CHAPITRE V
Au fond de la librairie, deux érudits sanglés dans des redingotes noires compulsaient des ouvrages de généalogie en échangeant des commentaires à voix basse. Une liasse de feuillets jaunis à la main, Victor s’entretenait avec un sexagénaire à cheveux longs à la recherche de documents concernant la maréchale Lefebvre. Lorsqu’il prit congé, il le raccompagna en le saluant avec déférence.
— Joseph, efforcez-vous de ficeler correctement ce paquet et hâtez-vous de le livrer chez M. Victorien Sardou. Zut ! La moukère, grommela-t-il avant de se replier à l’abri du bureau.
A son grand étonnement, Jojo, tout sourire, se précipita vers la comtesse de Salignac et sa nièce Valentine.
— Avez-vous enfin reçu L’Âme de pierre, jeune homme ?
Comme il s’empressait auprès de sa nièce sans lui répondre, elle s’adressa froidement à Victor.
— Faut-il être inscrite sur une liste d’attente pour avoir le privilège de vous trouver chez vous, monsieur Legris ?
— J’ai eu beaucoup de travail ces derniers temps, répliqua-t-il, très affable.
Il allait poursuivre lorsqu’une femme d’une quarantaine d’années, boulotte et joviale, noyée sous les plis de sa cape écossaise, un bichon maltais enfoui au creux de son manchon, s’élança dans la librairie.
— Olympe ! Je savais que vous seriez ici, avez-vous vu L’Éclair ? s’écria Raphaëlle de Gouveline en brandissant un quotidien.
Sans laisser à la comtesse le temps d’ouvrir la bouche, elle lut :
« Deux docteurs de la Faculté ont examiné la question de la survie chez les guillotinés. Le premier affirme que la mort est un terme définitif à toute pensée. Le second, constatant que le cœur d’un homme décapité continue à battre quelques instants, en infère que la pensée travaille toujours dans la tête séparée du corps. »
— Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas palpitant ? Ne trouvez-vous pas que cela rappelle les expériences auxquelles se livre notre amie Adalberte ?
— Ridicule, commenta Mme de Salignac avec un reniflement hautain.
— Mme de Brix fréquente les guillotinés ? s’étonna Victor.
L’œil allumé, Joseph s’était posté près de Raphaëlle de Gouveline, espérant qu’ elle oublierait son journal afin qu’il puisse y découper l’article.
— Depuis la mort de son fils, elle est devenue toquée de spiritisme. À la disparition de son époux. Odette a suivi le même chemin. Quand le mien a rendu l’âme, je n’ai pas fait tant de chichis ! Eh bien, monsieur Legris, j’attends ! jeta la comtesse.
— Pauvre Odette ! On ne peut lui reprocher de mal supporter cette absence ! Quoi qu’il en soit, je suis d’accord avec vous, Olympe, un grand deuil de plus de trois mois, c’est peut-être excessif. Nous devions nous voir samedi chez Adalberte – à propos elle n’est pas très bien en ce moment, son cœur bat la breloque —entre veuves, n’est-ce pas, nous éprouvons un certain réconfort à évoquer la mémoire de nos chers disparus, mais Odette nous a fait faux bond, elle a probablement décidé à la dernière minute d’aller consulter son voyant, ce charlatan, ce… Oh, c’est contrariant, je n’arrive jamais à me rappeler son nom ! Je compte monter boulevard Haussmann en fin de semaine, avez-vous une commission pour elle, monsieur Legris ? Elle est bien solitaire à présent, conclut Raphaëlle en adressant un regard entendu à Victor qui resta de bois.
— Vous feriez mieux de reporter votre visite, avec les défilés de la mi-carême on ne sait ja…
Mme de Salignac s’arrêta court, fixant un point derrière l’épaule de Victor.
— Monsieur Legris, une jeune personne vous demande, susurra Raphaëlle de Gouveline.
Il se retourna. Penchée par-dessus la rampe de l’escalier à vis, Tasha, les cheveux dénoués, adressa un petit signe à la compagnie et remonta, Victor sur les talons.
— Alors, la Russe dévergondée, c’est elle ?
Raphaëlle de Gouveline soupira.
— L’engouement des hommes pour créature est un grand mystère. Des bêtes, ma chère, ce sont des bêtes !
Profitant de cette diversion, Joseph avait attiré Valentine à l’écart.
— Vous aimez vraiment beaucoup votre tante, vous êtes souvent en sa compagnie, souffla-t-il.
— C’est elle qui ne me lâche pas, chuchota-t-elle en rougissant. Mais je compte aller voir demain l’exposition générale des nouveautés de printemps au magasin du Louvre. Seule, précisa-t-elle.
Joseph comprit le message. Seulement avec un patron en voyage et l’autre filant le parfait amour, il lui serait difficile de prendre la poudre d’escampette.
Victor redescendit et donna courtoisement un volume broché à chacune des femmes.
— Permettez-moi de vous offrir ces tirages sur japon pour me faire pardonner mes absences.
— Oh, L’Âme de pierre ! Merci infiniment ! s’écria Raphaëlle de Gouveline.
Tandis que la comtesse examinait le livre à travers son face-à-main, elle se pencha vers Victor et murmura :
— Entre nous, cher ami, je préfère les romans de Guy de Maupassant à ceux de Georges Ohnet, ils sont nettement plus salaces, qu’en pensez-vous ?
— C’est un point de vue que je partage. Si vous voyez Mme de Valois, transmettez-lui mes amitiés.
— Je n’y manquerai pas, cher ami, je n’y manquerai pas. Venez-vous, Olympe ?
D’un ton sec, la comtesse appela Valentine qui s’éloigna de Joseph à regret. Les trois femmes sortirent, suivies des deux érudits.
Pour la pause déjeuner, Jojo grimpa sur son escabeau où il répéta le rituel de la pomme et du journal, enchanté d’avoir réussi à subtiliser L’Éclair à Raphaëlle de Gouveline. Assis à son bureau, Victor feuilletait machinalement le registre des commandes, obnubilé par les événements survenus la veille. Joseph poussa une exclamation.
— Écoutez ça, patron !
« Le cadavre de Saint-Nazaire – suite – : La cause de la mort de l’inconnu du cargo le Goéland enfin résolue. D’après le médecin légiste qui a pratiqué l’autopsie, il s’agirait d’un meurtre. L’homme mesurait 1,75 m et pouvait être âgé de trente-cinq à quarante-cinq ans. Ses cheveux et sa barbe étaient châtain foncé, son fémur droit plus court que le gauche ce qui, de son vivant, devait provoquer une légère claudication. L’arrière de son crâne, fracturé en deux endroits, donne à penser qu’il a reçu des coups violents qui ont entraîné une mort quasi instantanée. On l’a sans doute poussé afin de dissimuler son corps. Selon le légiste, l’agression remonte à quelques semaines, voire plusieurs mois. MM. Lecacheur et Goron ont passé une partie de l’après-midi d’hier à vérifier les registres d’entrées et sorties des bateaux du port de Saint-Na…»
— Assez ! explosa Victor, à bout de nerfs. Je vous ai autorisé à exposer des romans policiers en vitrine, ce qui n’est guère une bonne publicité pour attirer des bibliophiles, mais de grâce, épargnez-moi vos sordides faits divers !
Indigné d’une telle mauvaise foi, Joseph laissa tomber son journal, puis bégaya :
— Tout… tout d’même, monsieur Legris, c’est… c’est pas juste ! Vous êtes le premier à m’avoir donné le goût de cette littérature, et pour la vitrine je ne vous ai rien demandé, vous me l’avez proposé juste avant Noël ! Puisque c’est ça, je vais les retirer, les livres, et pas plus tard que tout de suite !
Victor ne put s’empêcher de rire.
— Excusez-moi, Joseph, je suis désolé, j’ai des petits soucis en ce moment, ne faites pas attention. Je n’en pensais pas un mot.
— On dit ça, marmonna Joseph en ramassant les feuilles éparses de son quotidien.
Il considéra le titre en gros caractères et approcha lentement la page de ses yeux. Intrigué, Victor suivait son manège. Il le vit parcourir un article d’un air effondré.
— Eh bien, de quoi s’agit-il ?
— La page de droite, en haut, articula Joseph. « Une noyée…»
— « Une noyée au pont de Crimée », murmura Victor qui avait saisi le journal.
« Hier, en début de soirée, Jean Bréchart, un marinier qui attendait la fin de la manœuvre du pont de Crimée, a repêché le corps sans vie d’une jeune femme. Tout laisse à penser que la malheureuse a mis fin à ses jours. Le corps a été transporté à la morgue et attend d’être identifié. La noyée, une blonde d’une vingtaine d’années assez menue, portait des vêtements bon marché et, au poignet droit, un bracelet de pacotille orné d’un chien en pendentif. »
— C’est Denise, balbutia Joseph.
Très troublé, Victor tenta de le rassurer.
— Allons, pourquoi voulez-vous que ce soit elle ? Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle ait pu…
— C’est elle, je vous dis. Avant-hier, dimanche, nous sommes allés à la fête foraine, le bracelet c’est moi qui l’ai gagné au stand de tir.
— Des centaines de jeunes filles portent ce genre de
breloque.
— Dans le journal, ils écrivent qu’elle est blonde.
— Voyons, Joseph, il y a des milliers de blondes à Paris…
Il se garda d’ajouter qu’il n’y avait qu’une seule petite blonde à avoir eu rendez-vous au pont de Crimée.
— Monsieur Legris, je veux en avoir le cœur net, je vais à la morgue.
— D’accord, nous allons fermer le magasin, je vous accompagne. Le temps de prévenir Tasha…
Malgré la chaleur dispensée par le calorifère, Joseph avait soudain très froid.
Le voyage en fiacre se déroula en silence. Joseph revoyait Denise riant aux éclats sur son cheval de bois, rose de plaisir quand il lui avait passé le bracelet au poignet, puis dévorant avec appétit la montagne de frites servie par Euphrosine Pignot. Elle aimait trop la vie pour s’être jetée à l’eau, M. Legris avait raison, il ne s’agissait pas d’elle, il ne fallait surtout pas que ce soit elle… Le regard obstinément tourné vers la vitre, Victor s’efforçait de donner un sens au geste désespéré de la jeune fille et n’aboutissait qu’à une conclusion : elle devait s’être sentie bien coupable pour avoir commis l’irréparable. Mais un simple vol pouvait-il expliquer un suicide ? Y avait-il un autre mobile ? Il commençait à se sentir sérieusement inquiet au sujet d’ Odette.
Derrière le chevet de Notre-Dame, un bureau d’octroi aux allures de tombeau grec en saillie sur la Seine occupait la pointe de l’île de la Cité. Victor avait souvent emprunté le pont de l’Archevêché sans prêter attention à la morgue. Jamais il n’aurait imaginé devoir pénétrer un jour dans ce bâtiment trapu. Une phrase entendue récemment lui revint en mémoire : « On va voir les noyés comme ailleurs la mode nouvelle. » Il ne fut donc pas surpris de constater que le sinistre établissement attirait autant de badauds massés devant ses portes. Joseph, lui, ne s’attendait pas à croiser une si grande quantité de femmes jeunes ou vieilles, demoiselles de magasin, midinettes regagnant leurs ateliers, mères de famille un marmot sur le bras. Il y avait aussi des ouvriers échappés de leurs chantiers et des enfants faisant l’école buissonnière. Sans parler d’individus à La mine louche en quête d’un mauvais coup. Certains plaisantaient, tous se bousculaient.
— Joli divertissement, grogna Joseph.
— L’odeur du sang appâte les requins autant que le miel les mouches, répondit Victor citant un proverbe Kenji.
En atteignant la grande salle d’exposition, ils eurent l’impression de s’avancer dans un amphithéâtre malsain où l’air glacial empestait le chlore. Un jour parcimonieux filtrait à travers de petites fenêtres cintrées et tombait sur les spectateurs agglutinés devant les cadavres. Tout d’abord, Victor et Joseph durent piétiner sans rien voir, incapables de se frayer un passage, subissant des propos dont ils se seraient passés.
— … les fourrent dans des alvéoles où ils les tiennent au frais, y paraît qu’y fait moins quinze Quand ils les sortent pour les apporter ici, y fait zéro, ça doit leur sembler le paradis, aux macchabées !
— … pas que des noyés, aussi des pendus, des accidentés de la circulation, mais les assassinés ils les cachent dans l’arrière-salle, dommage.
— … presque sept cents l’année dernière, parce que l’Expo U a attiré du monde, alors forcément y a eu plus de morts.
— C’est un pochard qui frappe à deux heures du matin. « Que voulez-vous ? crie le gardien de la morgue. – D’puis avant-hier j’ suis en bordée, j’ai pas rentré, ça m’inquiète, j’viens voir si je n’suis pas ici ! »
Des éclats de rire accueillirent cette blague débitée par un grand gaillard à casquette. Au même instant, un mouvement de foule propulsa Victor et Joseph au premier rang des curieux.
Étendus sur des tables de zinc à l’abri d’un vitrage. des corps, nus pour la plupart, pathétiques, à peine altérés grâce aux appareils frigorifiques, attendaient d’être reconnus. Derrière eux étaient accrochés aux murs les hardes qui devaient aider à leur identification.
Près de Joseph, une femme sanglotait, le doigt pointé sur un cadavre d’homme.
— C’est Daniel, mon Dieu oui, c’est lui, il cherchait une embauche, mais on ne lui proposait rien, jamais j’aurais cru…
Sa voix se brisa. Une autre femme, plus jeune, qui la soutenait, se mit à hurler.
— Mais reculez, reculez donc, tas de charognards ! Si c’est pas une honte d’avoir organisé cette horrible exhibition !
— Calmez-vous- ma petite dame, dit un employé, faut bien affriander les pékins si on veut que les morts inconnus retrouvent leurs familles.
Comme si une force maléfique le poussait en avant, Joseph marchait, les jambes raides. Tout à coup il s’arrêta, oppressé, incapable de détacher son regard d’une silhouette menue aux cheveux blonds et emmêlés à côté de laquelle étaient suspendus une robe de laine noire, une veste cintrée, un bonnet informe. Un grand châle mauve, quelques vêtements, un crucifix et un miroir étaient posés sur la table.
— Denise…
Il se recula brusquement, sur le point de vomir. Un employé se précipita vers lui.
— Vous connaissez cette jeune femme ?
Sans savoir ce qui lui passait par la tête, Victor serra fortement l’épaule de Joseph pour lui intimer l’ordre de se taire.
— Non, affirma-t-il.
— Pourtant, j’ai entendu ce monsieur dire « Denise ».
— Il a cru qu’il s’agissait de notre cousine, Denise Elzévir, qui a disparu de son domicile. Heureusement il s’est trompé. L’émotion…
Livide, Joseph fixait la pointe de ses chaussures.
— C’est fréquent que les gens confondent, assura l’employé.
— Pauvre gosse, elle n’était pas bien vieille.
— Oh, on en voit de tous âges, des gamins, des vieillards… C’est la misère qui les accule à ce genre de folie. Mais pour ce qui est de celle-ci, il n’est pas tout à fait sûr qu’il s’agisse d’un suicide, elle a une grosse plaie à la base du crâne. Le médecin légiste va pratiquer une autopsie afin de déterminer si la mort est antérieure à l’immersion. C’est pourquoi nous aurions aimé que ses proches se manifestent rapidement.
— Où l’a-t-on repêchée ?
— Au pont de Crimée. D’habitude c’est la Seine qui nous fabrique le plus de cadavres. Et ce sont surtout des hommes qui choisissent d’en finir de cette façon. On en a eu sept rien que la semaine dernière.
— D’où ce monde…
— Oh, ça, c’est rien, parlez-moi d’une belle catastrophe !
Refusant d’en entendre davantage, Joseph regagna la sortie en se faisant copieusement injurier par ceux qu’il heurtait au passage. Victor le rejoignit dans le square au pied de Notre-Dame. Effondré sur un banc, le jeune homme regardait sans les voir vraiment des pigeons marcher au pas cadencé.
— Quand je pense que j’ai rigolé avec elle en lui parlant du canal de l’Ourcq… Qu’allons-nous faire, monsieur ?
— Pour l’instant, rentrer à la librairie.
À peine étaient-ils arrivés, que Tasha fit irruption dans la boutique. Elle fonça vers Victor qui servait un cognac à Joseph.
— Tu aurais dû me le dire !
— Te dire quoi ?
— Que ma chambre était inondée ! Denise est une vraie petite femme d’intérieur, elle a tout rangé. Résultat : deux toiles fichues. Je lui avais pourtant recommandé de ne pas déplacer les seaux !
Elle tendit la main.
— La clé que j’ai prêtée à ta protégée, s’il te plaît.
— Je ne l’ai pas.
— Comment, tu ne l’as pas ! Menteur ! J’ai vu Mme Ladoucette tout à l’heure. Hier, tu lui as raconté que Denise avait laissé ma clé sous mon paillasson.
— Tasha, il faut que je t’explique…
— Il n’y a rien à expliquer. Tu craignais que je t’abandonne avant la fin de la semaine, voilà tout. Une fois de plus, tu ne m’as pas fait confiance ! Ça, c’est quoi ?
Elle lui secoua au visage un papier bleu qu’il parvint à attraper. C’était une lettre pneumatique.
— Je l’ai ramassée sur la carpette au chevet du lit. Heureusement que Mme Ladoucette a un passe-partout, sinon je restais à la porte.
Victor parcourut la lettre.
Dimanche soir.
Mme de Valois m’a remis votre certificat de bons et loyaux services. Je vous ai trouvé un employeur par le bureau de placement « Les Bons Domestiques ». Rendez-vous lundi à midi devant le porche de l’église Saint-Jacques-Saint-Christophe, près du pont de Crimée, nous irons régler les formalités, ensuite je vous conduirai à votre nouvelle place. Si elle vous convient, vous débuterez le jour même. Prenez votre bagage avec vous, laissez la clé de Mlle Tasha sous le paillasson.
V.L.
Hébété, Victor contemplait ses initiales.
— Ce n’est pas moi qui ai envoyé ce petit bleu…
— Pas toi ! s’exclama Tasha. V. L. pour Victor Legris, non ?
— Je ne comprends pas, je n’y suis pour rien !
— Tu avais pourtant promis à Denise de lui rédiger un certificat de travail, je t’ai entendu le lui dire, n’est-ce pas Joseph, vous étiez présent quand…
Tasha se tourna vers le comptoir sur lequel Jojo venait de s’affaler, la tête entre les mains.
— Qu’est-ce que vous avez, vous êtes malade ?
— C’est Denise, elle est… commença-t-il d’une voix blanche en se redressant.
Aussitôt il ajouta :
— Patron, vous êtes sûr pour ce pneumatique ?
— Je ne suis pas amnésique, répliqua Victor d’un ton sec. Quelqu’un a usurpé. mon identité.
— Si ce n’est pas vous… on l’a attirée là-bas… Qui ? Croyez-vous qu’elle ait été… Je crains le pire !
— Mais de quoi parlez-vous, à la fin ? Qu’est-il arrivé à Denise ? s’écria Tasha.
Victor hésita un instant.
— Elle est morte.
— Quoi ? Mais comment ?
— Noyée. Joseph, il n’y a qu’une chose à faire, aller au bureau de placement.
— Tu n’es pas sérieux, objecta Tasha, il est pâle comme un œuf, il tient à peine sur ses jambes…
— Je vais très bien, mademoiselle Tasha, M. Victor a raison, nous devons vérifier, parce que si elle est allée là-bas, ça change tout.
— Cette pauvre fille s’est noyée, vous n’y pouvez rien. Que ce soit un suicide ou un accident, c’est l’affaire de la police.
Elle jeta un regard inquiet à Victor qui enfilait son veston et se coiffait de son chapeau pendant que Joseph vidait d’un trait son verre de cognac.
— Pourrais-tu garder la librairie le temps que nous fassions l’aller-retour ? Si tu n’as pas de rendez-vous, bien sûr, souffla Victor en l’embrassant dans le cou.
— Bien sûr, je peux. Mais j’ai un conseil à te donner…
La porte se referma avant que Tasha ait eut le temps de finir sa phrase. Pensive, elle roula une mèche de cheveux entre ses doigts.
Le fiacre avait suivi le quai de la Loire au bout duquel s’étendait le bassin de la Villette, vaste port où les chalands déversaient leurs marchandises, sable, pavés, charbon, plâtre, blé, farine, bois, toute une manne destinée aux usines du quartier. Il franchit le canal de l’Ourcq sur le pont levant. Au passage, Joseph et Victor eurent le temps d’apercevoir à chacune des extrémités deux colonnes de fonte supportant d’énormes poulies garnies de chaînes. Ce mécanisme servait à élever le tablier du pont lorsque passait un bateau à haute mâture. Ils ne purent s’empêcher d’imaginer le corps de Denise entraîné sous l’eau sombre.
Ils contournèrent l’église Saint-Jacques-SaintChristophe et s’engagèrent rue de Crimée. Le bureau de placement Les Bons Domestiques occupait le premier étage d’un immeuble de brique impasse Émélie près de la cité Gosselin. Sur une plaque émaillée, une main indicatrice, l’index tendu, surmontait une inscription :
L’agence est au second.
Dans l’escalier étroit et sombre, ils croisèrent une jeune fille qui descendait, tenant un papier. Le cœur de Joseph se serra au souvenir de Denise lui racontant son arrivée à Paris.
Victor abaissa un loquet noir de crasse. Un brouhaha de conversations s’arrêta aussitôt, des curieux se penchèrent pour examiner les visiteurs. Alignées sur un banc de bois courant le long d’un mur crépi à la chaux, une vingtaine de filles en cheveux attendaient leur tour d’inscription. Elles avaient mis leur plus belle robe, percale à fleurs ou calicot à rayures. Seul un œil exercé pouvait déceler dans le demi-jour gris les reprises sur le tissu déjà bien usé. Elles échangeaient à voix basse leurs peurs, leurs espoirs, et surveillaient craintivement le fond de la pièce où, trônant derrière un bureau, le patron les recevait à tour de rôle et notait leurs références sur son registre visé par la police. « La viande », pensa Joseph, se rappelant l’expression employée par Denise pour désigner les esclaves qui cherchaient un maître.
— Je vais m’informer, dit Victor.
Tandis qu’il se dirigeait vers le bureau, Joseph demeura debout, gêné par les filles qui le détaillaient. De petits rires fusèrent. Une brune bien en chair lui fit signe de venir s’asseoir entre elle et sa voisine, une blonde au visage émacié.
— Vous venez vous placer ? demanda-t-elle avec un fort accent du Midi.
— Euh… non, juste obtenir des renseignements.
— Moi, c’est la deuxième agence que je fais depuis ce matin. Dans l’autre, on me proposait d’être cantinière dans un asile de sourds-muets, vingt centimes de l’heure, dix heures par jour. À quarante sous le kilo de pain j’ai dit non merci, on m’a répondu : « Les filles difficiles comme vous on s’en passe. » J’ai gueulé : « J’vous ai pas remis des références de cuisinière, j’ suis femme de chambre, moi ! » Quels abrutis !
— C’est vrai ça, approuva la blonde, si on n’était pas devant leurs guichets, ils ne seraient pas derrière !
— Vous venez d’où ? s’enquit la brune en tendant le cou.
— Du Nord. Je travaillais la nuit au chargement des betteraves, ils prennent les femmes parce qu’on est plus habiles et plus souples que les hommes, on résiste mieux à la pluie et à la boue, mais ils nous paient moitié moins ! J’ai arrêté, pas une minute pour voir mes gosses, et puis j’avais beau compter je retombais même pas sur mes pieds. C’était trop dur.
Elle tendit ses doigts crevassés, mais les baissa presque aussitôt en voyant s’avancer un couple guindé à la recherche d’une employée de maison. L’air dégoûté, la femme les toisa de sous sa large capeline et fit une grimace. La porte du bureau s’ouvrit, Victor revenait. Joseph se leva, porta la main à son chapeau.
— Mesdames… Je vous souhaite bonne chance, souffla-t-il avant de suivre Victor.
Sur le palier, celui-ci secoua la tête.
— Il affirme n’avoir inscrit personne sous le nom de Denise Le Louarn.
Ils rejoignirent le canal. Au milieu du pont, ils s’arrêtèrent, tourmentés par la même anxiété. Victor parut s’intéresser à la vue. Sur sa droite, dans la lumière déclinante, le bassin au bout duquel se dressaient les Magasins Généraux à l’entrée de la Villette. Sur sa gauche, les eaux sillonnées de péniches, les quais bordés d’entrepôts aux toits rouges, les charpentes en fer d’autres ponts qui se diluaient peu à peu sous la brume.
— Je veux bousiller le salaud qui l’a tuée, marmotta Joseph.
— Nous n’avons pas la preuve formelle qu’il s’agisse d’un meurtre.
— Mais nous y pensons tous les deux, n’est-ce pas ?
Sans un mot, Victor reprit la rue de Crimée en direction des Buttes-Chaumont. Après avoir parcouru quelques mètres il entra dans un estaminet.
Joseph siffla d’un trait son verre de vin Mariani et traça du doigt sur la table graisseuse des signes cabalistiques.
— Pourquoi l’avoir convoquée à ce bureau de placement où personne n’a entendu parler d’elle ? Réfléchissez, patron, elle reçoit un petit bleu signé de vos initiales, elle est en confiance, elle va au rendez-vous, et on la découvre noyée avec une plaie au crâne. L’auteur de ce pneumatique était parfaitement au courant de la situation, relisez le texte.
Victor sortit de sa poche la lettre chiffonnée.
— Vous avez raison, déclara-t-il. L’expéditeur connaît le nom de Tasha, il sait que Denise cherche une nouvelle place, il affirme avoir son certificat de travail fourni par Mme de Valois. Qui cela peut-il être ? Un familier de la maison ?
— Ou alors… Mme de Valois elle-même ! Ainsi que l’affirme M. Lecoq7, « il faut aller contre la vraisemblance apparente ».
— Allons Joseph, je veux bien croire avec Émile Gaboriau qu’en matière de spéculation l’audace soit payante, mais de là à s’imaginer… Non, non. Je commence à redouter un danger pour Odette de Valois.
— Est-elle rentrée au bercail ?
— Comment savez-vous qu’elle s’est absentée ?
— Denise m’a raconté qu’elle avait disparu au cimetière. Elle était morte de peur.
Victor avala une gorgée de vermouth.
— Mme de Valois n’est toujours pas revenue. Hier je suis monté chez elle en fin de journée, j’ai trouvé son appartement sens dessus dessous. Ce qui me tracasse, c’est que la chambre de Tasha aussi a été chambardée de fond en comble. Je dois avouer que jusqu’à tout à l’heure je soupçonnais Denise de nous avoir roulés pour couvrir quelque méfait. Mais maintenant… Surtout pas un mot de cela à Tasha, j’ai tout remis en ordre chez elle.
— Et si la subite disparition de Mme de Valois avait un rapport avec la mort de Denise ?
— À quoi pensez-vous ?
— Rappelez-vous, à la morgue, les affaires de Denise étaient exposées, vous les avez vues comme moi, eh bien il manquait quelque chose, un tableau de la Sainte Vierge. Il n’y était pas, je suis formel, et pourtant Denise y tenait beaucoup. Quand je l’ai accompagnée rue Notre-Dame-de-Lorette samedi après-midi, elle me l’a montré et a fondu en larmes en disant que Mme de Valois serait furieuse parce que c’était celui qu’elle voulait déposer dans la chapelle funéraire de son mari. Et Denise a ajouté : « C’est pas du vol, je l’ai juste emprunté, je le trouvais joli, je l’ai échangé contre un autre, celui de l’archange saint Michel. » Sur le coup je n’ai rien compris, seulement, en y repensant…
— Oui, elle m’en a parlé lorsque nous étions au Temps perdu, mais je n’y ai pas attaché d’importance.
Le cerveau de Victor était empli de chuchotements et d’images floues. Le souvenir de cette conversation au café était d’autant plus confus qu’il n’avait prêté qu’une oreille distraite au récit de la jeune fille. Il fronça les sourcils et tapota son verre. Le visage de Joseph s’estompa et fut remplacé par deux rectangles clairs sur un mur sombre.
— C’est ça. Ils étaient accrochés dans la chambre d’Armand.
— Qu’est-ce que vous dites, patron ?
— Rien, rien.
Désireux de garder pour lui certaines informations, il tenta de distraire son commis en comptant la monnaie des consommations. Mais rien ne pouvait détourner Joseph de ses pensées.
— Ça me revient, patron, ce tableau elle l’appelait la « dame en bleu ». C’est peut-être pour le récupérer qu’on a fouillé l’appartement de Mme de Valois et la chambre de Mlle Tasha, il a sans doute de la valeur… Hein, d’après vous ?
La « dame »… La « dame »… Ces mots, Victor les avait déjà lus quelque part, sur ses lèvres un mot attendait d’être prononcé… Bureau ! Il est à son bureau, une liasse de papiers étalés devant lui, il essaie d’y voir clair. Une lettre ! C’est une lettre, certaines phrases sont soulignées…
Il se leva, impatient de retrouver ce fil d’Ariane et se laisser guider par lui.
Assis en vis-à-vis dans la cuisine, ils mangeaient du bout des dents les roulades de veau préparées par Germaine. Le fiacre avait déposé Joseph chez lui, rue Visconti, et Victor regrettait de n’avoir pas invité à dîner son commis, sa présence eût peut-être empêché Tasha de le tarabuster. En effet, à peine avait-il mis le pied dans la librairie qu’elle s’était plainte de la longueur de son absence. Il s’était excusé, puis, quand il lui avait confié ses inquiétudes à la suite de leur visite au bureau de placement, elle avait exigé qu’il aille conter à la police l’histoire de Denise. Il s’était contenté d’un geste vague.
Elle chipotait sa salade de fruits, et finit par jeter sa cuiller d’un air exaspéré.
— Jure-moi que tu iras.
— Où ça ?
— Ne finasse pas.
— Laisse-moi un peu de temps. On ne me croira sans doute pas, et si on me croit, on me posera d’interminables questions.
— J’ai parfaitement percé ton jeu : tu meurs d’envie de t’atteler à un nouveau mystère et de débusquer je ne sais quel criminel. Tu veux que je te dise ? Tu lis trop ! Mais je ne suis pas d’accord, terminé les enquêtes privées, c’est dangereux, j’ai failli te perdre la dernière fois, ne recommence pas.
— Tu te conduis envers moi comme tu détestes que je me conduise envers toi, remarqua-t-il, touché de ses appréhensions.
— Ce n’est pas du tout pareil. En allant peindre je ne mets pas ma vie en péril. Je refuse de me ronger les sangs au moindre retard !
— Je te sais infiniment gré de ta sollicitude, cela prouve que tu m’aimes. Serais-tu assez aimable pour me passer la cassonade ?
— Et en plus tu te moques de moi ! Très bien, inutile de dialoguer avec un sourd, je vais me coucher !
Il attendit qu’elle eût refermé la porte de la chambre à coucher pour se ruer vers le bureau, vider l’enveloppe Personnel, déplier une lettre et la parcourir.
Cali, le 8 octobre 1889
Ma chère femme,
Je te fais parvenir le portrait de la Dame que nous avons vue ensemble à Lourdes en 86. J’y tiens énormément, prends-en grand soin.
Pourquoi Armand avait-il souligné cette phrase ? Il avait écrit Dame avec une majuscule, il ne faisait donc pas allusion à n’importe quelle dame. Il évoquait une visite à Lourdes… Lourdes ! « La Dame » mentionnée par la petite Bernadette Soubirous ! Un portrait de la Vierge ! Il s’efforça de se remémorer les paroles de Joseph dans l’estaminet : « Elle m’a montré un tableau, elle l’appelait la "dame en bleu". C’était celui que sa maîtresse voulait emmener dans la chapelle funéraire de son mari, mais Denise l’a échangé contre celui de l’archange saint Michel. » Fébrilement il poursuivit sa lecture.
Je désire que tu l’accroches dans ma chambre au-dessus de mon bureau en pendant à celui de l’archange saint Michel. […] Câble-moi ta réponse par télégramme dès réception de cette lettre afin que je sois certain que tu l’as reçu en bon état.
« Voilà pourquoi Armand tenait tant à ce tableau : il est précieux ! Ça m’étonnait aussi, cette soudaine ferveur religieuse… Je suppose que Denise a donné à Odette l’archange saint Michel afin de conserver pour elle la "dame en bleu". Cette Dame qu’un inconnu cherche à retrouver. J’y suis : cet inconnu s’introduit chez Odette. Il inspecte vainement l’appartement. Terrorisée, Denise s’enfuit. L’inconnu la prend en filature jusqu’à la librairie, puis jusque chez Tasha. Là, un problème se pose : comment va-t-il pénétrer dans la mansarde ? Il a une idée, attirer Denise à l’extérieur avec tous ses effets, dont la "dame en bleu". Afin qu’elle soit en confiance, il lui envoie le dimanche soir un pneumatique signé V. L. Comment a-t-il su pour le certificat de travail ? Il convoque Denise près du pont de Crimée et la tue. Pourquoi en vient-il à cette extrémité ? A-t-elle refusé de lui donner le tableau ? Peut-être l’a-t-elle laissé rue Notre-Dame-de-Lorette ? Oui, ça doit être ça. L’assassin a trouvé la clé de Tasha sur le corps de Denise avant de la jeter à l’eau. Il file rue Notre-Dame-de-Lorette et fouille systématiquement la chambre. A-t-il récupéré la "dame en bleu" ? Il faudra vérifier chez Tasha… Qui est cet assassin ? Il me connaît forcément puisqu’il a signé de mes initiales… Et moi, est-ce que je le connais ? Le vieux bonhomme du cimetière ! Celui qui prétend m’avoir déjà rencontré ! Le questionner. Aller à la Cour des comptes. »
Il mordillait le manche de son porte-plume, emporté par le flot de ses déductions. Souvent tenté d’inventer des histoires policières, il éprouvait l’étrange sentiment d’être l’auteur de cette intrigue. « Je deviens fou. Je dois me calmer, noter tout cela. » Il ouvrit un cahier de commandes qui n’avait pas encore servi et écrivit :
Odette. Y a-t-il une relation entre sa disparition et le meurtre de sa bonne ?
Cabinet de toilette : le maquillage oublié. Chambre : décor poussé au paroxysme du morbide, tête de mort, livres ésotériques. Pourquoi ? Elle si légère, évaporée pourrait-on dire, ne se souciant que d’apparences, a-t-elle subi une influence quelconque ? Pleure-t-elle sincèrement ce mari pour lequel elle ne ressentait ni tendresse ni désir ? Que s’est-il passé depuis la mort d’Armand ?
Il consulta de nouveau le carnet de rendez-vous. Le même nom, chaque lundi et jeudi : Zénobie.
Zénobie. Trouver de qui il s’agit et quel rôle elle joue dans la vie d’Odette.
Recru de fatigue, il rangea un à un les papiers dans l’enveloppe. En pliant la lettre écrite par Odette, il buta sur une phrase : … et rencontré des gens charmants, en particulier un célèbre spirite anglais, M. Numa Winner…
« Quand ai-je vu ou entendu ce nom ?… C’est Denise, au Temps perdu… Qu’a-t-elle dit ? Allez, souviens-toi ! Oui ! "Mme de Brix emmenait Madame chez un mage… M. Numa…" Il y a autre chose… Ce bouquin à propos de tables tournantes chez Victor Hugo, l’auteur porte un patronyme identique… Note-le. »
Voir Adalberte de Brix. Obtenir l’adresse de Numa Winner.
Retourner chez Odette : livres.
Cour des comptes : cuisiner… le père… Moscou.
La lampe éteinte, il demeura immobile sur sa chaise, subitement accablé par la vision du corps de Denise à la morgue.