9
—…Les murs sont toujours faits de cette matière blanche. Je ne sais pas ce que c’est, ça n’arrête pas les ondes radio en tout cas. Rien d’autre à signaler. Je te rappelle dans un quart d’heure…
Anim rejeta derrière son épaule la boîte oblongue du communicateur. Ils marchaient depuis un quart d’heure. Le couloir souterrain n’avait pas changé : toujours aussi net, aussi droit, avec la même pente. L’air y circulait normalement, frais comme à l’extérieur, véhiculé sans doute par un circuit d’aération invisible.
Les trois explorateurs devaient presser le pas ; les animaux qu’ils avaient laissé filer étaient loin devant eux ; en revanche, ceux qui venaient derrière les talonnaient. Heureusement, la faible gravitation permettait aux Terriens de prendre par à-coups un peu d’avance, en faisant à pas bondissants un « cent mètres » épisodique.
Ils parvinrent peu après à une salle ronde qui formait comme une antichambre entre le boyau qu’ils avaient suivi et les embranchements de plusieurs nouveaux couloirs dont les orifices hémisphériques trouaient la paroi incurvée. Il y en avait une demi-douzaine. Manifestement, les édentés passaient indifféremment dans l’un ou l’autre des boyaux, qui n’étaient là sans doute que pour diviser leurs troupes.
Anim et ses deux compagnons traversèrent la salle et se penchèrent sur l’un des orifices.
— Hum, la pente est encore plus raide. Je suppose que nous pouvons choisir indifféremment n’importe lequel…
— Le boucher nous attend peut-être en bas, fit Bin, visiblement peu rassuré.
— Quelle que soit l’utilité de cette station, je pense que tout doit être automatique. Mais mieux vaut prendre des précautions : nous allons attendre les araignées qui viennent derrière nous et nous glisser là-dedans avec elles. Elles nous serviront de moutons d’Ulysse.
Et déjà les animaux venaient sur eux. Anim et ses compagnons s’étaient glissés de quelques mètres dans le boyau, pour éviter la bousculade qui présidait au choix des édentés qui hésitaient un instant avant de s’ébranler dans l’un des six tunnels. Mais, comme le pilote l’avait prévu, le flot des bêtes était beaucoup plus clairsemé : ils ne risquaient plus de se faire écraser à chaque pas… L’un derrière l’autre, ils s’intercalèrent entre deux édentés. Le passage étant beaucoup plus étroit que la première artère, les animaux, à cause de leur taille, ne pouvaient guère avancer à plusieurs de front. En marchant, Anim saisit son communicateur et appela Nataniel.
— J’écoute, fit la voix du canonnier.
— Nous avons dépassé une rotonde sur laquelle six nouvelles voies s’ouvraient. Nous descendons sur l’un des plans inclinés qui mènent probablement au même endroit, et ne sont là que pour dégrossir le troupeau…
Anim s’interrompit un instant car un grésillement intermittent se faisait entendre dans l’appareil. Il doit y avoir du métal quelque part dans l’épaisseur des murs, pensa-t-il.
— Nous descendons toujours, poursuivit-il. La pente est assez raide, c’est un avantage pour nous car les animaux semblent gênés, ils sont obligés de s’agripper au sol et n’avancent pas très vite. Ah ! Le couloir oblique vers la gauche. On entend maintenant assez distinctement une espèce de ronronnement. Des machines, peut-être tout simplement les souffleries qui évacuent l’atmosphère viciée. Plus nous descendons, plus le bruit devient net. Les parois du couloir sont maintenant entièrement en métal…
Anim s’interrompit de nouveau. L’écouteur de l’appareil ne lui transmettait plus qu’un grésillement ininterrompu. Il haussa les épaules et le rabattit sur son dos.
— Ce n’est plus la peine, les ondes ne passent plus, maintenant…
L’étroit boyau fit encore un contour. Après l’avoir dépassé, les explorateurs aperçurent à son extrémité un nouvel orifice sombre. Ils y furent en quelques pas, et, à la suite de l’animal qui les précédait, ils débouchèrent dans une vaste salle rectangulaire, au plafond haut et voûté. De loin, ils avaient cru qu’ils atteindraient une pièce obscure ; en réalité, s’il y avait ici moins de clarté que dans le boyau, la luminosité rougeâtre qui baignait les lieux était suffisante pour se diriger. Le hall était trop grand pour qu’ils puissent en distinguer clairement les extrémités, mais ils virent du premier coup d’œil qu’il était entièrement occupé par des sortes de boxes qui consistaient en une sorte de niche de métal creusée dans le sol, entourée d’un triple parapet de deux mètres de hauteur environ, également en métal. Au-dessus de la niche, se dressait un appareillage bizarre fait d’un entrecroisement de tubes ou de câbles qui supportait un globe luminescent. C’était l’ensemble des globes qui donnait à la vaste pièce sa tonalité sourde et sanglante. C’était de là aussi, semblait-il, que provenait le léger grésillement qui les avait intrigués.
Les boxes étaient groupés par ensemble de six, dos à dos, trois par trois. Entre ces groupes couraient des allées dans lesquelles se pressaient les édentés. Dirigés par un sens secret ou un ordre infus, les animaux pénétraient dans les niches et s’y couchaient, repliant gauchement leurs pattes articulées. Une fois étendus dans le berceau de métal, seule leur tête bougeait encore, allant et venant de droite à gauche comme si les animaux avaient conscience de l’incongruité de leur situation.
À l’intérieur des sphères rouges, il semblait qu’une vapeur confuse tourbillonnait, comme si des gaz sous pression se débattaient en une chimie inquiétante. La lumière sculptait durement des ombres étranges sur les formes ramassées des édentés, leur donnant un aspect de gargouilles fantastiques.
— Qu’est-ce que cela peut bien être ? murmura Illona.
— On dirait des baignoires, dit Anim. On va peut-être assister à la douche des araignées.
— Ce n’est pas si sot ! répliqua la jeune fille. Si ce sont véritablement des animaux de boucherie, ils reçoivent peut-être avant d’être abattus une douche d’un rayonnement qui les débarrasse des impuretés, des micro-organismes… qui les stérilise, en quelque sorte. Oui, mais le symbiote qu’ils transportent ?
— C’est un morceau de choix, pour les fines bouches, conclut Anim.
Les trois compagnons parcoururent quelques-unes des allées. Partout, les niches se remplissaient. Voir tous ces animaux rangés entre les murs de métal teintés d’écarlate était un spectacle hallucinant. Bientôt, il n’y eut plus une araignée dans les allées. Toutes avaient rejoint leur place, attendaient. Quoi ?…
Certaines niches cependant, étaient encore vides. Peut-être y avait-il pléthore de places, ou bien les emplacements déserts correspondaient-ils aux animaux tétanisés par Anim et Illona.
Anim scrutait avec intensité un globe rougeoyant suspendu à son échafaudage de câbles. La lumière sombre creusait ses orbites et faisait ressortir les méplats de sa face aiguë.
— Des gaz… de l’énergie globulaire ? murmura-t-il.
Illona et lui se tenaient prudemment en dehors du petit socle dans lequel était creusée une « baignoire » vide. Bin s’avança et se glissa le long de la paroi.
— Bin ! Tu es fou ! Reviens ici ! hurla Anim.
Le garçon, étonné, se retourna.
— Mais il n’y a aucun danger…
Il alla se placer juste sous la sphère lumineuse. Dans le globe, les vapeurs continuaient leur ronde.
— Ce n’est pas chaud… ni froid, fit le jeune garçon. On ne sent rien…
— Reviens tout de même ! ordonna Anim.
Et, au moment même où il prononçait ces mots, l’obscurité se fit dans la salle. Une obscurité trouée cependant par les globes lumineux : mais ceux-ci avaient subtilement modifié leur luminescence interne, qui, d’écarlate, était passée à l’orangé terne.
— Bin ! cria Anim.
La lumière émise par les globes ne rayonnait plus, restait prisonnière de la surface vitreuse. Les deux explorateurs étaient figés dans une obscurité palpable, trouée de place en place par les sphères orange qui étaient comme des yeux aveugles les contemplant de leurs orbites sans prunelle.
— Bin ! cria Illona dans le noir.
Les yeux orange ne palpitaient même pas. C’était une galaxie réduite d’un infernal planétarium, dont les étoiles mourantes ne projetaient pas la plus petite parcelle de lumière.
— Bin…, répétèrent Anim et Illona.
Mais rien ne répondit.
***
Nataniel plongea sous le ventre de la fusée, s’aplatit sur le sol, ferma les yeux. C’était un réflexe purement animal. Les Gruulls étaient juste au-dessus de lui. C’était la mort.
Il pensa : Je suis mort… Et, bêtement, il commença à compter : Un, deux, trois, quatre…
Une goutte de sueur perlait de son front, glissa sur l’arête de son nez, hésita un moment, tomba sur son menton.
Quand il arriva à dix, il se dit qu’il n’était pas encore mort. À haute voix, il cracha :
— Mais qu’est-ce qu’ils attendent ?
Il leva les yeux. Mais la coque du vaisseau lui cachait le ciel. Peut-être ne m’ont-ils pas vu ? se dit-il avec espoir. Puis il pensa que, sur la prairie verte, l’oiseau-mouche, au moins, devait se voir comme un nez au milieu de la figure. Mais ils pensent peut-être qu’il n’y a personne, ils attendent, les vaches… Nataniel décrocha avec prudence le polyfusil de son épaule, ajusta la crosse contre son épaule droite. Il faisait le moins de bruit possible, retenait sa respiration… Comme si cela avait eu de l’importance !
Ses mains tremblaient légèrement.
— Allons, allons, mon pote ! Tu ne vas te mettre à avoir les mouillettes, maintenant, fit-il à mi-voix. Hein ! Tu ne vas pas te mettre à jouer les femmelettes ! ajouta-t-il avec force, comme pour exorciser sa peur.
Il avait cru crier, mais sa propre voix résonna curieusement à ses oreilles, comme un timbre fêlé. Il s’appliqua à respirer avec lenteur et régularité, pour calmer le sang qui battait dans ses artères et son cœur qui cognait dans sa poitrine.
Il se rappela soudain avoir lu quelque part que les Gruulls devaient posséder un moyen pour détecter l’Homme : quand ils attaquaient une planète, ils n’arrosaient de rayons que les endroits précis où se terraient les victimes. Peut-être qu’ils ne veulent pas dépenser leur saloperie de rayon pour un homme tout seul !
— Hé ! là-haut ! cria-t-il. Je ne suis pas assez bon pour vous, les potes ?
Non, se dit-il… Non. Ils ne tirent pas parce qu’ils ne veulent pas abîmer leurs petits copains à pattes. Ils ne veulent pas gâcher la viande fraîche…
Il tourna la tête de tous les côtés. Sur la prairie, il n’y avait plus que quelques rares édentés qui se hâtaient vers la porte.
— Vous en faites pas, les petits potes. Bientôt, vous pourrez me canarder en toute tranquillité.
Puis il pensa pour la première fois à ses compagnons.
Bon sang ! se dit-il, ils ne savent rien, là-dessous…
Il fallait les prévenir. D’urgence ! Sa main gauche chercha le communicateur derrière son épaule, puis il se souvint l’avoir laissé quelque part près de sa caisse à outils. Il s’avança en rampant, avec précaution. L’ombre de l’oiseau-mouche cessa de couvrir son buste et sa tête. Il voyait deux des vaisseaux gruulls. Ceux-ci n’avaient pas bougé. C’étaient encore des formes presque abstraites flottant dans le ciel sombre et pourtant lumineux de transparence. Nataniel s’efforça de penser aux vaisseaux ennemis comme à un phénomène naturel, une bizarrerie de la nature, une géométrie curieuse sculptée dans la profondeur des nues.
Le canonnier se glissa sur le sol ; il n’avait pas lâché son arme. Il se disait : En une seconde, je peux viser et tirer. Mais il se disait aussi : Pauvre minus, qu’est-ce que tu peux bien faire, avec ta grenade, contre ces choses ?
Enfin, il put s’emparer de la boîte du communicateur. Il fit un roulé-boulé sur le côté, se retrouva dans l’ombre rassurante de l’oiseau-mouche.
— Anim ? fit-il. Anim ?…
Mais seule une coulée de parasites s’échappa de l’écouteur.
— Bordel de bordel, murmura-t-il. Je vais crever le cul en l’air et, quand les potes sortiront de leur trou, ils se feront cueillir comme des lousgoumes…
Puis une idée nouvelle germa : Et si j’allais les rejoindre dans leur trou ? Il fixa la porte : elle était toujours ouverte, mais… elle semblait, en vérité, si loin ! Tellement hors de portée ! Pas plus de cinquante mètres, sans doute, mais, même en courant, il lui faudrait… combien ? Dix secondes ? Vingt secondes ? Trente ? Un canonnier d’oiseau-mouche a de nombreuses qualités, certes ; mais ce n’est pas un sportif émérite.
Je vais faire combien de pas, avant de tomber avec la peau toute grise et aussi friable que du sable ?
Cependant, Nataniel se levait, assurait son fusil dans sa poigne. Courbé en deux, il progressa par petites enjambées jusqu’à l’angle mort de la passerelle. Puis il s’agenouilla sous la lame de métal, comme un coureur qui attend le coup de pistolet du starter. Il fixait la mince ligne blanche qui signalait l’orifice. Il n’y avait plus un seul édenté aux environs.
C’est le moment ou jamais, pensa-t-il.
Et, comme il tendait ses muscles pour le premier bond, une ombre immense tomba sur lui. Il resta une seconde pétrifié.
— Oh non ! laissa-t-il échapper avec accablement.
Puis il se tassa sur lui-même, en attente du choc définitif. Mais rien ne se produisit. En vérité, le vaisseau gruull qui glissait dans le ciel était passé encore très haut au-dessus de l’oiseau-mouche, mais il était si gigantesque que Nataniel avait cru un instant que le monstre venait s’abattre droit sur lui. Cependant, l’évidence n’en était pas moins là, avec cette pointe colossale de matière brillante qui naviguait dans le ciel avec une aisance enviable et stupéfiante.
Nataniel écarquilla les yeux. Le vaisseau gruull atterrissait ! Le canonnier n’avait jamais envisagé cette éventualité ; pendant plusieurs secondes, il resta pétrifié, ne sachant que faire, ne pouvant détacher ses yeux de l’énorme masse lisse et brillante qui manœuvrait si près de lui. Le vaisseau se posa sans bruit sur la plaine, à une distance que l’homme ne put déterminer tant le vaisseau était grand. À un kilomètre, deux ? Les yeux ne pouvaient apprécier les distances ni les dimensions en face de cette chose colossale qui, paradoxalement, paraissait n’avoir aucun poids. Le vaisseau avait traversé le ciel en une courbe élégante, avec la légèreté d’une feuille qui plane un moment dans le vent avant de toucher le sol. Et, maintenant, il était là, une simple coulée de métal étincelant, un losange parfait, plat comme un fer de lance, sans porte ni fenêtre, sans antenne ni aileron, sans tuyère, sans rien qui pût distinguer l’avant de l’arrière.
Nataniel leva les yeux, s’arrachant à la fascination qui le gagnait ; au-dessus de lui, les sept autres vaisseaux n’avaient pas bougé. Il fallait faire quelque chose. Maintenant ? Maintenant !
Il courut. Il n’avait jamais couru aussi vite ! Il faisait des bonds de trois mètres ; à peine sa jambe avait-elle pris appui sur le sol que son autre jambe le projetait avec force dans l’air léger. Il regardait, droit devant lui, la porte horizontale qui béait toujours. Il l’atteignit, plongea la tête la première dans le plan incliné, roula plusieurs fois, se releva… passa une main moite sur son front.
Il y était arrivé ! Rien ne s’était passé ! Un sourire se forma sur ses lèvres, se transforma en un long éclat de rire hoquetant. Tassé contre la paroi de matière blanche, Nataniel épanchait dans le rire sa trop grande tension nerveuse. Puis il se calma enfin, risqua un œil par-dessus le rebord du puits. Rien n’avait changé, ni le vaisseau au sol ni ceux qui, menaçants (ou indifférents ?), étaient fixés sur la toile des cieux.
Il faut que je descende, pensait Nataniel. Mais il ne descendait pas ; une force qu’il ne pouvait combattre le tenait cloué contre le parapet, et cette force n’était rien d’autre que la curiosité humaine. Personne n’avait jamais contemplé de si près des vaisseaux gruulls ! Il regardait encore quand le ciel explosa au-dessus de lui, ne fut plus d’un bout à l’autre de l’horizon qu’une implacable coulée d’argent palpitante.
***
La lumière revint.
Les sphères avaient de nouveau changé de modulation lumineuse, et le vaste hall était de nouveau plongé dans un bain sanglant.
— Bin…, murmura Illona.
Elle voulut s’élancer vers le corps du jeune garçon. Anim la retint, enfonçant ses doigts dans le gras de son bras.
— Inutile… Tu vois ce qui lui est arrivé ?
— Le rayonnement gruull…
Le corps de leur jeune compagnon avait basculé en travers de la cuve. Ses bras étaient étendus, en croix, dans le fond de la fosse. Une de ses jambes était repliée sous lui, l’autre était étendue, le bord de sa botte touchant le replat métallique. Il était mort, on ne peut plus mort. Et Illona et Anim connaissaient bien les stigmates de cette mort : la peau qui avait pris un teint plombé – non pas gris mais, à cause de la lueur des boules mortelles, un rose carminé de viande pourrie, les chairs durcies, transformées de façon subtile en un amas de cellules minéralisées.
— Ce n’est pas une arme, pas une défense, dit Anim. Tu vois, tous les animaux présentent les mêmes symptômes…
Et c’était bien là le plus effarant : dans toutes les niches où le rayonnement avait frappé, les édentés s’étaient figés dans l’immobilité de la mort. Sur leur épiderme corné, l’effet de la vibration était moins visible que sur de la peau humaine, mais c’était bien le même effet produit ; la rigidité absolue, et l’épiderme rendu comme poreux, devenu comme une peau morte sur laquelle des siècles ont passé.
— Voilà donc les abattoirs, dit Anim. C’est bien Nataniel qui avait raison. Que vont devenir les corps, maintenant ? Sans doute être conservés ici jusqu’à ce qu’on vienne les chercher…
— Je ne suis pas encore convaincue… Cette chair morte, desséchée… Les Gruulls peuvent-ils vraiment se nourrir de ça ?
— Le poison d’un homme est la nourriture d’un autre. Ou d’un Gruull…
— Non, répondit Illona. Dans certaines limites, mais… On a étudié l’effet de la vibration sur les hommes touchés. Et ces animaux présentent à peu près les caractéristiques des mammifères, malgré les œufs et tout le reste. Il me semble difficile de croire que les Gruulls puissent manger de la viande réduite à cet état. S’ils ont besoin de manger, et de la chair animale par-dessus le marché, c’est que, dans leur métabolisme du moins, ils ne sont pas foncièrement différents de nous.
— Tu es désespérante ; dès qu’un mystère semble éclairci, tu nous mets des bâtons dans les roues.
Illona ne répondit rien. Elle s’était approchée d’un box voisin et se penchait avec curiosité et attention sur la masse sans vie de l’araignée qui l’occupait.
— Attention ! cria Anim en la rejoignant.
— Oh ! je ne risque rien. Ils sont morts, le rayon a fait son effet. Je veux dire qu’il a fait son effet sur l’animal porteur…
— Que veux-tu dire ?
— Regarde…
Anim se pencha à son tour au bord de la fosse. Puis il laissa échapper une légère exclamation de surprise. Sous la tête de l’araignée, la poche était agitée de mouvements à peine perceptibles. La peau sclérosée et tendue frémissait sous la tension de l’être qui remuait à l’intérieur : le symbiote, le « ver », indéniablement vivant.
— Ils vivent… tous, fit Illona qui était allée rapidement examiner d’autres baignoires.
Le front de la jeune fille était partagé par un pli de perplexité. Elle fit quelques pas en silence sur le sol uni. Ses bottes sonnaient sur le métal avec une petite vibration musicale.
— Et si l’araignée n’était qu’une forme éphémère destinée à protéger le symbiote ? Il reste dans l’enveloppe cornée, bien vivant, car quelque chose, dans sa physiochimie cellulaire, le protège du rayonnement. Il se nourrit de la lymphe qui garnit le corps du porteur, et qui est elle aussi protégée. Ce serait une forme de vie bien complexe, mais… Et pourquoi les constructeurs gruulls de cette base se préoccupent-ils de cette forme de vie ? Pourquoi y a-t-il toutes ces installations ? Si cette forme de vie suit un processus naturel, à quoi servent ces appareils ? À l’accélérer peut-être… Cependant, le principal problème reste celui-là : de quel intérêt est le symbiote pour les Gruulls ?
— Je vais te dire une chose, fit brusquement Anim. Je ne sais pas de quel intérêt est le symbiote pour les Gruulls… Mais, pour les hommes, il est incalculable ! Tu te rends compte : voilà un animal naturellement immunisé contre la vibration. Si on réussit à isoler le facteur d’immunité et à le synthétiser, l’humanité entière est sauvée !
— Mais c’est vrai, fit Illona d’une voix rêveuse. Je n’y avais même pas pensé !
— Voilà où est ton esprit pratique ! Bon sang ! Il faut absolument que nous puissions échapper à ce piège et…
Anim s’arrêta brusquement au milieu de sa phrase. Il serra les poings et ses yeux rencontrèrent le regard vert d’Illona.
— Nous échapper de ce piège ? Mais tu avais oublié que nous sommes à huit mille années-lumière de la Terre, n’est-ce pas ?
Anim secoua rageusement la tête.
— J’avais oublié, oui. Ah ! quelle stupidité !… Mais qu’importe ! Nous ne quitterons pas cette boule sans emporter deux ou trois symbiotes. Nous les mettrons en hibernation, même si nous n’avons qu’une chance sur un milliard que l’un d’entre nous au moins puisse regagner un coin civilisé…
Illona baissa les yeux. La fougue de son compagnon lui réchauffait le cœur. Mais à quoi bon se faire des illusions ?
— Que faisons-nous ? dit-elle pour rompre la tension.
— Il nous reste… plus de deux heures avant que la porte se referme. Allons voir au bout de la salle s’il y a autre chose. Mais avant…
Anim se dirigea vers le box où le corps de Bin reposait. Il hésita imperceptiblement, ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil au globe écarlate, puis monta résolument sur le socle et se pencha sur le gisant. Il souleva le buste de Bin et retira de son épaule le sac qu’il portait : c’étaient les provisions de nourriture et d’eau, qu’il accrocha à sa propre épaule. Puis il bondit hors de portée du rayon. Illona l’avait observé, mais s’abstint de faire une réflexion. Lorsque son compagnon lui fit un signe impératif, elle dit cependant :
— Et lui ?
— C’était un brave petit gars, fit simplement Anim.
Puis il s’enfonça à grandes enjambées dans l’allée.
Ce fut la seule oraison funèbre de Bin Voneng.
Les deux survivants atteignirent rapidement le mur du fond de la grande salle. C’était une paroi nue, toujours faite du même métal luisant. Anim et Illona le suivirent un instant, avant de tomber sur une sorte de renfoncement dans le mur qui formait comme une niche rectangulaire, avec un fond en demi-cylindre. Anim y pénétra précautionneusement. Le plafond de la niche rayonnait de la même lumière laiteuse qui baignait les rampes descendantes, et qui contrastait agréablement avec le flot sanglant des globes. Sur la paroi plane, il y avait un alignement horizontal de petits crochets de couleurs qui formaient toute une gamme allant du bleu au rouge en passant par tous les tons de l’indigo, du violet et du pourpre. En regardant de près, Anim constata que les crochets n’étaient pas fixes, mais pouvaient coulisser le long d’une mince rainure.
Il alla ensuite se pencher sur le sol, à la limite de la niche. Il y avait une très légère fente rectiligne dans le métal, presque imperceptible, mais bien réelle.
— Tu sais ce que c’est ? fit le pilote. Un escalator, tout simplement. Cet engin doit mener au centre de la planète, ou tout au moins à une grande profondeur. Regarde : il y a vingt-cinq touches ; vingt-cinq étages…
— Nous y allons ?
— Bien sûr, fit Anim après une seconde d’hésitation. Je ne crois pas que nous risquions de rencontrer… quelqu’un. Tout est automatique, dans cette station. Mais on peut faire des découvertes intéressantes. En tout cas, si nous pouvons descendre les charges nucléaires jusqu’au fond, nous aurons un bien meilleur résultat…
— Tu n’appelles pas Nataniel ? demanda Illona comme Anim approchait le doigt de la rangée de crochets.
— Avec tout ce métal autour de nous, ce n’est pas la peine.
Puis il abaissa vivement le dernier crochet à droite. Mais rien ne se produisit.
— Bon, rouge ne donne rien. Nous devons être au niveau « rouge ». Voyons le bleu…
Cette fois, le résultat fut instantané et foudroyant. Illona et Anim furent pris de vertige et durent s’adosser à la paroi pour ne pas tomber. Devant eux, le mur défilait à une vitesse vertigineuse, coupé parfois en un éclair par la vision brouillée d’une ouverture obscure, ou illuminée de fugitives clartés rouges ou vertes. La cage se mouvait dans un silence qui rendait la chute plus irréelle, et plus impressionnante encore. Elle s’arrêta aussi brusquement qu’elle avait démarré. Illona et Anim sentirent leurs jambes se couper littéralement aux articulations, et furent précipités sur le sol comme par une main géante.
Ils se relevèrent en massant leurs membres douloureux. L’escalator avait dû s’arrêter au niveau inférieur, au centre du monde, peut-être. Mais les Terriens n’avaient devant eux qu’un rectangle obscur où se découpait horizontalement un pan de lumière blanche où leurs ombres se détachaient avec netteté.
— Nous n’avons même pas pensé à prendre une torche. C’est vraiment stupide, grommela Anim.
Il sortit cependant de la cabine, et à peine eut-il posé le pied sur le sol extérieur qu’une douce lumière verte naquit, illuminant une salle sphérique. Sous la lumière venait de naître un fantastique panorama d’objets et de machines, qui étaient à la fois étrangers et familiers aux deux Terriens. En fait, la première pensée qui vint à l’esprit d’Anim fut : tableau de bord… Mais pas un tableau de bord tel que son expérience de pilote le comprenait, non : c’était infiniment plus compliqué que cela, puisque toute une sphère qui pouvait bien faire vingt mètres de diamètre était remplie de cadrans, d’oscilloscopes, d’écrans, de tubes, de touches, de contacts… ou de choses qui en avaient l’apparence, qui étaient en même temps semblables et différentes.
— Le cerveau de la bête…, murmura Anim.
Ils s’avancèrent au milieu de la pièce. La lumière vert tendre, douce, rayonnait de partout, des murs, de toutes les parties métalliques qui ne comportaient pas d’appareillage. C’était un éclat reposant, qui ne provoquait pas d’ombre et était agréable à l’œil. Anim se pencha sur plusieurs groupes de petits cadrans carrés, qui s’étaient illuminés en même temps que la salle. Chacun irradiait une lumière d’une tonalité différente ; il y en avait ainsi des pourpres, des mauves, des bleus d’une infinité de nuances. D’autres s’étageaient sur toutes les gammes du vert, du gris, du jaune. Toutes ces lumières palpitantes faisaient au sein de la nasse vert d’eau de l’ensemble une symphonie d’une surprenante beauté. Mais, chose plus curieuse encore, aucun des cadrans ou des écrans ne comportait la moindre indication écrite ou chiffrée, pas le plus petit signe qui pût passer pour une écriture quelconque…
— Tu vois, fit Anim, il semble bien que les Gruulls ne se servent pas d’un alphabet écrit. Ils doivent lire uniquement par couleurs… Je suppose que ça signifie une perception visuelle d’une grande précision.
Il effleura une touche au hasard. Un des écrans, bleu turquoise, se mit à palpiter, passant du clair au sombre selon un rythme rapide.
— Fais attention, murmura Illona.
— Que veux-tu que nous risquions ? Tous ces voyants doivent correspondre à toutes les salles qui recueillent les édentés. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il y a une telle pléthore de commandes, alors que tout paraît fonctionner automatiquement… Ah, si nous avions le temps d’étudier tout cela !
Cependant, la chose la plus surprenante se trouvait au milieu de la salle. C’était un polyèdre à multiples faces, d’un diamètre de quatre mètres environ, qui reposait sur le sol au centre géométrique de la salle. Les deux Terriens s’en approchèrent. Le polyèdre était composé d’une multitude de lignes entrecroisées, certaines d’une finesse extrême, pas plus épaisses que les fils d’une toile d’araignée, d’autres, les plus grosses, ne dépassant pas le diamètre d’un fil de cuivre électrique. La construction semblait immatérielle, et luisait faiblement d’une douce luminosité gris pâle. Anim voulut toucher un ensemble de fils… et poussa une exclamation de surprise. Le polyèdre était réellement immatériel ! La main d’Anim venait de passer à travers, et il pouvait voir à travers sa chair les minces filaments translucides.
Suivi d’Illona, il passa au travers de la construction. En son centre posé sur le sol, il y avait un hémisphère aplati, une sorte de champignon hérissé de petites touches carrées allant du bleu sombre au bleu clair. Près du champignon, une sorte de crochet orangé dépassait.
— Un spécialiste de l’exomorphologie extraterrestre pourrait reconstituer la forme des Gruulls rien qu’à voir la manière dont sont disposés tous ces appareils, dit Illona. Tu as vu comme les commandes manuelles sont près du sol ?
— Oui… Ce sont probablement ou des êtres de petite taille, ou des polymanes à station horizontale. Mais, dis-moi : ce polyèdre ne signifie-t-il rien, pour toi ?
— Ce pourrait être… Tu veux dire que cet entrecroisement de lignes pourrait être une représentation symbolique de l’univers ? ou, au moins, de la Galaxie ? Oui, c’est possible ; j’y ai déjà pensé. Le polyèdre doit correspondre à nos cartes de triangulation stellaire. Il est probable qu’on peut pointer quelque part la position de la planète par rapport à l’univers répertorié par les Gruulls… Mais à quoi cela pourrait-il nous servir ?
— Attends… Lorsque j’ai vu cette salle, j’ai tout de suite fait le rapprochement avec une salle de navigation. Cette planète est artificielle, bon… Il se peut qu’elle ait été construite sur place. Mais si elle venait d’ailleurs ? Si la planète pouvait se déplacer à la manière d’un véritable vaisseau ?
— Alors cela signifierait…
— … Qu’elle peut passer dans le subespace ! Tout comme un losange ! Tu te rends compte !
— Mais jamais nous ne parviendrons à comprendre le fonctionnement de tous ces appareils !
— Il n’y a qu’à laisser faire le hasard. Qu’avons-nous à perdre ?
Anim se pencha et tira vers le haut le crochet orangé.
***
Une précipitation descendante fouetta le visage de Nataniel. Le vent hurlait à ses oreilles, et il lui sembla qu’un poids soudain appuyait sur sa tête, sur ses membres, sur sa poitrine. Il se cramponna à la margelle. Sa nuque était douloureuse et son cœur se lança dans un rythme frénétique.
Nataniel connaissait ces symptômes : la pression atmosphérique avait brusquement grimpé dans des proportions considérables. Le coup de vent qui s’était levé à la suite du brutal changement de densité était retombé immédiatement, avec le nouvel arrangement des gaz. Mais la compression pesait lourdement sur l’homme ; c’était comme s’il naviguait dans une eau épaisse, et des éclairs rouges passaient parfois devant ses yeux.
Cependant, ce n’était pas le changement d’équilibre céleste qui paraissait le plus inquiétant à Nataniel. Car cette modification des éléments avait été provoquée par un renversement bien plus considérable encore des lois de la physique ! Ce ciel, dont la matité bleu sombre avait été remplacée par un implacable plafond scintillant qui passait du plomb à l’argent dans un étourdissant va-et-vient, c’était bien la toile de fond incompréhensible du subespace. L’effet était moins brutal que lorsqu’il l’avait observé de l’intérieur du vaisseau, car cette fois il y avait une enveloppe d’air pour en atténuer la cinglante stridulation. Mais la signification du fait était aussi terrifiante : vers où la planète se trouvait-elle lancée ? Car, dans l’esprit de Nataniel, il n’y avait pas de doute : c’étaient bien les Gruulls qui avaient manœuvré l’espace.
Il y avait pourtant au moins un fait qui était presque rassurant : les sept vaisseaux flottant dans le ciel avaient disparu. Sans doute n’avaient-ils pas eu besoin de suivre la planète vagabonde au sein de la palpitante abstraction mathématique. Nataniel jaugea la forme dure et élancée du losange qui reposait sur la plaine.
Il se croit assez fort pour se débarrasser de nous à lui tout seul ? pensa le Noir. Eh bien ! nous allons voir…
Il leva son fusil, le cala bien entre son épaule droite et son bras gauche replié, et visa avec soin.
Une rage froide tenait le petit canonnier. Ce n’était sans doute qu’une motivation inconsciente pour écarter la peur qui l’aurait sans cela tenaillé, mais c’était aussi une main énergique et glaciale qui le poussait à agir. Au moment de tirer, un doute lui vint : Où viser ? Vers l’avant ? Vers l’arrière ? Où est-ce que je peux provoquer le plus de mal à ce requin ? Il n’avait qu’une grenade, et il n’était même pas sûr qu’elle fût d’une puissance suffisante pour perforer la coque de l’ennemi. Mais à quoi bon tergiverser ? Il visa vers le centre, un peu en dessous de la ligne médiane et appuya sur la détente.
Nataniel ne vit pas la flamme car il s’était rejeté en arrière, sous la rambarde, pour protéger ses yeux de l’éclair éblouissant. Il entendit une détonation sèche, sentit le souffle passer en grondant. Quand il regarda de nouveau, une haute colonne de fumée noire s’élevait du vaisseau gruull. Il lui sembla que l’appareil était incliné sur le côté. La fumée s’éclaircit rapidement, et le tireur exulta : une large déchirure apparaissait sur le flanc du vaisseau. Il l’avait eu, après tout !
Peut-être tous les occupants étaient-ils morts… Nataniel et ses camarades étaient sans doute coincés pour le restant de leur vie dans le subespace, mais c’était tout de même une nouvelle victoire à mettre à l’actif des naufragés. Deux ennemis en deux jours !
Nataniel leva les yeux vers le ciel vibrant. Le champ de force qui lançait les vaisseaux (ou les planètes) dans le subespace avait enveloppé la base pour l’arracher à l’univers tangible. Mais, heureusement, le champ s’était déployé bien au-dessus de l’écorce planétaire, enfermant en même temps le sphéroïde gazeux qui s’était contracté. La pression était pénible, mais c’était préférable à l’asphyxie.
Nataniel se livrait à ces réflexions, quand deux choses se produisirent simultanément. Les bords de la porte venaient de surgir de leur gaine, et commençaient à se refermer comme des tenailles sur lui. Le plus grave venait cependant de l’extérieur : vers l’avant du vaisseau ennemi, une ouverture s’était dévoilée, et un engin fuselé en sortait, qui se dirigea immédiatement à vive allure vers la porte, et vers Nataniel…