CHAPITRE XII
Une flèche de soleil tombait de la verrière sur une petite table couverte de palettes et de tubes de gouache. Négligemment assis dans un fauteuil, jambes croisées, un livre à la main, une ébauche de sourire aux lèvres, Kenji Mori semblait sur le point d’émettre un de ses proverbes favoris. Satisfaite, Tasha recula d’un pas, examina la toile, posa une touche de blanc au coin des yeux, dont l’éclat fut ravivé.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle à Victor qui, armé d’un marteau, se battait contre un clou rebelle.
— J’hésite. Je suis mûr pour une belle crise de jalousie. Votre amitié me paraît suspecte.
— Je ne comprendrai jamais les hommes Ça fait des mois que tu espères la fin des hostilités, et quand elle arrive…
— Ce qui me rassure, c’est que tu le fasses poser habillé, lui.
— Ne sois pas si sûr de toi, ce n’est qu’un début.
— Non, tu n’es pas son genre, il préfère les brunes. Ninon l’était…
— Elle l’est toujours.
— … Et il se peut qu’Iris le soit aussi. Les petites rousses n’intéressent pas Kenji, il me les laisse.
Il posa son marteau, elle son pinceau, et ils s’embrassèrent.
— Alors, ça te plaît ? lui souffla-t-il à l’oreille.
— Quoi ? Les baisers ?
— Non, idiote, cet atelier.
— Si tu m’injuries, je retourne chez Helga Becker ! Mais oui, ça me plaît, je serais difficile. Tu sais ce qui me comble ?
— Le lit ? dit-il en désignant l’alcôve occupée par un lit à deux places drapé de satin liberty. Elle secoua la tête.
— Le cabinet d’aisances ?
— Non.
— Les meubles ? Elle contempla les deux fauteuils Henri IV, le canapé Régence, la table et les chaises Tudor, mobilier hétéroclite acheté par Victor à l’hôtel des ventes, rue Drouot.
— Ils sont très beaux, mais non. Le plus beau cadeau, c’est l’eau à l’évier.
— La Femme est une énigme, soupira Victor.
On frappa. Tasha fit entrer Mme Pignot et Joseph qui lui offrirent, l’une une énorme corbeille de fruits. l’autre un palmier en pot, acheté au marché aux fleurs dans l’île de la Cité. Quand ils eurent déposé leurs cadeaux devant le poêle de faïence, elle leur fit la bise à tous deux.
— Je ne me laverai pas les joues avant un an affirma Joseph.
— M. Mori n’est pas là ? susurra Mme Pignot.
— Nous l’attendons, de toute façon Germaine nous a préparé un repas froid, répondit Victor en montrant une desserte croulant sous les terrines de bœuf-mode et de poulet, les assiettes de foie gras, les saladiers de cresson et de laitue rouge, les fraises à la crème, les tartes et les bouteilles de champagne.
« Rustique mais copieux, ajouta-t-il. Êtes-vous réconciliée avec Mme Ballu ?
— Oui, ça m’a coûté un kilo d’oranges et cinq livres de poires, marmonna Mme Pignot.
— N’oublie pas de dire qu’elle t’a apporté un balai neuf, remarqua Joseph en louchant sur le bœuf-mode. On frappait de nouveau. La porte s’ouvrit sur un jeune livreur disparaissant derrière une gerbe de lis.
— C’est bien ici Mme… Sacha Kherson ? Pendaison de crémaillère ?
— Tasha, rectifia Victor en débarrassant le garçon des fleurs. Vous boirez bien une flûte de champagne ?
— Oh ! Il y a une carte ! C’est de la part de Kenji ! s’écria Tasha.
— Non merci, m’sieu, jamais pendant le service. Mais je serais pour un peu de pâté.
Muni de sa tartine, le livreur laissa le passage à Kenji qui s’avança, un gros paquet serré contre lui.
— Pour vous, dit-il à Tasha.
— Encore ? Vous me gâtez, vos fleurs sont superbes.
Elle s’empressa de déchirer le papier, et souleva avec précaution un service à thé jaune rehaussé de taches vertes posé sur un plateau de laque.
— C’est trop beau, murmura-t-elle.
— Il date du XVII° siècle. Rien n’est trop beau pour une jolie femme
— Kenji, attention ! grogna Victor.
— Bon, et si on mangeait ? proposa Joseph pour détendre l’atmosphère.
Muni de son assiette, il alla se planter devant son palmier et commenta, la bouche pleine :
— Leur faut de la chaleur et de la lumière, à ces bêtes-là. Au fait, vous savez ce que j’ai lu dans Le Passe-partout d’hier ? C’est pas du tout à cause d’un palmier que Marie Turnerad s’était choisi ce drôle de prénom, Palmyra, mais parce que, quand elle était gamine, sa grand-mère avait une chatte siamoise qu’elle avait appelée Palmyre. Et son autre nom, de Maurée, elle ne l’a pas inventé au hasard. Devinez ce que ça veut dire. Je vous le donne en mille. Émeraude ! Une anagramme. Elle n’avait pas froid aux yeux, cette femme.
Il venait enfin de prendre conscience des signes désespérés que lui adressait Tasha en désignant Kenji, lorsque celui-ci remarqua :
— Pourquoi parler d’elle à l’imparfait ? Elle est en passe de devenir une vedette. Il paraît que sa cellule est emplie des bouquets que ses admirateurs lui font parvenir de toute la France. Le prince de Galles lui rend visite deux fois par semaine, et on prétend que le duc de Frioul lui a offert le mariage. Elle a même commencé à rédiger ses Mémoires. J’espère qu’elle ne citera pas mon nom.
Il leur lança un regard de défi, et ils louèrent son courage. Victor eut une pensée pour Iris, était-elle au courant des frasques de son protecteur ? Il se souvint des mots attribués par Numa Winner à Daphné : « Tu peux renaître si tu brises la chaîne. » Que ce conseil fût bien réel ou une invention du voyant, son sens devenait à présent limpide. Victor savait que le lien qui l’unissait à Kenji venait de changer de nature. Il, n’étaient plus fils et père, mais deux hommes enfin à égalité.
— Cette fascination pour les criminels m’étonne et me répugne. Il ne faudrait pas oublier les victimes.
— Soyez rassuré, je n’éprouve nulle fascination répliqua Kenji qui s’approcha de Tasha.
« Je vous remercie de votre sollicitude, dit-il à voix basse, mais il est inutile de chercher à m’épargner dans cette histoire c’est mon amour-propre qui a le plus souffert, et comme chacun sait, ces blessures-là sont superficielles. Votre ami Maurice Laumier semble plus affecté que moi par la duplicité de sa maîtresse. Il ne décolère pas.
— Comment le savez-vous ?
— Je suis allé au Soleil d’Or.
— Vraiment ? Vous me touchez.
— J’ai beaucoup apprécié vos œuvres.
— Surtout ses portraits, je parie, grommela Victor qui tournait autour d’eux, l’oreille à l’affût.
— J’avoue que je me trouve plutôt réussi, rétorqua Kenji, planté devant la toile posée sur le chevalet. Avez-vous vendu des tableaux ?
— Un seul, mon préféré, les toits de Paris au point du jour.
Kenji reprit du champagne et se demanda combien de temps il lui faudrait garder cette acquisition, cachée au fond de son coffre à ferrures.
— Mais pour moi, la plus belle récompense, c’est que M. Anatole France se soit dérangé pour visiter l’exposition et m’ait encouragée à continuer en restant fidèle à mon idéal.
— Seul celui qui refuse de se trahir peut se nourrir à la table de l’art, conclut Kenji en se coupant une large portion de tarte aux pommes.
— Vous venez de l’inventer ! s’écria Victor.
— À propos, la moukère est passée il y a deux jours à la librairie, vous n’auriez pas Trahie par Maxime Paz chez Ernest Kolb ?
— Joseph, je vous ai déjà interdit d’employer ce terme. Dites : la comtesse de Salignac, déclara Kenji en fronçant les sourcils.
— Mais patron, y a rien d’insultant, c’est un mot algérien, ça vient de l’espagnol, mujer, ça veut dire femme ! Mlle Tasha m’appelle bien le moujik, moi, et je n’en fais pas tout un plat ! Maintenant, si vous préférez, je peux l’appeler la mousmé, c’est plus flatteur mais ça lui convient moins. Ça veut dire « jeune fille » en japonais… Non ? Puisque c’est ça, je ne vous dirai pas le fin mot de l’histoire des crins de chevaux.
— Oh, si, Joseph, dites-le-nous, par pitié, encore que je ne sache pas de quoi vous parlez ! Supplia Tasha.
— Eh bien voilà : il y a quelque temps des individus avaient pénétré par effraction dans les écuries du dépôt de la Compagnie des omnibus, rue Ordener, et avaient coupé les crinières de vingt-cinq chevaux. Le mystère vient d’être élucidé : il s’agissait de fournir des crins aux fabricants de perruques destinées aux costumes de l’Opéra.
— Bravo, mon minet ! Tu marches sur les traces de l’inspecteur Lecacheur ! cria Euphrosine Pignot.
— Mais, maman, je n’ai rien trouvé du tout, je te raconte juste …
— Taratata, ne fais pas ton modeste, je suis sûre que c’est toi. Levons notre flûte à la santé de mon minet !
Les verres de cristal tintèrent. Réfracté par leurs facettes, le soleil alluma une étincelle dans le regard du portrait de Kenji. Tasha murmura à l’oreille de Joseph :
— Merci, mon petit moujik, ou devrais-je dire mon petit ange gardien ? Vous avez sauvé la vie de Victor. cela mérite un baiser et ma reconnaissance éternelle.