Prologue
La planète, baignant dans une atmosphère épaisse et chaude, était recouverte sur la plus grande partie de ses terres émergées par des forêts verdoyantes qui se piquetaient au printemps d’une floraison éphémère mais multicolore. Peu d’animaux féroces y gîtaient, sauf quelques fauves rapides, coureurs et sauteurs qui, en vertu d’une écologie bien ordonnée, se nourrissaient exclusivement de bêtes malades rabattues parmi les troupeaux de bovidés à six pattes qui se déplaçaient, suivant le rythme des saisons, à travers la forêt des trois grands continents.
C’était un monde jeune, magnifique, paisible. L’Homme, dans son insatiable course à travers une galaxie dont il ne connaissait encore qu’un minuscule recoin, l’avait trouvé à son goût. Des colons étaient venus y planter maisons, y défrichaient bon an mal an leurs quelques arpents de terre. Ils avaient appelé ce nouveau monde Arbolea. C’était, en cette année 2413, l’avant-poste extrême de l’avancée humaine : Arbolea faisait partie d’un système solaire qui gravitait à cent vingt années-lumière de la Terre, la proche banlieue sans doute, mais immensément lointaine pour des vaisseaux einsteiniens qui ne pouvaient pas dépasser le fatidique mur de la lumière.
Arbolea aurait dû être destinée à un développement harmonieux. Aurait dû… Car un jour, dans le ciel lumineux d’un printemps qui durait six mois, trois objets étrangers apparurent. Ils ne furent d’abord que trois points brillants dans la voûte céleste, puis les points grossirent, devinrent trois vaisseaux en fer de lance, trois choses volantes qui ne pouvaient pas appartenir à la technologie terrestre, donc trois choses menaçantes.
En cette année 2413, l’Homme n’avait encore jamais rencontré sur sa route une intelligence qui pût lui être comparée. Les trois vaisseaux en losange étaient donc le message à la fois tant attendu et tant redouté d’un ailleurs inconnu, insoupçonnable, l’apparition du concurrent, de l’ennemi, peut-être.
Les colons d’Arbolea lancèrent des appels sonores et optiques vers les vaisseaux mystérieux. Leurs tentatives de contact restèrent infructueuses. Une fusée planétaire de reconnaissance fut alors lancée vers les trois losanges qui plafonnaient toujours, immobiles, à trois mille mètres au-dessus de la forêt impassible. La fusée était partie du petit spatiodrome de Tarzania, l’unique port d’Arbolea qui ouvrît sur les étoiles. Du sol, du pas de leur maison, des fenêtres des bâtiments du spatiodrome, les colons regardaient s’élever la flèche argentée, conscients d’être les témoins privilégiés d’un moment historique aussi important pour l’ère spatiale que cette aube de juillet 1969 où deux Américains avaient pour la première fois posé le pied sur la Lune.
Aussi, leur cœur dut se serrer terriblement quand la fusée terrienne se volatilisa. L’événement fut aussi bref que terrifiant, aussi terrifiant qu’incompréhensible. La fusée approchait des trois vaisseaux ; à l’œil nu, on aurait pu croire qu’elle allait les toucher. Et, d’un seul coup, elle ne fut plus là, avalée, gommée, sans trace, sans bavure…
Au poste de contrôle et de liaison de Tarzania, la disparition eut un impact beaucoup plus frappant pour l’imagination : sur l’écran, les images transmises par la fusée montraient la silhouette rigide des trois nefs étrangères qui envahissaient peu à peu le ciel, trois masses compactes de métal brillant, qui paraissaient moulées d’un seul bloc. Et l’image fut brutalement coupée. Au microphone, la voix du pilote, Fédor Sandar, fut pareillement tranchée net alors qu’il disait : « Je ne vois toujours rien boug… » Il n’y avait pas eu d’éclair, pas d’explosion, rien. L’écran n’avait pas été parasité, le microphone n’avait pas été brouillé : c’était comme s’il n’y avait jamais eu de fusée, jamais d’émission…
À Tarzania, la peur, latente, monta d’un cran. Vers tous les points de l’unique continent habité, des messages partirent, ordonnant aux colons de s’armer, de gagner le couvert de la forêt et de s’y terrer. Un appel au secours fut lancé vers la base la plus proche des F.A.S.T.1. Cette base était stationnée sur Gibraltar, un roc désertique qui gravite autour du soleil W 45. C’était la base la plus proche d’Arbolea, certes ; mais elle était tout de même à un peu plus de cinq années-lumière de la planète. L’appel au secours mettrait cinq ans pour lui parvenir, autant dire l’éternité…
Pourtant, il se passa un jour – un des longs jours de vingt-neuf heures d’Arbolea – avant que les losanges consentissent à sortir de leur immobilité. L’espoir avait commencé à regagner le cœur des colons qui, ne possédant pas d’armement autre qu’individuel, n’avaient évidemment rien pu faire pour parer à cette menace suspendue. Mais l’attente fut courte, et le désastre, plus court encore. Le lendemain, les trois vaisseaux s’ébranlèrent doucement, se séparèrent, entamèrent comme en flânant un long périple à travers le continent colonisé d’Arbolea.
Tarzania fut le premier centre à être touché. Lorsque le vaisseau en fer de lance fut à la verticale du spatiodrome, celui-ci cessa brutalement d’émettre. En apparence, pourtant, rien n’avait changé : les bâtiments étaient toujours debout, les deux grosses fusées de transport élevaient toujours leur silhouette massive en bout de piste. Mais toute vie avait quitté la base. Quoi qu’ils lançassent, les vaisseaux étrangers possédaient l’arme absolue, l’arme des conquérants, celle qui permet d’éteindre la vie comme on souffle la flamme d’une bougie, sans que la matière inerte soit le moins du monde endommagée.
Étaient-ce des ondes, un rayonnement, des vibrations ? L’arme agissait sans bruit, sans éclair. Après le passage des étrangers, il ne restait sur le sol que des corps figés, statufiés au milieu d’un geste, d’une expression, des corps dont la peau était devenue curieusement poreuse, granulée, grisâtre. C’était, en somme, du travail propre, du travail de professionnel : car l’arme tuait aussi sans souffrance inutile.
Ainsi, méthodiquement, village après village, les trois losanges effacèrent-ils toute vie humaine à la surface d’Arbolea. Et, sans doute, les étrangers avaient-ils un moyen qui leur permettait de détecter les Terriens sans risque d’erreur, car l’arme ne toucha que les points habités, le fussent-ils par un seul individu.
Après leur passage, la planète luxuriante avait été rendue à ses occupants premiers : les prédateurs agiles, les pesants bovidés. N’eussent été les bâtiments abandonnés, que la végétation couvrirait bientôt, c’était comme si l’Homme ne l’avait jamais abordée.
Les trois vaisseaux en fer de lance convergèrent ensuite vers un même point du ciel et, sans qu’aucun signe l’eût laissé prévoir, ils s’effacèrent dans le néant.
Mais, à terre, aucun œil humain ne fut le témoin de cette disparition.
Seules messagères du tragique destin d’Arbolea, de lentes ondes se traînaient dans l’infini des cieux.
***
Antarctique (du soleil XV 33), puis Bonnie (du soleil H 76) eurent la même fin. C’étaient des mondes pareillement jeunes et relativement proches, couvrant un même secteur galactique. Les messages d’alarme finirent par toucher des vaisseaux ; lentement, les hommes commencèrent à savoir, à s’inquiéter, à réagir.
Les F.A.S.T., qui n’avaient jamais servi vraiment, commencèrent à quadriller toute la sphère colonisée de la Galaxie. C’était un travail de titan, mené à une allure d’escargot. Bien sûr, les planètes habitées étaient prioritaires, mais il fallait aussi essayer de détecter l’ennemi en plein vide, seul moyen de le combattre efficacement avec les puissantes fusées nucléaires.
Mais l’ennemi ne se montrait pas. D’où venait-il ? Qui était-il ? Pourquoi agissait-il ainsi, sans raison, sans provocation ? C’était une énigme éprouvante, posée à l’astuce de l’Homme, et un défi mortel lancé à sa suprématie universelle.
Astarté (du soleil RO 127) tomba à son tour. Et puis, sans qu’on puisse le prévoir, et sans qu’on sût jamais s’il s’agissait ou non d’un hasard, une escadre des F.A.S.T. rencontra un groupe de vaisseaux étrangers. La bataille eut lieu dans les parages de TG 56, un soleil qui ne possédait pas de planète habitable, pendant les premiers jours de l’année 2414 (ainsi arbitrairement répertoriée sur le calendrier sidéral fondé sur les années terrestres, sans souci du cours fluctuant de l’espace-temps brassé). Les forces terrestres étaient composées de douze cuirassés, vingt-quatre croiseurs lourds et huit mouilleurs de mines. C’était une armada importante, la plus grosse, peut-être, que pût aligner la Terre. Elle était commandée par Aldrin P. Minkovski, un coureur d’espace réputé dont on n’avait jamais pu apprécier dans la pratique les qualités stratégiques. Cependant, le désastre qui suivit ne peut raisonnablement lui être imputé.
L’armada croisait à une vitesse correspondant environ au quart de celle de la lumière, quand une douzaine de vaisseaux en forme de fers de lance apparurent brusquement à un demi-million de kilomètres devant elle. Ils avaient véritablement surgi du néant, sans qu’aucun moyen de détection terrestre eût prévu leur approche. Et, d’un seul coup, une partie du mystère les concernant fut levé : les étrangers possédaient le pouvoir de passer dans cet univers intérieur que la science terrienne soupçonnait sans avoir pu jusqu’alors en concevoir une autre approche que mathématique, ce fameux subespace prolongeant le continuum et à l’intérieur duquel on pouvait tourner la théorie d’Einstein et dépasser fantastiquement la vitesse de la lumière ! La matérialisation subite des appareils ennemis ne pouvait signifier qu’une chose : eux échappaient au continuum, eux pouvaient disparaître dans les replis de l’espace-temps, en ressortir n’importe où, à n’importe quelle distance, et frapper ainsi par surprise, dans la plus totale impunité.
Le vaisseau amiral eut le temps de lancer un message informant l’univers humain de cette redoutable découverte. C’était un réflexe heureux, car, si Aldrin P. Minkovski avait pensé pouvoir rapporter lui-même cette information au quartier général des F.A.S.T., il est probable que l’humanité aurait attendu encore longtemps avant de connaître l’un des pouvoirs essentiels de l’ennemi. Car l’escadre fut totalement anéantie.
Les vaisseaux terriens, peu maniables, allaient beaucoup trop vite, et l’adversaire était beaucoup trop près pour que les cuirassés et les croiseurs pussent manœuvrer. Ils furent aspergés du rayonnement mystérieux qui n’épargnait aucune vie organique, sans souci du blindage le plus épais. L’un après l’autre, dans le temps d’un éclair, les orgueilleux bâtiments de la flotte terrienne cessaient d’émettre, n’étaient plus que des épaves flottantes, intactes, mais privées de directives humaines, qui poursuivaient à travers le vide une course éperdue. Quelques rares fusées nucléaires à tête chercheuse purent être lancées, mais à peine s’approchaient-elles à portée d’un navire ennemi que celui-ci s’évanouissait dans le subespace, pour resurgir dans un autre secteur du combat. Une dizaine d’engins autoguidés errèrent donc ainsi dans l’espace, à la poursuite de proies insaisissables. Mais le combat (et peut-on vraiment appeler cette rencontre un combat ?) cessa aussi vite qu’il avait commencé. De l’escadre terrienne, il ne restait rien, simplement des navires aveugles qui s’éparpillaient dans l’espace sous le regard froid des étoiles indifférentes.
Les losanges se rassemblèrent, disparurent. Quinze jours plus tard, Radieuse (du soleil TC 257) était à son tour rayée de la carte du ciel.
C’est ainsi que commença la longue guerre qui opposa pendant plus de vingt années les Terriens aux Gruulls.
1. Forces Armées Spatiales Terriennes.