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L’oiseau-mouche perçait l’espace comme une flèche. Comme une flèche, c’était un objet fin et gracile possédant un bec pointu et une queue empennée ; comme une flèche, sa course était rectiligne et sans défaillance. Mais comme un oiseau-mouche, il était aussi énormément vulnérable s’il se trouvait un chasseur dans les environs. Heureusement, pour l’instant, il n’y avait pas de chasseur. Du moins en apparence, car l’espèce de chasseurs qui s’intéressait aux oiseaux de son acabit pouvait jaillir du vide à l’improviste, comme un goujon surgit des eaux calmes de la mare où il rôde.
D’ailleurs, cet oiseau-mouche-là avait été à demi embroché. Seulement, les dents du chasseur ne s’imprimaient pas sur ses plumes de métal lisse : elles fouillaient plus profond, à la recherche de la chair vive.
Ils avaient couché Miklauss Kiem à l’intérieur du demi-cylindre transparent du médecin électronique du bord. Le capuchon du cylindre avait été laissé ouvert, et Miklauss souriait. Plusieurs tubes et tuyaux plongeaient dans les bras et dans le torse de l’homme, afin de faire les raccords indispensables au circuit sanguin. Car, juste au-dessous du nombril, Miklauss Kiem ne possédait plus vraiment de corps : de sa taille jusqu’aux pieds, la peau du canonnier était devenue friable, poreuse, grise ; sur une moitié de son corps, Miklauss était pareil à une statue de terre séchée. Y toucher l’aurait désagrégée, l’aurait fait couler comme une poudre friable.
— Ça va ? fit Anim Grovnor.
C’était bien la millième fois qu’il lui posait la même question. Même en vingt jours de traversée, c’est beaucoup.
— Mais oui, ça va…, répondit le canonnier. J’ai même l’impression d’avoir des fourmis dans les jambes.
Anim Grovnor se détourna ; il contracta ses mâchoires pour refouler les sanglots qu’il sentait monter dans sa gorge. Le courage de Miklauss le stupéfiait ; et c’était un courage qui valait cent fois celui dont on pouvait faire preuve dans un combat.
— Bon, je monte vérifier le cap…, dit Grovnor d’une voix qu’il avait beaucoup de mal à rendre ferme.
Il se détourna et grimpa les échelons d’une petite échelle de coupée qui s’enfonçait dans un boyau étroit. L’oiseau-mouche avait un ventre mince comme celui d’une libellule, mais ce ventre était renflé vers l’avant, à l’endroit de la salle de pilotage, elle-même prolongée par le bec pointu, hérissé d’armes meurtrières, qui formait la tourelle du canonnier. Mais plus personne n’occupait la tourelle, désormais. Miklauss Kiem n’avait plus qu’une moitié de corps, il était sans doute un des cas extrêmement rares de blessés dans une guerre qui ne faisait que des morts.
Le rayonnement gruull, par un hasard extraordinaire, n’avait frappé qu’une portion de la tourelle dans laquelle Miklauss était allongé. Ç’avait été une chance (ou une malchance ?) prodigieuse, car le rayonnement (ou quoi que ce fût d’autre) possédait une très large surface de diffraction, et en général un vaisseau de combat était touché ou ne l’était pas. Cette fois, pourtant…
Penché sur les cadrans clignotants de l’ordinateur qui cherchait sa route à travers un fouillis d’étoiles palpitantes, Anim Grovnor avait encore dans les oreilles le cri strident que le canonnier avait poussé. Le jeune pilote n’avait pas pu se porter immédiatement au secours de son coéquipier, car le combat qui se déroulait sollicitait de sa part une attention de toutes les secondes s’il voulait en sortir vivant. Dans un enfer déchaîné d’explosions nucléaires en série, devant glisser entre les flammes fugitives des armes terriennes, essayant, surtout, de deviner à l’avance l’endroit où frapperait l’ennemi, Grovnor avait cependant gardé devant les yeux l’écran où se découpait le visage de Miklauss, un visage blême aux yeux exorbités de souffrance.
C’était Illona Doren, l’astronavigateur, dont le rôle n’avait plus rien de vital en plein combat, qui s’était glissée dans l’habitacle du canonnier. Toute seule, la frêle jeune fille avait réussi à tirer le grand Miklauss jusque dans la salle de navigation, presque en bout de la fusée, et c’est elle qui l’avait installé dans le caisson du médecin électronique, en prenant toutes les précautions du monde pour que les jambes et le ventre du blessé, qui se cristallisaient déjà, ne fussent pas arrachés par un choc. Le reste ne concernait plus l’intervention humaine.
Cela s’était passé vingt jours plus tôt, lors de la bataille de Trauberg. Trauberg était une planète froide mais très colonisable, qui gravitait autour du soleil N 12. Des losanges avaient été signalés par un satellite-espion, et la flotte de Telmar Berg, qui croisait à proximité, s’était portée à la rencontre du monde menacé, de toute la vitesse des moteurs atomiques surmenés. La bataille avait eu lieu à l’intérieur de l’orbite de Trauberg, pas très loin de la fournaise étincelante du soleil N 12, car, au cours des combats précédents, les Terriens avaient remarqué que, pour une cause inconnue, la proximité d’une étoile semblait gêner les Gruulls ; aussi était-il stratégiquement profitable de pouvoir choisir le lieu de la rencontre.
Accoudé à la tablette métallique surmontée de douzaines de cadrans qui lançaient à une allure vertigineuse leurs messages ésotériques, Anim Grovnor voyait encore devant ses yeux danser les étoiles en folie. L’atout principal d’un oiseau-mouche était sa petite taille et sa maniabilité. Les humains, après les premiers désastres subis par leur flotte, avaient vite compris que les gros vaisseaux lourds ne pouvaient avoir qu’un temps de survie infime dans une bataille en plein espace. Aussi avait-on mis en fabrication ces petites nefs de chasse et de harcèlement qu’on appelait « oiseaux-mouches ». Pour peu qu’ils fussent pilotés par un homme dont les réflexes prompts s’accordaient au millième de seconde avec les propres réflexes de l’ordinateur de bord, pour peu qu’un tireur présentant les mêmes qualités fût en place dans la tourelle de feu, les oiseaux-mouches avaient une chance raisonnable de survivre à un ou à deux combats, voire d’abattre un losange ennemi.
Le Confucius II, la nef d’Anim, d’Illona et de Miklauss, en était précisément à son deuxième combat. Aussi les chances de survie de son équipage se trouvaient-elles réduites à l’extrême, et sans doute le pilote aurait-il dû se féliciter d’avoir pu rompre le combat avec seulement un blessé à bord.
Seulement, Anim ne raisonnait pas comme une machine : la pensée que son compagnon d’école, d’entraînement, d’opération, était cloué dans son sarcophage de verre, à la merci d’une défaillance mécanique, obsédait son esprit, et il se sentit rempli d’une haine farouche envers les Gruulls. Car c’en était fini maintenant de l’équipe joyeuse et solide qu’ils formaient à eux trois. Anim, qui était né dans l’Ouzbekistan soviéto-islamique, Miklauss, qui était européen, et Illona, cette belle brune aux yeux verts qui était originaire de la Confédération scandinave et que sa position au sein du groupe avait destinée tout naturellement à devenir la compagne des deux hommes, toute cette belle amitié allait être emportée avec la bonne humeur goguenarde du rouquin Miklauss. Il faudrait reconstituer la cellule en lui injectant un nouveau membre, et il faudrait aussi que cette nouvelle équipe soit un aussi parfait instrument de combat que la première.
Car Miklauss survivrait peut-être, mais il ne pourrait plus jamais combattre. Si le médecin électronique de l’oiseau-mouche pouvait conserver ce qui restait de son corps en bon état, c’est-à-dire si la circulation se faisait, si le cœur tenait, si le cerveau pouvait continuer à être irrigué, si l’homme pouvait être nourri jusqu’au bout par injections intraveineuses, on pourrait le remettre en état. Il aurait des jambes mécaniques qui le porteraient, il devrait se plier, pour sa nourriture, à un rituel compliqué d’assimilation qui se ferait sans le secours des intestins, et, surtout, il ne serait jamais plus un homme…
Cela valait-il la peine de survivre dans ces conditions ? se demandait Anim. Sans doute Miklauss le croyait-il, sinon il aurait très bien pu demander au médecin électronique de lui donner une fin immédiate et paisible.
Du moins, Miklauss ne souffrait pas. La moitié inférieure de son corps lui faisait défaut, était devenue un moulage de poudre friable, mais c’était comme s’il eût subi une amputation sous anesthésie. C’était là le terrible effet de l’arme gruulle, dont on ne connaissait désormais que trop bien les ravages, sans qu’on pût en comprendre le fonctionnement ni, bien sûr, y trouver la moindre parade. Il semblait, tout au plus, qu’il s’agît d’une sorte d’onde vibratoire qui, en rencontrant les tissus vivants, produisait au niveau cellulaire une paralysie immédiate par annihilation des échanges électriques, puis, à très brève échéance (guère plus de deux minutes), une cristallisation totale des cellules qui transformait la matière vivante en une sorte de précipité inerte, minéral. Des études poussées avaient pu parfaitement mettre en évidence le processus, mais y trouver un remède, ou une parade, était une autre histoire.
C’est pourquoi il y avait si peu de blessés dans la guerre contre les Gruulls. Et le sort avait voulu, se disait Anim Grovnor, que le Confucius II se distinguât de cette manière.
Le jeune pilote soupira, reporta son attention dispersée sur les innombrables graphiques de lecture qui sollicitaient son attention par d’incessants clignotements. Aussi loin que les instruments de détection pussent porter, l’oiseau-mouche était seul dans l’espace. Évidemment, cette certitude n’était valable que pour les vaisseaux terriens, non pour les losanges gruulls. Mais il était cependant peu probable que le Confucius II fût menacé. La bataille de Trauberg s’était soldée par l’inévitable catastrophe. La moitié de l’escadre, au moins, avait été touchée, et, autant qu’Anim put le savoir, il était tout aussi plausible qu’il fût le seul survivant. Lorsque l’ordre de dispersion avait été donné, trois losanges avaient été réduits en atomes errants grâce au choc de plein fouet d’une fusée nucléaire. C’était à la fois peu et beaucoup. Peu, si l’on considérait la disproportion énorme qui existait entre les pertes terriennes et gruulles – ce qui avait pour résultat que, lentement mais inéluctablement, les hommes perdaient la guerre ; beaucoup, si l’on se reportait aux tout premiers temps du conflit, alors que les Terriens n’étaient pas encore capables de porter le moindre coup à leurs adversaires…
Heureusement, les Gruulls n’étaient pas tenaces : ils ne poursuivaient jamais longtemps les vaisseaux terriens après que ceux-ci avaient rompu l’engagement. Peut-être jugeaient-ils ces importuns moucherons trop peu importants pour être traqués trop longtemps. En tout cas, ce manque d’occasion sauvait chaque fois la flotte terrestre d’un désastre complet. Cependant, d’engagement en engagement, celle-ci diminuait très vite, et les industries spatiales n’étaient pas capables de la reconstituer entièrement. Que se passerait-il lorsque les Gruulls, par faute de combattants adverses, posséderaient l’entière maîtrise du ciel ?… Ce serait la fin de l’Homme, tout simplement : à moins d’un miracle, le combat était, à longue échéance, une agonie minutieusement étirée, puisque le but apparent des Gruulls était de supprimer avec patience toute vie humaine du cosmos.
Aussi, le long et dérisoire combat que menaient les F.A.S.T. n’était-il que l’attente d’un miracle. Et tous les jeunes volontaires des F.A.S.T., les gens comme Anim Grovnor, Illona Doren, Miklauss Kiem, qui savaient dès leur engagement que leur mort était inexorablement inscrite dans le contrat, agissaient, eux aussi, avec l’espoir mythique de ce miracle.
Anim venait de terminer la lecture de tous ses cadrans. Le Confucius II se dirigeait avec efficacité vers la base-relais dont les coordonnées avaient été programmées à l’avance, bien avant le début du combat. Le pilote n’avait pas grand-chose à faire, seulement attendre, vérifier la course, et attendre encore. La base-relais n’existait peut-être plus ; ou, du moins, puisque l’arme gruulle ne s’attaquait qu’à la vie, peut-être la base n’était-elle plus qu’une sphère morte roulant en aveugle dans l’infini, comme d’innombrables vaisseaux atteints par l’onde et qui se perdaient dans le vide, minuscules gouttelettes d’acier dérivant dans le noir courant de l’espace.
Anim passa une main lasse dans ses cheveux noirs et frisés. Il n’y avait pas moyen de savoir. Un vaisseau navigue toujours au milieu d’une solitude terrible. Comme il avance à une vitesse frôlant celle de la lumière, les ondes radio ne vont pas plus vite que lui, et aucun message ne peut jamais l’atteindre à temps. Aussi fonce-t-il toujours dans l’obscurité la plus totale, une obscurité qui n’est pas seulement celle de l’espace.
Le pilote eut soudain envie de se reposer. Il enfila son corps dans l’étroit boyau qui traversait les entrailles de l’oiseau-mouche. En bas, il y aurait Miklauss, à qui il faudrait sourire, à qui il faudrait parler, et qui sourirait, parlerait en retour… Anim frissonna de compassion. Mais, dans son sarcophage de verre, le canonnier dormait ; sa poitrine se soulevait avec régularité ; le médecin électronique lui avait procuré quelques heures de paix.
Contre la paroi circulaire de la petite salle qui était l’endroit le plus spacieux du Confucius II, il y avait deux autres boîtes cylindriques de verre et de métal. L’une était vide, mais l’autre contenait un gisant. Anim se pencha et regarda longuement, avec émotion et tendresse, la jeune fille qui dormait sous une mince pellicule de givre. Illona Doren, comme les statues de certains tombeaux de la vieille Terre, avait les mains croisées bien à plat sur sa poitrine. Ses cheveux noirs, qu’elle portait très longs, étaient imperceptiblement raidis par le froid, et ses paupières, frangées de cils recourbés étaient retombées sur ses yeux verts. Son teint était pâle et ses lèvres un peu violettes. Illona dormait. Elle ne se réveillerait que le lendemain, pour prendre son tour de garde, et Anim plongerait pour dix jours dans la semi-hibernation. Les oiseaux-mouches étaient des vaisseaux trop petits pour qu’ils pussent emporter une grande provision de vivres, aussi leur équipage était-il soumis à une stricte réglementation des périodes de mise en sommeil artificiel. Et les voyages à travers l’espace étaient si longs que le temps de l’hibernation était toujours bienvenu…
Anim envoya un baiser silencieux à sa compagne endormie. Demain, quand elle se réveillerait, et avant que lui-même s’endorme, ils feraient l’amour. Ce serait un moment d’intense joie volé aux ténèbres qui avaient recouvert le destin de l’humanité.
Anim abaissa une petite couchette métallique encastrée dans la paroi, et s’y étendit. Il savait que la mort pouvait le surprendre dans son sommeil, sans crier gare. Mais c’était une compagne trop familière pour être encore effrayante. Il s’endormit, son bras battait encore dans le vide la mesure d’une petite chansonnette de son enfance.
***
Ce fut Illona Doren qui amorça les manœuvres de décélération. Vingt-cinq jours avaient passé, son tour de garde était revenu, et maintenant, la base-relais était un écho très perceptible sur l’écran de la sonde spatiale.
Le voyage s’était déroulé sans incident. Miklauss perdait un peu plus chaque jour de sa bonne humeur, et ses yeux bleus avaient pâli, mais ses fonctions physiologiques ne s’étaient pas altérées. À la base, on le soignerait, c’est-à-dire qu’on ferait ce qu’on pourrait pour lui, pas grand-chose, évidemment… Mais Illona ne voulait pas penser à Miklauss. Elle avait lancé vers la base le signal d’identification du Confucius II, et la base avait répondu. Elle tenait encore, après tout ! Maintenant, il fallait réduire la poussée des réacteurs nucléaires, pour que, d’une vitesse fantastique, l’oiseau-mouche passât en moins de douze heures à l’allure d’une feuille morte qui plane. Le plus gros travail était fait par l’ordinateur qui réglait lui-même le fonctionnement des moteurs, mais il fallait tout de même garder une attention de tous les instants.
Illona avait fait entamer le processus de réanimation d’Anim. Bientôt, il vint la rejoindre, et posa un bras autour de ses épaules.
— Alors, nous arrivons, tout compte fait, dit le pilote.
— Nous arrivons…, murmura la jeune fille. Comment va Miklauss ?
— Il va bien, aussi bien qu’on puisse aller dans son état, répondit Anim d’un ton sec.
Les deux spationautes échangèrent un regard éloquent. Et, juste à cet instant, la voix du blessé retentit sous la coupole du poste de commande.
— Hé ! les amoureux ! On arrive, il paraît ? Je voudrais bien voir le paysage, moi aussi…
— En fait de paysage, répondit Anim, il n’y a encore que l’obscure clarté qui vient des étoiles…
Il avait parlé impulsivement, et, l’espace d’une seconde, il avait sincèrement oublié que son ami était étendu dans le bloc du médecin électronique ; il avait été de nouveau le compagnon de toujours, celui pour qui les plaisanteries étaient toujours les bienvenues.
— Branche-moi tout de même un écran, lui dit son père ! déclama le canonnier.
Sa voix était transmise par le circuit de communication dont Anim avait effectué un branchement sur le bloc.
— D’accord, papa, répliqua le pilote, mais je te préviens que tu n’y verras que du noir.
En fait, il fallut encore de longues heures au Confucius II pour que la base-relais fût visible par observation directe, et encore, grâce à un fort grossissement optique. C’était une sphère brillante, comme une bille de métal poli, qui semblait posée, immobile, sur le fond noir parsemé de poussière d’étoiles. Autour d’elle, une multitude de petites lucioles menaient une danse effrénée.
Puis une des lucioles se détacha de la farandole et vint à la rencontre de l’oiseau-mouche. L’insecte prit forme sur les écrans, avant d’apparaître lui-même à travers la vitre de la coupole d’observation. C’était une vedette lance-torpilles, guère plus grosse que le Confucius II, mais aplatie comme une limande et couronnée sur toute sa circonférence par une vingtaine de projectiles oblongs à l’aspect redoutable.
La vedette vint se ranger près de l’oiseau-mouche, presque bord à bord. Le télécran grésilla, et Anim brancha le circuit extérieur. Un homme vêtu de la combinaison orange des forces d’appoint, et dont la tête était recouverte d’un casque réglementaire frappé de la petite étoile rouge, apparut sur l’écran et salua l’image d’Anim d’un sourire.
— Nous avons bien reçu votre signal d’identification. Je suis Tor Addel, commandant le Torante IV. Je vous prie de bien vouloir aligner votre ligne de vol sur la mienne. Pour aborder la base, il faut traverser un champ de mines très serré, et la moindre faute peut déclencher une explosion en chaîne…
— Ici, Anim Grovnor, commandant le Confucius II. Bien compris, Tor Addel ; je vous suis…
Les deux vaisseaux légers, l’un suivant l’autre, plongèrent vers la sphère. Bientôt, elle fut visible à l’œil nu, trônant dans l’impalpable nuit galactique. Plus près, plus près encore… et le spectacle devint d’une grandiose beauté.
La base-relais était le signe tangible des efforts de l’Homme qui, depuis quatre cents ans, entreprenait obstinément la domestication du cosmos. À l’échelle stellaire, elle représentait autant que la pyramide de Chéops. C’était un immense globe de plus de trois kilomètres de diamètre, hérissé d’antennes et de tubes lance-missiles, et auréolé de la lumière crue des mille projecteurs qui étaient piqués sur ses flancs ou qui gravitaient autour de lui. Des grappes de vaisseaux de toutes tailles semblaient accrochés à sa surface, bien que, en réalité, ils ne fussent qu’en orbite autour de lui. Et, comme une espèce de voile parsemé de perles fines, un second globe immatériel entourait le premier : le fameux champ de mines, qui, toutes, possédaient la puissance nécessaire pour faire sauter le plus grand des vaisseaux.
— Vous voyez ? lança Tor Addel, qui avait gardé le contact.
Anim lança un sifflement admiratif.
— Et… c’est efficace ?
Sur l’écran, le commandant de la vedette haussa les épaules.
— Est-ce qu’on sait ? Aucun losange n’a encore essayé de traverser. Mais il n’y a pas de raison qu’il puisse le faire. Et, comme le champ est suffisamment éloigné de la base pour qu’elle se trouve hors de portée de leurs satanés rayons, en principe, on est parfaitement à l’abri là, en bas… Au fait, vous qui venez de la bataille de Trauberg, c’était dur ?
Anim haussa les épaules.
— On s’habitue, fit-il.
L’homme des forces d’appoint le considéra curieusement, et Anim se dit qu’il était peut-être en train de penser que, en général, on n’avait guère le temps de s’habituer, ce en quoi il aurait eu parfaitement raison. Mais Tor dit simplement :
— Il paraît que vous en avez eu trois ?
— Oui, dit Anim, et mon canonnier, Miklauss Kiem, a eu un de ces trois-là.
Sur l’écran, le visage de Tor Addel refléta une franche mimique d’étonnement.
— Vraiment ! Eh bien dites donc… Est-ce que je pourrais féliciter personnellement ce gars-là ? Parce que, vous savez, une fois que vous aurez débarqué, je ne pense pas qu’on ait l’occasion de se revoir.
— Je vais vous le passer, dit Anim. Seulement, il est blessé. Et, à ce propos, je voudrais bien que vous préveniez dès maintenant la base, afin qu’on puisse prendre en charge mon coéquipier dès notre arrivée.
Le commandant du lance-torpilles acquiesça, et Anim le vit pousser quelques touches sur son tableau de bord. Puis il le brancha sur le communicateur personnel de Miklauss, qui, bien entendu, avait écouté toute la conversation. Le son fut un instant coupé sous la coupole de contrôle, mais l’image du commandant resta cependant sur l’écran d’Anim. Celui-ci vit son visage se contracter, et l’homme parut avoir de la peine à formuler ses félicitations : sans doute n’avait-il pas compris ce que pouvait être la blessure du canonnier.
Ensuite, la conversation cessa, car le moment était venu de traverser la barrière de mines.
De près, c’étaient d’énormes bonbonnes qui semblaient flotter, inertes, dans l’eau noire du vide. Mais, à moins de montrer patte blanche, les bonbonnes pouvaient vous sauter à la figure dans une lueur aussi éclatante que celle d’un soleil. Le Confucius II se serrait contre la vedette, à toucher presque sa carène arrondie. Ils passèrent… La vedette avait émis un message codé qui désamorçait pour quelques secondes les bombes nucléaires. Mais à peine les vaisseaux étaient-ils passés entre les mailles que le réseau se remettait en activité. N’importe quel objet plus gros qu’un homme en scaphandre individuel pouvait de nouveau faire exploser une mine.
Illona poussa un soupir de soulagement et pressa d’une main moite le bras d’Anim. Les deux légers esquifs glissaient maintenant vers la sphère gigantesque, dont on distinguait les moindres détails. Et, d’aussi près, les spationautes pouvaient voir qu’une multitude de petites nacelles ou d’hommes en scaphandre ballonné et équipés de propulseurs menaient un ballet incessant autour de la base, comme des moustiques autour d’un lampadaire.
— Je ne vais pas plus loin, dit Tor Addel. Vous devez vous diriger vers le sas 414. Regardez : il est juste en face de vous, on peut lire les chiffres à l’œil nu. Alors, bonne chance et… heu, on va venir chercher votre coéquipier dès que vous aurez abordé.
Anim et Illona saluèrent le commandant. La sphère grossissait dans des proportions fantastiques ; elle remplissait maintenant toute la portion visible du ciel, n’était plus, devant l’oiseau-mouche, qu’une colossale muraille d’acier.
— Tu as entendu, vieux père, dit Anim à l’intention de Miklauss : on va venir te chercher. Tu vas être dorloté comme un poussin par sa maman poule.
Dans le communicateur, la voix du blessé ne fut qu’un grognement assourdi.
Et le Confucius II fut avalé par la bouche géante du sas.