CHAPITRE IV
Victor se tourna en grognant, rabattit le traversin sur ses oreilles. Pourquoi cet âne bâté éprouvait-il toujours le besoin de brailler une chanson lorsqu’il ouvrait la boutique ?
Marie Turnerad coiffait le beau monde
Chez un figaro nommé Lenthéric…
Un sifflotement prit le relais, signe que Joseph avait oublié la suite. Bruyamment déposés à terre, les contrevents de bois épuisèrent le souffle du commis. Silence. Victor allait se rendormir avec délice quand une nouvelle scie, plus rythmée, grimpa dans les aigus.
Je suis natif de la Courtille
C’est un quartier qu’est bien frayé
Si je n’suis plus dans ma famille
C’est à cause que j’ai déraillé.
L’on voit toujours à…
Exaspéré, Victor se leva et traversa au pas de charge l’appartement pour aller claquer la porte du vestibule donnant sur l’escalier à vis. Joseph dut comprendre car il se tut.
Tout à fait réveillé, il contempla Tasha qui voyageait dans un rêve, un bras rejeté au-dessus de sa tête, l’autre pendant hors du lit. Il s’allongea près d’elle et ne put s’empêcher de laisser sa main s’aventurer sous le drap. Presque aussitôt les doigts de la jeune femme rencontrèrent les siens et l’attirèrent à elle, avant de le repousser.
— Que dirait ton ami M. Mori s’il nous voyait ? dit-elle en s’efforçant de démêler ses cheveux.
— Il ne dirait rien, puisqu’il est à Londres, occupé à faire la même chose en compagnie d’une certaine Iris.
— Il nous reste encore cinq jours, si j’ai bien compté. Il est impératif que je réintègre mes pénates à la fin de la semaine, mon cher monsieur. Tu dois donc régler la situation entre la femme aux fanfreluches et sa petite bonne, ou bien trouver une nouvelle place à Denise.
— Je vais m’en occuper, plus tard, promit Victor dont la bouche et les mains s’activaient de nouveau. Tasha lui accorda un baiser puis s’échappa en riant.
— Plus tard, c’est tout de suite ! Moi je dois filer chez mon éditeur lui soumettre les illustrations de Pantagruel, ensuite je serai au Bibulus jusqu’à vingt heures, tu viendras me chercher ? Nous dînerons quelque part.
Sans attendre son assentiment, elle courut s’enfermer dans le cabinet de toilette.
Victor s’habilla et descendit l’escalier en bâillant. Il répondit par un regard noir à Joseph qui lui lançait un « Bonjour, patron, bien dormi ? » et, la tête lourde, marcha jusqu’au bureau sur lequel étaient éparpillés d’anciens catalogues rédigés par Kenji. Il en feuilleta distraitement deux ou trois, l’esprit ailleurs. Sans qu’il sût pourquoi, il revoyait le décor mortuaire de la chambre d’Odette, entendait la pendule du salon égrener les minutes dans l’appartement vide. Il repoussa les catalogues.
— Joseph, je dois aller expertiser une bibliothèque du côté de la Madeleine, je serai de retour à l’heure du déjeuner.
Il se hâta de sortir, pressé d’interroger Denise sur l’emploi du temps de sa maîtresse.
Les six étages étaient raides, surtout quand on les gravissait d’une traite. Hors d’haleine, Victor suivit le couloir obscur jusqu’à la mansarde de Tasha. Il eut une brève pensée pour son ancien voisin, le chanteur serbe Danilo Ducovitch, frappa, attendit. Sur le palier, le robinet de la fontaine gouttait.
— C’est moi, M. Legris ! articula-t-il, le nez collé à la porte.
La petite était sans doute déjà sortie. Il prit son trousseau de clés, mais aucune ne voulut s’enfoncer dans la serrure. Il s’énerva, allait renoncer quand il s’aperçut qu’il s’agissait du trousseau d’Odette. « La barbe ! Je vais devoir retourner les déposer chez son pipelet grincheux. » Il finit par trouver la bonne clé, ouvrit et demeura interdit. Entièrement chamboulé, le contenu de la mansarde semblait dans l’attente d’un déménagement. Les châssis étaient empilés sur les chaises. Le matelas et les oreillers prenaient leurs aises sur la carpette. Draps et couverture s’étiraient, accrochés à un chevalet supportant un nu masculin qu’il n’eut aucune peine à identifier puisqu’il avait posé pour cette toile, Dieu merci, il était de trois quarts, on ne pouvait voir ses traits ! La niche aux livres le regardait de son orbite creuse et son contenu, dispersé en travers du sommier, rappelait ces bouquins vendus par un héritier pressé à la mort d’une vieille tante et emportés à la librairie dans des toiles vertes. Repoussée sous la fenêtre à tabatière, la table offrait un aspect insolite. Le fouillis dont elle était habituellement couverte s’entassait au sol. Le buffet vide tendait ses battants et la maigre vaisselle ébréchée se morfondait à même le plancher. Les deux malles ouvraient de larges bouches pour invectiver leurs vêtements en vrac sur le poêle de faïence.
Victor enjamba une flaque et atteignit le minuscule réduit servant de cuisine et de cabinet de toilette. La forêt de pots habituellement posés sur une étagère dansait à présent la ronde autour des trois seaux encastrés l’un dans l’autre.
Si rien ne paraissait avoir été abîmé, il n’en demeurait pas moins que la chambre avait subi un bouleversement méthodique, et que la pluie avait inondé le plancher. Il sentit la colère monter. Voilà ce que c’était d’accorder sa confiance à une inconnue ! Sa première intuition en visitant l’appartement d’Odette avait été la bonne : Denise était une voleuse. Il chercha en vain son balluchon. Elle avait donc bien décanillé. Restait à déterminer ce qu’elle avait dérobé. Une toile ? Les œuvres de Tasha n’avaient encore aucune valeur commerciale, un marchand n’en donnerait pas cinq francs. Par ailleurs, elle ne possédait aucun objet précieux, ni bijoux, ni bibelots. Des vêtements ? Les gants de dentelle apportés de Russie ? Peut-être la petite Bretonne s’était-elle contentée de quelques nippes destinées à améliorer son trousseau. Découragé, il était incapable de prendre une décision. Prévenir Tasha ? Non, elle lui en voudrait terriblement et aurait beau jeu de le rendre responsable de la situation. À contrecœur, il commença de remettre les meubles en place. Lorsque, au bout d’une demi-heure, épuisé par cette intense activité ménagère dont il n’était pas coutumier, il contempla son visage fiévreux dans le miroir fêlé pendu à un fil de fer près de la niche aux livres, il eut peine à croire que c’était le sien. Il se repeigna avec les doigts, jeta un dernier coup d’œil à la mansarde trop bien rangée. Une chatte y retrouverait ses petits, mais Tasha, elle, ne reconnaîtrait plus son domaine, elle serait furieuse. Brusquement il eut un doute. Denise avait quitté le nid, soit. Mais la chambre pouvait avoir été chamboulée après son départ.
Il fila au rez-de-chaussée, traversa la cour et frappa à la loge des concierges. M. Ladoucette lui ouvrit en traînant la jambe. Il souleva la toque de drap gris qui couvrait ses cheveux blancs frisés, et agita un journal froissé comme pour en faire tomber des miettes.
— Bien le bonjour, monsieur Legris, s’cusez mon émotion, c’est pas tous les jours qu’on voit son nom imprimé, ça parle de moi, faut vous dire qu’hier soir je promenais Choupette rue des Martyrs, quand une serveuse du Bouillon Duval lui a…
— Je voudrais savoir si quelqu’un est monté chez Mlle Kherson hier ou ce mat…
— Oui, bougez pas, j’arrive ! gémit une voix provenant du fond de la loge.
Sans paraître remarquer cette interruption, M. Ladoucette reprit son discours d’une voix monocorde.
— … lui a balancé un seau d’eau grasse dans les pattes. À ce moment, un grand type barbu arrivait en sens inverse et…
Une petite femme menue à la figure de belette rejoignit M. Ladoucette et salua Victor d’un signe de tête.
— Ah ! ce que ça fait mal, c’est mon vieux rhumatisme, il se réveille toujours quand ça tourne au froid. Oui quelqu’un est venu, hier en fin de journée, j’étais en train de peler des patates. Un télégraphiste, il voulait savoir où logeait Mlle Tasha, je l’ai envoyé au sixième.
— … et il a glissé sur le trottoir et s’est étalé à mes pieds. Fou de rage, il s’est précipité sur la serveuse un couteau à la main. Alors Choupette…
— Tais toi donc, tu assommes M. Legris ! lui cria sa femme dans l’oreille. Faut pas lui en vouloir, il a pris un coup de canon à Sedan et depuis il est dur de la feuille. Il me demande des renseignements sur Mlle Kherson ! brailla-t-elle de nouveau à l’adresse de son mari.
— En parlant de ça, poursuivit le concierge, Mlle Becker nous a dit que Mlle Kherson a prêté sa chambre à la cousine de votre commis. Elle va rester longtemps ? Faut que je sache, à cause du courrier et de tout ce qui s’ensuit.
— N’embête donc pas M. Legris, Aristide, la gamine est partie, elle a trouvé une place.
— À quelle heure a-t-elle quitté l’immeuble ? s’enquit Victor qui sentait la migraine le gagner.
— Ce matin, vers les sept heures, je vidais les poubelles. Pourquoi ? Elle a bien laissé la clé de Mlle Tasha sous le paillasson ? Parce que c’est ce qu’elle m’a dit.
— Oui, oui, sous le paillasson, s’empressa-t-il de répondre.
— Ah bon, ça me rassure, c’est qu’on est responsables des allées et venues, nous autres.
— Elle vous a dit où elle allait ?
— Pour sûr qu’elle me l’a dit, on a taillé une petite bavette, elle était un peu perdue, la pauvre, toute seule à Paris. Dame, quand on sert chez les autres, on n’a guère le temps de musarder. Elle voulait savoir comment aller au pont de Crimée, elle avait rendez-vous dans un bureau de placement, parce que d’après ce que j’ai compris sa dernière patronne n’était pas de tout repos. Bref, je lui ai conseillé de prendre l’omnibus, vu que le pont de Crimée c’est pas la porte à côté. « Oh, j’ai le temps, on m’attend pas avant midi, qu’elle m’a répondu, je vais marcher, ça me fera découvrir la ville. » Si vous voulez mon avis, elle y allait à reculons, à son nouveau boulot.
Victor voulut s’esquiver, mais M. Ladoucette l’agrippa par le bras.
— Alors Choupette lui a sauté au derrière et l’a mordu si fort qu’il a lâché son couteau. « Sale cabot enragé ! qu’il gueule. – Inspecteur des pavés ! » que je réponds du tac au tac. À ce moment…
— Aristide, gronda Mme Ladoucette, va écosser les petits pois ! Oh, monsieur Legris, si c’est pas trop vous demander, vous penserez à me chercher le début du Xavier de Montépin6 ? La fin du tome cinq est très belle, « J’ai bien souffert, mais aujourd’hui c’est le paradis, Dieu est bon ! », seulement j’aimerais tout de même savoir ce qui lui arrive dans les quatre premiers volumes, à la porteuse de pain !
— Oui, promis. Il faut que je remonte, j’ai oublié quelque chose.
Comme le chien de M. Ladoucette, Victor avait envie de mordre et il lui fallut six étages pour se calmer. Il alla droit au paillasson, le souleva : Aucune clé en vue. Il ne comprenait pas. Pour quelles raisons Denise avait-elle monté ce mélodrame digne de Xavier de Montépin ? Il ne pouvait s’empêcher d’admirer la façon dont elle l’avait manipulé en lui contant cette fable le samedi au Temps perdu. « Elle a du talent, cette petite, elle devrait postuler à la Comédie-Française plutôt que de perdre son temps à jouer les employées de maison ! » Comment démêler cet imbroglio ? Remonter la piste. Aller au Père-Lachaise, quel meilleur prétexte pour tirer les vers du nez aux gardiens que d’installer son attirail photographique au milieu des tombes ? La lumière était belle, il passerait l’après-midi au vert, ensuite il déposerait la clé d’Odette chez Hyacinthe. Mais d’abord, rentrer rue des Saints-Pères chercher son matériel. Son goût de l’énigme reprenait le dessus, la vie avait soudain une saveur épicée qui le stimulait.
Juché sur son escabeau, Joseph profitait de la pause déjeuner pour dépouiller les quotidiens du matin à l’affût de faits divers.
— Il y a eu des ventes ? demanda Victor en posant son chapeau sur le crâne de Molière.
— Un Crébillon fils illustré par Moreau le Jeune à un rentier qui prétendait s’intéresser uniquement à la reliure en maroquin. Et trois Bête humaine, marmonna Joseph. J’ai reçu un appel téléphonique pour M. Mori, je me suis permis de répondre qu’il était absent et que c’est vous qui iriez voir, peut-être.
— Voir quoi ?
— Une succession avenue des Ternes, les œuvres de Bossuet en dix volumes et un Saint-Simon incomplet, j’ai noté l’adresse à tout hasard, là, sur le bureau. Oh, écoutez ça, patron…
Le nez collé au journal, il lut :
« Une lugubre trouvaille a été faite dans la matinée de jeudi à Saint-Nazaire dans des conditions assez étranges. Un chef d’équipe, Aimable Boudier, était descendu au fond de la soute d’un cargo que l’on venait de vider de son chargement de grains. Grandes furent sa stupéfaction et son horreur en découvrant le corps d’un homme en complète putréfaction. Le visage était méconnaissable, des cheveux adhéraient encore au crâne. M. Pinot, commissaire du port, alerta immédiatement le chef de la Sûreté à Paris qui se transporta aussitôt sur les lieux. »
— M. Goron va avoir du pain sur la planche, déjà qu’il n’est pas fichu d’arrêter le suspect numéro un de l’affaire Gouffé. Qu’en dites-vous, patron ?
Joseph releva la tête, Victor avait disparu.
— C’est bien la peine, il ne s’intéresse à rien depuis quelque temps. Ah, l’amour, les femmes ! Les femmes sont la parure du foyer, les fourmis de l’intérieur, d’accord, mais elles détournent les hommes de leurs grandes passions !
Il se jura de ne jamais renoncer à écrire pour les beaux yeux de Valentine. Victor revint, une sacoche sur l’épaule.
— Joseph, je sors, je vous laisse la boutique.
— Encore ? Mais où allez-vous donc ?
— Voir cette succession, bien sûr.
— Je croyais que vous n’aimiez pas Bossuet ! Et votre déjeuner ? Mme Germaine va une fois de plus m’accuser de ne pas vous avoir fait la commission, elle vous a préparé des tripes à la mode de Caen, y a qu’à réchauffer.
— Je vous fais cadeau de ce frugal repas.
Le fiacre l’avait déposé place des Pyrénées, et il gagna le cimetière par une ruelle bordant un terrain vague où des chèvres efflanquées mâchonnaient un gazon ras.
Il se rendit d’abord à la chapelle d’où il souhaitait photographier le magnifique panorama de Paris. Derrière un terre-plein bordé de cyprès s’étendait la capitale blanche et grise, dont les tours et les dômes se profilaient sur le ciel nuageux comme des dents d’inégale hauteur : Panthéon, Notre-Dame, Invalides, tour Eiffel. Il sortit de sa sacoche un trépied amovible, y vissa son appareil, un Photo-Secret 9/12 avec chambre à soufflet, se pencha vers le viseur. Des curieux s’attroupèrent autour de lui, il s’empressa de plier bagage. À quelques dizaines de mètres au-dessus de la chapelle, dans un enclos entouré d’une palissade, il aperçut, recouverte d’un treillage en bois peint, surmontée de deux tuyaux de cheminée, la façade du four crématoire. Il n’avait pour l’incinération des corps que peu de sympathie. Il espérait qu’il s’écoulerait de nombreuses années avant que cette mode, venue d’Angleterre, réussît à s’implanter en France. Depuis son ouverture l’année précédente, le four avait servi une centaine de fois, et son utilisation soulevait déjà un débat passionné au sein de la communauté catholique. L’archevêque de Paris s’était violemment élevé contre la crémation. Ces querelles le laissaient indifférent. S’il aimait les cimetières, c’était parce qu’ils constituaient des oasis de verdure au sein des villes et qu’on pouvait y entendre chanter les oiseaux. Et puis les tombes offraient à son objectif des sujets fort intéressants. Celle-là par exemple, se dit-il en calant son trépied : une pierre debout, deux mains de bronze se pressant affectueusement, et au-dessous cette épitaphe :
Ma femme, je t’attends.
5 février 1843
Mon ami, me voici.
5 décembre 1877
Bien qu’il fût tenté de sourire devant tant d’empressement, il était un peu ému. Un convoi funéraire passait à ce moment dans l’avenue, il souleva son couvre-chef.
Il pria un gardien de lui indiquer la chapelle des de Valois. Après s’être perdu plusieurs fois, il finit par trouver le monument, qui n’était pas fermé à clé. Il entra, lut les inscriptions gravées sur le mur. Odette s’était tenue à cet endroit quelques jours plus tôt. Il inspecta l’autel, puis le sol, à la recherche d’un quelconque indice, en vain.
Il regagna l’allée pour prendre une photo de la chapelle. Collant son œil au viseur, il fit le point et découvrit dans son objectif un vieux bonhomme débraillé aux cheveux blancs reflété à l’envers. Il se redressa. Ahuri, l’homme le dévisageait avec insistance. Soudain il se mit à gueuler :
— Sang de bois, c’est toi ! J’te r’connais ! Oui, c’est toi en chair et en os ! J’te l’avais bien dit que j’ te remettrais, t’es comme sur ta photo. T’es venu pour moi, hein ! Tu m’auras pas. Oh, non ! Ça non ! Personne ne peut coincer le père Moscou, pas même Grouchy ! Carnage !
Il tourna bride et s’enfuit en gesticulant. Victor se hâta de ranger son attirail et tenta de lui filer le train, mais le bonhomme avait disparu.
Il marcha au hasard, poursuivi par le nom qu’avait crié l’homme. Grouchy. S’agissait-il d’Emmanuel de Grouchy, marquis et maréchal de France ? Que venait-il faire dans cette galère ? Incapable de se repérer, il déambula jusqu’à ce qu’il arrive à l’entrée menant à la rue du Repos. D’un pas décidé il pénétra dans le pavillon du garde, un petit homme maigre à grosse moustache qui fumait sa pipe en faisant une réussite. En apercevant Victor, il s’empressa de poser sa casquette sur les cartes et fit mine de se lever.
— Restez assis, je vous en prie. Peut-être pourrez-vous me renseigner. C’est à propos de ma bonne, elle est revenue chez nous vendredi soir complètement affolée. Ma femme et moi nous faisons beaucoup de souci à son sujet, nous nous demandons si elle n’est pas un peu dérangée.
— Vendredi ? Ça serait pas par hasard une jeune fille blonde toute mince ?
— Mon épouse lui avait donné rendez-vous rue du Repos, elle l’a attendue jusqu’à l’heure de la fermeture. Ne la voyant pas, elle a décidé de rentrer en se disant que la petite la rejoindrait à la maison. Quand Denise est arrivée – c’est le nom de notre bonne —elle était bouleversée, elle bégayait, avait la bouche pleine de fantômes, d’apparitions, de ne je ne sais quoi encore. Je n’ai pas saisi grand-chose à son récit décousu, aussi ai-je voulu savoir si vous aviez entendu parler de cet incident fâcheux. Il va de soi que nous ne pouvons garder une hystérique à notre service.
— C’est bien ce que j’imaginais, elle ne m’a pas semblé normale, et je me fie à mon instinct. Elle m’a en effet conté une histoire biscornue comme quoi votre dame se serait évaporée dans la nature. Mais ne soyez pas trop dur avec elle, les cimetières, y en a que ça impressionne.
— Sa maîtresse – je veux dire ma femme –, vous l’avez vue, elle aussi ?
Barnabé se gratta le menton en jetant un regard soupçonneux à Victor.
— Comment que j’aurais pu la voir puisque vous me dites qu’elle battait la semelle rue du Repos ? Victor lui adressa un clin d’œil.
— Avec les femmes, on ne sait jamais. Je ne suis pas d’un naturel méfiant, mais… C’est plus fort que moi, après avoir pensé que Denise avait un grain, j’ai réfléchi et je me suis dit que peut-être mon épouse…
Barnabé triturait sa casquette en fronçant les sourcils. Soudain, son visage se détendit et il ricana.
— Oh, je pige, votre bourgeoise aurait pu s’esquiver pour aller à un rendez-vous… chez le docteur ! Moi, tout ce que je peux vous affirmer, c’est que je l’ai pas aperçue, et que votre bonne était tellement tourneboulée qu’elle m’a presque fait des propositions malhonnêtes. Heureusement qu’elle est tombée sur moi. Je l’ai rassurée et renvoyée en lui disant que je suis un homme marié.
— Elle nous a parlé d’un grand bonhomme à cheveux blancs qui l’aurait importunée.
— Ça doit être le père Moscou. Il est un peu lunatique, mais pas dangereux. C’est un brave type, un nostalgique de l’Empire, incapable de nuire à quiconque, même quand il a un coup dans l’aile. Il a longtemps travaillé ici, on se connaît depuis quinze ans. Il entretient les tombes, rend des services à droite, à gauche, alors je ferme les yeux.
— Où pourrais-je trouver le père… Comment dites-vous ?
— Moscou. Son aïeul a fait la retraite de Russie, d’où son sobriquet. Il crèche à la Cour des comptes, celle qui a brûlé en 71, sur le quai d’Orsay, mais vous avez peu de chances de l’alpaguer, il est toujours en vadrouille. Soyez chouette, monsieur, lui cherchez pas noise, ça me retomberait sur le dos, je risquerais de perdre mon emploi, j’ai six gosses, moi. D’ailleurs votre petite bonne a eu tort de se plaindre de lui, s’il lui a crié des mots un peu salés, c’est qu’il a son franc-parler, mais il n’est pas pire que n’importe quel cocher de fiacre.
— N’ayez crainte, j’ai juste l’intention de lui poser quelques questions. Tenez, je vous laisse ma carte. S’il passe dans le secteur, dites-lui de venir me voir, je saurai me montrer généreux.
Dans le fiacre qui l’emmenait boulevard Haussmann, il se perdit en conjectures avec une effervescence égale aux prémices de l’ivresse. Le Père-Lachaise était le dernier endroit où Denise prétendait avoir vu Odette, mais après ce qu’il venait de découvrir chez Tasha pouvait-on désormais accorder sa confiance à la petite bonne ? Le témoignage du garde ne penchait guère en sa faveur, une exaltée qui lui avait fait des avances. Quant à Hyacinthe, le concierge, il affirmait que Mme de Valois était bien montée chez elle le vendredi soir. « Il faut que j’en aie le cœur net… Et ce vieux au cimetière, ce père Moscou, qu’a-t-il baragouiné ? "J’te r’connais, t’es comme sur ta photo !" Quelle photo ? Bah, le bonhomme devait avoir quelques verres dans le nez, aucun rapport avec ce qui me préoccupe. »
Un encombrement monstre venait d’immobiliser le fiacre à la hauteur de la rue du Havre. Victor descendit devant les magasins du Printemps et ne tarda pas à connaître la cause de l’embarras, un attroupement au milieu de la chaussée.
— Est-ce un meeting ? demanda-t-il au conducteur d’un omnibus qui allait et venait le long de son véhicule plein de passagers en ébullition.
— Pensez-vous, c’est un laitier. Ces zigs-là vont trop vite, il avait lancé sa voiture à fond de train, il a roulé sur les jambes d’un pauvre bougre, j’crois bien qu’il a passé l’arme à gauche, c’est plein de sang.
Victor s’empressa de tourner casaque. Jouant des coudes, il contourna une vespasienne, évita un des nombreux édicules de fleuristes et de marchands de journaux qui depuis quelque temps proliféraient sur les Boulevards, refoulant les piétons vers les grands cafés. Le parcours comportait bien d’autres obstacles : boîtes de décrotteurs, coquilles d’huître lancées par les écaillères, tables et sièges de fer. Des tableaux-réclames semés çà et là vantaient les vertus des pastilles Géraudel, ou du thé pectoral russe Homeriana. Les badauds massés autour des distributeurs de prospectus et des camelots installés sur le trottoir contraignaient les passants pressés à sauter sur la chaussée au péril de leur vie.
Soulagé d’avoir échappé à l’œil de lynx du concierge gesticulant face à un balayeur, Victor se coula sous le porche du numéro 24 et s’élança dans les étages. Il sonna plusieurs fois à l’appartement du cinquième. Il prit une profonde inspiration et introduisit une des clés du trousseau dans la serrure. Elle se bloqua. Il en essaya une autre, cette fois la serrure cliqueta.
Il ressentit aussitôt l’impression particulière du silence que donne une maison vide. Il s’immobilisa au seuil du vestibule, le temps que ses yeux s’accoutument à la pénombre et qu’il rassemble son courage, puis il posa trépied et sacoche, alluma la lampe à pétrole et se décida à fouiller l’appartement, sans hâte, à la recherche d’un indice sur le sort d’Odette.
Rien ne semblait avoir bougé depuis son dernier passage. Éparpillées sur le tapis du salon, les partitions dessinaient toujours un labyrinthe au pied du demi-queue dont le corps ramassé faisait songer à une bête aux aguets. En s’approchant, il constata que les biscuits de Saxe qu’il avait vus la veille sur l’instrument jonchaient à présent les coussins d’un des deux canapés, quant aux vases emplis de fleurs fanées, on les avait exilés devant la cheminée. Il leva la lampe à la hauteur de ses yeux. La nappe de velours ornant le piano était froissée sur le sol. Pas d’erreur, on avait libéré le demi-queue de ses verrues de porcelaine afin de soulever le couvercle du coffre et de sonder l’intérieur du sommier contenant la table d’harmonie. Qui était revenu visiter les lieux ? Odette ou Denise ? Il bifurqua vers la chambre de bonne, un cagibi sans confort où régnait une atmosphère glaciale. Odette avait toujours été très regardante, rognant sur le chauffage et le salaire des subalternes pour finir par n’employer qu’une seule domestique.
Comme il s’y attendait, il n’y avait plus de vêtements dans la penderie. Bien que le lit fût bordé, l’oreiller était dépourvu de taie. La table de toilette tirée près de la porte, le broc et la cuvette posés sur le plancher attestaient la véracité du récit de Denise. A moins que cet agencement ne fit partie d’une mise en scène.
Il revint sur ses pas, pénétra dans la chambre d’Armand. Une forte odeur de renfermé le prit à la gorge, les fenêtres devaient être closes depuis des semaines. Il retint son souffle, le sternum bloqué. Cette odeur ! Elle le ramenait brusquement vingt-trois ans en arrière, à Londres, dans la maison de son enfance de Sloane Square. Il revivait avec une précision extraordinaire une scène qu’il pensait avoir refoulée au fond de sa mémoire.
Monsieur son père le dominait, imposant, menaçant, dénué de compassion. Et lui, le petit garçon de sept ans, se tenait tête baissée, paralysé par un sentiment de terreur mêlé de haine. Quel crime avait-il commis pour mériter d’être bouclé à la cave pendant des heures ? Une leçon mal apprise ? Un geste déplacé ? La cave, le noir, la solitude. Il ne le supporterait pas, il allait mourir. Il avait jeté un appel de détresse muet à Kenji, l’employé de librairie. Et Kenji était venu le secourir. Il lui avait glissé subrepticement une bougie et un recueil de contes. L’évasion ! Emporté par l’histoire magique d’une impératrice de Chine métamorphosée en dragon, le petit garçon n’était plus prisonnier d’une geôle humide. Aux côtés de Fang Wei-Yu le dragon blanc, il plongeait dans l’océan, affrontait les démons de la colline du tigre, chevauchait vagues et nuages.
Il entendit le tic-tac d’une pendule et la rumeur assourdie du boulevard. Les images du passé se diluèrent, ne demeura qu’un relent de moisi. Il laissa ouvert afin d’évacuer l’air vicié et fit le tour de la pièce peuplée de meubles poussiéreux et d’un billard sur lequel étaient empilés des cartons à chapeaux dont on avait soulevé et replacé de travers les couvercles.
Devant une armoire en pitchpin, deux chemises d’homme entremêlaient leurs manches en un appel à l’aide. Après avoir posé la lampe qui filait, il tira les battants entrouverts et découvrit un fouillis vestimentaire digne du carreau du Temple. Ici aussi on s’était acharné à trouver quelque chose. Au moment de sortir, il remarqua que sur les murs tapissés de tissu vert bronze se découpaient deux rectangles plus clairs marquant l’emplacement de tableaux.
Il respira à fond pour surmonter la répugnance que lui inspirait la chambre d’Odette et se réfugia dans le cabinet de toilette dont il aimait l’aspect clinquant et confortable. Le souvenir de sa maîtresse au plus fort de leur liaison hantait ce lieu où elle passait une éternité à s’étudier dans son miroir afin de débusquer la moindre ridule. Il s’attendrit à la vue de la crème Farnèse achetée à La Reine des Abeilles et la revit s’en plâtrer le visage. Un instant tenté d’en humer la senteur, il y renonça, inventoria les onguents de jeunesse, les fards, les accessoires de maquillage, les flacons de parfums rangés près du lavabo sur une table ronde à dessus de marbre. Alignés le long d’une tablette, le verre, la brosse à dents, la poudre dentifrice au coaltar, les savons colorés évoquaient une Odette pimpante parée de mousselines, de dentelles, de rubans qui rehaussaient sa carnation de blonde. L’inspection du petit placard où elle serrait les serviettes et les gants révéla un désordre identique à celui de l’armoire d’ Armand.
Dans la chambre à coucher il s’efforça de ne pas prêter attention au lit qui voguait voiles déployées vers le royaume des morts. L’armoire lui révélerait d’autres secrets. Il s’apprêtait à l’ouvrir quand une idée l’effleura. Il regagna le cabinet de toilette.
Il observa de nouveau les savons de marque, la brosse à dents en ivoire, le dentifrice posés sous le miroir voilé d’une gaze noire. Qu’on omette sa poudre dentifrice lorsqu’on fait une fugue amoureuse, soit, mais le maquillage ? Jamais une femme telle qu’Odette, si attentive à son apparence et à la clarté de son teint, ne se serait déplacée sans une valise de produits de beauté, même pour aller au restaurant du coin. Non, le maquillage n’aurait pas dû se trouver là.
Il hésita, partagé entre le désir de ficher le camp et une envie presque perverse de poursuivre ses investigations. Il scruta l’ottomane où Odette parcourait les journaux du matin, le palmier endeuillé, le guéridon servant d’autel à la mémoire d’Armand de Valois. Un vertige le saisit, le décor se mit à tanguer. Monumentale, l’armoire à glace en palissandre se dressait face à lui comme un iceberg à la dérive. Au bout de quelques instants, elle s’immobilisa et il put enfin en pénétrer l’intimité. Une lame de fond avait soulevé les profondeurs du meuble. À gauche, la tringle avait cédé sous le poids d’un régiment de portemanteaux supportant robes et pelisses noires. À droite, une rangée de livres avait été balayée de son étagère pour s’abîmer en vrac contre le panneau latéral.
Il s’attarda parmi les vêtements. Mon Dieu, quelle garde-robe funèbre ! Au milieu de la marée sombre hérissée de souliers, il pêcha un peignoir de mousseline rose imprégné d’un parfum d’héliotrope. Un souvenir surgit : Odette, alanguie après l’amour, couvrant hâtivement sa nudité de ce saut-de-lit à ruchés qui lui donnait l’allure d’un abat-jour.
Il se sentit ridicule et fixa son attention sur les livres au-dessus desquels une tête de mort le contemplait de ses orbites vides. « Tiens, on joue Hamlet ici ? » Il ricana pour se rassurer en attirant à lui les ouvrages aux couvertures malmenées et aux pages cornées qui manquèrent l’assommer.
Les bras chargés, il se laissa choir sur l’ottomane. À mesure qu’il lisait les titres à haute voix, il empilait les volumes près de lui : Le Livre des prophéties, Les Sciences divinatoires, Les Lois occultistes, Corps astral et plan astral, Les Phénomènes de médiumnité, La Doctrine spirite.
— Pour une femme qui n’aime pas la lecture… murmura-t-il. Voyons, qu’est-ce que c’est que ça ?
Photographies du corps astral. Tiens, amusant, il faudra que j’essaie.
Il feuilleta un opuscule dont le titre l’intriguait : Chez Victor Hugo. Compte rendu d’une séance de tables tournantes à Jersey, par Numa Winner. Jamais Odette n’avait lu une ligne du grand Victor, mais à en juger par les marques au crayon en marge de cette étude, elle se passionnait pour les dialogues qu’il affirmait avoir eus avec des esprits frappeurs pendant son exil à Marine-Tenace.
Il rejeta le livre sur la pile et ouvrit un classeur intitulé Satanisme sous l’Inquisition. À la vue des gravures illustrant les supplices réservés par le Saint-Office aux hérétiques, il eut la certitude qu’Odette était frappée de démence. Au bord de la nausée, il replaça livres et classeur dans l’armoire. Sa main rencontra une résistance. Il essaya de voir de quoi il s’agissait, mais il n’était pas assez grand et dut aller chercher une chaise au salon. En équilibre instable, il fourragea au fond de l’étagère d’où il tira une grosse enveloppe sur laquelle était écrit Personnel. Des palpitations, des sueurs, de nouvelles nausées lui intimèrent l’ordre de quitter l’appartement. « Eh bien, je saurai ce que ressentent les femmes quand elles ont des vapeurs. "La chair subit les secousses de l’esprit comme la terre celles des typhons", dirait Kenji. A moins que ce ne soit l’influenza, tout bêtement. »
Il quitta avec soulagement l’appartement, l’enveloppe sous son veston, la sacoche et le trépied sur l’épaule.
Assis devant un bock dans la salle enfumée du Bibulus, Victor contemplait, posée sur le tonneau servant de table, l’enveloppe qu’il ne se décidait pas à ouvrir. Quelques gorgées de bière lui donnèrent le courage d’en extraire une dizaine de lettres nouées d’une faveur, adressées à Mme de Valois et expédiées de Colombie, un carnet de rendez-vous, et une liasse de feuillets. Du couloir menant à l’atelier déboulèrent quatre rapins en blouse, parmi lesquels se pavanait Maurice Laumier. Il s’empressa de remettre les papiers dans l’enveloppe et de se détourner du comptoir où les peintres vidaient leurs chopes. Il crut avoir trompé la vigilance de Maurice Laumier, mais celui-ci s’écria en forçant le ton :
— La butte s’embourgeoise, un jour viendra où les rentiers empuantiront tellement notre air qu’il nous faudra décamper. À moins qu’on ne se décide à leur montrer de quel bois on se chauffe ! Les autres approuvèrent en riant et en jetant des coups d’œil obliques à Victor qui jouait les indifférents. Il avait des préoccupations plus importantes. Comment allait-il annoncer à Tasha la disparition de Denise ? La question le taraudait toujours lorsqu’il l’aperçut enfin. Sans prêter attention aux appels de Maurice Laumier, Tasha venait vers lui, en chemisier brodé et jupe grise, ses cheveux roux retenus par deux peignes dorés. « Plus tard », se promit-il en se levant et en tendant le bras à la jeune femme qui, souriante, ajustait son petit chapeau à fleurs.
— À demain, Tasha, dors un peu ! lança Maurice Laumier.
Depuis qu’elle s’était abandonnée au sommeil, une demi-heure plus tôt, il avait vainement cherché à l’imiter sans parvenir à lâcher prise. Un mollet attaqué par une crampe, il se leva doucement et alla dans la pièce qui lui servait de salon et de bureau. Installé face au secrétaire à cylindre il alluma la lampe de Rochester et promena un regard fatigué sur les gravures léguées par son oncle Émile, représentant le phalanstère de Charles Fourier : l’harmonie universelle prônée par l’utopiste avait raté le coche de l’Histoire, devait-on s’en réjouir ou le déplorer ? Il vida l’enveloppe subtilisée chez Odette. Au cours de la soirée dont le début s’était déroulé au restaurant de l’hôtel Continental et la fin dans la chambre à coucher, il n’avait pu s’empêcher de songer à Denise, au mécontentement de Tasha lorsqu’elle apprendrait ce qui s’était passé, à l’absence inexpliquée d’Odette. Il s’était efforcé de n’en rien montrer, et il était certain d’avoir réussi à donner le change, encore que cette contrainte lui eût un peu gâché les caresses échangées au lit.
D’abord mécontent de sa propre duplicité, il fut vite repris par l’excitation de l’enquête et, mettant de côté les lettres d’Armand à sa femme qui lui inspiraient quelques scrupules, il se consacra d’abord au carnet de rendez-vous dont la reliure de cuir noir était ornée d’un portrait équestre du général Boulanger. En haut de chaque page, Odette avait inscrit une date à partir du l° octobre 1889. Des banalités. Lundi 6 : coiffeur… Mercredi : thé chez A.D.B… A.D.B. ? Adalberte de Brix, probablement. Samedi : passer chez Guerlain… Lundi 13 octobre : Numa avec A.D.B. Vendredi 4 octobre : essayage chez Maud… Lundi 27: reçu paquet Armand, accroché la dame dans sa chambre… Mardi 28 octobre : envoyé câble à Armand… Il se força à lire une suite de futilités se rapportant principalement à des coiffeurs et des couturières. À dater du 20 décembre, les notations concernaient les dispositions du deuil, la commande d’un marbre gravé, de nouvelles personnes à rencontrer. 20 décembre : chez Arnaud… 22 décembre : Turner… rendez-vous Zénobie 9uinze heures trente, pâtisserie Gloppe, Champs-Elysées… 28 : Père-Lachaise… 3 janvier 90 : chez A.D.B… 7 janvier : Zénobie. 10 janvier : église de la Madeleine, messe à la mémoire d’Armand… Ensuite, avec une régularité de métronome, les lundis et jeudis après-midi et ce jusqu’en mars : Zénobie, Zénobie, Zénobie.
« Zénobie ? De qui peut-il bien s’agir ? Une parente d’Armand ? » se demanda-t-il en refermant le carnet.
Il étudia les papiers : des actes notariés établis par Me Arnaud, concernant la succession d’Armand dont Odette paraissait être l’unique héritière. Une lettre officielle en provenance du consulat français de Colombie.
Tumaco, 22 novembre 1889
Chère Madame,
Nous avons le pénible devoir de vous annoncer le décès de votre époux Armand de Valois, expert géologue à la Compagnie du canal interocéanique, qui a succombé à la fièvre jaune le 13 novembre 1889 dans le village de Las Juntas. Son corps a été mis en terre avec tous les égards qui lui étaient dus. Nous vous faisons parvenir ses papiers et ses objets personnels.
Veuillez croire, chère Madame, à notre sympathie et à nos sincères condoléances.
Venait ensuite une seconde lettre datée de la fin octobre qui émanait d’Armand de Valois et dont certains passages étaient soulignés.
Cali, le 8 octobre 1889
Ma chère femme,
Je te fais parvenir le portrait de la Dame que nous avons vue ensemble à Lourdes en 86. J’y tiens énormément, prends-en grand soin.
Je désire que tu l’accroches dans ma chambre au-dessus de mon bureau en pendant à celui de l’archange saint Michel que m’a légué Mgr Carette. Câble-moi ta réponse par télégramme dès réception de cette lettre afin que je sois certain que tu l’as reçu en bon état. Ici tout va bien en ce qui me concerne. Je retourne à Panamá et embarque fin novembre pour la France. Je serai à Paris pour fêter Noël avec toi. En attendant de te revoir, je t’embrasse.
Armand
« Quel manque de chaleur !… J’ignorais que ce cher Armand était à ce point bigot », pensa Victor.
Il parcourut rapidement une troisième lettre, écrite par Odette.
29 juillet 1889
Mon cher Armand,
Comment vas-tu, mon canard ?
« Tiens, lui aussi a droit à ce sobriquet ridicule », constata-t-il avec un brin de dépit.
… Je suis de retour à Paris depuis hier. J’ai adoré mon séjour à Houlgate…
Il poursuivit sa lecture en diagonale, gêné de son indiscrétion.
… rencontré des gens charmants, en particulier un célèbre spirite anglais, M. Numa Winner…
« Numa Winner… L’auteur de l’opuscule sur les tables tournantes de Jersey ? »
… il m’a assuré que bientôt tes ennuis seraient
terminés […]. T’ai-je raconté que M. Legris, ton
libraire de la rue des Saints-Pères […] gourgan-
dine qui pose nue pour les peintres […] ne porte jamais de haut-de-forme et a pour domestique un Chinois ?…
— Merveilleux, marmonna Victor. Bah ! C’est de bonne guerre, après tout je l’ai quittée le premier, elle se venge.
La pensée qu’elle avait peut-être souffert de leur rupture l’effleura. D’un haussement d’épaule il la chassa et replaça les papiers dans l’enveloppe, déçu de n’avoir rien appris d’intéressant. Il bâilla. Mieux valait cesser de construire un roman sur la base d’un maquillage oublié dans un cabinet de toilette. Odette s’était éclipsée avec un amant et sa bonne en avait profité pour commettre une série de larcins minables. Pas de quoi fouetter un chat.
Il rabattit le drap et eut la désagréable surprise de trouver Tasha étalée en travers du matelas. Il la chatouilla sans résultat. Plaqué à l’extrême bord du lit, il sentait son souffle régulier effleurer son cou et s’étonnait une fois de plus que deux hommes aussi indépendants que Kenji et lui soient chacun tombés sous le joug d’une femme. « Pour moi, passe encore, mais lui, en apparence si fort, si indifférent au sexe faible…» Bien qu’il s’efforçât de vider son esprit, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer son associé et père adoptif s’adonnant à des gestes lascifs avec une certaine Iris. Vaguement honteux, il se lova contre Tasha pour se réfugier dans un sommeil agité.