CHAPITRE XI
Pour la troisième fois depuis le début de l’entretien, l’inspecteur Lecacheur s’arrêta devant une glace tavelée et adopta une pose avantageuse en lissant son épaisse moustache noire. Puis il reprit sa marche autour du bureau, près duquel était assis Victor.
— Avouez, cher monsieur, que je me suis montré particulièrement patient envers vous. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Il s’agissait de la disparition d’une amie, j’ai cru bien faire en…
— En entravant le cours de la justice ?
— Je n’ai rien entravé du tout, je vous ai apporté la coupable sur un plateau !
— Et une fois de plus vous avez failli y laisser votre peau ! Quel est votre intérêt dans cette affaire ? Montrer au monde votre brillante intelligence en faisant travailler votre matière grise ?
— Peut-être, répondit Victor d’un ton dégagé, mais il se peut aussi que je voie en cette femme une meurtrière qui n’a pas hésité à supprimer quatre vies. J’ai la faiblesse de croire qu’elle mérite un châtiment.
— Enfin, cessez de vous prendre pour un limier et cantonnez-vous à la fréquentation des bibliophiles, dont je fais partie. À propos, auriez-vous par hasard une édition originale de Manon Lescaut ? Excusez-moi.
À pas de loup il gagna la porte qu’il ouvrit brusquement. Courbé vers la serrure, Joseph eut un haut-le-corps et se hâta d’aller s’asseoir sur un banc. L’inspecteur Lecacheur le toisa un instant avec une extrême sévérité avant de refermer.
— Vous voyez ? Vous faites des émules parmi votre entourage, c’est grotesque !
Il enfourna dans sa bouche une poignée de cachous qui provoquèrent une crise d’éternuements. Quand la rafale fut passée il expliqua :
— J’essaie d’arrêter de fumer. Bon, c’est tout pour le moment. Évidemment nous aurons besoin de votre déposition lors du procès, vous êtes un témoin capital. cela devient une habitude.
Victor se leva, il arrivait tout juste à l’épaule de l’inspecteur, qui se tassa légèrement.
— Au plaisir, mon cher. Au fait, il serait injuste de ma part de ne pas vous remercier. Après des heures d’interrogatoires inutiles, j’ai suivi votre conseil et prié la prévenue de remplir une fiche de renseignements que j’ai incontinent présentée à un expert graphologue : il s’agit bien de la même écriture que celle des trois lettres que vous m’aviez remises. Elle a craqué. Ses aveux ont été facilement…
— Nous tenons donc notre preuve ! s’écria Victor
— Vous, vous ne tenez qu’une chose : la poignée de cette porte, que vous allez tourner pour voir ailleurs si j’y suis. À moins d’être capable de m’écouter vous raconter une longue histoire sans m’interrompre. Car vous savez comment Marie a tué, mais vous ne savez toujours pas pourquoi.
Victor se raidit dans une attitude quasi militaire suivant avec attention la narration de l’inspecteur. Lorsque celui-ci eut terminé, il lui serra la main, gardant pour lui ses commentaires, et salua, la mine radieuse. Joseph courut vers lui, avide de nouvelles, mais il l’entraîna en silence.
L’inspecteur Lecacheur les regarda s’éloigner en suçant un cachou.
— Diable de type ! marmonna-t-il. Ça se dit libraire et ça respire plus volontiers l’odeur du sang que celle du papier !
Joseph s’était précipité contre le parapet pour voir aborder le bateau Charenton-Point-du-jour. Victor allumait une cigarette quand on lui tapa sur l’épaule. Il fit face à Isidore Gouvier, qui lui adressa un clin d’œil.
— Bravo, monsieur Legris, vous m’avez bien eu avec votre histoire de roman. Vous ne pensez pas qu’il serait temps que nous échangions nos tuyaux ?
— Vous êtes un homme dangereux, j’ai bien peur que vous ne fassiez mauvais usage de mes confidences.
— Le Passe-partout se nourrit d’informations, cela ne signifie pas qu’il les divulgue toutes. Et puis vous me devez bien ça, c’est moi qui vous ai mis sur la trace de Marie Turnerad.
— C’est vrai. Alors disons demain, onze heures, au Jean Nicot.
— Patron ! Mlle Tasha et M. Mori sont venus nous chercher.
Victor n’en croyait pas ses yeux : bras dessus, bras dessous, Tasha et Kenji s’avançaient à leur rencontre en souriant. Il se hâta de prendre congé d’Isidore Gouvier.
Ils s’installèrent sur un banc de la place Dauphine. Pressé de questions par Joseph et Tasha, Victor évitait de regarder Kenji dont il imaginait la gêne. Mais demanda d’un ton très naturel :
— Mlle Ninon de Maurée est-elle passée aux aveux ? Eh bien, qu’avez-vous donc ? ajouta-t-il, conscient du malaise de Victor.
— Moi ? Rien du tout. Ninon a fini par cracher le morceau. L’inspecteur Lecacheur m’a éclairé sur le mobile de ses crimes. Tout a commencé à Panamá, au printemps de l’année dernière. Vous savez comme moi qu’après sept ans de travaux la Compagnie du canal interocéanique n’avait que des dettes.
— Oui, je m’en souviens, à l’époque j’ai lu les journaux, dit Kenji. Fin 1888 la Compagnie du canal a tenté d’obtenir du gouvernement un délai de trois mois pour combler son déficit. Elle s’est heurtée à un refus. En février 1889, ce fut la débandade. Plus de huit cent mille petits épargnants ont été ruinés, si je ne m’abuse.
— Exact, approuva Victor. La courbe des suicides est montée en flèche. À Panamá, l’arrêt des travaux du canal a plongé la région dans le chaos. Des émeutes ont éclaté dans les villages de travailleurs, les ouvriers se sont répandus à travers le pays à la recherche d’emplois hypothétiques. Les vols, les crimes se sont multipliés. Le gouvernement britannique a envoyé des bateaux en urgence afin d’évacuer dix mille de ses ressortissants vers la Jamaïque. Les États-Unis ont fait de même. Le Chili, à la recherche d’immigrants, a offert le passage gratuit jusqu’à Valparaiso pour les volontaires.
— Patron, vous permettez que je prenne des notes ?
— Faites, Joseph, faites. Armand de Valois, certain du succès de Ferdinand de Lesseps, avait inconsidérément engagé tout son avoir en obligations du Panama. Après la bourrasque, il ne lui reste ni travail ni fortune. Il repousse son retour en France, il veut se refaire. Il est persuadé que, tôt ou tard, les États-Unis reprendront le percement de l’isthme à leur propre compte. Il a entendu parler de Tumaco, un petit port près de la frontière entre la Colombie et l’Équateur. Il s’y rend donc avec le projet d’y créer un comptoir commercial. C’est là, lors d’une réception au consulat de France, qu’il fait la connaissance de Palmyra Caicedo.
— Marie Turnerad, précisa Joseph d’un air entendu.
Victor se laissa aller contre le dossier du banc.
— Palmyra et Armand deviennent amants. Il lui confie son désir d’acquérir des terres à Tumaco. Intéressée, elle lui offre de s’installer à Cali où elle dirige l’hôtel Rosalie. Ils pourront ainsi réunir les fonds nécessaires à l’entreprise. Armand ouvre alors un bureau d’expert géologue pour conseiller les prospecteurs qui écument la région. Il achète gemmes et pépites. Palmyra gère les bénéfices. C’est à ce moment que Lewis Ives entre en scène.
— Qui est-ce ? demanda Kenji.
— Un Yankee. Il a perdu son boulot de contremaître sur le chantier du canal.
— C’est le cadavre de Saint-Nazaire ?
— Non, celui-là c’était Armand de Valois. Patience ! Lewis Ives est fauché. Il décide de tenter sa chance dans l’exploitation des sables aurifères. Après des mois de pérégrinations, il gagne le sud du pays où court une légende. On raconte qu’au début du siècle les Noirs rapportaient d’endroits inaccessibles des morceaux d’or de plusieurs livres. C’est la promesse d’un Eldorado ! Lewis Ives échoue à Cali et loue une chambre à l’hôtel Rosalie. Il se met à explorer les environs du rio Sipi réputé pour sa richesse minéralogique. Un jour, il rencontre un vieil Indien qui, en prospectant dans les montagnes, a déterré des pierres vertes, croyant y voir de l’or qui n’est pas encore mûr. En échange d’une machette et de quelques pioches, Ives persuade le vieil homme de lui montrer l’endroit.
— Quel épatant début de roman d’ aventures ! remarqua Joseph.
— Si vous m’interrompez à tout bout de champ, je vais perdre le fil.
— Je me tais, patron, plus un mot, je le jure.
— Lewis Ives est néophyte en minéralogie, il a besoin de l’avis d’un expert. Il s’adresse à Armand qu’il a croisé à l’hôtel. Armand examine les éclats de pierres : des émeraudes. Il en est certain, mais il se garde bien d’en informer Ives, prétextant que ce ne sont que de vulgaires cristaux de quartz sans la moindre valeur. Cependant il lui explique qu’il aimerait analyser la roche, car elle peut receler d’autres minéraux exploitables. En toute confiance, Ives lui indique sur une carte la situation exacte du filon, une région éloignée au pied de la cordillère centrale. Armand lui propose de financer une expédition. Il raconte l’histoire à Palmyra en omettant sciemment de lui révéler qu’il connaît l’emplacement du gisement.
— Quel salaud ! s’exclama Joseph.
— Palmyra échafaude un plan. Armand partira avec Ives repérer les lieux et sur le chemin du retour il se débarrassera de ce compagnon encombrant. Ensuite, ils s’associeront, et exploiteront les émeraudes. Seulement Armand est un fin renard, il ne tient pas du tout à partager. Quelque temps avant son départ avec Ives, il achète en secret la concession du terrain. Il envoie à son épouse Odette cet acte de propriété caché sous le cadre de bois d’une chromolithographie accrochée au-dessus de son lit.
— La « dame en bleu », souffla Joseph qui en oublia d’écrire.
— Il presse Odette de lui câbler qu’elle l’a bien reçue, ce qu’elle se hâte de faire. Rassuré, il réserve un passage pour la France sur le La-Fayette au nom de Lewis Ives.
— Je peux deviner la suite, murmura Kenji. Il a tué Ives et a endossé son identité. Il reste un point à éclaircir. Mort, il ne pouvait songer à exploiter les émeraudes puisque les papiers de la concession étaient établis au nom d’Armand de Valois.
— Il avait probablement l’intention de se mettre au vert un petit bout de temps, disons trois ou quatre mois, ensuite il serait retourné là-bas et aurait miraculeusement fait surface, il existe en Colombie de vastes territoires encore inexplorés.
— Aussi fort que les bouquins de Gustave Aimard ! s’écria Joseph. « Prisonnier des Indiens, il s’échappe et…» Mais alors Ninon est innocente !
— Si l’on veut. Elle a les mains propres, mais elle est retorse. Peu après le départ d’Armand, elle fouille sa chambre, trouve au fond d’une corbeille les morceaux d’une feuille de papier qu’elle s’empresse de reconstituer : un câble. « Reçu la dame en bleu. En prends grand soin. T’attends pour fêter Noël. Odette. » Elle constate la disparition de la « dame en bleu ». Elle file au bureau des concessions et s’aperçoit qu’elle s’est fait doubler. À l’agence de la compagnie maritime elle apprend qu’un dénommé Lewis Ives est inscrit sur la liste des passagers en partance pour la France. Elle décide d’embarquer sur le même bateau, pour supprimer Armand et récupérer la « dame en bleu » chez Odette.
— C’est clair comme de l’eau de roche, patron. Elle a trucidé son amant à Saint-Nazaire !
Percevant le trouble de Kenji, Tasha enchaîna vivement :
— Odette se doutait-elle que la « dame en bleu » contenait l’acte d’achat ?
— Non. Et Ninon le savait.
— Ai-je été assez stupide ! marmonna Kenji en esquissant un faible sourire. J’aurais dû…
— Vous ne pouviez pas deviner, dit Tasha. À moi aussi elle était sympathique.
Victor se leva et rajusta son chapeau.
— Rentrons, je suis mort de fatigue.
Ils regagnèrent la librairie à pied. Sans se l’avouer, chacun pensait à Ninon. Tasha revoyait l’intrépide jeune femme, posant nue dans l’arrière-salle du Bibulus, et ne parvenait pas à se convaincre qu’il pût s’agir d’une criminelle. Kenji se demandait non sans honte si son nom serait évoqué au cours des interrogatoires. Joseph réalisait avec soulagement que le personnage masqué qu’il avait pris pour le spectre du père Moscou était une femme. Quant à Victor, il songeait au rôle involontaire tenu par la petite Denise : si elle ne s’était pas entichée de ce chromo, ni Odette ni elle ni le père Moscou n’auraient perdu la vie. Il en tira la conclusion qu’en matière d’art le bon goût est parfois essentiel.
D’un air dégoûté, Isidore Gouvier jeta sur la table encombrée de verres les quelques dessins crayonnés par le nouveau caricaturiste du Passe-partout.
— Franchement, monsieur Legris, Tasha aurait fait mieux. Regardez ce qu’il nous a pondu, ce guignol ! Il a voulu ridiculiser les spirites, il se croit malin en montrant un fantôme assassin armé d’une canne. Sauf que ce fantôme ressemble à un cheik épileptique et que cette canne ne casserait pas trois pattes à un canard ! Au fait, monsieur Legris, vous l’avez échappé belle, saviez-vous que l’arme du crime recelait dans son pommeau une boule de plomb ?
— Je m’en serais douté, j’ai lu vos articles détaillés sur l’état des corps déterrés Cour des comptes, grommela Victor. Pauvre Odette, elle était si naïve ! Pourquoi Ninon – ou dois-je dire Marie ? – a-t-elle jugé bon de la tuer ?
— Mon contact à la préfecture m’a refilé quelques tuyaux et je peux vous éclairer sur ce point. Marie n’avait pas l’intention de tuer Odette de Valois. C’était en fait un accident. Quand elle s’est pointée au cimetière pour récupérer le tableau, comme prévu, Mme de Valois a cru voir le spectre d’Armand. Elle est devenue hystérique et s’est mise à hurler. Marie l’a frappée pour la faire taire, mais un peu trop fort. La suite, vous la connaissez… Maintenant à vous, donnant, donnant, monsieur Legris, éclairez ma lanterne.
Victor avala son vermouth cassis.
— À une condition, vous ne ferez pas allusion à mes rapports intimes avec Odette de Valois.
— Moi, je veux bien, mon vieux. Mais comment vous assurer de la discrétion des autres journalistes ? Le concierge du boulevard Haussmann, un certain Hyacinthe, a pas mal déblatéré sur votre compte. Remarquez, je peux toujours déformer ses allégations, les paroles s’envolent, les écrits restent. Ça colle ?
— Ça colle. Quand Denise est venue me trouver rue des Saints-Pères pour me signaler la disparition de Mme de Valois, je l’ai emmenée au café du coin. Je suppose que Ninon a dû s’asseoir dans le box mitoyen. Si tel est le cas, elle n’a rien perdu de notre conversation.
— De quoi avez-vous parlé ?
— De ce qui s’était passé la veille au cimetière puis à l’appartement du boulevard Haussmann, du comportement incohérent de Mme de Valois. J’étais légèrement distrait. Ensuite je me suis absenté pour aller demander à Mlle Kherson si elle accepterait de prêter sa chambre à la petite. À notre retour rue des Saints-Pères, un lycéen feuilletait des livres, c’était Ninon, mais bien entendu je ne pouvais le savoir. Elle a probablement suivi Denise et mon commis jusqu’à la rue Notre-Dame-de-Lorette et…
— Monsieur Legris, arrêtons de tourner autour du pot, ce qui m’intéresse c’est la façon dont vous avez mené votre enquête, pour le reste j’ai mes sources.
— Ça risque d’être long.
— Oh ! J’ai tout mon temps, il est à peine midi.
— Je boirais bien un autre verre, et vous ?
— C’est pas de refus. Alphonse ! Deux vermouths ! Je vous écoute, monsieur Legris.
Victor fourragea dans ses cheveux, attendit que le garçon se fût éloigné avant de se lancer.
Lorsqu’il eut terminé son récit, la grande aiguille de l’horloge avait rejoint la petite sur le chiffre deux. – J’ai trouvé la solution au dernier carat, conclut-il. Jusqu’au bout j’ai douté, qui aurait soupçonné une aussi jolie fille ?
— Oui, une sacrée bonne femme, reconnut Gouvier. Je l’ai aperçue dans le bureau de Lecacheur, elle un aplomb que lui envieraient beaucoup de pensionnaires de la Comédie-Française.
— Ne tombez pas dans l’erreur qui consiste à brosser un tableau séduisant des pires criminels. Les journalistes font tant et si bien qu’ils parviendront à changer les assassins en héros.
— Les romanciers aussi, monsieur Legris.
Victor salua Mme Ballu sans qu’elle lui prêtât attention. Elle était occupée à lire à voix haute la première page d’un quotidien et son auditoire, constitué des Pignot mère et fils, l’écoutait religieusement.
— N’oubliez pas de venir travailler, Joseph ! Lança Victor.
— La garce ! s’écria Mme Pignot en arrachant le journal à Mme Ballu qui la fusilla du regard. Écoutez ça ! « Je suis allée guetter la petite rousse rue des Saints-Pères. »
— C’est de Mlle Tasha qu’elle parle, précisa Joseph.
— « Elle a pris un omnibus jusqu’à Montmartre, elle est entrée dans une gargote nommée le Bibulus. J’ai découvert l’atelier et compris que ma tâche serait beaucoup plus facile que prévu. Frayer avec les rapins, un jeu d’enfants. »
— Elle ne manque pas d’air, celle-là ! vociféra Mme Ballu en récupérant son journal. « J’étais installée au Temps perdu, à ma grande surprise j’ai vu passer le vieux bonhomme de la Cour des comptes, il paraissait surveiller la librairie. J’ai découvert qu’il avait élu domicile au fond d’une cour…» C’est celle du 23 ! cria Mme Ballu, je le savais bien qu’il s’agissait d’un type louche, quand je l’ai vu rôder autour de…
— À moi ! à moi ! glapit Mme Pignot qui s’empara du journal en le déchirant à moitié. « J’ai décidé de revenir le lendemain matin de bonne heure, j’étais inquiète. Le vieux était dans la rue et une pipelette lui courait après. » Dites, c’est de vous qu’il est question !
— Et comment que j’ lui ai couru après ! Il m’avait manqué de respect. Montrez ! «… J’avais passé la nuit avec Laumier et il était pressé de démarrer les séances de pose…»
— Quelle dévergondée ! s’écria Mme Pignot.
— Quand je pense qu’elle entrait dans l’immeuble comme dans un moulin, vous direz ce que vous voudrez, mais tout de même, M. Legris et M. Mori ne sont guère… Enfin, je me comprends, s’interrompit Mme Ballu en jetant un regard en coin à Joseph, qui avait réussi à saisir le journal.
— «… Je devais agir vite et supprimer le vieux de la Cour des comptes. Tout se serait bien passé si le petit morveux ne m’avait surprise…» Hé ! Maman, tu entends ? Le petit morveux ! C’est de moi qu’il est question ! Oh ! Là ! Il y a mon nom, en toutes lettres, Joseph Pignot !
— Jésus-Marie-Joseph ! Où ça ? Je ne vois rien ! brailla Mme Pignot
— Je veux ce canard ! C’est le mien ! Beugla Mme Ballu.
Chacune tirait le quotidien, s’efforçant de se l’approprier, si bien que le sol fut bientôt jonché de bouts de papier et que les deux femmes, échevelées et cramoisies, commencèrent à échanger des insultes, puis des taloches. Joseph s’interposa, bras écartés. En dépit des horions que sa bravoure lui valait, il n’avait en tête qu’une pensée : « Je suis dans le journal ! Je suis dans le journal ! Valentine sera fière de moi !