CHAPITRE VIII
À demi dissimulé derrière son journal, Kenji observait Victor, occupé à classer les volumes d’un Buffon.
— Je vais prévenir le Dr Reynaud afin qu’il ausculte Joseph. Sa mère est passée de bonne heure, vous dormiez encore, il a une forte fièvre.
— Ne vous dérangez pas, monsieur Mori, je m’en charge, dit Tasha qui venait de descendre.
— Trop aimable, marmotta Kenji.
Elle s’approcha de Victor, déposa un baiser au coin de ses lèvres, les yeux rivés à ceux de Kenji. Impassible, il soutint son regard sans désarmer tandis que Victor faisait mine de s’intéresser subitement à une planche anatomique de névroptères.
— À ce soir, murmura Tasha en lui ébouriffant les cheveux.
Dès qu’elle fut sortie, Kenji replia son quotidien.
— J’ai une bonne nouvelle. J’ai trouvé un logement pour votre amie. Vous m’avez bien dit qu’elle avait été sommée de quitter sa chambre ?
— Euh… Oui.
— En ce cas tout est arrangé. Je suis allé visiter une ancienne imprimerie qui conviendrait parfaitement à un artiste peintre, le loyer est raisonnable, naturellement quelques travaux s’imposent.
— Elle refuse de quitter son quartier ! objecta Victor d’une voix exaspérée.
— C’est à deux pas de son ancien domicile, au 36 bis rue Fontaine.
— Je vais voir comment se porte Joseph, grommela Victor en repoussant violemment sa chaise
Dans son énervement, il enfila sa veste à l’envers.
Écrasé sous le poids de trois édredons, Joseph distinguait la silhouette de Tasha près du Dr Reynaud sur le point de sortir. Mme Pignot se tordait les mains en invoquant les saints du paradis.
— Jésus-Marie-Joseph ! Voilà, je le savais que ça finirait mal ! Cette nuit, quand je l’ai entendu rentrer à minuit et demi, je me suis pensé : « C’est pas dans les habitudes de mon garçon, découcher sans avertir sa mère, il doit manigancer quelque chose ! » Eh ben, ça n’a pas raté ! Vous voyez le résultat ? Mourant, il est mourant ! Il va finir comme son pauvre papa, et moi on m’enfermera à la Salpêtrière, chez les fous !
— Allons, calmez-vous, vous avez entendu le Dr Reynaud, c’est bénin, un simple coup de froid. Des fumigations, une bonne soupe bien chaude, quelques sachets de cérébrine, et il sera sur pied.
— Traîner la nuit par un temps pareil ! Il a eu le culot de me dire : « T’inquiète pas, maman, je me documente. » Il se documente chez les cocottes, oui !
— Il a vingt ans, les amourettes c’est de son âge.
— Pas mon Joseph, il n’aime que moi ! Des ventouses ! Si je lui collais des ventouses ?
— Non, maman, pas les ventouses ! beugla Joseph en se redressant.
— Qui c’est qui va lui préparer sa soupe ? Jésus-Marie-Joseph, faut que j’aille au turbin, moi !
— Soyez sans crainte, madame Pignot, Germaine s’en chargera, en attendant Mlle Tasha et moi allons lui tenir compagnie, dit Victor qui venait d’arriver.
— Je sais pas trop si…
— Maman, sois gentille, laisse-nous, j’ai à causer avec mon patron, implora Joseph.
— Vous voulez de l’aide, madame Pignot ? proposa Tasha, sur le seuil.
— Non, non, ça ira, bougonna la marchande de quatre-saisons. La soupe, mettez-y de la crème, hein ! gronda-t-elle en s’éloignant attelée à sa charrette.
— Elle est partie ? demanda Joseph.
Victor acquiesça et tendit un jeu de clés à Tasha.
— La serrure est changée.
— Je croyais que tu plaisantais !
Lis.
Elle prit le journal daté de la veille, parcourut un article encadré au crayon.
— Bojemoï ! C’est affreux, pauvre petite ! Mais pourquoi ? Est-ce que cela concerne ton amie Odette de Valois ?
— Mme de Valois a disparu, le concierge ignore où elle est allée… Tasha, on n’a pas retrouvé la clé de ta chambre parmi les effets de Denise. Je suis inquiet, c’est pour cela que j’ai…
Il l’attira à lui. Blottie dans ses bras, elle chuchota :
— Tu aurais dû m’en parler !
— À quoi bon ! Tu as suffisamment de problèmes la préparation de ton expo.
— Oh ! je suis désolée. Promets-moi d’alerter la police aujourd’hui même.
— C’est déjà fait, ils sont débordés, affirma-t-il en songeant à l’employé épuisé du Bureau des recherches.
— Je t’interdis de mener l’enquête à leur place ! Je tiens à toi, tu sais.
— Moi aussi. Ah, les femmes ! Toujours à se tourmenter pour des vétilles ! Allez, file, tu vas être en retard.
Elle sortit en courant. Il la regarda traverser la cour. Il n’avait ni menti ni promis.
Adossé aux oreillers, Joseph tentait d’aplatir sa tignasse avec un gant humide.
— Patron, vous voulez bien ouvrir la fenêtre, j’étouffe.
— Pas question. Qu’est-ce que ça sent ?
— Maman a grillé des cigarettes à l’eucalyptus dans une soucoupe avant l’arrivée du docteur.
— Vous permettez que j’allume une des miennes ?
— Oui. Patron, écoutez, faut que je vous raconte. Hier, il m’est arrivé une sale histoire. Je suis allé à la Cour des comptes et… Le vieux, le père Moscou, il est mort assassiné, débita-t-il d’un trait.
Victor resta de bois, il n’éprouvait aucune surprise. L’allumette lui brûla les doigts, il poussa une exclamation, se laissa choir sur le lit.
— Mort ? Comment ça, mort ?
— Oui, mort. On l’a balancé du premier étage, seulement son cadavre s’est envolé. J’ai rien dit à la police, nib de nib, mais depuis ça me hante et j’ai peur d’avoir été suivi par celui qui…
— Vous avez assisté à la scène ?
— J’ai entendu un « boum », et j’ai vu une ombre penchée au-dessus du corps.
— Et le corps a disparu ? Non, sans blague, vous me faites marcher !
— Parole d’honneur, patron, faut me croire ! Indigné, Joseph voulut se lever. Victor l’en empêcha.
— Mais qu’est-ce qui vous a pris d’aller là-bas ? Vous avez perdu la tête ou quoi ? Et qui vous a prévenu ? Répondez, nom d’un chien ! vociféra-t-il en le secouant furieusement.
— Aïe ! Vous me faites mal, patron ! Tout ça c’est de votre faute !
Victor s’apaisa, impressionné par la véhémence de son commis.
— Bon, reprenez votre récit, mais soyez clair.
— C’est à cause de vous, patron, Mlle Tasha, elle m’a prié de vous suivre de crainte qu’il vous arrive des pépins, elle vous connaît, allez ! Je vous ai vu talonner un vieux bonhomme, ça m’a mis la puce à l’oreille. Vous me teniez à l’écart, alors j’ai décidé de vous montrer de quoi je suis capable.
— Bravo ! C’est réussi. Continuez.
« Ainsi Tasha m’a fait surveiller », songeait Victor.
Il ne savait s’il devait s’en réjouir ou s’en indigner.
Adoptant la pose d’une diva capricieuse sur le point d’interpréter son grand air, Joseph exigea un verre d’eau, un quartier de pomme et une bouffée de cigarette avant d’entamer la relation de son aventure. Il éprouvait une intense satisfaction à tenir le patron suspendu à ses lèvres.
— … quand je suis revenu près de l’escalier le corps du vieux n’était plus là. J’ai inspecté chaque recoin. Je me suis dit : « Jojo, dans quelle mélasse t’es-tu fourré ? » J’étais sûr que l’assassin me guettait. Ça ne vous est jamais arrivé de vous sentir observé sans voir personne ?
— Une intuition ?
— Non, patron, une certitude. Je ne suis pas toqué. Je me suis dit : « Tu dois à tout prix le semer, il ne sait pas où tu habites. » J’ai traversé la Seine, je suis remonté jusqu’aux Grands Boulevards, il y avait du monde, des lumières, j’ai tourné en rond pendant un bon moment. Finalement, sur le coup de minuit, j’ai pris un fiacre et je suis rentré.
— Le vieux a peut-être simulé sa mort, suggéra Victor.
– Mes doigts ont touché… du sang. On l’a balancé par-dessus la rampe, celui qui a fait le coup l’a ensuite escamoté, un vrai tour de passe-passe. Vous lui couriez après, patron, pourquoi ?
Joseph frissonna. Victor réprima un sourire.
— Eh ! Cessez de me dévisager comme si j’étais un assassin ! Le père Moscou travaille au Père-Lachaise, j’ai pensé qu’il avait pu apercevoir Mme de Valois et Denise la semaine dernière.
— Évidemment, murmura Joseph. J’ai beaucoup réfléchi. Mardi matin, lorsque les moukères sont venues, j’ai entendu ce que disait Mme de Gouveline à propos d’un voyant, son nom lui échappait. Ça m’a remis en tête ce que m’a raconté Denise à la fête foraine. Elle prétendait qu’une force maléfique rôdait dans l’appartement de votre ancienne maîtr… amie. Selon elle, une voyante qui donnait des consultations à Mme de Valois aurait jeté le mauvais œil sur la maison. C’est un début de piste, non ?
— Je ne sais pas.
— Il ne faut rien négliger. Denise était vraiment terrifiée, elle a refusé de laisser la fée Topaze lui lire les lignes de la main. Quand j’ai voulu voir les reconstitutions de crimes célèbres, elle a préféré m’attendre dehors, je me suis bien garder d’insister, c’est un spectacle impressionnant et…
— Venez-en aux faits.
— Je possède un petit indice pour localiser cette voyante. Elle habite un immeuble situé près d’un panorama, sur la façade il y a des femmes nues, c’est ce que m’a confié Denise. Elle a ajouté : « On est montées au deuxième. » Ah ! Si j’étais en forme, je me mettrais en chasse sur-le-champ.
— Vous n’irez nulle part ! Contentez-vous d’avaler vos remèdes, j’ai besoin de vous à la librairie.
— Patron, il y a autre chose.
Joseph farfouilla sous les oreillers, en tira son carnet. et montra à Victor la phrase énigmatique découverte sur le mur du père Moscou : « Où les as-tu cachés ? ADV. »
De quoi s’agissait-il ? Une inscription latine ? « Ad vitam, pour la vie ? Ad valorem, selon la valeur ? » pensa Victor.
— Attention Danger Vengeance, suggéra Joseph.
— Ce graffiti peut vouloir dire tout et n’importe quoi, d’ailleurs il est peut-être là depuis des années.
Au moment où il exprimait ses doutes, il songea au médaillon d’Odette. Il se souvint aussi des confidences de Mme Valladier : la chambre du père Moscou avait été mise à sac, donc « on » recherchait quelque chose.
— Encore un détail, patron. À l’endroit où aurait dû se trouver le corps du vieux, j’ai ramassé ça.
Il eut une expression gourmande en exhibant la cerise du gâteau.
— Des gants ? Et alors ? Où cela va-t-il nous mener ?
— C’est un indice, patron, faut jamais…
— Négliger les indices, d’accord. Je file à la librairie. Soignez-vous, je vous fais porter une soupe et nous aviserons plus tard des décisions à prendre. Si j’ai du nouveau je vous tiendrai au courant.
— Promis, patron ? Faut pas me mettre au rancart, hein ? Parce que vous avez vu, j’en ai, dans la citrouille !
Dès que Victor fut parti, il sauta hors du lit et alla déposer les gants au fond de la remise, entre deux casques à pointe.
Encadrées de bois clair, les toiles pesaient lourd. Tasha et Ninon atteignirent avec soulagement le sixième étage.
— La Terre promise, souffla Tasha en exhibant ses clés neuves.
Dès que les tableaux eurent été déposés, elle boucla la serrure.
— Victor m’a recommandé de n’ouvrir à personne,
j’ai le sentiment d’être l’un des sept chevreaux du conte. Hou ! J’ai peur ! Le grand méchant loup est à l’ affût !
— Ma parole, il nous séquestre, ton vainqueur ! Révoltons-nous ! clama Ninon.
— Tu as raison, il y a trop longtemps que les hommes sont nos maîtres !
— Devenons leurs maîtresses !
Secouées par un fou rire, elles s’écroulèrent, l’une sur une chaise, l’autre sur le lit. Tasha n’avait pas connu ce genre de camaraderie depuis son départ de Russie. Ninon lui rappelait tout à la fois sa sœur aînée Ruhlea, et sa meilleure amie, Doucia, bien que la liberté de ses propos et de ses mœurs n’eût aucune commune mesure avec leur bonhomie.
— Sans toi, j’aurais dû faire trois voyages aller-retour chez l’encadreur, et comme il a les mains plutôt baladeuses… Spassibo !
— Il n’y a pas de quoi ! Si, offre-moi à boire.
— Je n’ai que de l’eau.
Quand Tasha revint avec un broc et un verre, elle trouva Ninon en contemplation devant le nu de Victor.
— Bel homme ! J’en ferais volontiers mon quatre-heures…
— Ninon, Maurice ne te suffit pas ?
— Je m’en contente faute de mieux, mais l’amour à la hussarde ne me comble guère.
— N’éprouves-tu jamais de sentiment ?
— Rarement, pourquoi devrais-je bêler aux pieds de ces boucs infatués de leurs cornes ? Je préfère les entendre chevroter autour de moi et être celle qui décrète : « Toi je te prends, toi je te jette ! » Dis-moi, elle est très réussie, cette huile, tu vas l’exposer ?
— Tu plaisantes ! Victor en ferait une maladie !
— Il n’y a pourtant rien là dont il puisse avoir honte, au contraire.
— Bon, je le confisque, il te sortira peut-être de la tête.
Tasha ôta le nu du chevalet et le plaça contre un des murs, derrière des châssis en attente. Elle choisit deux petites toiles, des poires jaunes, presque blanches, disposées dans un compotier, et un panier d’oranges nimbées d’un halo bleuté qu’elle tendit à Ninon.
— Qu’en penses-tu ?
— Oh ! moi, les natures mortes…
— Je m’oriente vers ce genre de composition. Ça me permet de travailler seule, de creuser la forme, la lumière… Maurice n’en veut pas au Soleil d’Or, tout juste s’il supporte mes toits de Paris.
— Tu as essayé le nu féminin ?
Surprise, Tasha dévisagea Ninon dont le sourire sensuel, légèrement ironique, la déconcerta.
— Oui, à l’atelier, sujet imposé. Les contraintes, tu sais… J’ai un faible pour les modèles masculins.
— Tu as tort. C’est beau, un corps de femme, ça doit se vendre. Si cela te tente, je te prête le mien. Tasha rougit.
— Ma proposition n’a rien d’équivoque, je poserai quand tu veux, gratuitement, et… sagement.
Le trouble qui s’était emparé de Tasha s’évanouit. Elle était séduite. Pourquoi refuser ? Si elle échouait, au moins Ninon ne l’accablerait-elle pas de sarcasmes.
— Après l’expo, alors.
En descendant, elles croisèrent Helga Becker surexcitée, un long rouleau sous le bras.
— Vous avez vu si elle est belle ? Je n’ai eu qu’à tirer un peu, c’est venu tout seul. Je les collectionne, j’en ai déjà plus de quinze, expliqua-t-elle en déroulant une affiche de publicité sur le plancher du palier.
Amusées, elles admirèrent une jeune femme chapeautée d’un canotier, vêtue d’une jupe-culotte, pédalant au milieu d’un troupeau d’oies en déroute. Sur un aveuglant fond jaune canari se détachait en grosses lettres bleues : La bicyclette Royal vous guidera vers la voie royale.
Rue Notre-Dame-de-Lorette, le pan de mur libéré par le larcin d’Helga Becker révélait un vieux placard électoral à moitié déchiré. Un Gaulois armé d’une francisque, une Marianne claironnante coiffée d’une crête de coq annonçaient les élections législatives du 22 septembre 1889. Tasha reconnut la facture de l’illustrateur lithographe Adolphe Willette11. Elle s’approcha et lut :
Ad. WILLETTE
CANDIDAT ANTISÉMITE
IX° Arrondt. 2° Circonscription,
ÉLECTEURS
Les Juifs ne sont grands que parce que
Nous sommes à genoux !…
LEVONS-NOUS !
Le JUDAÏSME voilà l’ennemi !
Quelques traînées brunes maculaient l’affichette. Tasha fut brusquement terrassée par la douleur. Elle revoyait le visage ensanglanté d’un homme étendu devant la maison de la rue Voronov. Avoir fui cela et… Elle revivait cette explosion de haine, les hurlements, les soldats à cheval, sabre au clair… Les vitres explosent, les meubles se fracassent… Ces milliers de flocons tourbillonnants, ce n’est pas de la neige, ce sont les plumes échappées des matelas éventrés…
Elle s’ adossa au mur, attendit que l’émotion se dissipât.
— Tasha ! Qu’est-ce que tu fais ? Tu viens ? Laumier va râler !
Non ! Elle devait oublier ! Victor l’aimait. Elle était en France, à Paris… Un coin de l’affichette se décollait, un coup sec et elle l’arracha, la déchira en menus morceaux.
Victor avait beau fixer l’aquarelle de Constable, le paisible paysage verdoyant de la campagne anglaise ne parvenait pas à calmer son esprit. Le père Moscou avait-il vraiment été assassiné ? Ou bien avait-il mis en scène sa propre sortie ? Quel rôle jouait-il dans la disparition d’Odette ? Il possédait son médaillon. Était-il complice d’un enlèvement… D’un meurtre ? Il chassa cette pensée. Soudain, comme un éclair : ADV ! Armand de Valois !
Il se rua sur les papiers encombrant son bureau, relut la lettre du consulat de France. Il conclut que rien ne prouvait formellement que le corps enterré à Las Juntas fût celui d’Armand. Qui l’avait identifié ? Se pouvait-il qu’il soit vivant ? Si Odette était de mèche avec lui pour… Pour quoi ? Ce tableau, cette « dame en bleu » à laquelle Armand semblait tenir comme à la prunelle de ses yeux ? Ce tableau avait-il coûté la vie à Denise… et au père Moscou ?
Deux pistes s’offraient maintenant à lui : le fameux Numa et la voyante mentionnée par Joseph. Il décida de se rendre chez Adalberte de Brix afin d’en apprendre davantage, ensuite il questionnerait Raphaëlle de Gouveline.
Il examina de nouveau le contenu de l’enveloppe qui regroupait les papiers personnels d’Odette. Page par page il étudia son carnet de rendez-vous. Zénobie. Ce nom noté régulièrement l’intriguait. À la date du 22 décembre 1889 il lut : Turner… Zénobie quinze heures trente, pâtisserie Gloppe…
Agacé, il repoussa le carnet qui tomba à terre. Une lettre s’échappa de la couverture rigide. Elle était datée du 18 décembre 1889. Il la ramassa.
Chère Madame,
Nous ne nous connaissons pas et jusqu’à ces derniers jours j’ignorais votre existence.
Il se peut que vous soyez sceptique et que vous doutiez de ma bonne foi, mais, si tel est le cas, je vous conjure de renoncer à vos préjugés et de m’accorder votre confiance. J’ai reçu du ciel la grâce de pouvoir communiquer avec les défunts. Il y a plusieurs semaines que l’un d’eux s’impose à moi. Il dit se nommer Armand de Valois. Il ne peut trouver le repos depuis sa mort survenue dans une région lointaine. De son vivant, il habitait boulevard Haussmann, avec son épouse. Je me suis permis d’entreprendre des recherches et j’ai découvert votre adresse, en espérant que vous êtes bien la personne avec qui il désire entrer en contact par mon intermédiaire. Croyez, chère Madame, que cette démarche m’est peu habituelle, mais étant donné les circonstances je n’ai pas hésité. Nous pourrions nous rencontrer le 22 décembre chez Gloppe, la pâtisserie du rond-point des Champs-Élysées. Je vous y attendrai jeudi prochain vers quinze heures trente. Je serai à une table près du comptoir. Je porterai un chapeau lilas.
Veuillez agréer, chère Madame, mon profond dévouement.
Zénobie
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Il rangea papiers et carnet à l’intérieur de l’enveloppe, la glissa dans la poche de sa veste et descendit rejoindre Kenji.
— Comment va Joseph ?
— Un coup de froid, rien de méchant.
— Vous paraissez épuisé.
— Un début de migraine. Je vais prendre l’air. Il allait sortir quand Kenji l’interpella.
— Nous avons rendez-vous à dix-neuf heures pour visiter l’atelier.
— L’atelier ? répéta Victor d’une voix blanche.
— Rue Fontaine, vous vous rappelez ?
— Oui, bien sûr.
Il aurait dû savoir que Kenji était plus buté qu’une mule ! Il fit signe à un fiacre.
Encadré de façades blanches aux volets de bois, l’hôtel particulier d’Adalberte de Brix occupait le numéro 22 de la rue Barbet-de-Jouy, non loin des Invalides. Dès que Victor eut pressé la sonnette, le nez inquisiteur de Mme Hubert, la femme de charge, pointa à l’œil-de-bœuf jouxtant la porte cochère. Les paupières rougies, un mouchoir pressé contre la bouche, elle le conduisit en silence au salon d’apparat, où il se trouva en présence d’une compagnie occupée à échanger des messes basses. Il y avait là Blanche de Cambrésis, le duc de Frioul, Raphaëlle de Gouveline, Olympe de Salignac, sa nièce Valentine, un militaire bardé de décorations, Mathilde de Flavignol, un prêtre en soutane et collet romain. Tous affichaient des mines lugubres. Lorsque baisemains et salutations eurent été échangés, Raphaëlle de Gouveline attira Victor à l’écart.
— Ah ! Mon ami, c’est un grand malheur. Qui vous a prévenu ?
— Qu’est-il arrivé ?
— Vous ne savez donc pas ? Cette pauvre Adalberte a été victime d’une hémiplégie, hier, en fin de journée. Je suis venue immédiatement, j’ai passé la nuit auprès d’elle. Elle est incapable de prononcer la moindre parole, une femme qui avait la langue si bien pendue ! Son entourage, ses proches juraient qu’elle vivrait centenaire, pensez, elle a enterré trois maris. Désormais, sa vie ne tient qu’ à un fil, le cœur risque de lâcher. Pardonnez-moi.
Elle rejoignit Mathilde de Flavignol en larmes. Une femme de chambre dépassa Victor, chargée d’un plateau de verres vides. Il la suivit et l’aborda dans l’antichambre.
— Excusez-moi, je me présente, Victor Legris.
— Honorée, monsieur, moi c’est Sidonie Taillade. Elle posa son plateau, esquissa une génuflexion en levant vers lui un visage rond au nez en trompette.
— Comment est-ce arrivé ?
— C’était juste avant le coucher de Madame Gratien, le valet de chambre, m’a donné une lettre que Mme Hubert venait de lui remettre. Alors moi forcément je l’ai portée à Madame, elle m’a dit de la déposer sur sa coiffeuse et de lui préparer sa verveine. Quand je suis revenue, Madame était allongée raide comme la justice en travers du tapis, j’ai cru qu’elle était morte ! Gratien l’a couchée sur son lit avant d’aller quérir le docteur, qui l’a auscultée sous toutes les coutures et a dit qu’elle avait eu une crise de péli… hépi… je ne sais plus.
— Que contenait la lettre ?
— Oh, monsieur, en aucun cas je ne me serais permis de la lire… En quatre ans de bons et loyaux…
— Pourrais-je la consulter, s’il vous plaît ?
— Oui… je suppose.
— Je vous en saurais gré, mademoiselle.
Sidonie s’empressa. Jamais un monsieur si avenant n’avait fait tant de simagrées pour obtenir ses bonnes grâces. Elle revint aussitôt.
— Je ne sais si je peux vous la…
Victor lui glissa discrètement un billet bleu.
— À présent, vous pouvez.
Mme Hubert appela Sidonie. Elle s’éclipsa après avoir adressé une œillade humide à Victor qui en profita pour escamoter la lettre et l’enfoncer dans sa poche. Lorsque la femme de chambre revint, il lui rendit l’enveloppe vide.
— J’ai cru que cette lettre contenait une mauvaise nouvelle susceptible d’avoir provoqué la crise d’hémiplégie de Mme de Brix, il n’en est rien. Remettez-la où elle était. Un dernier renseignement. Avez-vous entendu parler d’un certain M. Numa Winner ?
— L’English qui se prend pour un fakir ! Avec son cœur, Madame aurait dû éviter les émotions, mais c’était plus fort qu’elle, il fallait qu’elle assiste à ces séances de magie noire !
— Vous connaissez son adresse ?
— J’ai accompagné plusieurs fois Madame mais je n’ai jamais vu ce qu’ils fricotaient, j’attendais dans l’antichambre. C’est au numéro 134 de la rue d’Assas.
Victor mit fin à la conversation car Raphaëlle de Gouveline et Blanche de Cambrésis s’avançaient vers lui.
— Monsieur Legris, s’exclama Raphaëlle, je me suis creusé la cervelle pour me rappeler l’identité de ce voyant, et j’ai trouvé !
— Le voyant ?
— Celui d’Odette, souvenez-vous, l’autre jour, à la librairie… Il se nomme Zénobie. Vous savez comment cela m’est revenu ? Grâce à un palmier en pot qu’on venait de me livrer. Une association d’idées, vous me suivez ? Palmier… Palmyre… Zénobie, reine de Palmyre !
— En ce cas il s’agit d’une voyante.
— Ça ne veut rien dire, ces gens-là préfèrent parfois s’attribuer des sobriquets féminins à consonance orientale ou mythologique. Zaïdé, Cassandre, Sibylle, Doniazade… Un homme, une femme, quelle importance ?
— Et… son adresse ?
— Odette s’est montrée très discrète, elle a juste fait allusion à une lettre émanant de cette personne qui affirmait détenir d’importantes informations concernant son défunt mari.
— Seriez-vous tenté par les sciences occultes, monsieur Legris ? demanda Blanche de Cambrésis.
— Simple curiosité, chère madame.
Il avait évité le salon afin de ne pas prendre congé, mais, campée sous un panneau monumental de Louise Abbéma12, Valentine de Salignac, livide, les doigts crispés sur son ombrelle, le guettait dans le hall.
— Monsieur Legris, je… j’avais commandé un livre à M. Joseph et je n’ai pu…
— Joseph est malade.
— Malade ! C’est grave ?
— Non, non, tout au plus une bronchite. Il se soigne énergiquement. Mes hommages, mademoiselle.
Il s’inclina en souriant. Elle le regarda s’éloigner, soulagée de savoir pourquoi Joseph n’était pas venu la rejoindre au magasin du Louvre.
L’amusement de Victor ne dura pas. Rue de Babylone, il parcourut la lettre.
Celui qui a forcé l’entrée de l’au-delà
A peu de pas à faire pour tomber dans l’abîme
À moins qu’il ne se taise et n’enterre le secret
Des mystères de la mort.
Tu as gagné, je ne reviendrai JAMAIS.
Tais-toi, TAIS-TOI, TAIS-TOI !
Ton fils.
— Monsieur ne reçoit pas aujourd’hui, annonça un maître d’hôtel compassé.
L’insistance de Victor, qui évoqua un cas de force majeure et se recommanda de Mme de Brix, eut raison de ce barrage. On accepta sa carte de visite puis on le fit passer dans un petit salon aux murs tapissés de tableaux et de livres. Il apprécia le choix des toiles, pastels d’Odilon Redon, gravures de William Blake rehaussées d’aquarelle, eaux-fortes de Victor Hugo, tous voués à l’étrange. Quant aux livres, il regretta de ne pouvoir les détailler plus attentivement, la vision fugitive des œuvres complètes de Swift reliées en maroquin rouge lui avait mis l’eau à la bouche.
Un homme de haute stature aux longs cheveux blancs venait d’entrer dans la pièce. Il boitillait, appuyé sur des béquilles. Il sourit, et Victor eut la sensation d’être jaugé et catalogué par son hôte d’un simple coup d’œil.
— Prenez le rocking-chair, je me réserve le crapaud, dit Numa Winner en tapotant sa cuisse gauche, je suis plâtré de la cheville au genou. Libraire, hein ! Noble métier. Que désirez-vous boire ?
— Rien, merci.
Sans tenir compte de ce refus, Numa Winner clopina jusqu’à la bibliothèque, déplaça deux gros volumes qui dissimulaient un flacon de cristal et des verres.
— Il vaut mieux que Léon, c’est mon maître d’hôtel, n’en sache rien, il couve mon foie comme une poule son œuf. Goûtez, c’est un excellent cognac, douze ans d’âge. Je suppose que vous désirez une consultation ? Il va vous falloir prendre rendez-vous avec mon secrétaire.
– Ce n’est pas l’objet de ma visite. Je souhaiterais avoir votre avis au sujet d’un écrit qui pourrait avoir provoqué une crise d’hémiplégie chez Mme de Brix.
— Adalberte ? Quand ?
— Hier soir. Numa Winner se carra prudemment au fond du crapaud.
— C’est affligeant, pauvre Adalberte… Un écrit, dites-vous ?
Victor se leva pour lui montrer la lettre. Après l’avoir lue, Numa la lui rendit et demeura songeur.
— Mauvais. Il y a de la malveillance là-dedans.
— Voulez-vous examiner ceci également ? demanda Victor sans le quitter des yeux.
Il lui tendit la missive donnant rendez-vous à Odette chez Gloppe.
— Zénobie, murmura Numa.
— Ce nom vous est familier ?
— Eh bien… commença Numa d’une voix enrouée, qu’il semblait continuellement sur le point d’éclaircir.
— Dans votre profession, vous devez vous connaître les uns les autres, insista Victor.
— Cher monsieur, je ne possède pas le Bottin de la voyance, il y a sans cesse de nouvelles recrues. D’où tenez-vous ces lettres ?
— Que ne sondez-vous mon esprit afin de le découvrir !
— Allons, monsieur Legris, je ne puis croire que pour vous un voyant soit une sorte d’enchanteur à la Merlin, une chouette sur l’épaule, une boule de cristal ou un jeu de tarots devant lui, un seul but en tête délester les chalands de leurs économies. Je m’ avoue aussi incapable de déchiffrer vos pensées que de lire l’avenir.
— Dommage, cela vous aurait évité de vous casser la jambe.
— Même si j’avais eu la prescience de cette glissade stupide – c’est un pléonasme, n’est-ce pas ? – je n’aurais pu éviter qu’elle se produisît tôt ou tard. Et puis, l’imprévisible ne contribue-t-il pas au charme de l’existence ? Mon Dieu, quel ennui si nous pouvions planifier avec certitude chacun de nos actes !
— Quand cela vous est-il arrivé ?
— Il y a trois semaines, je descendais d’un cabriolet. Vous avez éludé ma question : cette prose, qui en est l’auteur ?
— Aucune idée. La lettre signée Zénobie a été envoyée à une de mes amies, Mme de Valois, elle a disparu, je suis sans nouvelles.
Ces paroles parurent tout d’abord ne produire aucun effet. Rien dans l’attitude de Numa n’indiquait qu’il les avait entendues. Il se contenta de boire une gorgée de cognac. Victor scrutait son visage impassible. Enfin, Numa se décida à parler :
— Mme de Valois est venue chez moi, à Houlgate. C’est Mme de Brix qui me l’a présentée. Six mois plus tard, Mme de Brix a mentionné en ma présence l’existence d’une pythonisse nommée Zénobie, elle m’a prié de la conseiller, je lui ai dit de se méfier. Elle m’a rapporté que Mme de Valois avait été contactée par cette Zénobie soi-disant détentrice de secrets. Mme de Brix a vainement tenté de dissuader votre amie de prêter foi a ces sornettes. L’escroquerie aux annonces nécrologiques est une pratique assez répandue. Depuis plusieurs années on assiste à une incroyable floraison de médiums, une véritable marée de faux prophètes qui gavent de leurs boniments les troupeaux de jobards et leur tondent la laine sur le dos. Mages, cabalistes, occultistes, hâbleurs de tout poil pullulent à chaque étage de la société.
— Et bien entendu vous appartenez à une espèce différente.
Numa sourit.
— Exact. Ni encens, ni incantations, ni lumière tamisée. Je tiens en peu d’estime les charlatans qui abusent de la crédulité des désespérés. La médiumnité est une faculté que l’on a reçue en naissant, on ne doit pas la monnayer.
— De quoi vivez-vous donc ?
— Je dirige une revue scientifique publiée à Londres, The Scientific News, je suis aussi membre correspondant de votre Académie des sciences. Voyez-vous, monsieur Legris, les bons médiums sont aussi rares que les grands artistes. Ils se divisent en deux catégories : les physiques et les mentaux. J’appartiens à la seconde. Je procède par clairaudience, j’ai le don de percevoir les voix des désincarnés, inaudibles pour des oreilles normales. J’interprète leurs messages et les énonce de ma propre voix.
— Mme de Brix m’a confié que son fils décédé lui parlait par votre entremise. Excusez-moi, mais je ne peux souscrire à ce genre d’ineptie.
— La plupart des gens nient ce qui échappe à leurs sens ou à ce qu’ils qualifient de « bon sens ». Savez-vous pourquoi j’ai accepté de m’entretenir avec vous ? Lorsque je suis entré dans cette pièce, j’ai senti que vous n’étiez pas seul. Un couple vous accompagnait. J’ai eu de lui une vision fugitive, ce qui m’arrive rarement. L’homme est âgé, les épaules voûtées, le crâne dégarni. Il donne le bras à une femme plus jeune, elle tient un bouquet de feuillage, on dirait… on dirait du laurier.
Il se tut, le regard fixe. Impressionné malgré lui, Victor se pencha en avant.
— Qu’y a-t-il là de…
— Coupe le fil, articula Numa d’une voix soudain dénuée de toute aspérité.
Victor sursauta.
— Sa mort nous a libérés, toi et moi. Amour. Je l’ai trouvé. Tu comprendras. Il faut… suis ton instinct. Tu peux renaître si tu brises la chaîne. Harmonie. Bientôt… Bientôt…
Numa se détendit, fit craquer ses jointures. Il paraissait avoir fourni un gros effort.
— Ils sont partis.
— Qui était-ce ?
— Je l’ignore.
— Je regrette, je ne marche pas.
— Les faits sont là, et pourtant vous doutez. Je ne chercherai jamais à vous convaincre, monsieur Legris, je n’ai d’ailleurs rien à y gagner. Aucune explication rationnelle ne peut rendre compte des phénomènes spirites. En ce qui concerne l’affaire qui a motivé votre visite, je n’ai qu’un conseil : prudence, c’est un jeu dangereux.
Il porta son verre à ses lèvres et ferma les yeux, signe que l’entretien était terminé.
Victor remontait l’avenue de l’Observatoire sillonnée de bicyclettes rivalisant de vitesse avec les omnibus. À la hauteur du bal Bullier, un mot prononcé par Numa en état de transe le frappa : « laurier ». Une veine battit à sa tempe. Sa mémoire se concentra sur un épisode de la mythologie grecque lié aux amours d’Apollon. Sur le point d’étreindre une nymphe qu’il poursuivait de ses assiduités, le dieu l’avait vue se métamorphoser en un laurier. Elle se nommait Daphné. – Comme ma mère », pensa-t-il.
Profondément troublé, il se remit à déambuler. Avait-il affaire à un véritable médium ?
Il bouscula une vieille dame occupée à nourrir les moineaux et fit demi-tour. « Et l’oncle Émile ? Comment Numa a-t-il pu savoir qu’il était chauve et se gargarisait du mot "harmonie ?" Non ! Je refuse d’y croire ! »
Il profita de ce qu’un fiacre déposait un client rue des Chartreux pour héler le cocher.
— Je désire faire la tournée des panoramas13 parisiens.
— Tous les panoramas ? demanda le cocher, flairant une bonne affaire.
— Tous.
« Un immeuble orné de cariatides, ça ne devrait pas être trop difficile à repérer », songea-t-il en s’installant sur la banquette râpée.
Le cocher, un gros homme à faciès de taureau, préféra commencer par le plus difficile, rapport à son cheval, une jument poussive. Par conséquent, il emmena d’abord son client en haut de la rue Lepic, à Montmartre, où derrière les échafaudages de la basilique du Sacré-cœur en construction le panorama de Jérusalem occupait l’angle des rues Chevalier-de-la-Barre et Lamarck. Victor avisa un décor de jardins ouvriers et de maisons branlantes dépourvu du moindre ornement architectural.
— Le suivant ! cria-t-il au cocher intrigué par ce curieux touriste.
— Je vous recommande le panorama du Centenaire
— Où se trouve-t-il ?
— Dans le jardin des Tuileries.
— Laissez tomber. Y en a-t-il d’autres à proximité ?
— J’pense bien !
Les Champs-Élysées s’enorgueillissaient de posséder à eux seuls trois panoramas. Le cocher félicita Victor d’avoir dédaigné la minable salle de la butte, car, rue de Berri, il aurait ainsi davantage de temps à consacrer à la bataille de Reichshoffen. « Pas de cariatides », constata Victor.
— Drôle de gugusse, grogna le cocher, qui fit claquer son fouet.
Mais ni le diorama retraçant, face au cirque d’Été, le siège de Paris en 1870, ni le bâtiment flambant neuf de Charles Garnier construit tout à côté pour abriter la vue panoramique de Jérusalem au temps d’Hérode n’obtinrent les faveurs de son client.
— Alors j’en vois plus qu’un ! lança le cocher, c’est celui de la Bastille.
« Pourvu que ce soit le bon », se dit Victor, découragé.
Après un assez long trajet qui les mena jusqu’à la colonne de Juillet, ils suivirent le boulevard de la Contrescarpe, bordé d’entrepôts et débouchant près de la Seine, place Mazas. Au milieu de cet îlot planté d’arbres se dressait le panorama du Paris de 1789.
Victor décida de descendre afin d’explorer le quartier et régla la course agrémentée d’un substantiel pourboire.
— Je vous croyais un peu brindezingue, monsieur, mais là vous avez fait l’bon choix ! C’est grandiose, leurs toiles peintes. La prise de la Bastille comme si vous y étiez ! On entend même chanter les oiseaux. Le clou, c’est la galerie des supplices, rien que des figures de cire, mais y a de quoi se régaler ! Décollation, question de l’eau, du feu, de la crapaudine, garrot, tout y est ! Hue, Zéphyrine !
Écœuré, Victor s’aventura avenue Ledru-Rollin. Des façades nues, un dépôt de pavés. Revenant sur ses pas, il prit le boulevard Diderot. À peine avait-il parcouru quelques mètres qu’une corniche soutenue par deux bustes féminins aux seins plantureux lui donna envie de crier « victoire ! »
Une fois de plus, il dut faire appel à son imagination pour embobiner un concierge. « J’en composerai un recueil », se promit-il.
— La comtesse de Salignac m’a mandaté, je dois remettre en main propre un avis urgent à la locataire du second.
— Vous arrivez trop tard. M. et Mme Turner sont partis.
Le cœur de Victor s’emballa. Turner était le nom accolé à celui de Zénobie dans le carnet d’Odette !
— Quand sont-ils partis ?
— Avant-hier matin.
— Et quand rentrent-ils ?
— Ils ne rentrent pas, ils ont donné congé.
— Ils ont peut-être laissé une adresse où les joindre. C’est une affaire délicate, je suis chargé de les retrouver… discrètement. Mme la comtesse leur a prêté une forte somme d’argent, elle souhaite éviter un scandale.
— Navré, mais c’est tout ce que je sais. Les Turner étaient un couple spécial. Du genre à avoir avalé un balai. Ils avaient emménagé en décembre. Très peu de bagages. Aucun domestique, pourtant à leur départ l’appartement était impeccable. Ils ne recevaient pas de courrier. Des visites, jamais, excepté une dame en deuil une ou deux fois chaque semaine Ils étaient rudement pressés de déguerpir, une affaire de famille à ce que m’a raconté la femme. Son mari l’avait devancée la veille. Elle a réglé le terme jusqu’en juin sans barguigner. Dame, c’était normal puisque le mois de mars est entamé. Le meublé est à louer. Vous avez dû voir la pancarte au balcon du deuxième étage.
— Pouvez-vous me les décrire ?
— Lui, j’ai remarqué qu’il s’appuyait un peu sur sa canne. Il boitait sans boiter.
— Que voulez-vous dire ?
— Ben il boitait, mais ça ne se remarquait pas trop. Seulement moi j’ai l’œil
— Vous lui avez parlé ?
— Bonjour, bonsoir. En tout et pour tout, j’ai dû le croiser cinq ou six fois. C’est surtout elle que je rencontrais.
— Il était petit, grand, brun, blond ?
— Il marchait tête baissée, le chapeau enfoncé sur les yeux, alors brun, blond, moi…
— Et la femme ?
— Une belle blonde, avec une taille de guêpe, et une de ces devantures…
— J’aimerais visiter le meublé, j’ai justement une tante qui cherche une location.
Il fureta dans chacune des quatre pièces, se fit ouvrir les fenêtres afin de juger de la vue, critiqua le papier peint, dénigra la cuisine, bref fit son possible pour agacer le concierge. Quand il le sentit sur le point d’exploser, il le pria de redescendre, il désirait rester seul pour s’imprégner de l’atmosphère et prendre une décision.
Il se hâta d’inspecter l’intérieur des placards, des armoires, et des deux bureaux : vides. Il ouvrit les tiroirs d’une commode. En les repoussant, il ne parvint pas à fermer entièrement celui du haut. Il l’ôta, le posa au sol et s’empara d’un papier plié en accordéon qu’il fourra vivement dans sa poche, le pipelet revenait.
— Finalement non, ça ne conviendra pas, je perçois des ondes négatives, jeta-t-il au concierge qui se vissa un doigt sur la tempe dès qu’il eut le dos tourné.
Sur le trottoir il défroissa le morceau de papier. C’était une feuille à en-tête portant l’inscription :
HÔTEL ROSALIE
propriétaire Mme P. Caicedo
CALI
Assis au bord du bassin de l’Arsenal, Victor contemplait l’enveloppe Personnel posée sur ses genoux. L’écriture en pattes de mouche dansait sous ses yeux. Il les ferma un instant, imaginant que la ville avait disparu et qu’il flottait au milieu du vide. Des paysages intérieurs apparaissaient, aussi tangibles que le monde réel. Lentement il accédait à la compréhension. Il se décida à vider l’enveloppe. Il savait ce qu’elle contenait mais il lui fallait être sûr. Voilà : la lettre d’Odette expédiée de Paris le 29 juillet 1889, envoyée à son cher époux : M. Armand de Valois, Géologue de la Compagnie du canal interocéanique, chez la seňora Caicedo, hôtel Rosalie, Cali, Colombie.
Il compara cette adresse avec celle de la feuille à entête trouvée chez les Turner. « Caicedo… Hôtel Rosalie… Cali…» Ces mots bourdonnaient en lui. De nouvelles interrogations le harcelaient. M. Turner était-il Armand de Valois ? Rien n’était plus simple que de simuler son propre trépas. Avait-on enterré quelqu’un d’autre à sa place ? En dix ans, sur plus de vingt mille Français débarqués à Panamá., les deux tiers avaient succombé à la fièvre jaune, sans compter les autres nationalités. Se procurer un cadavre ne devait pas soulever de problème majeur. Par ailleurs, le concierge avait souligné que M. Turner boitait. Odette lui avait confié jadis que son mari portait une talonnette afin de pallier une légère claudication congénitale.
Il rangea les papiers, consulta une horloge pneumatique : dix-huit heures trente.
Il était en avance. Il remonta la rue Fontaine et fit une pause pour lire le programme du Concert des Incohérents, brasserie appartenant à un certain Carpentier. Dans la vitrine, Victor inspecta son allure, dompta une mèche rebelle et réajusta son chapeau. Il gagna le 36 bis, franchit une cour pavée où poussait un acacia et faillit se heurter à Kenji.
— Nous visitons seuls, j’ai la clé.
Le local était une ancienne imprimerie encombrée de presses rouillées, de caisses et de cartons. Victor dut faire un effort pour se la figurer débarrassée de ce bazar, nettoyée, repeinte. Quand il y parvint, il eut la vision d’un vaste atelier possédant, luxe non négligeable, l’eau à l’évier. Un renfoncement obstrué par une machine à poncer les pierres lithographiques permettrait d’aménager une chambre à coucher en alcôve. Séduit, il en oubliait ses soucis. Le loyer bas eut raison de ses dernières hésitations. Par quel moyen convaincre Tasha ? Le plus simple : choisir le moment propice, la laisser habiter rue Notre-Dame-de-Lorette tout en rénovant le logement afin de lui en faire la surprise, plus tard. Satisfait de cette solution qui n’engageait à rien pour le moment, il voulut ouvrir la fenêtre, l’espagnolette lui resta dans la main. La mine déconfite, Kenji l’observait, inquiet de son silence.
— Vous semblez perplexe.
Il brûlait d’énoncer un proverbe oriental approprié aux circonstances, « quand le coucou bâtira son nid, son chant deviendra mélodie », mais jugea plus prudent de se taire.
— Je réfléchissais aux travaux à entreprendre. Il faudra vérifier l’étanchéité du toit.
Le visage de Kenji s’éclaira, tous les espoirs étaient permis. Bien sûr, un certain temps s’écoulerait avant que la jeune amie de Victor emménage, mais il était tenace, il saurait patienter. Guilleret, il se dirigea vers le renfoncement et demanda :
— Ne pensez-vous pas que cette alcôve conviendrait parfaitement à une cuisine ?
Tasha enlevait ses dessous avec une lenteur calculée. Victor n’y tint plus, ses mains s’insinuèrent sous l’ultime camisole.
— Je t’aime, je t’aide, souffla-t-il.
Elle se prêta au jeu et le laissa la dénuder. Il l’entraîna sur le lit. Elle se pelotonna contre lui, épousant étroitement son corps.
Ne pas attendre, lui vanter tout de suite cet atelier, sinon il n’oserait jamais.
— J’ai visité un endroit, une chambre rien que pour nous deux. C’est grand. Tu pourras y peindre.
— Tu as quoi ?
Il la sentit se crisper et enchaîna doucement en faisant courir ses doigts sur ses seins.
— Le loyer est modique, tu l’assumeras facilement, je me charge du mobilier… Tu es fâchée ?
— Grand comment ? Murmura-t-elle.
Hanté par son enquête, Victor se releva au milieu de la nuit. Tasha dormait, serrant l’un des oreillers. Il enfila son caleçon long à « pont-levis ». Elle gémit dans son sommeil Il se pencha, effleura sa joue d’un baiser. Elle avait cédé, ils visiteraient le lendemain.
Il s’assit à son bureau, alluma la lampe. Il souhaitait se livrer à une petite expertise en écritures. Il posa devant lui le pneumatique adressé à Denise, le lissa du plat de la main, aligna à côté la missive signée « Zénobie » et le poulet anonyme envoyé à Mme de Brix.
Choisir une lettre, le t par exemple. Comparer la façon de tracer les barres… Non, il ne divaguait pas, elles étaient identiques, déviées vers le bas ! Les n ressemblaient à des u, les a dessinaient des portiques, l’écriture penchait fortement à gauche.
Ces trois messages étaient l’œuvre d’une seule et même personne.