5
Anim lutta contre la terrible lourdeur qui tenait son corps tassé contre le sol, il lutta contre le picotement sournois qui parcourait ses membres, contre la nausée qui lui tordait encore l’estomac. Mais son entraînement de pilote réagit victorieusement contre le malaise. La sirène d’alarme et la pluie de particules lumineuses rouges et blanches qui bombardaient son cerveau y réveillèrent des réflexes solidement ancrés. Anim put se lever et, tout chancelant encore, malgré la faiblesse de ses mains engourdies, il grimpa vers sa cabine.
Le dôme était baigné d’une lumière bleutée, qui ne provenait pas de son système d’éclairage, mais se déversait de l’extérieur. Et, dès qu’il eut mis le pied sous la coupole, Anim entendit un long gémissement feutré qu’il connaissait bien : celui de l’air que l’oiseau-mouche déchirait dans sa course. Le vaisseau était en train de traverser l’atmosphère d’une planète !
Anim ne fit qu’un bond jusqu’à son siège de direction. Il ne sentait plus sa faiblesse. Devant ses yeux, à travers la paroi transparente du dôme de glassite, il voyait un sol uni courir à une vitesse vertigineuse sous le nez du vaisseau, dont le bec aigu chassait des nappes de brume ténue. L’oiseau-mouche tombait en chute libre ; il allait s’écraser sur ce sol inconnu. Anim tira désespérément sur le levier de contact des propulseurs à comburant chimique. Il lui sembla que des heures mortelles s’écoulaient avant que le grondement familier des tuyères naquît à l’arrière…
Un oiseau-mouche en propulsion planétaire se pilote comme un avion de tourisme. Anim s’arc-bouta sur le manche, en même temps qu’il commandait la mise à feu des rétrofusées. La vitesse tomba, le vaisseau se redressa. Le bruit déchirant de l’air glissant sur les flancs de la machine ne fut plus qu’un doux murmure.
Anim se laissa aller contre le dos de son fauteuil. Le vaisseau descendait doucement, en tanguant un peu. Le pilote dégagea le trépied de son logement, se prépara à atterrir. Le sol au-dessous de lui était très proche : quelques centaines de mètres. Il était lisse et d’un vert bleuté. Le ciel était bleu sombre, ce qui indiquait que la couche atmosphérique devait être mince et la pression faible. Soudain, Anim fronça les sourcils, se pencha en avant. Droit devant lui, loin vers l’horizon de la planète, il lui avait semblé apercevoir la forme familière et menaçante d’un losange gruull. Mais l’impression rétinienne n’avait duré qu’une fraction de seconde, et le pilote ne sut pas s’il avait vraiment vu quelque chose, ou si ce n’avait été qu’une illusion.
De toute façon, il n’avait plus rien à perdre. Une seule chose comptait : l’oiseau-mouche avait regagné l’espace normal !
Tandis qu’il entendait dans le communicateur les exclamations d’Illona et la voix bourrue de Nataniel, Anim amena l’oiseau-mouche en douceur sur un fin tapis d’herbe bleutée. La voix des fusées chimiques mourut. Anim laissa errer son regard sur le décor de la planète inconnue. Aussi loin que ses yeux pouvaient porter, il n’y avait rien qu’une monotone étendue d’herbe, plate à l’infini, sans arbre, sans aucun accident de terrain. Un petit soleil blanc bleuté trônait à la verticale au-dessus du monde, mais, près de l’horizon, quelques étoiles pâles illuminaient le ciel sombre.
Après s’être enquis de la santé d’Illona, Anim lui demanda de faire les relevés d’usage. Ils furent en tout point rassurants. L’atmosphère était semblable à celle de toutes les planètes humaines, un peu pauvre en oxygène peut-être. La pression était faible et, malgré l’éclat du soleil bleu, il faisait presque froid : un peu en dessous du zéro centigrade. En somme, les conditions qui régnaient sur ce monde mystérieux pouvaient rappeler celles d’une haute montagne terrestre.
C’était énorme car, dans l’univers connu, il n’existe guère qu’une planète sur cent qui puisse accueillir l’Homme sans que celui-ci se protège par des dômes ou des scaphandres, ou se livre à la coûteuse technique de la terraformation.
— Nous allons sortir, dit Anim en se dégageant de son siège.
***
Ils firent quelques pas sur la plaine désolée. Par-dessus leurs collants verts ou orange, ils avaient passé des gilets matelassés. L’air était frais et un vent continuel leur soufflait aux oreilles, provoqué sans aucun doute par la différence de température entre la face éclairée et la face nocturne, qui créait une précipitation continue. La pesanteur était nettement inférieure à la norme terrestre, aussi les spationautes se sentaient-ils légers, et leurs muscles, mis trop longtemps au repos dans le climat confiné du vaisseau, se détendaient grâce aux exercices physiques auxquels ils se livraient : un bond les portait à près de deux mètres en l’air, et ces cabrioles étaient aussi profitables à l’esprit qu’au corps.
Ils s’étaient écartés d’une centaine de mètres de l’oiseau-mouche, dont le nom s’était pour la première fois révélé lorsqu’ils l’eurent vu peint sur la coque : le Flâneur… Et l’humour de cette appellation ne leur échappa pas. Car dans quel coin de l’univers étaient-ils allés flâner ? Après un passage dans le subespace, qui sait où ils avaient maintenant émergé ? Le Flâneur, si l’on en jugeait par l’appréciation des compteurs, aurait dû rester immobile. Mais, en réalité, par rapport à l’espace normal, il s’était fantastiquement déplacé, durant ces quinze jours de temps biologique qui s’étaient écoulés au sein du néant.
Pourquoi s’était-il déplacé ? Entraîné par quelle force ? Et vers où ? Les naufragés auraient la réponse partielle – du moins l’espéraient-ils – le soir même, quand la nuit serait venue et que la position des étoiles permettrait un repérage stellaire. Car une chose était certaine, ils ne se trouvaient plus dans les parages de la base-relais. Celle-ci était à proximité du soleil N 12, dont la seule planète colonisable était Trauberg, qui avait subi l’attaque des Gruulls. Trauberg était certes une planète froide, mais son relief était très accidenté et n’avait rien à voir avec cet horizon plat. D’ailleurs, N 12 était un soleil jaune orangé, alors que celui qui éclairait la planète était une naine blanche – une spectrophotographie l’ayant confirmé, tout en mettant en évidence la présence de certains matériaux stellaires inconnus.
Alors, où étaient-ils ? N’importe où dans la Galaxie, voire dans un autre univers… Il y avait, certes, une chance que ce monde se trouvât dans l’espace humain et, dans ce cas, à cause de ses caractéristiques, il était probable qu’il fût colonisé. Mais alors les Gruulls l’avaient peut-être attaqué. Anim revoyait encore cette forme en losange qu’il avait cru apercevoir alors qu’il s’efforçait de faire atterrir son vaisseau sans casser de la tôle. Vision ? Mirage ? Ou réalité menaçante ? Ils le sauraient bien assez tôt.
Anim avait cependant échafaudé une théorie.
— Il est possible que nous ayons été rejetés spontanément dans l’espace à quatre dimensions à cause d’une loi propre au subespace qui ne peut peut-être pas garder longtemps dans son sein un objet matériel… Mais il aurait été bien extraordinaire que nous fussions rejetés précisément dans la stratosphère d’une planète. Le plus probable est que nous sommes restés prisonniers du champ de force du vaisseau gruull. Dans ce cas, nous l’aurions suivi, véritablement « collés » à lui par l’hypothétique champ de force, et, lorsqu’il a émergé, nous avons émergé avec lui…
— Mais comment ne nous aurait-il pas détectés ?
— Il est peut-être impossible de voir ou de détecter quoi que ce soit lorsqu’on navigue dans le subespace, même si l’on est capable de s’y diriger… Et, lorsque le vaisseau gruull s’est matérialisé au-dessus de cette planète, il n’avait aucune raison de supposer qu’un vaisseau terrien était collé à son derrière.
— Nous sommes peut-être sur une base gruulle, dit Nataniel en roulant autour de lui des yeux inquiets.
— C’est encore une autre hypothèse. Mais nous en faisons tellement…
Base gruulle ou pas, la planète restait déserte à l’infini. Sous les pas des naufragés, il n’y avait que cette herbe bleutée, qui contenait certainement de la chlorophylle, mais devait aussi charrier certains pigments métalliques ou minéraux qui lui donnaient cette coloration particulière. L’herbe se présentait par bouquets de feuilles larges et arrondies ; l’extraordinaire était que, dans la prairie qui s’étendait à perte de vue, il ne paraissait y avoir que cette seule et unique forme de végétation. Elle prenait racine dans une terre riche et grasse. Nataniel en avait porté une motte à ses narines et avait hoché la tête en connaisseur.
— De la bonne terre…
— Mais il est incroyable qu’une seule espèce de végétal pousse sur ce terrain, avait répliqué Illona.
— Peut-être cette herbe est-elle très vigoureuse ; il est possible qu’elle se soit débarrassée de tous ses concurrents…
Une autre chose était anormale ou du moins peu en rapport avec ce que l’équilibre écologique d’un monde sous-entendait : il n’y avait, dans l’herbe, pas le moindre animal, pas le plus petit insecte. Les spationautes avaient retourné un petit coin de terre, cherchant des vers ou quelque autre invertébré fouisseur. Mais il n’y avait rien. Illona avait pris un échantillon du sol, afin de l’analyser plus tard pour voir s’il ne contenait pas au moins les micro-organismes indispensables à la vie…
Mais le peu qu’ils découvraient de ce monde n’était pas en mesure de les réjouir. Anim proposa de repartir immédiatement, mais les autres s’y opposèrent, arguant qu’il fallait au moins explorer la planète sur toutes ses faces, même si elle recélait de désagréables surprises. D’ailleurs, la nuit tombait déjà. La rotation rapide de l’astre, alliée à sa faible pesanteur et à son atmosphère mince, annonçait déjà que c’était un monde de petite taille : il ne serait pas difficile de le parcourir le lendemain.
Ils décidèrent d’aller manger ; ensuite, Illona essayerait de repérer leur position par rapport à la portion d’univers connu. Ils auraient pu tout aussi bien faire tout cela en plein espace, mais ce qui les poussa à rester au sol fut la pensée qu’ils y étaient finalement beaucoup plus en sécurité qu’en vol : des vaisseaux gruulls pouvaient rôder dans le secteur…
La nuit tomba très vite. Illona Doren avait calculé grossièrement que le cycle quotidien, ici, devait correspondre à quinze ou seize heures terrestres. Pendant que ses trois compagnons jouaient à l’attrape-Gruulls, un jeu qui était dérivé des dames et avait été inventé de toutes pièces par Nataniel, Illona sortit des soutes les appareils de relevés spectrographiques. La caisse où l’engin était contenu se déplia d’elle-même et leva vers le ciel les bras grêles de ses organes de détection. D’un coffre situé au bas de la machine, la jeune fille sortit un boîtier qui contenait toutes les cartes célestes en 3D dressées par l’Homme au cours de ses trois cent cinquante ans d’expansion interstellaire.
Avant de glisser dans l’ordinateur une carte de repère général qui contenait un schéma de cette sphère de quelque deux cent cinquante années-lumière de diamètre qu’était l’empire colonisé par les Terriens, Illona scruta avec espoir le ciel étoilé au-dessus d’elle. Mais aucune des nombreuses constellations ne lui était familière. Les étoiles étaient serrées et nombreuses, et la mince couche d’atmosphère permettait une excellente vision à l’œil nu. Ce fouillis palpitant ne ressemblait en tout cas ni au ciel terrestre ni à celui du secteur d’Illari, qu’Illona avait parcouru depuis six ans.
La fente de l’ordinateur engloutit la carte pleine de microsignes cabalistiques. La machine la digéra, décoda les informations qui s’inscrivirent sous une forme lisible sur l’écran qui tenait tout un côté du bloc. Puis l’écran s’éteignit et l’ordinateur recracha la carte : ces indications ne correspondaient pas avec ce que la machine voyait par ses yeux électroniques. Illona chercha dans son boîtier des relevés de régions plus lointaines…
Une heure plus tard, lorsqu’elle rejoignit ses compagnons, son visage était soucieux et fermé.
— Alors ? fit Anim.
— Nous sommes dans le secteur X-A-456, fit la jeune fille. (Elle laissa passer quelques secondes de silence, et ajouta :) C’est-à-dire la bordure du noyau galactique. La Terre se trouve entre sept mille cinq cents et huit mille années-lumière de nous…
***
Ils mangèrent, dormirent. Ils n’avaient rien de mieux à faire. Car ils avaient tout leur temps, désormais. À moins de repasser par le subespace, ce que personne ne pouvait raisonnablement espérer, la Terre, ou n’importe quelle planète humaine, était à huit mille ans d’eux. Même en calculant soigneusement la durée de l’hibernation, aucun des quatre naufragés ne pouvait compter survivre à un centième seulement de la durée totale du voyage. Aussi était-il probable qu’ils mourraient ici, sur cette petite planète couverte d’herbe bleue.
Cette idée avait été accueillie presque par l’indifférence. L’angoisse d’une mort rapide peut forcer un homme à réagir et à mettre au service de sa survie éventuelle des trésors d’ingéniosité. Mais l’attente d’un trépas reculé à des années dans le futur n’est pas de nature à provoquer de grands émois. Plus tard, peut-être…
La courte nuit de la planète avait passé sur leur somme, et quand ils s’étaient réveillés le soleil était de nouveau au zénith. Illona et Nataniel avaient mis leurs connaissances en commun pour analyser les échantillons d’herbe et de terre. Un oiseau-mouche n’était pas précisément un laboratoire flottant, mais le Flâneur, comme tous ses frères, possédait tout de même un microscope électronique et le matériel nécessaire pour procéder à des analyses chimiques simples.
Quand Illona et son compagnon rejoignirent les deux autres hommes, Anim était debout devant la fusée et scrutait l’horizon avec des jumelles.
— Quelque chose ? interrogea Illona.
— Il m’avait semblé voir bouger… Mais maintenant je ne distingue plus rien. Il y a de la brume, regarde. Peut-être va-t-il pleuvoir. Et vous ?
— Nous avons analysé la terre et l’herbe, expliqua Illona. Dans leur composition générale, ce pourrait être des minéraux et des végétaux terrestres. La terre est riche en humus qui provient de l’herbe, laquelle se nourrit de l’azote dégagé de l’humus par des micro-organismes. Il n’y aurait rien à en dire de plus si, précisément, il n’y avait qu’une seule espèce de bactérie, aussi bien dans la plante que dans le sol…
— Et ce n’est pas normal ? fit Anim.
— Mais c’est absolument impensable, au contraire ! Il existe, dans un cycle micro-écologique complet, des centaines de bactéries et de flores microbiennes diverses qui, toutes, ont un travail bien spécifique à faire sur les sels d’ammonium, l’humus, l’azote protéique… enfin sur tout ce qui est nécessaire à la vie de la plante. Alors qu’ici, nous n’avons réussi à isoler qu’une seule bactérie, qui a un coefficient d’adaptation extraordinaire, et fait tout le travail toute seule. C’est l’unicellulaire le plus complexe que j’aie jamais étudié ! J’ai l’impression qu’il produit lui-même, ou qu’il fixe d’une manière quelconque les engrais catalytiques qui sont nécessaires à la vie de l’herbe : les sulfates de manganèse et les sulfates de zinc, par exemple. Entre parenthèses, ce sont ces sulfates qui lui donnent cette couleur bleutée qui est apparente sur l’herbe.
— Bon, grommela Anim. Mais qu’est-ce que tu en conclus ?
— Oh ! je ne conclus rien, bien sûr. Mais je persiste à croire qu’aucune planète ne pourrait parvenir à créer un cycle de nutrition aussi simple qui produise une herbe aussi vivace et en aussi « bonne santé ». D’autant que la température extérieure est en moyenne de – 1° C le jour, et approximativement de – 10° C la nuit : le sol devrait être gelé et rien ne devrait y pousser. Et pourtant, ça pousse ! À quelques centimètres sous la surface, la terre est tiède, et c’est de là que vient cette brume qui s’élève constamment.
— Si je te comprends bien, il faudrait que l’écorce de cette planète soit chaude, donc que le foyer intérieur soit tout près de la surface ?
— C’est l’évidence même. Seulement, une planète qui est parvenue à ce stade de simplification écologique ne peut être qu’un monde ancien, dont le foyer intérieur ne peut en aucun cas être affleurant à l’écorce.
— Alors tu veux dire…, commença Anim.
— Exactement : à mon avis, cette planète ne peut être qu’artificielle !