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On aurait dit une chambre d’hôpital. Elle était claire et gaie, et sur l’un des quatre murs se découpait une fenêtre voilée par un rideau translucide, derrière lequel se devinait la luminosité bleue d’un calme jour de printemps. Mais c’était une illusion : les quatre murs, le plancher, le plafond étaient d’acier, et ce n’était pas le chaud soleil de la Terre qui jouait derrière les carreaux, seulement son image sur un écran.
En somme, on avait bien fait les choses.
Dans le lit blanc, contre le mur du fond, il y avait une chose composée d’une moitié d’homme qui souriait en tirant de petites bouffées d’une cigarette bourrée d’une herbe odoriférante que, en d’autres temps, on aurait taxée de « drogue » ; l’autre moitié était un grand caisson de métal peint également en blanc, découpé de hublots, et couvert d’une chevelure barbue de fils qui disparaissaient dans un coin de la cloison.
La moitié d’homme était Miklauss Kiem. Sous le caisson, il y avait une nuée d’appareils fureteurs qui essayaient d’analyser in vivo ce qui restait de Miklauss Kiem. Illona Doren et Anim Grovnor étaient debout près de la tête du lit. Ils avaient revêtu de nouveau le collant vert champêtre du personnel navigant, et semblaient gauches et empruntés, debout et en bonne santé, auprès du gisant.
— … Je suppose que, pour le moment, nous allons être affectés à un service quelconque de défense, disait Anim. Tu sais qu’en principe, après deux combats, nous devrions avoir droit à une permission de longue durée sur la plus proche planète habitable du secteur ; seulement, la situation n’a pas l’air d’être très brillante, et nous sommes dans une région de l’espace réglée par le régime de l’alerte « double rouge ». Le danger maximal, tu vois ! Alors, tout transport autre que celui des troupes en activité est provisoirement suspendu. D’ailleurs, la plus proche planète colonisée encore habitée est à huit années-lumière d’ici. Ni Illona ni moi n’avons envie de passer huit ans en hibernation pour trouver, à l’arrivée, un monde qui risque fort d’avoir été arrosé entre-temps…
Miklauss ferma les yeux et tira avec concentration sur sa cigarette.
— Alors, finalement, nous restons tous les trois ensemble, fit-il avec un petit sourire. Vous savez, les médecins m’ont dit que, dans deux mois, j’aurai une belle petite armature nickelée et que je pourrai gambader comme avant.
— Eh oui…, dit Anim en souriant avec embarras. Je parie que tu seras encore capable de me battre à la course.
— Oh !… en apesanteur, sûrement, dit le canonnier en pouffant.
Une infirmière ouvrit silencieusement la porte de la chambre et signifia aux deux spationautes que leur temps de visite était terminé. Anim fit un geste fataliste en direction de son ami, mais en vérité, il était soulagé : il ne savait plus quoi dire au blessé, et du simple fait de le voir couché dans un lit avec tout son harnachement de métal, avec des heures de visite réglementées, un gouffre semblait s’être creusé entre ces deux hommes autrefois si proches. Miklauss ne paraissait pas s’en être aperçu, mais peut-être n’était-il pas dupe.
Illona se pencha rapidement vers le gisant et lui fit un rapide baiser sur la joue. Miklauss ébaucha un geste pour retenir la jeune fille, mais son bras retomba vite sur le dessus du lit.
— Salut ! dit-il. Et revenez dès que vous pourrez…
— Quand le champ sera libre, lança Anim en passant la porte.
Sur le seuil, les deux équipiers croisèrent trois médecins, reconnaissables à leur blouse rose.
— … Et c’est un cas vraiment très intéressant…, entendit Anim alors qu’il s’éloignait, sa main posée sur l’épaule d’Illona.
Le jeune homme serra les mâchoires, et son faciès aigu d’Oriental prit soudain un masque de dureté méchante.
— Tu as entendu ? dit-il au bout d’un moment. Tu as entendu ? Pour eux, c’est un cas intéressant, voilà tout. Ils ne se rendent pas compte…
— Anim ! coupa sa compagne.
Elle lui serra la main, et le regard profond de ses yeux verts apaisa l’indignation du pilote.
— Tu as raison, souffla-t-il, la colère ne sert à rien… Mais si, au moins, ça servait à quelque chose ! S’ils trouvaient une parade…
Anim Grovnor soupira, entraîna la jeune fille au long de la coursive incurvée de la base-relais. Il aurait fallu l’apport de la toute-puissante technologie terrestre pour tenter d’apporter une solution aux effets de l’arme gruulle. Mais ce qu’il y avait d’incroyable dans l’histoire de cette guerre, c’était que la Terre en était encore totalement ignorante, à moins qu’elle eût été déjà purement et simplement vidée de toute vie. C’était peu probable, car la ligne d’attaque des envahisseurs semblait suivre une voie rectiligne qui, partie du soleil GB II et de la planète Arbolea, progressait méthodiquement mais lentement vers la planète mère. Seulement GB II était à 120 années-lumière de la Terre. Une distance qui interdisait toute communication efficace dans une situation de crise. Bien sûr, dans les années suivantes, d’autres mondes, plus proches, avaient été attaqués à leur tour. Mais aucun encore à moins de cinquante années-lumière de la Terre, qui devait se trouver dans un complet isolement, dans une dangereuse ignorance.
Ainsi, maintenus dans les limites rigoureuses du mur de la lumière, les Terriens des colonies menaient un combat tâtonnant, où l’expérience des uns ne pouvait parvenir aux autres qu’après un laps de temps démesuré. Les nouvelles des victoires, des défaites, arrivaient alors qu’elles étaient déjà rendues caduques par d’autres victoires, d’autres défaites. Ou bien ne parvenaient jamais.
Dans ce secteur de la Galaxie, la distance moyenne entre les systèmes planétaires était de trois années-lumière. Ces distances rendaient impossible toute stratégie globale. On envoyait des escadres à la rescousse de planètes tombées depuis longtemps, on comptait quatre ans à l’avance sur une flotte qui avait été anéantie à peine l’appel au secours qui la sollicitait l’avait-il atteinte.
Heureusement, les F.A.S.T. étaient solidement implantées sur un grand nombre de planètes dispersées aux quatre vents de l’espace. Pour une fois, l’instinct prudent et belliqueux de l’Homme avait servi à quelque chose : ayant envoyé en premier lieu vers les étoiles ses forces militaires, la Terre avait essaimé partout son plomb et sa grenaille ; dispersés à travers des millions de systèmes stellaires, dont quelques milliers seulement étaient habités et guère plus d’une centaine véritablement colonisés, les hommes avaient au moins dans leurs mains les moyens de la résistance. Mais combien dérisoires étaient ces moyens !…
Depuis le début de la guerre des Gruulls, vingt ans auparavant, la technique de combat s’était améliorée, certes, mais pas d’une manière fondamentale. Les gros vaisseaux, cuirassés, croiseurs, avaient été retirés des forces de contact, n’étaient plus utilisés que comme forces d’appoint, et uniquement pour des transports de troupes ou de matériel. Par leur taille même, et à cause du trop grand nombre d’hommes qu’ils nécessitaient, les gros vaisseaux représentaient, chaque fois que l’un d’eux était touché, une perte considérable en matériel humain et technique.
Il n’en allait pas de même avec les oiseaux-mouches, petits, rapides, de fabrication sommaire, et ne comportant qu’un équipage de trois personnes. On pouvait en multiplier le nombre dans des proportions énormes et, dans les combats, harcelant les losanges comme des essaims d’abeilles, ils parvenaient toujours à abattre un ou deux appareils ennemis. Au mieux, ils pouvaient forcer les vaisseaux gruulls à se maintenir à l’abri du subespace, et ainsi, éviter le rayonnement mortel. La technique de la stratégie du harcèlement s’était encore améliorée lorsqu’on avait mis en service des « fantômes », c’est-à-dire des oiseaux-mouches robots, privés d’équipage, et qui induisaient en erreur les ennemis, jamais longtemps, hélas ! car ceux-ci possédaient indubitablement le moyen de détecter la présence humaine à courte distance. L’idéal aurait été de posséder des appareils de combat autoguidés, mais le problème de la protection des planètes n’en aurait pas été résolu pour autant, et, dans une bataille, la meilleure machine ne valait pas le coefficient de réflexion que possédait un homme.
— Je me demande ce que va devenir la Terre, maintenant, soupira Illona Doren.
— La Terre…, dit pensivement Anim. Tu y penses encore quelquefois ?
— Je pense à mon pays. Nous avions un long hiver qui durait six mois. Un de mes plus grands plaisirs, lorsque j’étais jeune, c’était de partir loin d’Helsinki et d’aller me promener toute seule dans la forêt enneigée. La neige me manque. Anim, ça fait cinq ans que je n’ai pas vu la neige…
— Oh ! tu veux dire que ça fait cinquante-cinq ans que tu n’as pas vu la neige…
Illona se contenta d’un petit rire. Bien sûr, dans ses souvenirs, et dans son vieillissement physique, il y avait cinq ans qu’elle avait quitté la Terre… Mais la Terre se trouvait à cinquante années-lumière ! Dans le secret de ses cellules, Illona Doren, tout comme Anim Grovnor, d’ailleurs, portait la marque d’une hibernation de cinquante ans, passés dans le vaisseau qui l’avait transportée, statufiée dans le froid, de la planète mère à Illari, où elle avait suivi ses cours d’entraînement et d’instruction aux F.A.S.T. Physiquement, Illona avait vingt-trois ans ; mais si l’on se rapportait à sa date officielle de naissance, elle en avait soixante-treize. Mais ce n’était pas cela qui comptait : c’était l’apparence, la vigueur du sang dans les artères ! Parmi les vieux coureurs de l’espace, on en trouvait qui totalisaient trois cents ans d’âge théorique ; mais il fallait en décompter deux cent cinquante passés en hibernation. Et, comme s’ajoutait à cette existence élastique la déformation que la loi de Langevin applique aux mobiles qui se déplacent à une vitesse frôlant celle de la lumière, il finissait par être impossible de calculer l’âge de quelqu’un, de savoir en quelle année on était parti, en quelle année on arriverait. En fait, les hommes et les femmes de l’espace commençaient à former une caste à part, la caste des coureurs d’étoiles, fragiles oiseaux qui bondissaient de planète en planète, alors que, à part eux, les générations tombaient en poussière les unes après les autres…
Lorsque Illona, Anim et Miklauss s’étaient engagés dans les F.A.S.T. à l’âge réglementaire de dix-huit ans, ils obéissaient à cette aspiration irrésistible pour l’espace qu’éprouvaient de plus en plus de jeunes qui se sentaient étouffer sur une Terre surpeuplée. Mais, alors que beaucoup choisissaient un nouvel ancrage sur un monde vierge, eux avaient opté pour l’aventure au sein d’une armée qui n’avait plus grand-chose de commun, à vrai dire, avec le milieu militaire tel qu’on pouvait le concevoir au XIX e ou au XX e siècle. C’était d’ailleurs vers une armée pacifique que les jeunes gens avaient choisi de s’orienter. Seulement, cinquante ans plus tard, alors qu’ils s’étaient réveillés sur Illari, la guerre contre les Gruulls durait déjà depuis quinze ans. À ce moment-là, le devoir de tout homme était clairement tracé…
Alors que les deux spationautes erraient toujours à travers les interminables couloirs de la base-relais, une sonnerie grêle retentit : c’était l’heure de la diffusion générale du bulletin d’information biquotidien. Anim et Illona se dirigèrent vers l’écran d’un téléviseur. Tous les couloirs de la base en étaient abondamment pourvus.
L’image du présentateur se forma sur l’écran. Bien que militaire, l’homme ne portait pas d’uniforme et avait un visage avenant ; pour un peu, on se serait cru sur n’importe quelle colonie, ou sur la Terre.
« Base-relais Minor, récita le présentateur ; bulletin de 16 heures, cinquième jour du septième mois de l’an 2433, temps sidéral unifié. Les derniers oiseaux-mouches ayant participé à l’engagement de Trauberg ont regagné la base. Sur deux mille appareils engagés, mille trois cent quarante-six doivent être considérés comme ayant disparu… Une nouvelle qui surprendra, l’engagement a fait un blessé : le canonnier du Confucius II, touché sur la moitié inférieure de son corps par la vibration gruulle, et qui a pu être gardé en vie par le médecin électronique du vaisseau. Il s’agit de Miklauss Kiem, qui est présentement soigné par les meilleurs spécialistes de la base. D’ailleurs, le voici, il est en parfaite santé. »
Sur l’écran, le visage souriant du présentateur fut remplacé par une vue de la chambre de Miklauss. Dans son lit, le blessé était calme, et il fit un petit signe de la main en direction de la caméra. Illona se tourna vers Anim, mais son visage ne présentait aucune expression particulière.
« Nous venons de recevoir un message de la planète Gandex, du soleil TG 678, continua le speaker. Cette planète signale l’apparition dans son ciel de losanges gruulls. Elle est distante de la base de… (le présentateur se pencha sur un papier) 7,43 années-lumière approximativement. Donc… »
Le jeune homme eut une moue fataliste qui n’était pas du meilleur goût et reprit :
« Depuis vingt ans, cela porte donc à vingt-sept le nombre des planètes humaines attaquées par les Gruulls, mais ceci, bien sûr, concernant un rayon cubique de vingt années-lumière autour de la base. Cependant, sur ces vingt-sept mondes, seuls trois pouvaient être considérés comme véritablement colonisés. »
Le présentateur éparpilla devant lui quelques papiers, et lut ensuite quelques messages personnels sans intérêt pour les deux spationautes, et qui concernaient surtout des avis de recherche à l’intention de personnes circulant quelque part à l’intérieur de la base. Puis il leva l’index et annonça :
« Une dernière petite chose avant de vous quitter : tous les équipages des oiseaux-mouches revenant de la bataille de Trauberg sont priés de se trouver à 18 heures précises dans la salle de réunion 213, 106 e étage, partie B, coursive numéro 24. Il s’agit d’une réunion d’information concernant leur nouvelle affectation. Ceux de nos amis qui ne sont pas encore très familiers avec la topographie de la base peuvent appeler directement le centre d’informations à partir de n’importe quel télécran en service, on leur donnera tous les renseignements désirés. Bonsoir… »
— Bien ! on ne va pas tarder à reprendre du service, on dirait, fit Anim.
— À moins que ce soit l’annonce d’un congé forcé, répliqua Illona.
Les deux compagnons, en attendant l’heure de la réunion, errèrent à travers la base. C’était plus qu’une ville, c’était presque un monde, un monde clos, creux, gigantesque, formé d’innombrables coursives coupées à angle droit par des Escalator qui s’enfonçaient dans ses entrailles métalliques. Cela faisait deux jours qu’ils vivaient dans cette ruche, passant leur temps à l’explorer, mais ils n’avaient pas encore pu pleinement apprécier ce que ses dimensions avaient de colossal. Le détail de l’endroit ressemblait à l’intérieur d’un cuirassé, mais un cuirassé qui aurait enflé démesurément. Cent cinquante mille personnes vivaient en temps normal dans la sphère. Mais, à ce moment troublé de la guerre, le chiffre de la population sans cesse mouvante avait plus que doublé. On trouvait de tout à la base : sans parler de la partie proprement militaire, avec ses salles de commandement, ses entrepôts, ses postes de combat, ses hôpitaux, la sphère possédait cantines et restaurants, salles de réunions et de spectacles, et aussi bien de vastes dortoirs que des chambres particulières presque luxueuses. Illona et Anim avaient pu être logés dans une grande chambre pas trop inconfortable, qu’ils partageaient avec deux autres couples.
Ils ne s’en plaignaient pas, car la notion d’intimité avait à peu près complètement disparu chez les spationautes, habitués dès l’âge de dix-huit ans à vivre dans l’univers clos des vaisseaux. D’ailleurs, il y avait tant à voir dans la sphère qu’Illona et Anim passaient tout leur temps à la parcourir. Les coursives se ressemblaient toutes dans leur monotone laideur, mais on trouvait partout des distributeurs automatiques de boissons, de nourriture, de tabac et d’euphorisants divers, ainsi que des cabines audiovisuelles où il était possible de se faire programmer un nombre presque infini de films, d’œuvres musicales ou littéraires. Aussi les occupations ne manquaient-elles pas.
Cependant, le climat de la base était celui de la hâte, de l’oppression : les deux jeunes gens ne voyaient que des gens à la mine grave courant à travers les coursives vers des buts secrets. Ils ne connaissaient personne, et il ne semblait pas facile de se lier en ces lieux. La base-relais tout entière devait être semblable à une fourmilière géante, en proie à une activité en apparence désordonnée, mais qui devait avoir ses rites mystérieux, ses besoins précis et urgents. Ce n’était finalement pas un endroit où l’on aurait aimé demeurer longtemps. Pourtant, grâce à sa barrière de mines gravitantes, c’était peut-être le seul endroit de la Galaxie où l’on pût se sentir en sécurité. Mais peut-on goûter à la sécurité personnelle, quand le devenir de l’espèce est à ce point menacé ?
***
Illona et Anim trouvèrent la salle 213 quelques minutes avant 18 heures. Elle était déjà presque remplie, et, en se frayant un passage à travers les rangées de sièges vers deux places libres, les deux équipiers du Confucius II purent enfin saluer certains camarades qui avaient suivi le même chemin qu’eux depuis Illari. Il n’y avait pas d’estrade dans la salle mais, contre l’un de ses murs, un large, écran, qui ne tarda pas à s’illuminer, en même temps que les lumières baissaient. Un homme un peu chauve et qui avait la particularité de fumer une pipe s’inscrivit sur l’écran. Il portait la tenue orange des forces d’appoint, et sur le devant de sa tunique étaient cousues les trois petites étoiles rouges qui indiquaient qu’il avait le grade de colonel.
— Mes chers camarades, commença l’officier, je dois d’abord vous féliciter pour le brillant succès de la bataille de Trauberg. Trois appareils abattus en un seul combat méritent un coup de chapeau particulier, car c’est, à ma connaissance, la première fois qu’un tel score est réalisé. Que deux des trois équipages, ayant réussi cet exploit soient parmi nous ce soir, voilà un autre motif pour que nous nous réjouissions… Est-ce que notre efficacité grandissante va donner à réfléchir aux Gruulls ? Il est bien trop tôt pour l’espérer, mais enfin, la rencontre de Trauberg n’a eu lieu qu’à quarante-cinq jours-lumière de la base, et pourtant, aucun losange n’a été signalé.
Le colonel tira sur sa pipe, d’où s’éleva une abondante bouffée de fumée verte.
— Mais je ne me suis pas présenté, poursuivit-il. Je suis le colonel Garou Miller, et je commande en second la base-relais Minor. Ce qui m’a amené à vous réunir, comme nous le faisons d’ailleurs pour tout groupe important abordant la base, c’est, vous vous en doutez bien, de pouvoir vous trouver une réaffectation. Je sais que vous êtes presque tous en droit de poser une permission de détente pour une planète colonisée, mais, ce n’est pas un secret ici, et je vous le confirme officiellement, tout congé a dû être provisoirement annulé : les F.A.S.T. ont besoin de toutes leurs forces en activité, et les routes de l’espace ne sont pas assez sûres pour que nous puissions organiser des convois. Et, d’ailleurs, où iraient-ils ?
Le colonel Miller se tut un instant, mais pas un murmure ne monta de la salle. L’officier se racla la gorge et reprit :
— Il n’est pas question non plus de reconstituer votre escadre, car, d’une part, Telmar Berg n’est plus, et, surtout, nous ne possédons pas assez d’oiseaux-mouches ici pour organiser une force offensive importante. Je vous propose donc deux solutions : ou bien vous demeurez sur Minor, et on vous trouvera un emploi comme canonnier ou comme pilote de mouilleur de mines, ou bien – et c’est un projet que nous mûrissons depuis longtemps – vous ferez partie de l’escorte d’un convoi qui doit partir prochainement vers Essor. C’est une planète qui fait partie du système de Y 243. Elle se trouve à un peu moins de sept années-lumière de nous, dans le secteur A-45-Q, c’est-à-dire approximativement sur la droite théorique qui nous lie à la Terre. Si l’on se fie à la tactique qui semble être suivie par l’adversaire, Essor ne devrait pas être attaquée avant longtemps. En tout cas, nous ne devons pas laisser passer la chance de l’atteindre avant son annihilation.
» Car le but de cette expédition, c’est de constituer autour d’Essor un champ de mines semblable à celui qui nous protège. Cela peut sembler un travail titanesque, irréalisable, mais nous devons au moins le tenter. Essor est une petite planète, mais elle possède une forte population. Ceci, lié à sa position stellaire, fait que nous l’avons choisie comme théâtre de cette expérience. Si nous réussissons, nous tenons peut-être là une parade absolue.
» Des explications plus techniques seront données en temps voulu à ceux d’entre vous qui auront décidé de faire partie de cette expédition. Rappelez-vous bien qu’en tant qu’escorteurs, vous ne pouvez compter sur une mise en hibernation que pendant un tiers du voyage : c’est donc que vous vous engagez à un vieillissement effectif de cinq ans à peu près…
» Vous pourrez venir nous confirmer le choix de votre affectation au bureau 34, à cet étage, coursive 31, ce soir à partir de 20 heures ou demain dans la journée.
Le colonel inclina la tête, l’écran s’éteignit, les lumières de la salle se rallumèrent dans le brouhaha des conversations. Un grand gaillard frappa sur l’épaule d’Anim Grovnor qui jouait des coudes pour gagner la sortie.
— Alors, qu’est-ce que tu en penses ?
— Tiens ! Salut, Vilcox. Pour moi, pas d’hésitation : je ne me vois pas du tout passer la fin de mes jours dans cette carcasse. Alors, Essor…
— Moi aussi, dit Vilcox. Et la toute belle Illona te suit fidèlement, je suppose ?
— Je le suis aveuglément, renchérit Illona avec un sérieux imperturbable.
Puis une bousculade sépara les compagnons d’armes. La coursive se vidait peu à peu de ces groupes animés qui discutaient de tout et de rien, dans le plaisir commun d’une brève retrouvaille, qui pouvait fort bien être la dernière. Illona et Anim allèrent manger quelque chose dans une cantine, puis ils décidèrent d’annoncer la nouvelle de leur prochain départ à Miklauss Kiem. Ce serait un moment douloureux, mais mieux valait percer l’abcès tout de suite : après tout, leur compagnon devait bien se douter que le reste de l’équipage du Confucius II ne lui servirait pas de gardes attentionnés pendant tout le temps de son hospitalisation et de sa convalescence. La guerre contre les Gruulls ne pouvait laisser la place à la moindre sentimentalité.
Quand ils ouvrirent la porte de la chambre de leur ami, Miklauss leur lança :
— Alors, vous prenez la route pour Essor, à ce qu’il paraît ?
— Heu…, ça se pourrait, bredouilla Anim. Mais comment es-tu au courant ?
Le canonnier tapota un petit téléviseur qui était branché près de son lit.
— Avec ça, fit-il en clignant de l’œil, je suis au courant de tout ; j’ai écouté le speech du colonel pipe-au-bec. Alors, vous n’allez pas me dire que vous allez rester à vous morfondre dans cette coquille rouillée, non ?
— Tu as raison, dit doucement Illona. Nous partirons avec le convoi. Et toi ?…
— Quoi, moi ? Eh ! je n’ai qu’à attendre qu’on me construise une belle petite carcasse là-dessous, avec un petit moteur et un bouton pour courir, un bouton pour marcher, et un levier pour m’asseoir. Ensuite, en route pour la Terre… Oui, mes petits vieux, la Terre ! Cinquante ans en hibernation, moi, j’ai droit à tous les avantages que ne vous donne pas la possession de vos jambes et de vos boyaux. Quand j’arriverai, dans cinquante ans, la guerre sera finie… ou alors, il n’y aura plus d’hommes du tout ; ou bien je n’arriverai jamais. Et si je n’arrive pas, quelle importance, hein ?
La voix rogue de Miklauss s’était soudain brisée sur ces derniers mots. Un silence gênant plana dans la petite chambre blanche. La visite fut écourtée, aucun des trois compagnons ne tenant à laisser se concrétiser entre eux un bloc solide et pesant de sentimentalité.
Un peu plus tard, Illona et Anim atteignaient la coursive 31. Il y avait foule à l’entrée du bureau 34, la plupart des membres des équipages des oiseaux-mouches ne s’étant pas posé plus de problèmes que les deux jeunes gens au sujet de la conduite à suivre. Ce ne fut que quelques instants après qu’ils eurent pris place dans la file d’attente qu’une sirène lugubre se mit à mugir à travers les couloirs. Quelque part, quelqu’un cria :
— Les Gruulls !…