CHAPITRE PREMIER
Quatre mois plus tard
— Seigneur, il était si bon et si doux, nous l’aimions si tendrement ! Seigneur, il était…
Les mots, inlassablement répétés, filtraient à travers la voilette masquant le visage d’une femme tassée contre la portière d’un fiacre. Une autre femme, assise en vis-à-vis, les soulignait parfois d’un signe de croix à peine esquissé. Cette litanie devait, pour être perçue, lutter avec le grincement des essieux et le raclement des roues sur les pavés. Elle avait depuis longtemps perdu tout sens, semblable à ces comptines ressassées par les enfants.
Le cocher tira sur les rênes, la voiture s’arrêta rue des Rondeaux devant l’une des entrées du Père-Lachaise. L’homme descendit de son perchoir, alla parlementer avec un gardien, lui glissa la pièce, après quoi il se hissa lourdement sur sa banquette et fit claquer son fouet.
Précédant de peu un convoi funéraire, le fiacre pénétra dans le cimetière et emprunta l’avenue circulaire. La pluie nimbait d’un dôme luisant l’immense nécropole. De part et d’autre de la route se succédaient chapelles, cénotaphes, mausolées ornés d’angelots dodus ou de nymphes éplorées. Un labyrinthe d’allées et de sentes se perdait parmi les tombes, envahi par une végétation de sous-bois encore clairsemée en ce début du mois de mars. Sycomores, thuyas, hêtres et tilleuls assombrissaient un ciel déjà bas.
Le fiacre amorça un virage et manqua percuter un grand bonhomme à cheveux blancs contemplant la croupe épanouie d’une pleureuse de bronze. Le cheval se cabra, le cocher lâcha une bordée de jurons, le vieillard montra le poing en hurlant : « Sang de bois, Grouchy1, j’aurai ta peau ! » et s’éloigna en titubant.
Le cocher grommela des menaces, rassura ses passagères et, d’un claquement de langue, calma son cheval, qui repartit jusqu’à l’avenue latérale du Sud où il s’immobilisa devant la sépulture du chirurgien Jacques René Tenon.
Une très jeune femme simplement vêtue de noir, robe de laine, veste cintrée protégée d’un châle, bonnet de coton d’où s’échappaient quelques mèches blondes, ouvrit la portière, sauta sur la chaussée et aida à descendre une femme plus épanouie, plus étoffée, blonde elle aussi, en grand deuil. C’était de sa voilette que s’était échappée l’invocation à Dieu. Coiffée d’une toque de chinchilla, emmitouflée dans un manteau d’astrakan, elle semblait équipée pour une expédition polaire plutôt que pour une visite aux défunts.
Les deux femmes restèrent un moment côte à côte, regardant le fiacre et le cheval se découper en ombre chinoise dans l’après-midi finissant. La toque s’inclina vers le bonnet.
— Dites-lui de nous attendre rue du Repos.
La jeune femme transmit l’ordre au cocher et le paya. L’homme porta deux doigts à son tube de toile cirée, jeta un « hue’ ! » retentissant et s’empressa de décamper.
— Plus souvent que je vas poireauter pour une Chinoise qui sait même pas ce que pourboire veut dire ! Elles rentreront à pinces ! marmonna-t-il.
— Denise ! lança la femme à la toque.
— Oui, madame, répondit la jeune fille en la rejoignant vivement.
— Pressez-vous donc, donnez-le-moi, qu’est-ce que vous avez à bayer aux corneilles ?
— Rien, madame C’est juste que j’ai un peu… peur.
Elle sortit d’un cabas un paquet rectangulaire et plat qu’elle tendit à sa maîtresse.
— Peur ? Et de quoi, de qui ? S’il est un lieu où le Tout-Puissant veille sur nous, c’est bien un cimetière ! Nos chers disparus sont là, tout près, ils nous entourent, ils nous voient, ils nous parlent ! s’écria la femme.
Denise se troubla davantage.
— C’est pour ça que j’ai peur, madame.
— Ce que vous pouvez être godiche, ma pauvre fille ! Je ne ferai jamais rien de vous. À tout à l’heure. Effrayée, la jeune fille la retint par la manche.
— Je ne vous accompagne pas ?
— Vous restez, il veut me voir seule. Je vous rejoindrai d’ici une heure et demie.
— Oh, madame, s’il vous plaît, il va bientôt faire nuit…
— Nuit ? Vous plaisantez, il est à peine quatre heures, les portes ferment à six. Si vous ne voulez pas mourir idiote, vous avez amplement le temps de visiter, je vous conseille la tombe de Musset, là-bas, dans le creux, on y a planté un saule, oh, il n’est pas bien grand, mais l’épitaphe est de toute beauté. Je doute que vous sachiez de qui il s’agit. Remontez plutôt vers la chapelle, une prière ne vous fera pas de mal.
— Madame ! supplia la jeune fille.
Mais déjà Odette de Valois s’éloignait d’un pas rapide. Denise frissonna et alla s’abriter sous un marronnier. La pluie s’était changée en bruine, quelques seaux chantaient de nouveau. Un gros chat roux se coula entre les tombes. Sa longue canne à la main, un allumeur de réverbères franchit l’avenue, lança une œillade à la jeune fille, qui se dit qu’elle ne pouvait s’éterniser là. Nouant son châle par-dessus son bonnet, elle marcha au hasard, longeant les becs de gaz auréolés de gouttes.
Elle tentait de se rassurer en se remémorant ses promenades dans la forêt de Nevet avec son cousin Ronan )dont elle avait été amoureuse à treize ans. Quel beau garçon c’était, et quel dommage qu’il lui en eût préféré une autre ! Perdue dans ses pensées, elle oubliait peu à peu son angoisse, revivait les trop rares moments heureux de son enfance, les deux années passées à Douarnenez chez son oncle marin pêcheur, la gentillesse de sa tante, les prévenances de son cousin. Puis le retour à Quimper, la maladie et la mort de sa mère, le père qui s’était mis à boire et à frapper, le départ des frères et sœurs, et elle, demeurée seule au logis, rêvant du prince qui viendrait l’enlever, puis emmènerait à Paris…
Elle reprit soudain conscience du décor à la vue d’un mausolée pseudo-gothique un peu effrité couvert de noms entrelacés. Elle s’approcha et lut que là étaient enterrés depuis le début du siècle les restes d’Héloïse et d’ Abélard. N’était-il pas étrange que le souvenir de Ronan l’eût conduite au tombeau des amants légendaires ? Et si Madame avait raison ? Si les morts…
— Soldats, votre général compte sur votre vaillance ! L’affaire sera chaude, mais nous enlèverons cette redoute et nous planterons nos drapeaux chez l’ennemi ! Tudieu ! Ils sont à nous ! brailla un ivrogne brusquement surgi de derrière le monument.
Denise reconnut le vieil homme que le fiacre avait failli renverser. Il gesticulait en fonçant vers elle. Elle se sauva.
Odette de Valois s’était figée devant une chapelle funéraire plus large que ses voisines, au fronton baroque orné de feuilles d’acanthe et de laurier sculptées en bas relief. Après s’être assurée qu’elle était seule, elle introduisit une clé dans la serrure de la grille en fer forgé ouvragé. Les battants s’ouvrirent avec un couinement. Elle entra et gravit les deux marches qui menaient à un autel au fond de la chapelle. Elle posa son paquet entre deux chandeliers dont elle alluma les bougies. Les yeux levés vers un vitrail représentant la Vierge, elle fit un signe de croix, puis s’agenouilla sur un prie-Dieu. Les flammes éclairaient des plaques de stuc où étaient gravés en lettres dorées des noms et des dates :
Antoine Auguste de Valois Anne Angélique
Général de division Courtin de Valois
Grand officier 1796-1812
de la Légion d’honneur
1786-1862
Eugénie Suzanne Louise Pierre Casimir Alphonse
Sa femme de Valois
1801-1881 Notaire
1812-1871
Armand Honoré Casimir
de Valois
expert géologue
1854-1889
Odette se redressa. Sur un panneau de marbre portant une inscription, elle lut à voix basse :
Seigneur, il était si bon et si doux ! Nous l’aimions si tendrement !
Vous lui avez donné le repos éternel Au sein d’une terre étrangère.
C’est nous que votre justice a frappés.
Prions pour lui et vivons de manière à le retrouver un jour dans le ciel.
Un ton au-dessus, elle se mit à réciter des Pater nos-ter, mains jointes, puis elle se leva et s’écria avec ferveur en déballant le paquet :
— Armand, c’est moi, Odette, ton Odette ! Je suis venue, je t’ai apporté ce que tu m’as demandé, dans l’espoir que tu me pardonnes le passé. Fais-moi signe, mon canard, viens, viens, je t’implore de venir !
Seul lui répondit le frémissement de la pluie sur la pierre. Elle poussa un soupir et s’agenouilla de nouveau. L’ombre d’un arbre dansait entre les chandeliers, évoquant une figurine indienne dotée de plusieurs bras. Le regard rivé à elle, la femme remuait les lèvres en silence. Elle demeura bouche bée, hypnotisée, tandis que la danseuse grandissait, grandissait, s’étirait jusqu’au vitrail. La femme voulut crier, n’en eut pas la force, ne put que murmurer :
— Enfin !
Désorientée, Denise errait dans la partie du cimetière réservée aux Israélites. Elle passa sans les voir près des sépultures de la tragédienne Rachel et du baron James de Rothschild. Elle redoutait de se heurter au vieil ivrogne et n’avait qu’un désir : retrouver la tombe de Tenon.
Elle finit par se repérer. Là, devant elle, se dressait le cénotaphe élevé à la mémoire d’André Chénier par son frère Marie-Joseph. Elle lut une épitaphe qui lui parut belle : « La mort ne détruit pas ce qui n’est pas mortel. »
Méditant ces paroles afin d’oublier l’obscurité croissante, elle tourna à droite. Elle n’avait pas de montre, mais son instinct de l’heure lui disait qu’il était temps de regagner le lieu du rendez-vous. Lorsqu’elle atteignit l’avenue latérale du Sud, il n’y avait personne. Elle piétina un petit moment, grelottant de panique et de froid. La pluie avait beau être fine, elle avait transpercé son châle. Enfin elle n’y tint plus et remonta l’allée en courant. Elle savait, pour avoir déjà accompagné sa maîtresse lors d’une courte visite, que la chapelle dédiée à Armand de Valois se trouvait un peu plus loin, à quelques mètres du tombeau de l’astronome Jean-Baptiste Delambre. Tout en se hâtant elle suppliait à mi-voix :
— Madame, je vous en prie, revenez ! Saint Corentin, saint Gildas, Sainte Mère de Dieu, protégez-moi !
Enfin elle arriva en vue de la chapelle funéraire où brillait une faible lueur. Jetant des regards inquiets autour d’elle, elle s’en approcha lentement, quand soudain une ombre jaillit d’un buisson, poursuivie par une autre. Épouvantée, elle recula. Deux chats.
— Madame… Madame, vous êtes là ?
La pluie tombait plus dru, l’aveuglait. Elle dérapa, se retint au battant de la grille entrouverte. La chapelle était vide. L’une des deux bougies, à demi consumée, éclairait chichement la dalle sur laquelle une forme immobile évoquait un animal assoupi. Malgré sa terreur, elle se pencha, reconnut le foulard de soie puce qui avait enveloppé le paquet apporté par sa maîtresse. Au moment où ses doigts allaient le saisir, un petit objet dur heurta son poignet. Le caillou rebondit sur l’ autel.
Elle fit volte-face. Personne. Elle courut dans l’avenue. Elle était déserte. Affolée, Denise se lança en une fuite éperdue vers la sortie de la rue du Repos, une seule idée en tête : alerter le gardien.
À peine avait-elle disparu qu’une silhouette masculine surgissait à l’angle de la chapelle, où elle pénétra. Une main gantée ramassa le foulard puce, s’empara du paquet plat et rectangulaire posé entre deux chandeliers et glissa vivement le tout dans une sacoche portée en bandoulière sur une redingote sombre.
L’homme contourna le monument funéraire derrière lequel s’épanouissait un massif de sureaux. Il enleva ses gants, les posa au coin d’une pierre tombale, puis il se courba en deux. Genoux ployés, il saisit les chevilles d’une femme en grand deuil étendue sans connaissance et la traîna jusqu’à une voiture à bras appuyée contre un caveau. Il se redressa, reprit son souffle, ôta de la voiture une bâche protégeant une étrange collection : quelques burins, une ombrelle, un carrick de cocher, deux chats crevés, une bottine de femme, un haut-de-forme cabossé, un morceau de stèle, une jonchée de lis blancs, la capote d’un landau d’enfant et divers autres articles hétéroclites. L’homme balança ce bric-à-brac à terre, leva les bras de la voiture afin de hisser plus facilement le corps à l’arrière. Il dut déployer de gros efforts avant de pouvoir coucher la femme inerte dans le véhicule. Il disposa par-dessus, de façon à la dissimuler, le carrick et la capote du landau, entassa au petit bonheur ombrelle, haut-de-forme, fleurs, chats, puis étala la bâche sur le tout.
Ce fut seulement à cet instant qu’il inspecta les alentours. Satisfait de ne voir que des statues et des arbustes, il attrapa sa canne et s’éclipsa.
Assise à une table encombrée de paperasses, Denise se tamponnait les yeux sans parvenir à recouvrer son calme. Le gardien, un petit maigre à grosse moustache en uniforme et casquette, s’efforçait de l’apaiser en lui tapotant l’épaule. S’il avait osé, il l’aurait volontiers serrée d’un peu plus près.
— Vous vous êtes sûrement croisées, ou alors elle a pris la sortie du boulevard de Ménilmontant, ça se produit souvent quand vient l’heure de la fermeture, les gens s’affolent, redoutent d’être coincés ici, et s’en vont au diable en négligeant cette entrée. Oui, ça doit être ça, vous pensez bien que je l’aurais remarquée si elle était passée par là.
— Mais si… s’il lui était arrivé quelque chose ? demanda Denise en reniflant.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’il lui soit arrivé, ma petite dame ? Vous croyez que le bon Dieu l’a emmenée directement au paradis ? Ou qu’un fantôme l’a enlevée ? Vous êtes jeunette, mais tout de même, vous n’avez plus l’âge de gober ces fariboles !
Denise ébaucha un sourire.
— Ah, voilà qui est bien ! approuva le gardien en lui tapotant l’épaule de plus belle. Un si joli minois, ce serait dommage de l’enlaidir par des larmes et un nez rouge.
Denise se moucha.
— Le mieux que vous puissiez faire, c’est de regagner directement le bercail. Je vous parie que votre patronne y est déjà, et qu’elle vous a préparé un bon lait chaud.
Denise tâta sa poche, elle avait le double des clés de l’appartement. Madame était probablement à la maison, comme le supposait ce brave homme, cependant elle insista.
— J’avais dit au cocher de se garer rue du Repos. Le gardien fronça les sourcils.
— Je suis allé fumer ma pipe sur le trottoir, je n’ai pas vu de fiacre, il a dû se carapater, ces gars-là ne sont guère patients. Rassurez-vous, il y a une station à deux minutes d’ici, rue des Pyrénées. Vous avez de quoi, au moins ?
— Oh oui, j’ai l’argent des courses, Madame me le confie pour la semaine.
— Eh bien, filez au trot, belle enfant !
Le feu aux joues, un peu troublée, Denise attendait qu’il lâche son épaule. Mais loin de la laisser, le gardien accentuait sa pression. Elle allait tenter de se délivrer quand une voix râpeuse fit sursauter le moustachu.
— « Si vous passez sur la place Vendôme, n’oubliez pas le grand vainqueur des rois ! » déclamait un bonhomme à cheveux blancs, en entrant d’une démarche chaloupée.
Denise en profita pour s’échapper. Le vieillard la salua avec un hoquet.
— Holà, cantinière ! Soldat Barnabé, tout est calme au bivouac ?
— Active, père Moscou, on va boucler, répondit le gardien d’un ton rogue.
— Une minute, Barnabé, une minute. Tout à l’heure, tu m’as promis une lichette de rhum si je t’en dégotais une douzaine ? Pari tenu ! s’écria triomphalement le bonhomme en levant un vieux panier à salade empli d’escargots. Rien de tel qu’une journée de pluie pour faire sortir ces gaillards-là ! On va leur percer le flanc, tirelire !
En rouspétant dans sa moustache, le gardien emplit un petit verre que le vieil homme siffla d’un trait.
— T’es guère généreux, Barnabé. L’Empereur ne sera pas content !
— Allez, va chercher tes affaires, je dois sonner la cloche, dans un quart d’heure on ferme !
— Gloire et prospérité, Barnabé ! cria le vieillard en faisant le salut militaire.
S’efforçant de marcher droit, le père Moscou oscillait parmi les tombes où il prenait appui, tantôt à gauche, tantôt à droite, pour retrouver son aplomb. Il se tenait un discours indigné.
— Cinq petits-gris et sept de Bourgogne, c’est goûteux, surtout avec du beurre aillé et persillé, pis d’l’échalote ! Ça valait mieux, comme coup d’l’étrier ! Tant pis, on se rattrapera ! Ah, j’entends le signal !
Il y eut un tintement, le gardien commençait à agiter sa cloche dans l’avenue du Puits.
— C’est le moment de lancer l’attaque, commandant…
Il se pencha pour lire un nom sur une stèle.
— Commandant Brémont, rassemblez deux escadrons de hussards, et faites une reconnaissance jusqu’au bois qui domine cette colline. Quant à vous, général… général…
Une autre stèle lui fournit un second nom.
— Général Sabourdin, portez-vous avec votre régi-ment à la tête du pont. Il faut tenir, coûte que coûte ! Culbutez-moi tout ça, qu’on amène l’artillerie. Des canons, nous voulons des canons ! Tiens, des gants… Un défi ? Qui ose provoquer le père Moscou ? C’est toi, Grouchy ? Attends un peu ! Ran ran ran, on va leur percer le flanc ! Carnage !
Il se mit à gesticuler, mimant une charge à la baïonnette, puis il détala au galop sous la pluie battante jusqu’au bosquet de sureaux où il avait abrité sa charrette.
— Victoire ! rugit-il. Nous avons délivré la ville, nous pouvons regagner le camp la tête haute !
Il fourra un gant dans chacune de ses poches, puis il se plaça entre les bras de la charrette, fixa à ses épaules des courroies de cuir et, d’un coup de reins, souleva son chargement qui s’ébranla en cahotant.
— Sang de bois, qu’est-ce qu’y a donc là-dedans, que ça pèse si lourd ? C’est encore un coup de Grouchy, y m’a lesté l’engin avec des briques… C’est égal, Emmanuel, tu ne méritais pas d’être nommé pair de France ! Ran plan plan tirelire, ah que nous allons rire !
Cet ultime braillement fit déguerpir un chat tigré.
Tandis que le crépuscule noyait lentement les creux et les bosses du cimetière, le père Moscou attrapa le boulevard de Ménilmontant. Avec un peu de chance et beaucoup d’efforts, il espérait atteindre son cantonnement avant vingt et une heures.
Denise entendit le carillon du salon tinter sept fois. Ni la sonnette ni les coups sur la porte n’obtinrent de réponse. M. Hyacinthe, le concierge, lui avait pourtant affirmé que Madame n’était pas rentrée, mais elle avait refusé de le croire.
De nouveau affolée, elle eut du mal à introduire la clé tant elle tremblait. Qu’était devenue sa maîtresse ? Était-elle toujours au Père-Lachaise, victime d’un malaise après avoir quitté la chapelle funéraire ? Nul doute qu’elle ne meure de peur, seule dans ce lieu effrayant. Elle affirmait ne pas craindre les morts, mais la nuit elle chanterait une autre chanson… Denise hésitait, la main crispée sur la clé. Retourner là-bas ? Frapper chez le gardien ? Y aurait-il quelqu’un ? Et si c’était le petit maigre à moustache, s’il lui sautait dessus ? Ou le vieux soiffard au regard fou ? Elle se ravisa. D’autres explications à l’absence de Madame étaient concevables. Par exemple, elle aurait pu se décider brusquement à aller de nouveau consulter cette femme, cette… Denise sentit son pouls s’accélérer.
Le couloir ouvrit sa bouche d’encre. Elle recula, cala la porte avec une chaise afin que le bec de gaz du palier éclaire le vestibule. Elle s’empara d’une petite boîte posée sur un guéridon près d’une lampe à pétrole, gratta une allumette et enflamma la mèche. L’odeur lui donna la nausée. Elle poussa la chaise, referma, tira le verrou et s’empressa de gagner le salon où elle alluma toutes les bougies des candélabres. Tant pis si Madame l’accusait de gaspillage et la houspillait – de toute façon elle n’était jamais contente. Un peu rassurée, elle reprit la lampe et décida d’explorer l’appartement car l’idée lui était venue que Mme de Valois avait eu le temps de monter et de repartir, échappant à la surveillance du concierge. En ce cas, peut-être avait-elle laissé quelque part un message à son attention. À moins qu’elle ne se fût alitée, malade. Les hypothèses se bousculaient dans le cerveau apeuré de la jeune fille, qui se dirigea d’un pas incertain vers la chambre à coucher.
— Madame ? Madame, vous dormez ? souffla-t-elle.
Tout était silencieux. Elle se décida à entrer, sans trop savoir ce qu’elle redoutait de découvrir.
La pièce était en désordre. Depuis la mort de son époux, Madame interdisait d’y faire le ménage plus J’une fois par quinzaine. Ensuite il était de nouveau interdît d’y pénétrer, ordre transgressé dès que Madame avait le dos tourné.
Aussi Denise n’ignorait-elle rien du décor, le voile noir tombant du baldaquin sur le lit à colonnes, le crucifix d’ébène récemment acheté dans une vente aux enchères, le palmier orné de crêpe noir tel un funèbre arbre de Noël, le miroir du cabinet de toilette attenant, masqué d’un carré de gaze noire… Le lit lui-même etait voué au noir, puisque Madame avait choisi cette couleur pour les draps et l’édredon de soie dans lesquels elle dormait et qu’elle bordait elle-même chaque matin. Noirs aussi les lourds rideaux de velours tirés sur les fenêtres. Seul le tissu tapissant les murs, une étoffe mauve semée de bouquets de violettes, échappait à cette couleur macabre, mais Madame projetait de le faire remplacer par une tenture anthracite. Près de l’ottomane où elle s’asseyait pendant des heures pour lire son missel était dressée une petite table d’acajou convertie en autel : Madame y avait disposé une photo de son époux, flanquée de bougeoirs et de bâtonnets d’encens.
Mais le pire se trouvait enfermé dans l’énorme armoire à glace en palissandre acquise par Madame juste avant le décès de son mari et qui contenait, outre sa garde-robe consacrée au deuil, une tête de mort, une série de lithographies illustrant les supplices infligés aux hérétiques, et des livres. Oh, ces livres, combien ils avaient horrifié Denise le jour où elle avait commis l’imprudence de les feuilleter ! Elle leur préférait encore le crâne aux orbites creuses.
Elle frissonna. Bien que soigneusement calfeutré, l’appartement était humide et glacial. Par souci d’économie, sa maîtresse avait éteint les calorifères une semaine plus tôt, affirmant que le printemps tout proche réchaufferait l’atmosphère.
Denise fit le tour de la pièce, se força à entrebâiller l’armoire et jeta un coup d’œil dans le cabinet de toilette.
Elle parcourut rapidement la salle à manger, la chambre de Monsieur, la lingerie, la cuisine étroite, le petit boudoir, le débarras, et même le cabinet d’aisances. L’appartement était désert. Pour calmer sa panique Denise gagna le balcon du salon. Accoudée à la rambarde, elle resta un moment à contempler les lumières des lampadaires électriques qui métamorphosaient le boulevard Haussmann en un palais de cristal. Elle se crut apaisée, mais dès qu’elle posa le pied sur le parquet ciré, la peur revint à la charge.
Après avoir mouché les bougies, la lampe à la main elle suivit le corridor menant à la chambre de Madame, la dépassa en se détournant et se précipita tout au bout, dans une pièce à côté de la cuisine où elle se laissa tomber sur un petit lit de fer, souhaitant sombrer dans le sommeil La lampe projetait au plafond des formes inquiétantes. Elle l’éteignit.
— Fait aussi noir que dans une tombe, bon sang de bois ! Qui c’est qu’a soufflé la chandelle ? s’écria le père Moscou en tendant le poing à un nuage qui venait d’avaler le croissant de lune.
Sa marche à travers le XI° et le IV° arrondissement puis au bord de la Seine l’avait épuisé. Il avait faim, il avait froid. La pluie s’était arrêtée depuis un bon moment mais le vent tournait au nord, annonciateur de gel.
Il passa le pont Royal et vit se dresser quai d’Orsay la carcasse d’un monument occupant un vaste quadrilatère, de la rue de Poitiers à la rue de Bellechasse : le palais du Conseil d’État et de la Cour des comptes2, Incendiés en 1871 par les communards et depuis laissé à l’abandon.
Les ruines aux fenêtres crevées dont pas une vitre ne subsistait, les toitures écroulées, évoquaient une Pompéi moderne où la végétation avait repris ses droits. Mal éclairée par des réverbères espacés, une Jungle cernait les pierres noircies et jetait en plein cœur de la capitale un coin de forêt vierge.
Le père Moscou longea le mur latéral du monument et bifurqua rue de Lille pour accéder à la façade principale. Derrière lui, la clarté du réverbère étira une ombre plate, sans épaules marquées, avec une minuscule boule en guise de tête, qui se rétracta en une silhouette grotesque avant de se fondre dans la nuit. Le père Moscou ne la remarqua pas. Abandonnant un instant sa voiture à bras, il accéda au rez-de-chaussée par le perron d’un corps de logis légèrement en retrait, et tira un cordon. Un pas traînant se fit entendre, une femme replète et grisonnante, boudinée dans une douillette de peluche lilas, ouvrit prudemment.
— Ah, c’est vous ! Pas trop tôt. J’allais me coucher, moi.
Le père Moscou redescendit chercher sa carriole.
— J’espère que vos roues sont propres, avec la pluie. Ma parole, vous soufflez pire qu’un phoque, attendez, je vais vous aider. Mais qu’est-ce que vous avez chargé ? Du plomb ?
— J’ sais pas, l’habituel. J’vais la remiser au fond de la cour et j’reviens.
Quelques instants plus tard, il poussait la porte de la petite cuisine tiède parfumée d’une bonne odeur de légumes. Devant son fourneau, Mme Valladier, la concierge régnant sur la bâtisse croulante, touillait une soupe d’un air grognon.
— Ç’a l’air bon, cette panade, dit le père Moscou en se penchant au-dessus de la marmite.
— Bas les pattes, vieux dégoûtant. Allez d’abord laver vos pognes à la pompe avant de vous asseoir. Dieu sait-y ce que vous avez tripatouillé dans votre charnier !
Quand elle se retourna, un bol fumant entre les mains, le vieillard était déjà installé, l’œil gourmand, une gerbe de lis étalée près de lui.
— D’où que vous sortez ça ? Z’étiez à un mariage ?
— Mon poteau Barnabé m’a permis de les prendre. Des richards ont enterré un nouveau-né, ils avaient mis des fleurs partout, comme pour un régiment.
— Quelle horreur, vous devriez avoir honte !
— Bah, faut être philosophe, le gamin est mort, il a plus besoin de fleurs, autant les offrir à une belle femme, hein, Maguelonne !
— J’vous ai dit mille fois que je m’appelle Louise !
— Oui, mais Maguelonne c’est plus noble, répliqua le père Moscou en se coupant une large tranche de pain. Je l’ai trouvé sur une jolie tombe de marbre rose, ce nom-là.
— Oh, vous, avec votre cimetière ! s’écria la concierge ! Dépêchez-vous donc, je suis fourbue, j’ai passé la journée à cavaler de cour en cour après des galapiats qui voulaient bécoter des filles. Ah, la jeunesse d’ aujourd’hui !
Le père Moscou lapa bruyamment sa soupe.
— Soyez pas bégueule, Maguelonne, laissez les gars donner l’assaut final à leurs conquêtes, ça fera des petits conscrits pour les armées de la République. Parce que si l’Empire et les rois sont morts, les militaires, eux, sont restés !
— Oui, ben allez donc vous pieuter au lieu de rado-ter !
Quand le vieil homme fut sorti, le visage de Mme Valladier se radoucit. Elle prit les lis et les disposa dans un broc de faïence avant d’y enfouir son nez.
Éclairé par une lanterne fixée autour de son cou, le père Moscou s’attela à sa voiture au pied d’un escalier monumental à la rampe rouillée, tordue par endroits. Il traversa en ahanant la cour d’honneur jadis sablée, transformée en un champ d’herbes folles, d’où émergeait un réverbère. Là, au milieu de l’avoine et du mélilot, le vieil homme cultivait un modeste potager dont il partageait les légumes avec la concierge.
Il suivit une galerie en arcades envahie de plantes grimpantes crevant le sol et les murailles, pour déboucher dans un vestibule empli de gravats sur lesquels crissèrent les roues de la voiture. S’arrêtant au seuil d’une salle carrée qui avait été autrefois le secrétariat du Conseil d’État, il souleva une tenture mitée dissimulant une ouverture.
Il entra dans ce qu’il nommait son bivouac : une pièce aux cloisons fissurées, colmatées par de vieux journaux. Le plafond, absent, recouvert tant bien que mal de planches disjointes, laissait passer les courants d’air et la poussière. Un tapis éraillé couvrait le sol. Dans un coin un acacia faisait office de portemanteau. La cahute comprenait également un poêle à bois, qu’il utilisait au plus fort de l’hiver, un matelas où s’empilaient plusieurs édredons, deux chaises branlantes, et un amoncellement de caisses de vin contenant non des bouteilles mais les trouvailles du père Moscou soigneusement triées. Il y avait ainsi une place réservée aux chaussures dépareillées, une autre aux chapeaux, une autre aux cannes et ombrelles, tous objets destinés à être revendus au carreau du Temple. C’était ce que le vieil homme appelait son capital vieillesse. Une fois par semaine, il allait à la pêche aux merveilles dans le cimetière du Père-Lachaise, où il avait longtemps travaillé en qualité de fossoyeur et de graveur occasionnel, et où il lui arrivait de guider les touristes à la belle saison.
— Je rangerai demain, se promit-il en laissant sa voiture, mais j’vais mettre les matous au frais.
Il releva la bâche et s’empara des cadavres couchés sur le carrick – deux chats noirs trouvés morts derrière la tombe de Parmentier, car jamais le père Moscou n’aurait lui-même tué un animal, il aimait trop les bêtes. Il alla les fourrer dans une caisse, qu’il recouvrit d’un sac de jute.
— J’irai proposer les peaux dimanche à Marcelin, et puis je vendrai la chair à Cabirol, en lui affirmant que c’est du lièvre. Mais d’abord faudra que je me procure des têtes de lapin aux Halles. Ah, j’ai du pain sur la planche !
Le père Moscou s’allongea. Il était rompu mais satisfait d’avoir accompli son ouvrage. Il s’enterra sous les édredons et adressa un sourire à un buste de plâtre placé sur une chaise.
— Bonne nuit, mon empereur, marmotta-t-il, et mort à Grouchy !
Il éteignit la lampe et ne tarda pas à ronfler.
Bien qu’il fût mort depuis trois ans, Denise marchait près de la mer en compagnie de son frère Erwan et s’étonnait de le voir si dispos. Une brusque détonation la tira de son rêve, elle se recroquevilla, le cœur démonté.
Amplifié par le silence, le bruit qui l’avait éveillée n’était en réalité qu’un craquement. Il s’en produisit un autre, puis un autre, trop réguliers pour qu’elle pût croire qu’un meuble étirait ses jointures. Cela venait du corridor, c’était feutré, inquiétant.
Maîtrisant son émotion, elle parvint à se lever, traîna contre la porte sa table de toilette après en avoir enlevé une cuvette et un broc. Elle écouta. Silence. Glacée de peur et de froid – sa chambre était orientée au nord et ne comportait aucun chauffage –, elle courut se pelotonner sur l’étroit lit de fer. Une pâle lueur tombait de la fenêtre. Les yeux rivés à la poignée, Denise la vit s’abaisser lentement. Quelqu’un essayait d’entrer. Le battant s’entrebâilla, se bloqua en heurtant la table de toilette, qui tint bon. L’intrus exerça une légère poussée, sans résultat. Le battant se referma, la poignée reprit sa position initiale. À pas de loup, l’hôte invisible s’éloigna.
Denise desserra les mâchoires, ôta de ses lèvres la main qu’elle y avait plaquée. Elle n’entendait plus rien. Elle se força à compter jusqu’à deux cents. À demi rassurée, elle se leva, rajusta ses vêtements et se recoiffa à la hâte. Le grand châle de cotonnade mauve qui, trois ans plus tôt, avait servi à emporter de Quimper ses maigres possessions fut étalé sur le lit. Le rideau râpé masquant la penderie révéla les cintres où étaient accrochées deux robes ravaudées et une jupe de velours donnée par Mme de Valois. Elles rejoignirent des bas, un jupon, deux corsages blancs soigneusement pliés. Le châle accueillit aussi un crucifix d’argent terni, un miroir et une guimpe ornée de broderies, objets ayant appartenu à sa mère et constituant tout son héritage. Le châle fut noué aux quatre coins.
De nouveau à l’affût, ne percevant aucun son, Denise se décida à enfiler sa veste et à repousser la table de toilette. Elle allait tourner le loquet lorsqu’elle s’aperçut qu’elle avait oublié quelque chose. Elle souleva son matelas, en tira une chromolithographie fixée à une mince plaque de bois, représentant des rochers jaunes devant lesquels se tenait une Sainte Vierge vêtue de bleu. Elle l’enveloppa à la hâte d’une taie d’oreiller et la cala sous son bras. Munie de son balluchon, elle ouvrit.
Le petit jour grisâtre avait beau s’efforcer d’engloutir les ombres, l’appartement demeurait menaçant. Retenant son souffle comme lorsque, petite, elle sautait dans l’Odet, elle plongea dans le couloir. Quitter ce lieu hanté, vite. Sur le palier, elle chancela. Les clés ! Qu’avait-elle fait des clés ? Avait-elle posé le trousseau sur le manteau de la cheminée du salon avant d’allumer les candélabres ou l’avait-elle égaré dans sa chambre ? Tant pis ! D’un geste impulsif elle claqua la porte, dévala un étage, s’arrêta net. Où aller ? Elle n’avait sur elle que le reliquat de l’argent des courses, dix francs cinquante. N’aurait-elle pas dû les laisser sur la petite table du corridor, de peur d’être accusée de vol ? Mais après tout, Mme de Valois lui devait ses gages, cet argent constituerait une avance. De toute façon, elle n’avait pas le courage de remonter.
Elle reprit sa descente. Que faire ? Elle ne connaissait personne à Paris. Existait-il un refuge pour les filles sans toit ? Elle se souvint alors de l’ancien amant de Madame, cet homme séduisant aux yeux noirs qui avait toujours un mot gentil pour elle et parfois lui glissait une pièce, M. Victor Legris. Elle se rappelait avoir accompagné l’année précédente Mme de Valois dans sa librairie de la rive gauche, près de la Seine. Quelle rue ? Le nom commençait par Saint…, il y avait un hôpital…
Elle franchit le hall. M. Hyacinthe, le concierge, l’interpella.
— Vous sortez tôt, mademoiselle Le Louarn ! Un problème ?
Elle secoua la tête et gagna le boulevard encore endormi sans remarquer que la porte de l’immeuble s’entrouvrait derrière elle et livrait passage à un adolescent, vêtu d’une tunique à boutons dorés, coiffé d’un képi militaire.
Les premiers rayons du soleil traversèrent un bosquet de platanes et se posèrent sur un balustre en ruine couvert de lierre. L’éclat cuivré d’un brasero en fut ravivé, faisant fuir un petit animal au corps mince et au museau pointu.
— Madame la fouine, revenez, ne soyez pas si froussarde ! Reviens, ma belle, je te dis, et tu auras un gros morceau de cette couenne bien grillée ! C’est la mère Valladier qui me l’a donnée, la crème des bonnes femmes, cette Maguelonne, malgré son âge elle a encore largement de quoi remplir son corsage…
Tu refuses ? Tu as tort, la victoire est à nous, zim boum boum !
Le père Moscou fit chauffer son café en démêlant ses cheveux avec ses doigts. Il avait bien dormi, il était complètement dégrisé, mais il regrettait de n’avoir pas une bouteille à vider pour saluer une si belle aurore. Cependant, c’était un principe, il ne buvait jamais qu’accoudé au comptoir d’un cabaret ou, à la rigueur, chez un camarade.
— Se soûler chez soi n’est pas digne d’Antoine Jean Anicet Ménager, dit Moscou la Bravoure, petit-fils de l’Empereur des grognards et du grognard de l’Empereur ! Ne perdez pas de vue que je dois répondre à la patrie de la vie de mes régiments. Si l’ennemi attaque, on lui percera le flanc, tirelire !
Ce discours s’adressait à quelques pigeons et une corneille attirés par les miettes du petit déjeuner. Il se frotta la nuque.
— En parlant de tirelire, la mienne est un peu patraque, j’ai dû trop lever le coude hier. Moscou, t’es qu’un bibassier, pour la peine pas de piquette avant midi ! Allez, il est temps d’aller turbiner.
Il vida sa cafetière sur le brasero qui s’éteignit en fumant, et traversa broussailles et lilas d’où s’envolèrent une nuée de moineaux. Se prenant les pieds dans des débris de plâtre, il rebondit contre un figuier puis atterrit parmi des guirlandes de clématites.
— Carnage ! rugit-il en donnant l’assaut à un adversaire invisible.
Sabre au clair, il déboula au milieu de son campement où il se calma aussitôt pour marcher droit vers sa voiture à bras, à présent stationnée le long d’un mur. Il souleva la bâche, contempla un instant le chargement en marmonnant :
— De la gnognote !
Serrant sur sa poitrine l’ombrelle, la bottine et le haut-de-forme, il alla les ranger dans les caisses appropriées.
— Y en a, ils finiront par oublier leurs caleçons, au cimetière !
Il revint à la carriole.
— Et je vous fais grâce des moutards, d’abord on paume le véhicule, dit-il en posant par terre la capote du landau. Et pour finir on balance le lardon aux orties !
Il était pressé d’essayer le carrick qu’il tira d’un coup et jeta sur ses épaules en virevoltant.
— Faudra le teindre en rouge ou en vert pour pas qu’un postillon m’apostrophe, c’est rien bath, ça fera un chouette mant…
Il se pétrifia, bouche ouverte. Dans la voiture, la nuque appuyée sur un morceau de stèle, gisait une femme vêtue de noir. Ses paupières étaient closes, ses joues livides. Un parapluie fermé reposait sur son buste.
— Sang de bois ! Une passagère clandestine !
Il effleura le front de l’inconnue et poussa un cri comme s’il s’était brûlé. Aucun doute, elle était bien morte. Remarquant une tache brunâtre en haut du manteau, il échancra le col qui recouvrait une croûte de sang à la base du cou. Il souleva la toque de fourrure et inclina le visage de côté. L’arrière du crâne était défoncé. Un meurtre. Sonné, il laissa choir la tête de la femme
— En voilà une sévère… Des macchabées, j’en ai vu des masses, et ça m’a jamais dégoûté de les mettre en terre. Mais là… Une refroidie dans ma charrette ! Ça passe la mesure. C’est tout de même pas moi le coupable. Je sais bien que, des fois, avec un verre ou deux dans le nez, le feu de la bataille aidant, je me bats comme un lion contre tout ce qui bouge. Mais une femme… Ah, non ! Quel est le salaud qui a voulu faire endosser une saleté pareille au père Moscou ?
En tremblant il rabattit la bâche, s’attela à sa voiture et la traîna à l’autre bout de la cour pour l’abandonner au cœur d’un fouillis de viornes et de sureaux. Il courut chez lui prendre une pelle.
— Encore heureux qu’il ait plu hier, le sol est ramolli…
La bâche enlevée, il examina le corps attentivement, décida de récupérer la toque mais négligea le manteau, trop de sang. La femme portait au cou une chaîne à laquelle pendait un médaillon d’argent. Il revendrait ça au bijoutier de la rue Pernelle, ainsi que la bague couronnée de brillants qu’il ôta du médium gauche. L’alliance refusa de quitter l’annulaire, et il n’insista pas, jugeant inconvenant de priver une morte de cet ornement sacré.
Après avoir escamoté les bijoux, il cracha dans ses paumes, se frotta les mains, empoigna la pelle et se mit à creuser en sifflant une marche militaire pour se donner du courage. Il essayait de se convaincre que la morte était un soldat tué au combat et que lui, son général, l’enterrait sur le champ de bataille. Il poursuivit sa tâche pendant une bonne heure. Quand la fosse fut assez profonde, il se redressa, en nage malgré le froid assez vif. Il tira la morte par les pieds. Tandis qu’elle glissait hors de la voiture, le manteau et la robe se retroussèrent, révélant des jambes gainées de soie. Mal à l’aise, le père Moscou détourna les yeux. Le corps tomba lourdement. Il le bascula dans le trou avec son parapluie, s’empressa de jeter dessus des pelletées de terre. Il nivela ensuite la tombe en la piétinant, sema des gravats, des cailloux, des herbes. D’un œil critique, il jugea son travail inachevé. L’essentiel manquait. Il s’éloigna en improvisant une histoire destinée à le rassurer.
— Je suis sûr que c’est lui. Oui, mon empereur, c’est Emmanuel Grouchy qui a fait le coup. Souvenez-vous de Waterloo. S’il avait empêché Blücher de rejoindre Wellington, vous auriez gagné. Je vous en ai informé. Il le sait. Depuis, il me déteste. Aujourd’hui, il se venge.
Le père Moscou revint, tenant à bout de bras deux pieds de lilas déracinés qu’il replanta avec beaucoup de soin. Satisfait, il recula d’un pas, pour contempler son œuvre, les poings enfoncés dans ses poches.
— Personne, pas même Grouchy, ne pourra dire qu’une femme est enterrée là. Paix à son âme. Maintenant, c’est pas tout ça, j’ai besoin d’un remontant, il me faut une lichette d’élixir de hussard.
Le jardin sauvage était si paisible qu’il lui semblait avoir imaginé cet étrange rituel. Mais il sentit les bijoux rouler sous ses doigts. Il s’agissait bien de la réalité.