à l’endroit où on l’avait touché, comme pour chasser une mouche importune. Sa main ne rencontra que la chair de son cou, parcourue de frissons. Les yeux écarquillés dans l’obscurité, il chercha à repérer l’innommable chose qui l’avait touché. Mais il ne voyait rien, que le ricanement coloré des cadrans et des lampes, qui le provoquait dans la nuit. Avait-il rêvé ? Quelque chose le toucha au côté. Il pivota et tira dans le même temps. Il entendit le claquement de la capsule tétanisante qui éclatait contre une surface dure.

— Qui… qui est là ? dit-il stupidement.

Mais, dans la sombre caverne peuplée de fantômes, seul lui répon­­dit inintelligiblement le code mystérieux des ampoules. Nataniel avait vérita­ble­­ment peur, maintenant. Il avança, son fusil et son bras libre tendus en avant. Ce fut une marche aveugle, pendant laquelle il heurta plusieurs fois des choses solides, ou des masses indiscernables qui semblaient se rétracter devant lui. Malgré la température plutôt fraîche qui régnait dans les sous-sols, il était en nage.

Il ne sut pas comment il parvint à une porte qui s’ouvrit devant lui. Il fonça, tête baissée, vers ce havre et, ô miracle, une lumière douce, verte, l’éclaira alors qu’il pénétrait dans la nouvelle pièce. Le hall était plein de machines carrées d’où s’échappaient des gerbes de câbles et de filaments. Il passa entre ces blocs dont l’activité mystérieuse se révélait seulement par le léger grésillement qui en émanait. Ce fut pourtant dans cette salle en apparence paisible qu’il éprouva sa plus grande peur.

Alors qu’il passait devant une machine, toute la paroi verticale qu’il longeait s’ouvrit. Une lumière d’un bleu intense se déversa par la fissure et éblouit un instant le canonnier. Quand ses yeux eurent repris possession des formes et des couleurs, il vit avec une terreur incontrôlable que, à l’intérieur de l’appareil, un « ver » était blotti, encore plus gros que celui qu’il avait vu précédemment, et l’animal le considérait avec sa rangée d’yeux où, sans que le doute fût possible, brillait une intelligence aiguisée. Nataniel leva son fusil d’une main qui tremblait. C’en était plus qu’il ne pouvait supporter. Mais, avant qu’il eût pu tirer, une lanière siffla et vint s’enrouler autour de son arme, la lui arrachant des mains.

Il regarda stupidement le souple ruban de métal gris qui avait surgi de la machine et se résorbait dans la cavité emportant son arme. Le « ver », jusque-là immobile, commençait à ramper vers lui, se dégageant de l’écheveau de fils ténus qui l’enrobait comme au sein d’un cocon finement tissé.

Nataniel prit ses jambes à son cou. Il se sentait devenir fou. Autour de lui, d’autres machines s’ouvraient. La salle était éclaboussée de lumière bleue. Nataniel courait… Il était perdu dans un labyrinthe mécanique qui avait la taille d’une planète entière. Ses compagnons ne le retrouveraient jamais. Il allait errer là, jusqu’à ce qu’il meure de faim, de soif, de terreur. Il atteignit le mur du fond, y chercha vainement du regard une issue. Il n’y en avait pas. Juste à ce moment, une obscurité totale tomba d’un coup sur la salle.

Il n’y avait plus un bruit, plus une lumière, et Nataniel n’entendait dans le silence que le bruit de sa respiration oppressée. Il plaqua son dos contre la surface sans espoir du mur, ses mains à la paume moite se promenaient contre le métal, à la recherche d’un impossible secours. Tout à coup, il fut environné d’un cercle étincelant de lumière qui jaillit droit devant lui. Il ferma les yeux, les rouvrit, voulut échapper à ce dard de lumière pure qui le tenait cloué au mur comme un papillon sur la tablette de l’entomologiste. Mais il avait beau pousser son corps transi le long de la paroi, le rayon lumineux jailli de nulle part ne le lâchait pas.

Il se sentit observé, détaillé, par une entité muette, impitoyable, inhu­maine, et c’était la pire sensation qu’il eût jamais éprouvée. Lorsqu’il entendit le frôlement tout près de lui, il n’eut même pas la moindre réaction de défense ou de fuite. Il était vidé, usé, physiquement et intellectuellement.

L’attouchement léger d’appendices mous et tièdes sur ses bras et son visage finit de vaincre ses dernières forces. Il se sentit tomber, douce­ment, doucement, comme si une vague cotonneuse l’engloutissait au sein d’un océan maternel. Puis ce fut le noir total.

Nataniel s’était évanoui.

***

Anim traversa en courant la rotonde où, dix minutes plus tôt – mais il ne le savait pas – Nataniel était passé en sens inverse, et où, cinq minutes auparavant – mais il ne s’en doutait pas davantage – les créatures qui poursuivaient le canonnier avaient marché. Quand il fut dans le tunnel baigné de son éternelle lueur laiteuse, il vit tout de suite que la porte s’était refermée. Il s’agenouilla, le plus loin qu’il put de sa cible pour pouvoir l’atteindre en tir direct, mais échapper aux éclats et surtout aux radiations, et, son arme fermement incrustée dans son épaule, il fit feu. Avant que la grenade atteigne son but, il s’était déjà jeté à terre, le nez contre le sol et la tête protégée par ses bras. Le grondement de l’explosion se répercuta avec une telle violence, dans la chambre acoustique close que formait le tunnel, que le jeune homme crut que la bombe avait explosé juste à côté de lui. Le souffle déclencha une tempête miniature qui s’engouffra dans le siphon artificiel, et Anim roula sur lui-même pendant plusieurs mètres avant que le vent décrût. Une fine poussière tomba sur lui en pluie et le fit tousser. En même temps, la pression extérieure s’appesantit douloureusement sur ses poumons.

Anim avança cependant, plaquant un mouchoir sur son visage afin d’éviter que ses bronches se remplissent de la poussière en suspension. Le changement de pression l’étonna ; qu’était-il arrivé à l’atmosphère de la planète ?

Une grande déchirure se voyait maintenant au bout du tunnel. La grenade avait fracassé la porte, mais avait aussi profondément labouré une grande partie du terrain environnant. L’activité des éléments radioactifs dégagés par les grenades à fusil ne durait que quelques secondes, aussi Anim s’engagea-t-il sans crainte sur les monceaux de gravats qui emplis­saient le tunnel effondré. Il tenait les yeux obstinément baissés, car les volutes de poussière soulevée étaient longues à retomber, aussi ne fut-ce qu’au dernier moment qu’il prit conscience de l’éclat insoutenable du ciel vibrant. Mais il n’en fut pas surpris : au contraire, la conscience d’avoir réussi le gonfla d’espérance. Les lignes de forces mystérieuses avaient précipité la planète et son enveloppe atmosphérique (celle-ci un peu compressée, sans doute, d’où l’accroissement de la pression) dans le subespace. Le petit soleil satellisé avait-il suivi ? Probablement pas – et cela ne paraissait pas avoir d’importance, la température n’ayant pas bougé. Mais c’était encore une des conséquences de la navigation au sein de cet « univers intérieur » : celui-ci ne possédant pas d’existence physique comparable à l’ensemble de lois régissant le monde à quatre dimensions, il ne pouvait transmettre la chaleur. Au contraire, il devait servir d’isolant qui garderait constante la température du monde errant…

Lorsque Anim déboucha à l’air libre, il comprit immédiatement que de graves événements s’étaient produits. Pas loin de lui gisait la carcasse démantibulée d’un appareil qui avait dû être grossièrement ovoïde, et était fait de métal brillant. L’engin devait stationner près de la porte, et c’est la propre grenade d’Anim qui l’avait détruit. Au loin, sur la plaine, il y avait – incroyablement grand – un losange gruull. Il avait atterri et avait reçu un sérieux choc, si l’on en jugeait par la vaste entaille qui s’ouvrait en son centre. En fait, le vaisseau ennemi était presque coupé en deux.

Anim reconstitua assez facilement les événements. Un vaisseau avait atterri sous le nez de Nataniel, et celui-ci avait eu le temps de lui lancer une grenade nucléaire, avant de… de quoi ? Était-il mort, pétrifié par la vibration, ou avait-il pu se réfugier dans les sous-sols ? Mais, dans ce cas, ils auraient dû se croiser ? À moins qu’il ait pris un autre chemin. Et les Gruulls ? Eux aussi étaient descendus à l’intérieur de la planète, puisqu’il y avait devant la porte un engin qui était manifestement un véhicule…

Les pensées se bousculaient dans le cerveau d’Anim. Et Illona ? Toute seule au centre du monde avec des Gruulls qui rôdaient… Anim faillit rebrousser chemin, mais il se contint. Il était venu chercher la caisse de visée, il fallait qu’il la ramenât. Peut-être Nataniel était-il dans l’oiseau-mouche ? Il parcourut en quelques grands bonds la distance qui le séparait du vaisseau, sans quitter de l’œil l’appareil ennemi. Mais rien ne bougeait. Sans doute les Gruulls avaient-ils été pour la plupart tués par l’explosion, et ce qui en restait était maintenant sous le sol.

Le jeune homme vit d’un coup d’œil que le travail sur les fusées ne semblait guère avoir avancé. Il s’engouffra dans le sas, appela deux ou trois fois son compagnon, mais en vain : l’appareil était désert. Anim sortit de son casier l’ordinateur de navigation. C’était une caisse carrée, qu’il passa à son épaule avec une courroie. L’engin était lourd ; sur Terre, il n’aurait même pas pu le soulever. Mais ici, la faible gravitation l’aidait. Avant de sortir, il prit dans la soute d’armement deux autres grenades nucléaires, une qu’il passa à sa ceinture, l’autre qu’il engagea dans son canon.

Lorsqu’il fut à terre, il remarqua le communicateur de Nataniel, qui avait été abandonné dans l’herbe. Il faillit le ramasser, mais se ravisa : il n’en aurait pas besoin sous la terre. Il courut de nouveau jusqu’à la crevasse. Il avait un point de côté, il était en sueur, ses poumons étaient en feu, sa nuque douloureuse. Mais rien de cela ne comptait.

Les retrouverai-je vivants ? pensait-il. Arriverai-je vivant jusqu’à eux ?

Comme il allait plonger dans l’orifice, éclairé par la matière qui, même en morceaux, gardait sa luminosité, il glissa sur une surface visqueuse, et eut un haut-le-cœur. Il ne l’avait pas vue à l’aller mais, près de l’engin démantibulé, il y avait une large flaque molle et grisâtre qui s’était répandue sur la terre et les herbes arrachées. C’était ce qui restait d’un Gruull, déchiqueté par la grenade. La mort avait dû le surprendre avant qu’il eût pu se rendre compte de quoi que ce soit ; sans doute était-il resté là en sentinelle ?

Anim fonça dans le couloir, arme pointée.

Il ne doit pas y en avoir beaucoup, en bas, pensait-il.

Lorsqu’il parvint dans la grande salle rectangulaire qui baignait toujours dans son océan carminé, un obscur pressentiment le fit freiner sur ses talons. Une seconde après, la lumière s’éteignait, et les globes rouges prenaient leur sinistre tonalité orangée. Les générateurs de mort fonctionnaient de nouveau. Cette fois, c’était pour lui !

Anim fit volte-face. Il s’était aperçu que l’eau terne des globes augmentait rapidement d’intensité, sans toutefois que le rayonnement éclairât le moins du monde. Pour Anim, la manœuvre d’attaque était claire : « on » l’avait repéré à son entrée dans la salle, et les sphères mortelles devaient élargir leur champ d’action pour arroser de vibrations les allées où Anim devait nécessairement passer.

À l’aveuglette, il sauta vers la porte. Elle ne devait pas être loin… Là ? Non, c’était le mur… Là ? Il y était ! Sans viser, laissant seulement dépasser de l’angle de la paroi le canon de son arme, il pressa sur la détente. Le fusil trembla dans sa main, et il se rabattit derrière la paroi. Il voyait en imagination le mortel petit engin oblong tracer une courbe gracieuse dans le noir… puis exploser !

La déflagration l’assourdit. Une lumière d’un blanc éclatant avait une seconde dessiné sur le sol le rectangle de la porte, puis tout ne fut plus que volutes tournoyantes nimbées d’éclats pourprés. Une grêle inter­­mit­tente signalait l’impact de morceaux de ferraille tordus qui giclaient sur le sol et sur les murs. Une fumée âcre passa par la porte, fut aspirée et brassée dans le couloir par les climatiseurs qui fonctionnaient obstinément.

Anim engagea un chargeur de balles explosives normales dans son fusil, et se glissa dans la salle, courbé en deux. Aucune des sphères maléfiques ne brillait plus. Cependant, l’obscurité n’était pas complète : vers le bout de la pièce, une large ouverture dans le mur déversait une lueur verte qui rebondissait par à-coups sur des angles de murette faussés, sur des échafaudages bouleversés de câbles et de poutrelles. L’explosion avait fait du beau travail ! Guidé par la lueur, Anim franchit des crevasses, des tumulus de métal enchevêtré, de la boue liquide qui était tout ce qui restait des araignées pétrifiées, et sans doute de leurs symbiotes. Il retrouva enfin le logement de l’escalator, mais, au moment où il allait pénétrer dans l’engin, il vit le monstre qui venait vers lui du fond de la salle. Il était revêtu d’une sorte de cuirasse brillante qui réverbérait la lumière verte, et il avait l’air d’avancer avec difficulté. Avec l’éloignement et la luminosité sourde qui soulignait à contre-jour les formes de Gruull, il fallut quelques secondes à Anim pour comprendre ce que, finalement, ils étaient. Dire que, depuis le début, ils avaient eu sous les yeux toute la genèse et qu’ils n’avaient pas compris !

Mais le moment n’était pas à l’étonnement ni à la réflexion. Anim vit que le Gruull tenait un objet dans ses pattes antérieures. Il fit feu, deux, trois, quatre, cinq, six fois. Les pastilles explosives touchèrent toutes le monstre. Celui-ci se contracta, puis ses pattes furent arrachées, son abdomen s’ouvrit comme un fruit mûr, et il ne fut plus qu’un petit tas de matière spongieuse sur les débris de l’installation.

Anim attendit un bref instant. Mais aucun ennemi ne se montrait plus. Peut-être le Gruull avait-il été le seul à être descendu… Le pilote appuya sur la touche bleue et l’escalator le précipita vers les niveaux inférieurs.

En sortant de l’escalator, il vit en même temps qu’un Gruull était dans la salle de commande, courbé devant un pupitre, et le corps inerte d’Illona, affalé devant l’écran ovale où dansaient toujours les lignes et les couleurs.

Anim tira sans viser. La première balle manqua la cible et explosa sur une surface ronde et opalescente qui se déchira au milieu d’une gerbe d’étincelles bleues. Des morceaux de métal fusèrent en chuintant à travers la sphère, et le rire cristallin du verre brisé répondit au hurlement des projectiles et au claquement sourd des impacts. Anim ne pouvait plus contraindre son doigt à quitter la détente. Son fusil crépitait dans sa main, comme doué d’une vie propre, et ce ne fut que lorsqu’une particule chuin­tante frôla son visage et vint s’aplatir derrière lui avec un bruit sourd que sa main obéit au contrôle tardif de son cerveau.

Le Gruull n’était plus qu’une masse déchiquetée d’où suintait len­­te­­ment une mare de sang violet. Des bouts de ferraille avaient été projetés partout et de nombreux écrans étaient étoilés.

Anim contraignit sa respiration à reprendre un rythme normal, puis il se débarrassa de l’encombrant coffre qu’il portait toujours, et alla se pencher sur le corps de sa compagne. Il sentit une onde de chaleur le traverser quand il se rendit compte qu’elle n’était pas morte – ou que, au moins, ce n’était pas la vibration qui l’avait touchée : son teint était normalement rosé et, sous ses doigts, la peau d’Illona gardait une élasticité rassurante.

Anim souleva la tête et le buste de la jeune fille, et ferma une seconde les yeux, le nez enfoui dans les cheveux sombres. Illona respirait paisi­ble­ment. Un sourire éclaira la face rude et aiguisée du pilote. Il avait cru avoir perdu sa compagne de toujours, et elle vivait ! Elle n’était qu’évanouie, endormie ou étourdie peut-être par une arme gruulle. Son déchirement n’avait pas duré plus de vingt secondes, mais la douleur qu’il avait ressentie battait encore rétrospectivement une charge éperdue entre ses côtes.

Il étendit avec douceur la jeune fille sur le sol. La grande ouverture de la paroi, par où le Gruull avait dû s’infiltrer, l’inquiétait. Il alla l’examiner. Ce n’était qu’un corridor hémisphérique, large, mais nu aussi loin que son regard pouvait porter, et dont les parois dégageaient l’habituelle lueur laiteuse. Un autre danger pouvait-il sortir de là ? Anim essaya de trouver le long du chambranle une touche qui pût fermer la porte, mais il y renonça vite. Et pousser n’était pas davantage efficace.

— Anim…, prononça une voix familière.

Le pilote se retourna. Deux secondes après, il serrait contre lui le corps souple et vivant d’Illona, il sentait contre sa joue la joue souple et vivante d’Illona. La jeune fille était encore chancelante, et elle dut s’appuyer contre un tableau mural fracassé par les charges explosives.

— Je… je ne l’ai pas vu arriver, souffla-t-elle. Quand j’ai relevé les yeux de mes calculs, il était déjà là, il me braquait dessus quelque chose de rond… J’ai pensé que j’allais mourir. Et je ne me souviens plus de rien.

— Heureusement, la vibration ne doit pas être une arme portative. Ou alors ils ne peuvent la reproduire qu’à très faible intensité quand il s’agit d’un engin de poche.

— Mais d’où venait-il ?

— Un de leurs vaisseaux a atterri, dit Anim, qui expliqua en quelques mots ce qu’il avait vu et fait.

— Mais il risque d’y en avoir d’autres, alors… Je veux dire, qui viennent de l’extérieur ?

— Peut-être. Je ne sais pas. C’est peu probable, je crois. Le véhicule qui les a amenés était petit, et, vu la taille des Gruulls, je ne pense pas qu’il ait pu contenir plus de deux ou trois individus… Mais on ne sait jamais, évidemment. Pourtant, la majeure partie de l’équipage a dû périr dans l’explosion de la grenade.

— Mais… (Illona fit un geste vague dans son dos, comme si elle désignait l’ensemble du monde artificiel autour d’elle.) Et les autres ?

— Je ne crois pas qu’il y ait du danger de ce côté-là. Ce ne sont que des bébés. Je pense que les vaisseaux qui apportent les œufs viennent aussi chercher les symbiotes à un moment ou à un autre de leur croissance. Et maintenant que nous sommes dans le subespace, rien ne doit pouvoir nous atteindre. Seulement, c’est le moment ou jamais d’essayer de calculer notre route. Tu as pu avancer ?

— On devrait pouvoir y arriver. Mais de toute façon, il faudra commencer empiriquement, en dirigeant la planète dans la direction approximative du système solaire. Et, pour ce faire, il faudra prendre des repères spectrographiques, donc faire de temps en temps émerger la planète dans l’espace normal. Et c’est là que nous courrons le plus grand danger, parce que tu penses si les Gruulls doivent s’activer pour nous chercher ! Espérons que ta supposition est juste, que dans le subespace il est impossible à des mobiles à quatre dimensions de s’aborder.

— S’aborder, je ne pense pas. Mais ils doivent au moins avoir le moyen de nous repérer…

— Alors nous risquons d’entraîner vers la Terre toute la flotte gruulle !

— Oui, mais… Avec les otages que nous avons !

— C’est vrai, souffla Illona. Et ça paraît incroyable. Nous avions abordé le berceau des Gruulls…

***

Une race conquérante, partie à l’assaut de l’univers. Et entraînant dans sa course une planète artificielle qui est le nid et le berceau de son espèce. Une espèce à la croissance difficile et complexe, passant par l’existence symbiotique de deux individus complémentaires, dont l’un disparaît en cours de métamorphose pour assurer la subsistance à l’autre…

Le Gruull adulte (sexué ou asexué ? c’était encore une chose à découvrir…) pond un œuf. Cet œuf comprend deux embryons distincts : l’« araignée » et le « ver ». L’araignée est une forme provisoire, qui ne mange pas et vit sur ses réserves corporelles, une simple écorce protectrice qui va servir au ver pour son développement ultérieur. Après quelque temps (quelques mois terrestres, probablement) de vie indépendante, l’araignée assimile le ver, puis se fige, se sclérose, tandis que le ver, à l’abri dans la chrysalide, se nourrit des réserves de son porteur. Au bout d’une autre période indéterminée, quand le ver a dévoré toute la substance de son porteur, il sort de la carapace vide : c’est maintenant un Gruull formé physi­­quement, mais au premier jour d’une seconde naissance, à l’aube de sa vie intelligente. Car le double symbiotique n’est qu’un animal à la vie végétative, instinctive. L’animal issu de la transformation intrachrysa­lidienne commence seulement à ce moment-là son existence véritable.

Voilà ce qu’avaient découvert Illona et Anim, en se trouvant face à face avec un monstre de la race de ceux qu’ils avaient successivement appelés les « vers », les « petits », les symbiotes… mais un ver devenu presque aussi gros que l’animal porteur, un ver cuirassé d’écailles brillantes et brandissant une curieuse arme sphérique.

À partir de là, d’autres questions, bien sûr, pouvaient être posées.

Sur l’ambivalence de la vibration gruulle, notamment. Sur son effet sur la chrysalidation du porteur. Sur la croissance des jeunes Gruulls.

Et sur l’extermination sauvage des Hommes.

***

Anim et Illona travaillaient sans relâche dans la sphère verte. Les balles du spationaute avaient gravement endommagé d’innombrables cadrans, touches, écrans. Mais comment savoir si des organes essentiels n’avaient pas été irrémédiablement détruits ? Le polyèdre était bien entendu intact, puisque immatériel, et le long d’un de ses filaments, la boule blanche clignotait toujours en glissant imperceptiblement.

Les lumières se succédaient sur l’écran ovale, et les chiffres hasardés par Illona et Anim étaient bus avec avidité par l’ordinateur qui les digérait sans passion, pour les recracher sous forme de symboles et de graphiques que les deux Terriens examinaient d’un œil critique.

Plusieurs heures avaient passé. Nataniel ne donnait pas signe de vie. Que faire, à son sujet ? Errait-il dans le ventre de ce titanesque vais­seau qu’était la planète creuse ? Était-il mort, comme Bin, touché par la vibra­­tion ? Ni l’escalator ni le tunnel mystérieux n’avaient livré d’autres visiteurs, amicaux ou inamicaux. Anim avait eu raison : les Gruulls survivants n’avaient bien été que trois.

Cependant, il n’était pas question de partir en exploration dans le cœur de la planète. D’abord, Anim et Illona jugeaient que le plus urgent était de pouvoir mettre, coûte que coûte, la planète vagabonde dans le droit chemin de la Terre. Ensuite, les deux compagnons avaient juré de ne plus se séparer.

— Calculer ne sert plus à rien, maintenant, finit par dire Illona. Il faut émerger, et faire une visée spectrographique. En comparant avec le cliché du relevé que j’avais fait quand nous avons débarqué, nous pour­­rons déterminer l’axe galactique de notre route, et le modifier dans la mesure du possible.

— Très bien, dit Anim.

Il s’approcha du levier orangé en forme de crochet, hésita un moment, puis le poussa dans sa cavité. Le polyèdre reprit sa primitive colo­ra­tion pâle et grisâtre, la boule blanche cessa de clignoter et, sur l’écran ovale, il n’y eut plus, sur un fond bleu sombre, que deux lignes blanches croisées à angle droit.

— Voilà. Un simple petit geste, et nous sommes revenus dans l’espace de notre bon vieil Einstein.

— Dépêchons ! fit Illona. Et gare aux Gruulls !

Ils traversèrent sans encombre un chemin qui commençait à être familier au pilote. Au bout du tunnel rayonnant faiblement de sa lumière blanche perpétuelle, s’ouvrait l’orifice obscur du puits, baigné d’une sombre nuit cloutée d’étoiles.

Le froid vif les surprit. Ils frissonnèrent…

— Bon sang ! fit Anim, j’avais oublié cela : quand nous sommes partis dans le subespace, nous avons oublié notre soleil. Sans doute y avait-il un moyen de le fairex suivre, mais comment l’aurions-nous su ? Et, maintenant, une nuit éternelle baigne la planète, et le froid du vide commence à pénétrer. Nous devrons faire vite, et ne pas émerger trop souvent, sinon l’atmosphère se transformera vite en glace !

— Oui, dit Illona distraitement. Et tous les symbiotes restés en surface vont mourir…

— Ça fera autant de Gruulls de moins ! Brrr… mais il gèle, allons mettre nos scaphandres.

— Ramène-moi le mien, je vais commencer la visée.

Le bloc, qu’Anim avait remonté, étendit ses frêles tentacules vers le ciel palpitant d’étoiles, et commença à interroger silencieusement le fir­ma­ment. Vue sous cet angle, la Galaxie apparaissait comme une boule de pollen s’effritant le long de sa circonférence en des millions de spores projetées. Le spectacle était fascinant. Illona souffla sur ses doigts qui s’engourdissaient. Son haleine givra aussitôt, et une pluie de pail­­lettes étincelantes et fugitives brillèrent un instant avant de tomber avec nonchalance sur l’herbe qui semblait déjà se racornir.

Anim courait vers le Flâneur. Il y fut très vite, sortit deux sca­phandres de la réserve, en enfila un, boucla sur son visage le globe transparent, mani­­pula à sa ceinture le réglage du thermostat. Aussitôt, une agréable chaleur l’envahit. Il lui sembla avoir des tas de choses à prendre dans le vaisseau, mais Illona passait avant tout. En courant vers la jeune fille, il soupesa du regard le long vaisseau aplati qui gisait sur la plaine, cassé en deux, mais miroitant sous les étoiles. Là se cachaient des secrets aussi importants que tout ce qu’il y avait dans la planète elle-même. Anim brûla soudain du désir d’y aller, mais ce n’était pas le moment. Plus tard, se promit-il, quand la base sera repassée dans le subespace. Ils seraient à l’abri des incursions gruulles, et sans doute la température se stabiliserait-elle, sous l’effet de la climatisation interne de la planète.

Illona était prête à défaillir de froid quand il l’aida à passer le scaphandre. Sous la lumière vive des étoiles proches et innombrables, son visage était blanc comme de la craie, et ses lèvres violettes. Il lui fallut une minute pour se remettre. Dans l’écouteur de son scaphandre, Anim l’entendit qui claquait des dents.

— J’ai fini, dit enfin la jeune fille. Nous nous sommes déplacés de cent cinquante à deux cents années-lumière en moins de dix heures. c’est fantastique !

— Oui… Mais cela correspond bien à ce que nous avons fait lors de notre première translation : huit mille années-lumière en une quinzaine de jours. C’est à peine plus qu’il ne nous faudrait pour regagner la Terre.

— En tout cas, il ne semble pas que nous filions dans la bonne direction. À mon avis, nous devons suivre approximativement un chemin perpendiculaire à l’axe galactique, alors que nous devrions le suivre en direction du cinquième bras.

— Ça s’arrangera ! fit Anim.

Et il repassa sur son épaule la courroie du petit appareil.

Ils firent le plus vite qu’ils purent pour regagner la sphère de direction. Lorsqu’ils y débouchèrent, une nouvelle épreuve les attendait : Nataniel et un jeune Gruull s’y trouvaient déjà.

Dans un même mouvement, Anim laissa tomber l’ordinateur et empoigna son fusil.

— Non ! cria Nataniel. Arrêtez !

Anim suspendit son geste, mais garda son arme pointée. À travers la manche de son scaphandre, il sentait la petite main d’Illona se crisper sur son poignet.

— Ne tire pas, mon pote, disait Nataniel, qui avait retrouvé toute sa faconde. Il ne nous veut pas de mal, ce petit trésor-là…

— Tu sais que c’est un jeune Gruull tout juste sorti du cocon ? fit Anim d’une voix âpre.

— Mais oui, mon pote, il me l’a dit !

— Il te l’a dit ?

— Oui. On peut communiquer avec eux par télépathie !

— Vraiment ? s’exclama Illona qui, sans hésitation, s’était approchée du jeune animal – non : du jeune Gruull.

— Mais oui. Figurez-vous que j’étais en train de démonter ces satanées fusées quand toute une escadrille gruulle est arrivée…

Nataniel raconta ses propres aventures, jusqu’au moment où, perdu dans l’obscurité, il s’était évanoui dans les pattes des petits Gruulls. Il était revenu à lui dans une caverne bizarre toute tapissée d’instru­­ments, et sur lui étaient penchés une douzaine de ces animaux qu’il appelait en lui-même des « vers ». Il avait eu un mouvement de frayeur, tempéré cependant d’une légitime curiosité, car les symbiotes, qui le considéraient avec leur couronne d’yeux sombres débarrassés de toute trace de taie brumeuse, agissaient très nettement comme des êtres intelligents. Étendu au centre d’un cercle de créatures en apparence peu hostiles, soupesé par une multitude d’yeux noirs où passaient des reflets fugitifs, Nataniel avait senti que ses compagnons et lui s’étaient trompés du tout au tout vis-à-vis des animaux.

« Que… que me voulez-vous ? Qui êtes-vous ? » avait-il grommelé.

Ce n’avait été qu’une réaction instinctive, au sortir d’un néant brouillé. Mais sa stupéfaction avait été portée à son comble quand on lui avait répondu ! Qui avait parlé ? Il ne savait pas. Un des individus… ou tous ensemble ? Cela n’avait pas d’importance, et, d’ailleurs, il ne s’agissait pas vraiment de paroles, mais d’idées, de concepts, qui se formaient dans le cerveau de Nataniel sous l’apparence de phrases grammaticalement schématiques, mais qui semblaient être articulées près de ses oreilles par une bouche très humaine.

« Vous êtes… un Homme, avait dit la voix. D’où venez-vous ? Comment êtes-vous arrivé ici ? »

À ce moment-là une explosion avait retenti, lointaine, mais bien perceptible, jusque dans la vibration qui avait secoué la pièce. (Anim expliqua à Nataniel qu’il s’agissait d’une grenade qu’il avait tirée dans une des salles supérieures pour échapper à une agression par vibration.) Les jeunes Gruulls qui interrogeaient Nataniel s’étaient interrompus un instant. Leurs yeux avaient passé par différentes couleurs, ce qui était très surprenant, puis la voix anonyme avait résonné de nouveau dans son cerveau.

« Vous entendez, Homme, disait-elle, vos semblables saccagent la machine de croissance… »

Il y avait comme de la douleur mêlée à la substance même des mots, et Nataniel s’en était étonné, puis avait protesté.

« Vous êtes donc des Gruulls ! avait-il tonné. Savez-vous ce que votre race fait aux Hommes ? »

Ensuite tout s’était brouillé de nouveau et il avait eu un long moment d’inconscience pendant lequel il supposait que les créatures avaient essayé de lire en lui. Lorsqu’il avait émergé du brouillard, la voix s’était fait de nouveau entendre.

« Bien des points sont obscurs, disait la voix. Nous voudrions nous entretenir avec votre chef. »

— J’ai dit que je ne savais pas où vous étiez, reprit Nataniel. Mais ces petits potes-là m’ont appris qu’ils vous avaient repérés. J’ai dit que c’était une bonne idée d’avoir une conversation, mais j’ai insisté pour qu’il n’y en ait qu’un qui vienne avec moi. Nous avons suivi un long tunnel avec le copain là-derrière, et nous sommes arrivés ici il y a un quart d’heure. Voilà…

— Ainsi, ils veulent parler, dit Anim. Cela cache peut-être un piège, mais nous pouvons aussi apprendre des choses d’un intérêt primordial. En attendant…

Le pilote alla rapidement tirer le crochet qui rejetait la planète dans l’abri du subespace.

— Au fait, où est Bin ? demanda le canonnier.

— Mort. Je te raconterai plus tard…

Le jeune Noir ne fit aucun commentaire. Anim se plaça en face du Gruull. (« Tout près », avait précisé Nataniel.) Puis il attendit, contemplant avec curiosité, mais sans répugnance, la tête lisse de la créature surmontée de cette curieuse rangée de miroirs obscurs qu’étaient ses yeux.

Cependant, la première phrase qui retentit dans son cerveau le stupéfia.

« Pourquoi les Hommes nous livrent-ils cette guerre sans merci ? » disait le jeune Gruull.