CHAPITRE IX

 

Lovée sur une pierre plate, une couleuvre se chauffait au soleil. Un craquement lui fit dresser la tête, deux monstres noirs à museau pointu écrasaient les herbes autour de son refuge. Elle se coula dans un buisson.

Les souliers s’arrêtèrent, indécis. Une voix aiguë cria :

— J’ai vu un serpent !

— T’as rêvé, Elisa. Ici c’est Pantruche, pas le Sénégal !

Les souliers se remirent en branle. Ils appartenaient à un garçon d’à peine seize ans, qui se donnait des airs de dur avec des rouflaquettes et une casquette à pont. À sa suite trébuchait une gamine maigrichonne au regard apeuré.

— Comment on fera pour trouver la sortie ? demanda-t-elle en dégageant sa jupe accrochée à des ronces.

— J’connais l’endroit comme ma poche, c’est épatant pour se planquer quand ça sent le roussi. Y a une vieille huître qui crèche par là, mais le bonhomme est toujours entre deux verres, alors…

— Ferdinand ! Une bête !

— Allons, c’est qu’un matou, viens.

Il la traîna vers un mur éboulé jusqu’à un recoin protégé par une saillie d’où dégringolait un rideau de viornes.

— C’est bath aux pommes ! Un vrai nid d’amour ! Il ôta sa veste, l’étendit sur l’herbe. La fille recula.

— T’es maboul ! C’est trempé !

Il lui saisit le visage, lui écrasa les lèvres avec le maximum de force, pour affirmer sa virilité. Au bout de quelques secondes, elle se dégagea.

— Tu me fais mal, dit-elle d’un ton plaintif. Exaspéré, il la repoussa.

— Mais tu veux quoi, à la fin ? Faudrait savoir, t’étais d’accord !

— Oui, seulement… j’ai peur, voilà !

— T’as peur de tout ! Des serpents, des greffiers, des plantes !

— La première fois, on déguste. Et puis… si j’étais grosse, après ?

Il ricana.

— Pour l’instant, grosse, on peut pas dire que tu l’sois ! Une planche à pain. Tiens, je sais même pas si t’en as sous ton corsage ! Puisque c’est ça j’me tire, y en a bien d’autres, Jenny par exemple, elle demanderait pas mieux. Et elle, au moins, elle est rembourrée !

Il attrapa sa veste et la jeta sur son épaule.

— Me laisse pas, Ferdinand, tu m’aimes plus ? Renfrogné, il envoya valdinguer un caillou du bout de son soulier.

— Aimer, c’est pas juste se sucer la pomme.

— Tu jures que tu seras gentil ? murmura-t-elle en se blottissant contre son torse.

Il étala de nouveau sa veste, renversa la fille au sol, la couvrit de baisers en s’acharnant sur les boutons de son corsage. Le souffle court, ils roulèrent sur eux-mêmes et se heurtèrent à un bâton planté en terre. Le garçon poussa un cri de douleur.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

D’un geste rageur, il saisit l’objet qui lui avait éraflé la cheville, tirant violemment il le déracina, perdit l’équilibre et demeura stupide en contemplant sa prise : un parapluie. La fille éclata de rire.

— Ah, ça t’amuse !

— Il est beau ce pépin, donne. Reluque un peu le manche, on dirait de l’ivoire. Je peux le garder, tu crois ? Ben réponds ! Ferdinand, t’es sourd ?

Le garçon ne bougeait plus. Ses traits contractés exprimaient l’incrédulité et l’horreur. Lentement la fille baissa la tête vers le point qu’il fixait, tout près d’elle, au pied d’un lilas. Il fallut quelques secondes avant que le cri né au fond de sa gorge n’atteigne sa bouche.

Ces cinq taches roses ourlées de nacre au centre d’une flaque verte, ce n’étaient pas des fleurs.

 

La lumière dorée parvenait à percer la couche de crasse collée à la verrière et dessinait sur le plancher un pointillé étincelant. « On dirait du Seurat », pensa Tasha en avançant dans l’atelier. De prime abord, elle avait été rebutée par l’état des lieux, mais à présent qu’elle les voyait avec les yeux de son esprit, elle ressentait une intense excitation. « Ici, mon chevalet. Là, un socle destiné au modèle. Là, une table à dessin. Dans ce coin, plus tard, le matériel de gravure. Je me demande si cette presse est récupérable. »

Elle tomba en arrêt devant la pierre à évier. Des gouttes s’écoulaient une à une du robinet. L’eau courante ! Plus besoin de faire cinquante voyages à la fontaine du couloir !

— Dans cette alcôve, un lit à deux places, le plus large que nous trouverons. Adieu planche de fakir, repose en paix, tu as fait ton temps ! s’écria Victor.

— Eh ! Halte-là ! Je ne suis pas millionnaire !

— Je t’ai dit que je t’offrais les meubles. Les travaux aussi, évidemment. J’ai bien envie de faire installer un cabinet d’aisances, je sais que c’est un détail trivial, mais…

Tandis qu’il lui exposait ses projets, elle songeait à sa précédente liaison avec Hans, un peintre berlinois. Si elle l’avait quitté ce n’était pas uniquement parce qu’il était marié, mais surtout à cause de son ingérence dans sa carrière artistique. Devait-elle prendre ses distances vis-à-vis de Victor uniquement parce qu’il cherchait à lui faciliter la vie ? Il manifestait une grande générosité en acceptant qu’elle jouisse de son indépendance. Jamais jusqu’à ce jour il n’avait tenté d’influer sur sa façon de peindre. Que risquait-elle à accepter cet arrangement dont elle était pleinement bénéficiaire ? Elle avait exigé de payer le loyer, mais les gouaches coûtaient cher. Même en rognant sur la nourriture et les vêtements, parviendrait-elle à tout assumer ?

— Alors ?

— Je crois que c’est… oui !

Il l’embrassa longuement.

— Ici tu réaliseras des chefs-d’œuvre, lui souffla-t-il.

— Il serait temps. Mes pauvres toiles seront bientôt couvertes de moisissures. J’ai découvert une nouvelle fuite.

— Ça ne peut plus durer, avec toute cette pluie. Écoute, j’ai une proposition à te faire.

— Encore ! Tu m’inquiètes.

— Puisque de toute façon tu vas quitter ta mansarde, entrepose tes toiles chez moi. En attendant nous les mettrons dans la salle à manger, je repousserai cette table monumentale.

— Mais… Et Kenji ?

— Kenji se moque de l’agencement de mon appartement. Nous allons nous en occuper aujourd’hui. C’est la mi-carême, le magasin est fermé cet après-midi. Je vais louer la charrette de Mme Pignot, tu es d’accord ?

Elle se rongeait l’ongle du pouce, n’était-il pas en train de lui forcer la main ?

— Ce n’est pas près d’être habitable, ici.

— Tu viendras rendre visite à tes toiles quand tu le voudras, ça te donnera un bon prétexte pour me voir.

— Oh, toi ! s’exclama-t-elle en lui plaquant un baiser sur la joue.

Le carnaval battait son plein. Après de multiples détours, le fiacre s’immobilisa à l’angle du boulevard Saint-Germain et du Boul’Mich, englué dans un défilé de masques.

— Impossible d’aller plus loin, avec ces carêmes-prenants, bougonna le cocher.

— Ça ira très bien, dit Victor.

Ils durent remonter à contre-courant un cortège de marmitons et de marquises aussi dense qu’un monôme d’étudiants. Aucune voiture ne pouvait circuler. Toute une jeunesse turbulente se défoulait, chantait, dansait. Aspergés de confettis, Tasha et Victor se laissèrent porter par la marée humaine jusqu’au Soleil d’Or, où ils s’engouffrèrent en riant.

— Vous avez échappé à la mi-carême ?

Vêtue de ses habituels gants mi-longs et d’une robe rouge cerise qui mettait ses courbes en valeur, Ninon les accueillit au sous-sol. Maurice Laumier braillait des ordres contradictoires à deux malheureux rapins qui ne savaient où donner de la tête.

— Non, non et non ! C’est de travers ! Relevez-le à gauche ! Pas si haut ! À droite, maintenant, à droite, nom de Dieu !

Les deux rapins, en équilibre instable sur des tabourets, s’efforçaient d’accrocher une toile de un mètre sur deux. Ils manquèrent la laisser choir. Laumier se mit à hurler en levant les bras au ciel.

— Qu’est-ce qui m’a fichu des abrutis pareils ! Enclumes ! Vous allez me bousiller MON exposition !

Donnant de grands coups de pied dans les chaises, il écrasa une boîte de clous renversée à terre, poussa un rugissement et amorça une danse de Saint-Guy en déversant toutes les injures de son répertoire. Les deux rapins effectuèrent un repli stratégique derrière le piano.

— C’est un anxieux, constata Ninon, il est un peu énervé depuis hier. Viens, Tasha, je t’offre une anisette, ça te donnera du ressort. Vous m’autorisez à l’enlever, monsieur Legris ?

Sans attendre la réponse, elle entraîna Tasha.

— Décidément, je ne supporte plus ce barbouilleur ! Devine ce qu’il a eu le culot de me servir quand je l’ai quitté à minuit pour rentrer chez moi ! « Ma cocotte, vu le peu de temps que nous passons ensemble, je te conseille de te déguiser en courant d’air, tu auras un franc succès au défilé du carnaval. » C’est fini ! Terminé ! J’en ai ma claque. Je suis libre d’être ton modèle attitré dès maintenant si tu le désires.

La gorge de Tasha se noua, elle inspira profondément.

— Non, oui, quand je serai installée. J’ai besoin d’un service. Victor m’a proposé d’apporter mes toiles rue des Saints-Pères, ma chambre est en passe de devenir une champignonnière, peux-tu nous aider à déménager cet après-midi ?

— Avec joie, je fuirai ainsi le roi du pinceau, dit-elle en désignant Maurice Laumier.

Calmé, celui-ci s’appliquait à remettre sa chaussure. Il se leva et boitilla prudemment le long du piano.

— Surtout ne me demandez pas si je souffre ! lança-t-il aux rapins inquiets. Daignerez-vous poursuivre cette tentative d’accrochage ? Tiens, monsieur Legris, vous êtes de la fête ?

Victor opina. Il contemplait l’un des tableaux de Tasha offrant une vue de Paris au petit matin. Émergeant de la brume, un soleil ambré allumait la grisaille des toits hérissés de cheminées semblables à des mâtures surgissant de la nuit.

— On pourrait l’intituler Ce que voit un myope sans ses lunettes, remarqua Laumier d’un ton sarcastique.

— Elle a su rendre admirablement les couleurs de notre ciel, d’une façon personnelle dont j’aime la poésie, répliqua Victor en s’efforçant de dominer son exaspération.

— Du flou artistique ! Elle ferait mieux de s’exercer à cerner la ligne, plutôt que de nous infliger l’inconsistance de ses chimères.

— Paul Gauguin, dont vous êtes l’adepte, ne soutient-il pas la nécessité de peindre non plus sur le motif, mais de mémoire ?

— J’élabore ma propre théorie. Le motif d’abord, la mémoire ensuite. Mais avant tout, la ligne, encore la ligne, toujours la ligne. Pour cela rien ne remplace le travail d’atelier.

— Réjouissez-vous, Tasha va bientôt posséder le sien.

Maurice Laumier le toisa en ricanant.

— Entretenue, hein ! Elle a fini par y venir. Allez-vous l’initier à la photographie ?

— Si elle en exprime le désir. À propos de photographie, savez-vous ce qu’en pensait Ingres ? « La photo c’est important, mais il ne faut pas le dire. »

 

Kenji vit d’abord l’extravagant cabriolet porté en arrière, assemblage de violettes et de cerises surmontant une voilette. Puis son regard descendit vers le mantelet noir et la robe rouge dans lesquels la femme, une superbe brune précédée d’un parfum épicé, s’avançait à sa rencontre.

— Êtes-vous M. Kenji Mori ? demanda-t-elle abruptement.

Subjugué, il s’inclina.

— Enchantée. Je me nomme Ninon de Maurée. Tasha vous a peut-être parlé de moi ?

Il secoua la tête, incapable d’articuler une parole.

— Non ? C’est un tort. Elle, en revanche, m’a vanté vos connaissances culturelles et votre raffinement. Elle vous admire beaucoup.

Sidéré, Kenji ouvrit la bouche et parvint à chuchoter :

— Je l’ignorais.

— Vous êtes né au Japon, vous avez voyagé en Orient, vous êtes tout à fait l’homme qu’il me faut.

— Je… Désirez-vous une chaise ?

— Non. Debout nous sommes plus proches les uns des autres. J’aime sentir passer un courant entre mon interlocuteur et moi, murmura-t-elle en relevant sa voilette.

Sans qu’elle parût se déplacer, elle fut soudain si près de Kenji qu’il souhaita ardemment n’être dérangé par aucun client.

— Monsieur Mori, vous avez devant vous une femme en détresse. Puisque Tasha ne vous a rien révélé, laissez-moi vous dire que, contrairement aux apparences, je n’ai guère de fortune et qu’il me faut gagner mon pain. Je travaille pour une revue d’art, je dois rédiger un article ayant trait aux estampes japonaises. En possédez-vous ?

— Oui, bien sûr ! s’écria-t-il, les yeux brillants. Des Hokusai, des Utamaro, des Kiyonaga, tous de la plus belle période, fin XVIII°, début XIX°.

— Vous me sauvez ! Je désespérais dénicher des estampes érotiques !

Le visage de Kenji se pétrifia.

— Ai-je proféré une bêtise ? Toutes les estampes ne sont-elles pas consacrées à l’amour charnel ?

— Euh… non. Les artistes que j’ai mentionnés ont peint de nombreux sujets mais…

— Vous n’avez vraiment rien de ce genre ? Quel ennui, je n’ai aucune chance de m’en tirer, vous étiez mon dernier espoir !

— A la vérité, j’ai bien chez moi quelques pièces qui pourraient vous intéresser, seulement…

— Seulement ?

— Je crains de froisser votre pudeur. Ici, en Occident, les gens s’offusquent des représentations picturales de cet acte intime. On n’hésite pas à les qualifier d’obscènes, tandis qu’en Orient, l’érotisme est considéré comme l’un des beaux-arts, et…

— Je partage votre point de vue, monsieur Mori. Je suis non seulement journaliste mais également modèle. Je pose nue.

Si elle ne s’était exprimée avec une telle candeur, Kenji aurait suspecté une plaisanterie destinée à lui faire perdre contenance

— Alors c’est oui ? J’ai promis à Tasha et à M. Legris de leur donner un coup de main cet après-midi, cela nous permettra de nous revoir, car je suppose que vous venez aussi ?

— Je… Je viens… où ? bredouilla-t-il.

— Chez Tasha, nous aider à transporter ses tableaux ici. Ensuite vous pourrez m’accorder un peu de votre temps afin de me montrer vos trésors. S’il vous plaît, monsieur Mori, dites oui !

— Entendu. Disons… ce soir vers dix-neuf heures trente après le… le déménagement. Vous entrerez par l’immeuble, je loge au premier étage.

— Oh ! Quel soulagement ! Vous êtes un amour ! Je cours revêtir une tenue d’alpiniste, ce n’est pas une sinécure d’atteindre le perchoir de Tasha !

Elle lui envoya un baiser, le laissant aussi pantelant qu’un poisson rouge hors de son bocal.

 

Attelé à la charrette, Victor longea la rue Jacob et prit la rue des Saints-Pères. Mme Pignot, en chômage forcé pour cause de carnaval, avait finalement accepté de la lui prêter. Il allait atteindre le numéro 18, quand une femme coiffée d’un grand chapeau fleuri, le visage masqué d’une voilette, sortit de la librairie en adressant des signes amicaux à Kenji, puis se dirigea vers le quai. Victor gara la voiture dans la cour de l’ immeuble.

À peine eut-il poussé la porte qu’une fragrance acidulée lui chatouilla les narines. Il ne put refouler un énorme éternuement.

— Vous avez désinfecté ? demanda-t-il à Kenji, statufié à côté du comptoir.

— Vous n’aimez pas ce parfum ?

— Celle qui en use tient probablement à garder l’incognito, grommela-t-il, un mouchoir pressé sous le nez.

Ces allées et venues l’avaient mis en appétit, il espérait que Germaine s’était surpassée.

— Vous avez déjeuné ?

— Non, non, répondit Kenji, l’air absent.

« Une cliente séduisante a dû l’émoustiller », pensa Victor en s’attablant devant un canard à l’orange. Kenji le rejoignit.

— Vous avez prévu quelque chose cet après-midi ? Le duc de Frioul expose sa collection d’incunables, dit-il négligemment en se servant une aile.

— J’ai proposé à Tasha d’aller chercher ses tableaux et de les apporter chez moi, sa chambre est humide.

— En ce cas, je vais vous aider.

— Vous ?

Victor demeura figé, la serviette à mi-chemin de sa bouche.

— Oui, moi. Je ne suis pas encore une ruine !

 

Quand ils atteignirent enfin la rue des Saints-Pères, ils n’en pouvaient plus. La journée était estivale, un temps de rêve pour le carnaval, un cauchemar pour deux hommes traînant une lourde charge à travers les rues encombrées de chars réclames et d’interminables cortèges.

— Ne sont-ils pas à croquer ? s’exclama Ninon. Si je possédais ton talent, j’en ferais un tableau, je l’appellerais La Revanche.

— Tu es dure, ils se sont donné du mal. Kenji est remonté d’un cran dans mon estime.

Elles marchaient derrière la charrette, en cheveux, vêtues de longues blouses bariolées qui leur donnaient l’allure de Gitanes.

— Ne te fais pas d’illusions, c’est pour moi qu’il est venu. Il est persuadé d’avoir affaire à une journaliste passionnée d’art asiatique.

Un fou rire secoua Tasha.

— Chut ! Ne me trahis pas, lui souffla Ninon, alors qu’ils s’engageaient sous le porche du numéro 18.

Poings aux hanches, Mme Ballu assistait d’un mauvais œil au déchargement.

— Et où c’est-y que vous allez avec ce barda ? Pas dans mes escaliers tout frais cirés, j’espère ?

Sans lui répondre, ils prirent chacun quelques toiles et traversèrent la cour en file indienne. Ninon ouvrit la porte du vestibule, la poignée lui échappa, le vantail se referma sur sa main. Kenji et Victor se précipitèrent.

— Vous vous êtes fait mal ?

Impassible, Ninon n’avait pas perdu sa bonne humeur et semblait insensible à la douleur.

— Ce n’est rien, mon gant a amorti le choc. J’en serai quitte pour un pinçon.

— Il faut immédiatement vous passer les doigts sous l’eau froide. Venez, dit Kenji.

Il la pria de le suivre jusqu’à son cabinet de toilette.

— Montrez-moi.

— Cher ami, quel empressement ! Sachez que s’il m’arrive de poser en tenue d’Ève, je ne m’effeuille jamais en présence d’un homme Attendez-moi dehors. Oh ! la splendide baignoire ! Comme on doit s’y sentir à l’aise après l’effort !

Elle poussa fermement la porte, l’abandonnant sur le seuil, confus et désappointé.

Victor et Tasha déposèrent leur brassée de châssis contre le mur de la salle à manger.

— Il est évident que ton amie a affriolé Kenji, je l’ai rarement vu aussi empressé auprès d’une femme, espérons qu’elle ne l’avalera pas tout cru.

— Il est assez grand pour se défendre.

Elle jeta un regard circulaire sur la pièce où, massés d’un côté, les meubles affrontaient la marée de ses toiles, puis examina d’un œil critique le nu de Victor.

— J’aimerais en faire un autre, plus lumineux. Tu poseras ?

— À condition que tu cesses de récriminer chaque fois que j’ai des attentions pour toi, dit-il en glissant la toile à plat sous le buffet.

— Pourquoi le caches-tu ? Tu as honte ?

— Je ne tiens pas à exposer mon anatomie au vu et au su de tout un chacun.

— La mienne l’est en permanence, remarqua-t-elle en désignant un tableautin accroché au mur.

— La tienne est plus jolie.

— Hypocrite !

Elle se tut, Ninon et Kenji revenaient. Ils finirent de vider la charrette et allèrent boire une citronnade dans la cuisine.

— Que diriez-vous d’une petite collation ? Je vous invite chez Foyot, proposa Kenji.

— Aujourd’hui ? Ça va être bourré, avec le carnaval, objecta Tasha. Allez-y sans moi, je dois retourner au Soleil d’Or.

— J’ai promis à Mme Pignot de lui rapporter sa carriole dès que nous aurions fini, j’en profiterai pour prendre des nouvelles de Joseph, ensuite j’ai du courrier à écrire.

— Et vous, mademoiselle Ninon ?

— Désolée, monsieur Mori, je n’ai que le temps de faire un saut chez moi pour me changer, j’ai un rendez-vous extrêmement important à dix-neuf heures trente.

— Demandez Le Passe-partout ! Dernières nouvelles ! Le cadavre de Saint-Nazaire enfin identifié ! clamait un petit crieur de journaux.

Victor rangea la charrette au bord du trottoir et lui fit signe. Adossé à un réverbère, il parcourut l’article.

LE CADAVRE EST IDENTIFIÉ

« Le cadavre de Saint-Nazaire enfin identifié. Il s’agirait d’un citoyen américain, M. Lewis Ives, qui, ainsi que le prouve le billet de bateau retrouvé dans son portefeuille, aurait embarqué le 26 novembre 1889 à bord du transatlantique le La-Fayette effectuant régulièrement la liaison entre la France et l’Amérique centrale. L’enquête auprès des autorités consulaires a établi que M. Ives exerçait la profession de prospecteur après avoir été contremaître sur le chantier du canal interocéanique de Panama. M. Ives était domicilié à Cali, ville de Colombie, chez la seňora Caicedo, propriétaire de l’hôtel Rosalie. On déplore…»

 

Victor ne pouvait y croire, il relut plusieurs fois le texte. Le journal lui échappa. L’importance de sa découverte lui donna le vertige. L’hôtel Rosalie, toujours. L’adresse d’Armand et celle trouvée chez les mystérieux Turner…

Indifférent aux Javanaises, aux Chats bottés, aux Pierrots et aux Colombines qui envahissaient la rue, il tentait de se souvenir de cet autre fait divers dont lui avait récemment parlé Joseph.

 

Joseph s’éveilla en sueur. Abruti par la fièvre alliée à la cérébrine, il entendit dans un demi-sommeil les rumeurs de la ville. Une troupe passa en braillant devant sa fenêtre :

J’ai le cœur qui déraille comme le train de Versailles

Joséphine ! Joséphine ! Arrête ta machine…

Il voulut demander un verre d’eau à sa mère mais se rappela qu’elle était allée emprunter de la farine de moutarde à Mme Ballu. C’est alors qu’il aperçut le masque.

Tamisée par un rideau opaque, la lumière ne permettait de distinguer qu’une ombre floue se mouvant au ralenti. Un drapé surmonté d’une cagoule lui donnait l’apparence d’un spectre.

— Qui est-ce ? souffla-t-il.

L’ombre ne répondit pas, mais s’avança sans bruit vers le lit où il gisait, paniqué.

— Parlez-moi, fit-il, suppliant.

Vert de peur, Joseph voyait la forme blanche et muette s’approcher inexorablement. Le père Moscou ! Il venait le chercher ! Croyant déjà sentir sur son cou l’étreinte des doigts crochus de la mort, il lutta pour se dépêtrer des draps, repoussa les édredons, s’emmêla les pieds et s’étala de tout son long.

— Jésus-Marie-Joseph ! Qu’est-ce qui t’arrive, mon minet ?

Euphrosine Pignot se précipita.

— Il… il est parti ?

— Qui ça ?

— Le fantôme !

— Tu as rêvé, mon minet, il n’y a personne, c’est la fièvre, ça donne des cauchemars. Viens, recouche-toi, je vais te préparer un bon cataplasme.

Il voulut protester mais au même instant on toqua à la porte. Il disparut sous les édredons.

— Comment va le malade ? Où est-il ?

— Je suis là, patron. Je vous en supplie, dites-lui que ce n’est pas la peine de me faire un…

— Surveillez-le bien, monsieur Legris, tout à l’heure je l’ai retrouvé allongé par terre ! lança Mme Pignot de la cuisine.

— Joseph, vite, c’est très important, montrez-moi vos coupures de presse concernant le cadavre de Saint-Nazaire !

— Pourquoi ? Ça n’a rien à voir avec ce qui nous intéresse.

— Ne discutez pas !

— Ça, c’est fort de café ! L’autre jour, vous m’avez envoyé promener, faudrait savoir… Bon, bon.

Il souleva son oreiller, d’où il extirpa un carnet. Victor le feuilleta et se laissa tomber sur une chaise. Sans un mot, il désigna Le Passe-partout.

— Oh ! merci, c’est gentil d’avoir pensé à moi, patron, j’avais prié maman de l’acheter mais elle a oublié.

— Lisez ça, ordonna Victor.

Joseph prit connaissance de l’article.

— Alors, il s’appelait Lewis Ives ? Chouette énigme, je vais m’en servir pour mon bouquin, enfin je veux dire c’est un vrai roman. Finalement, l’inspecteur Lecacheur s’en tire bien, hein, patron ?

Victor s’efforçait de garder son sang-froid, il s’accorda quelques secondes avant de répondre avec calme :

— Le cadavre de Saint-Nazaire n’est pas Lewis Ives, c’est Armand de Valois.

Joseph en eut le souffle coupé.

—  =Armand de Valois ? Impossible, il est mort de la fièvre jaune à Panamá et… Mince ! ADV : Armand de Valois ! Ah ! je m’en veux de ne pas avoir fait le rapprochement ! Mais qu’est-ce qui vous rend si affirmatif, patron ?

— Un petit détail m’a mis sur la voie, écoutez attentivement : «… L’homme mesurait 1,75 m et pouvait être âgé de trente-cinq à quarante-cinq ans. Ses cheveux et sa barbe étaient châtain foncé, son fémur droit plus court que le gauche ce qui, de son vivant, devait provoquer une légère claudication…»

— Je ne comprends pas, patron.

— Armand de Valois boitait.

— Non ! Vous êtes sûr ?

— Formel. Mme de Valois le surnommait « le grand clopin ». Il fallait avoir l’œil pour déceler cette infirmité.

Excité par cette révélation, Joseph se redressa.

— Si c’est vraiment son corps qu’on a trouvé à Saint-Nazaire, celui qui a tué Denise et le père Moscou veut faire croire qu’il est toujours vivant.

— Possible, mais dans quel but ?

— Pour lui coller les crimes sur le dos, pardi !

— Ridicule ! Pourquoi une telle mise en scène ? Tout le monde est convaincu qu’Armand de Valois repose en Colombie, c’est officiel.

— Je m’efforce de réfléchir… Autre hypothèse : ADV se porte comme un charme. Il a piqué l’identité d’un pauvre boiteux – ce Lewis Ives en question —afin de pouvoir commettre plein de crimes. Qui le soupçonnerait puisqu’il est mort ?

— Et il aurait laissé sa signature chez le père Moscou ? Seul une triple buse se comporterait ainsi ! Non, trop tarabiscoté.

Victor s’était levé et arpentait la pièce, mains dans le dos.

— On s’y prend de travers, jeta Joseph. En résumé, tout ce qu’on a glané, c’est plutôt impressionniste. On ne peut rien prouver avec des impressions.

— Pas si vite. Il y a autre chose. Je vous l’aurais dit plus tôt mais vous étiez mal en point. Grâce à vous, j’ai repéré l’immeuble de la voyante, près d’un panorama, à la Bastille. Cela m’a peinais de découvrir qu’Armand de Valois et Lewis Ives habitaient le même hôtel, à Cali, et qu’il existe un lien entre eux et cette voyante. Denise avait raison.

Joseph psalmodia en tapotant le journal :

— Je le savais, je le savais, je le savais !

Il s’arrêta net, l’œil accroché par une ligne. Il posa le doigt dessus. Mme Pignot entra, porteuse d’un plateau fumant.

— C’est prêt, mon minet ! Un cataplasme à la farine de moutarde, c’est ça qui va être bon !

— Oh ! zut, maman ! Tu m’as fait perdre le fil ! Qu’est-ce que tu veux ? Ah non ! non ! Au secours, patron ! glapit-il d’une voix de fausset.

— Excusez-moi, madame Pignot, mais je doute fort que ce soit là le traitement adéquat.

— Bien au contraire, monsieur Legris, c’est un remède souverain contre la fièvre. Vous n’y connaissez rien, sauf votre respect. Relève ta chemise, toi !

Joseph obéit en poussant des couinements de souris qui se muèrent en braiments quand l’emplâtre brûlant entra en contact avec son épiderme.

— Tiens-toi tranquille. Ah ! t’es bien le fils de ton père ! Il a toujours été douillet, ce pauvre minet, constata Mme Pignot. Bon, c’est pas le tout, faut que j’empile mes paniers, je commence tôt demain. Ah ! si j’avais pas les rognons en compote…

— Je vais vous aider, proposa Victor en adressant un regard de connivence à Joseph.

Dès qu’ils furent hors de vue, celui-ci arracha le cataplasme et le cacha sous l’oreiller. Le soulagement fut tel qu’il se mit à fredonner béatement Marie Turnerad coiffait le beau monde… Il s’interrompit aussitôt, accablé par le souvenir de sa promenade avec Denise, boulevard des Capucines. Puis l’idée qui l’avait frappé avant l’intervention de sa mère s’imposa de nouveau. Où avait-il déjà vu ou entendu ce nom imprimé dans le journal ? Un éclair de mémoire. La fête. Un bonimenteur : « Entrez m’sieu dames, venez voir la reconstitution…» Il sentit le sang affluer à ses joues.

— Nom d’un chien ! cria-t-il.

— Qu’est-ce qui se passe ? Ça va, mon minet ?

Affolée, Mme Pignot accourait, Victor sur les talons. Joseph n’eut que le temps de plonger dans les édredons.

— C’est rien, maman, je souffre, ça brûle, aïe ! quelle douleur !… Là, t’es contente ? Laisse-nous, s’il te plaît, faut que je parle travail au patron.

Mme Pignot se retira en ronchonnant.

— Ça va pas te tuer, va… Et ce qui tue pas fortifie.

— Patron, au bas d’une des étagères de la remise, j’ai rangé des journaux classés par année. Apportez-moi la pile 1879 !

Sans savoir où Joseph voulait en venir, Victor s’exécuta. Il s’arrêta un moment au seuil de la remise afin de s’accoutumer à la faible clarté dispensée par une lucarne.

Plaqué au mur, près de l’issue donnant sur la cour, le masque guettait la progression de Victor. Derrière les fentes de sa cagoule, ses yeux analysaient chacun de ses gestes, son drapé frémissait à chacun de ses pas. Très lentement, il tendit le bras vers une paire de gants posés entre deux casques à pointe. Au moment où il allait s’en saisir, Victor heurta une pile de livres, trébucha et se rattrapa au dossier d’une chaise. La main du masque demeura suspendue en l’air, puis d’un geste vif ses doigts se refermèrent sur l’un des gants, tandis que l’autre tombait au sol.

— M’sieu Legris, vous voulez une bougie ? cria Joseph.

— Non, j’y suis presque.

Le masque se faufila dans la cour quelques secondes avant que Victor, piétinant le gant sans le voir, n’atteigne l’étagère.

 

Accroupi sur son sommier jonché de feuillets, Joseph, tel un chien à la recherche d’un os, trouva enfin le gros titre :

AFFAIRE CAICEDONNI. MARIE TURNERAD RELAXÉE

— C’est ça ! Je ne suis pas timbré ! C’est ça ! J’ignore où ça va nous mener mais je tiens quelque chose !

— Allez-vous m’expliquer, à la fin !

Joseph masqua de son pouce les trois dernières lettres de CAICEDONNI.

— Qu’est-ce que vous lisez, patron ?

— Caicedo… Bon sang !

Victor lui arracha le journal.

— Caicedonni… Caicedo… Turnerad… Turner, marmonna-t-il.

Il se leva brusquement et gagna la porte à grandes enjambées, laissant Joseph éberlué, à quatre pattes sur le lit.

Victor parcourut l’enfilade de cours au bout desquelles se dressait la rédaction du Passe-partout, une bâtisse décrépite d’un étage, mitoyenne d’une imprimerie et d’un atelier de graveur. Il traversa la salle de composition où un ouvrier typo manœuvrait la linotype. Il éprouvait du plaisir à sentir l’odeur d’encre et de poussière. Le bruit était assourdissant. Un bonhomme rondouillard aux yeux en calots, le melon repoussé vers l’arrière du crâne, tétait un cigare éteint en surveillant le metteur en page qui bouclait la morasse. Victor lui tapa sur l’épaule.

— Tiens, un revenant ! Ça fait une éternité ! La vie est belle, monsieur Legris ? brailla Isidore Gouvier, mâchonnant son cigare. Venez, on ne s’entend pas.

Il l’entraîna au premier et l’introduisit dans un petit bureau très encombré. Il n’avait pas changé depuis leur dernière rencontre quelques mois auparavant. Vêtu de son sempiternel costume marron, imperturbable, la lippe boudeuse. La gaucherie de ses mouvements, son élocution délibérément lente, son air bonasse lui donnaient l’allure d’un rustre mal dégrossi, mais il ne fallait pas s’y fier, c’était un professionnel hors pair.

— Comment va Le Passe-partout ? demanda Victor.

— Ma foi, on ne peut mieux. On a frisé la catastrophe financière, mais grâce aux encarts de publicité on s’en est bien sortis, on a même engagé du personnel. Les tirages ne cessent de grimper, il faut de plus en plus de monde pour faire rouler le journal. En ce moment c’est la panique, Eudoxie Allard nous a lâchés, elle a été engagée par Zidler, au Moulin-Rouge, pour lever les gambettes. Il paraît que la danse est sa passion secrète depuis toujours. Ça nous fait une belle jambe ! Et la petite Maroussia ? Comment va-t-elle ? J’ai vu ses caricatures au Gil Blas. Quel talent ! Je n’en dirai pas autant de son successeur. Qu’est-ce qui vous amène ici, monsieur Legris ?

— J’ai besoin de vos services, Isidore. Je recherche des renseignements sur un procès qui remonte à une dizaine d’années : l’affaire Caicedonni. Ça vous dit quelque chose ?

— Je pense bien ! J’étais agent de la Sûreté à l’époque. On avait fortement suspecté la maîtresse de la victime, une gamine, mignonne comme un cœur. Faute de preuves elle a été blanchie. En quoi cela vous intéresse-t-il, monsieur Legris ? Si je peux me permettre…

— Je me suis lancé dans la rédaction d’un roman d’investigation criminelle.

— Mazette ! C’est un genre qui monte. Et qu’attendez-vous de moi ?

— J’aimerais contacter une ou deux personnes susceptibles de me parler de Marie Turnerad.

— Pas de problème. Je vais compulser mes archives. Vous avez le téléphone ?

— Oui, à la librairie, 18 rue des Saints-Pères.

— Je vous appelle demain.

Il mena Victor au rez-de-chaussée.

— Excusez-moi, j’ai commandé un fiacre. Je vous dépose quelque part ? Nous pourrons papoter plus longuement.

Ils gagnèrent au pas de charge la rue Jean-Jacques-Rousseau.

— Cour des comptes, quai d’Orsay ! lança Isidore au cocher.

Il fallut quelques secondes à Victor pour assimiler le nom de la destination.

— Cour des comptes ? répéta-t-il d’un ton qu’il espérait indifférent.

— Oui, on y a exhumé un cadavre. Vous lirez ça dans le canard. Je retourne cuisiner notre brave inspecteur Lecacheur, il est chargé de l’enquête. Notre pandore national s’est pris d’une passion soudaine pour l’archéologie, il laboure le terrain.

— Un homme a été tué ?

— Il s’agit d’une femme. Deux gamins qui regardaient les feuilles à l’envers ont découvert un parapluie. Au bout de ce parapluie, il y avait la main d’une blonde encore appétissante, la trentaine selon le légiste. Les mômes ont eu une sacrée frousse, il y a de quoi vous dégoûter de l’amour bucolique ! Je me trouvais à la préfecture quand la nouvelle est tombée. Une heure plus tard, j’étais sur les lieux. Pas beau à voir, c’est moi qui vous le dis. Elle a reçu un coup violent à l’occiput. A mon avis, une grande bourgeoise, ses vêtements vous comprenez : manteau d’astrakan, robe de chez La Religieuse, un magasin de modes spécialisé dans le grand deuil, rue Tronchet. On va vite connaître son identité en épluchant leur comptabilité. Mariée : une alliance en or. Par acquit de conscience j’ai vérifié au bureau des personnes disparues. L’employé, un nommé Bordenave Jules, se rappelle avoir reçu la visite d’un pékin qui s’inquiétait du sort d’une amie dont le mari était mort à Panamá. Comme il n’était pas de la famille, Bordenave l’a envoyé paître. On devrait condamner ces ronds-de-cuir à planter des navets jusqu’à la fin de leurs jours, des incapables ! S’il avait fait son boulot on aurait pu épingler le loustic, sans doute l’amant, peut-être l’assassin, qui sait : « Je l’aimais trop, je l’ai tuée ! » Beau titre, non ?

— Je vais descendre ici, dit Victor d’une voix rauque, alors qu’ils arrivaient en vue du pont Royal.

— Revenez me voir, on évoquera nos souvenirs. Embrassez Tasha, dites-lui que c’est une lâcheuse. Ah ! monsieur Legris ! Je cherche une secrétaire qui sache se taire et taper à la machine, vous n’auriez pas ça dans vos petits papiers ?

Les yeux brouillés de larmes, Victor marchait tel un somnambule le long des quais. Il éprouvait une profonde lassitude. Malgré la douceur du temps il grelottait. Odette était morte, ensevelie dans ces ruines ! Pourquoi ? Il devait parler à Lecacheur au plus vite, lui dire que le père Moscou était sûrement l’assassin. Il ralentit, prêt à traverser le pont. De l’autre côté de la Seine se dressait la silhouette massive du bâtiment abandonné. Jamais la Cour des comptes ne lui avait à ce point évoqué le château de Barbe-Bleue. « Non ! Tu risques de le regretter », lui souffla une petite voix intérieure. Il imagina le regard inquisiteur de l’inspecteur.« Il ne te croira pas, ton histoire est bancale, tu ne possèdes que des impressions, comme l’a dit Joseph, ton enquête est bigrement impressionniste…»

Quand il parvint à maîtriser son émotion, il s’aperçut qu’il remontait la rue du Louvre. Ballotté par les badauds, il fut projeté au milieu d’une forêt de faux nez et de masques. L’affluence était considérable, les terrasses des cafés prises d’assaut. Sur la place des Victoires, il se heurta à une cavalcade d’arlequins et de polichinelles. Ils étaient suivis de voitures enguirlandées, emplies de blanchisseuses qui faisaient pleuvoir sur la foule en délire serpentins et quolibets. Enfin venaient des chars transportant les membres des orchestres chargés d’animer le bal nocturne de l’ Opéra.

La tête rompue, Victor ne savait comment se dégager. Il fut soudain cerné par une ronde d’éclopés, échappés de la cour des Miracles : coquillards revenus de Compostelle, sabouleux mâchant du savon pour simuler l’épilepsie, capons secouant leurs dés truqués, piètres clopinant sur leurs béquilles. Ils viraient autour de lui en une sarabande infernale.

— Qui n’a pas de masque doit payer la taxe ! Charité ! Charité !

Ils ne le lâchèrent que lorsqu’il leur eut jeté une poignée de monnaie.

 

Une fois de plus, Tasha consulta la pendule. Elle avait refusé de dîner au Soleil d’Or car elle devait passer la soirée avec Victor. Et voilà qu’elle se morfondait depuis plus d’une heure, tandis que le lièvre mitonné par Germaine se figeait dans sa sauce aux morilles. Le téléphone sonna. Elle hésita un instant, ne sachant si Kenji allait répondre. Il n’avait pas dû entendre. Elle descendit, laissant la porte entrebâillée afin d’éclairer l’escalier.

— Tasha ? C’est moi. Je suis désolé. Il y a un monde fou, les fiacres sont bloqués.

— D’où appelles-tu ?

— D’un café, rue de Rivoli.

— Je t’attends. Gouvier a téléphoné. Tu as rendez-vous demain matin à dix heures au Jean Nicot.

Elle remonta lentement, songeuse. Qu’était-il allé faire dans Paris alors qu’il devait mettre sa correspondance à jour ? Pourquoi cette entrevue avec Isidore ? Elle le soupçonnait de persister à enquêter. Mais que lui dire ? Rien de plus néfaste à l’amour que les ultimatums. Elle marqua un temps d’arrêt sur le palier. Rêvait-elle ou venait-elle d’entendre des rires chez Kenji ? Une voix féminine cria :

— Bien chaude, l’eau !

Et la baignoire commença de s’emplir.