CHAPITRE VI

 

Les membres engourdis, le père Moscou se leva péniblement en s’appuyant au mur et faillit s’étaler au milieu des poubelles. Voilà deux nuits qu’il dormait rue des Saints-Pères, dans l’arrière-cour d’un immeuble où se dressait un appentis. Depuis que, l’avant-veille, Barnabé lui avait remis la carte de ce Victor Legris croisé au Père-Lachaise et ressemblant trait pour trait à l’homme du médaillon, il n’osait plus rentrer chez lui de peur de se faire alpaguer par celui qui sans aucun doute avait tué Joséphine et déposé son corps dans sa voiture à bras. Il préférait être chasseur que gibier, aussi traînait-il dans le quartier, sans pourtant vouloir affronter ce type et lui demander des comptes.

Son manège n’était pas passé inaperçu. Mme Ballu, la concierge de l’immeuble jouxtant la librairie, commençait à s’inquiéter de voir rôder un vieux bonhomme hirsute, enveloppé dans une houppelande effrangée, dont les poches tintinnabulaient comme une annexe de la Banque de France.

— C’est-y pas Dieu possible, le revoilà, d’où qu’il sort ce chimpanzé-là, il surgit de nulle part au moment où on s’y attend le moins, y doit ruminer un mauvais coup. Ah ça c’est fort de café, y va quand même pas se soulager contre mon réverbère !

Elle remonta la rue au pas de charge, l’écume aux lèvres, son seau à la main.

 

Victor bondit hors des draps. On égorgeait quelqu’un. Il se rua à la fenêtre, aperçut Mme Ballu, un seau brandi au-dessus de la tête, menaçant un vieillard qui lui montrait le poing. Le bonhomme du cimetière !

Se félicitant de dormir presque nu, il enfila à la six-quatre-deux chemise, gilet, pantalon et redingote. À travers ses cils, Tasha l’observait se battre avec les boutons de ses guêtres, enfoncer son chapeau de travers, saisir sa canne, puis se pencher vers elle. Elle s’empressa de fermer les yeux. Quand elle les rouvrit, il était déjà dans l’escalier.

Il passa en trombe devant Mme Ballu. Frisant l’apoplexie, elle prenait Mme Pignot à témoin en montrant le vieux qui déguerpissait.

— En voilà une sévère ! J’y dis d’pas salir mon trottoir et y m’traite de grognasse !

Tasha souleva le rideau juste à temps. Victor courait vers le quai Malaquais. Elle tenta de se consoler en se disant que tomber amoureuse d’un feu follet chassait la monotonie. Mais elle était mécontente et inquiète : dans quel guêpier allait-il encore se fourrer ?

 

Un vent rageur laminait les nuages sombres amoncelés au-dessus de la Seine. Le père Moscou ne cessait de se retourner. Quai Malaquais, les bouquinistes apportaient dans des carrioles leurs boîtes emplies de livres d’occasion et les fixaient au parapet. Victor profita plusieurs fois de ces allées et venues pour échapper à la vigilance du vieux. Quai Conti, il se plaqua à l’angle du kiosque de police, puis se fondit dans un fiacre en stationnement.

Ils s’engagèrent sur le Pont-Neuf déjà envahi par une foule agitée d’employés filant vers leurs bureaux, de ménagères un cabas à bout de bras, d’écoliers en blouse grise, de vendeurs de frites ou de marrons chargés de leurs fourneaux. Victor dut se précipiter de demi-lune en demi-lune, s’accroupir, faire semblant de ramasser sa canne, attendre courbé en deux devant les banquettes de pierre. La statue équestre du Vert-Galant lui offrit un abri le temps que le vieillard invective un cycliste qui débouchait à toute allure de la place Dauphine.

— Imbécile à deux roues ! brailla-t-il.

Ils gagnèrent la place des Trois-Marie et prirent le quai de la Mégisserie balayé par les courants d’air. Le col du veston relevé, les commis tiraient une dernière bouffée de cigarette avant de se résigner à rejoindre les comptoirs des magasins de La Belle Jardinière. Les marchands de graines, d’oiseaux, d’ustensiles de chasse et de pêche ôtaient les contrevents de leurs boutiques.

Se faufilant de groupe en groupe, Victor ne lâchait pas le père Moscou. Ils dépassèrent le théâtre du Châtelet pour se jeter dans le carrousel de véhicules qui déboulaient en permanence autour de la fontaine du Palmier. Égaré parmi les tombereaux de légumes en route vers le carreau des Halles, les fiacres, les tilburys des postes, les voitures de pompiers attelées de percherons blancs, Victor crut avoir perdu le vieux. Mais celui-ci le devançait de quelques mètres, occupé à se frayer un passage en rugissant des insultes. Ils abordèrent le trottoir de l’Opéra-Comique, traversèrent l’avenue Victoria, le square de la tour Saint-Jacques où quelques bourgeois lisaient leur journal, la rue de Rivoli. À peine eurent-ils atteint le boulevard de Sébastopol qu’ils bifurquèrent à droite rue Pernelle.

Victor ralentit l’allure. Il vit le bonhomme s’engouffrer dans une échoppe au-dessus de laquelle une enseigne annonçait : Argenterie et bijoux d’occasion. Il se tapit contre une voiture à bras échouée au bord du caniveau pour en épier l’intérieur.

Le père Moscou extirpa de sa poche un médaillon qu’il eut du mal à ouvrir pour en retirer une photo. Il le tendit au marchand, dont le visage était masqué par un pan de mur, et sur sa paume ouverte reçut deux pièces qu’il s’empressa d’enfouir dans sa houppelande. Il sortit si vite que Victor bondit en arrière, sa nuque heurta un des brancards. En dépit de la douleur, il eut la présence d’esprit de se baisser. Après un moment de réflexion, le vieux repartit. Que décider ? Le suivre ? La fatigue et le froid eurent raison de Victor, inutile d’insister puisqu’il savait pouvoir trouver le père Moscou à la Cour des comptes. Il s’approcha de la devanture. Au milieu d’un fouillis de montres, de couverts, de timbales et de tabatières, des alliances enfilées sur une tringle et des broches posées sur des écrins de velours noir luisaient comme autant d’étoiles. Le marchand ajouta à ces trésors un collier de corail, un plumier de nacre, des boucles d’oreilles agrémentées de brillants jaunes et un médaillon en forme de cœur. Non sans nostalgie, Victor se rappela en avoir offert un semblable à Odette au début de leur liaison, quand il flambait d’amour pour elle. Il l’avait emmenée chez un grand joaillier de la place Vendôme. Tandis qu’elle examinait les bijoux, il priait intérieurement qu’elle se montre raisonnable. Par bonheur, elle avait préféré aux bagues et aux bracelets un médaillon avec sa chaînette et elle avait insisté pour qu’y soit gravé : A O. de la part de V. « J’y mettrai ta photo, mon canard. Ainsi tu ne me quitteras jamais. » Il lui avait demandé : « Et si ton mari veut voir ce qu’il contient ? » Elle avait éclaté de rire. « Lui ? aucun danger. Nous faisons chambre séparée depuis des années. » Il avait prétendu la croire, cela l’arrangeait.

Il allait partir quand une impulsion le força à pousser la porte de la boutique. Hormis quelques beaux livres, il n’avait encore fait aucun présent personnel à Tasha. Ce plumier aux reflets irisés serait parfait pour ses crayons et ses fusains. Le marchand, un homme grand et maigre dont les yeux, derrière des verres épais, évoquaient ceux d’un poisson, lui tendit l’objet. L’observant de près, Victor y découvrit une légère entaille.

— Dommage, murmura-t-il.

Il avisa deux peignes à cheveux en ivoire.

— Combien ?

— Vingt-cinq francs. Je vous les enveloppe ?

Victor paya, prit le paquet, hésita. Tasha accepterait-elle un médaillon ? « Elle y glissera ton portrait, peut-être ? » pensa-t-il, amusé.

— Ce médaillon m’intéresse, celui en forme de cœur.

Le marchand s’empressa de le déposer sur le comptoir. Victor le retourna pour voir le poinçon.

— C’est de l’argent, précisa le marchand

Victor fit jouer le mécanisme. À l’endroit où l’on insérait habituellement soit une photo soit une mèche de cheveux, il lut, gravé en petits caractères :

À O. de la part de V.

Son cœur s’emballa. Soudain en nage, il se sentit faible. Le contenu de la boutique se dissipa sous une sorte de brume, pareil aux fragments d’un rêve.

— Ça ne va pas, monsieur ?

La voix semblait provenir de très loin. Odette ! Elle était morte. Il chancela.

— Monsieur, reprit la voix.

Non, absurde. Odette avait dû vendre son médaillon. Impossible, elle y tenait trop. Elle l’avait perdu, oui c’est cela, elle l’avait perdu. Sa panique s’atténua progressivement. Son souffle retrouva un rythme régulier. Les formes, les couleurs se remirent en place.

L’échalas au regard myope le dévisageait. Gêné d’avoir perdu son sang-froid, Victor s’obligea à sourire.

— Oui, oui… Il est très beau, parvint-il à articuler d’une voix enrouée. C’est le vieil homme aux cheveux blancs qui vous l’a cédé ? Je dois savoir, c’est important.

La sollicitude du marchand s’effaça aussitôt. Il s’empara d’un paquet d’étiquettes.

— Vous êtes de la police ?

— Pas du tout, je vous demande simplement…

— En ce cas, je ne suis pas tenu de vous répondre. Je respecte la vie privée de mes clients. Vous le voulez ou non ?

— Permettez-moi d’insister, c’est une affaire grave. Vous avez probablement un registre dans lequel vous notez vos achats. Un simple coup d’œil…

— Monsieur, je suis en règle, si vous avez des doutes, vous pouvez porter plainte.

— Non, bien sûr que non. Je vous l’achète. Combien ?

— Trente francs, et ça les vaut ! lança le marchand

Victor sortit son portefeuille, compta quarante francs et fixa sans sourciller les yeux globuleux qui finirent par se baisser.

— Bon, d’accord, marmonna le marchand en empochant les billets, c’est juste que je crains les ennuis. Eh bien oui, c’est le vieux qui me l’a vendu, mais je vous assure que je le voyais pour la première fois.

— J’en suis certain, dit Victor en sortant.

La rue semblait tout à coup hostile. Comment un bijou anodin avait-il pu en quelques minutes devenir la source d’une telle angoisse ? Le vieux bonhomme avait-il visité l’appartement d’Odette ? Un voleur ou bien… un criminel ? Il eut la vision d’une main parcheminée arrachant une chaîne au cou d’un cadavre. « Ma photo était dans le médaillon, voilà pourquoi il m’a reconnu au Père-Lachaise ! Une vague de colère froide le submergea. Épingler ce type ! Il s’éloigna à grands pas.

« Si Odette avait vendu son médaillon, n’aurait-elle pas pris soin au préalable d’en ôter ma photo ? Pas sûr, elle est tellement tête en l’air… Ou alors… le fermoir s’est ouvert… Le vieux a ramassé le médaillon, ni vu ni connu. Mais non, ça ne colle pas avec le fait qu’il ait détalé en se cognant à moi au cimetière. »

Il soliloquait sans chercher à éviter la foule affluant des faubourgs vers les magasins de corsets, de chapeaux ou de porcelaines. Son esprit échafaudait de multiples scénarios. Il s’en voulait d’avoir minimisé les déclarations de Denise. Il était accablé. Sa négligence avait aggravé la situation en le poussant à passer sous silence la disparition d’Odette. Tasha voyait juste, il ne lui restait plus qu’à prévenir la police.

 

Jamais les doigts du père Moscou n’avaient serré avec tant de force des pièces de cinq francs, deux malheureuses thunes, une misère pour un si bel article. Bien qu’il eût conscience d’avoir été roulé, il était soulagé de s’être débarrassé du médaillon. Il pêcha la photo de Victor au fond d’une poche, la déchira et éparpilla les confettis dans le caniveau de la rue Saint-Martin, face à l’église Saint-Merri. « Pas besoin de garder ta tronche, elle est gravée dans mon caisson ! »

Les immeubles lézardés se resserrèrent en un sombre goulet où se succédaient marchands de vin, étalages de cafés, de fruits secs, de sucre cassé. À mesure qu’il s’enfonçait dans le lacis de ruelles médiévales, la rumeur des grandes artères s’atténuait.

Rue Taillepain, les murs décrépis, soutenus par des béquilles, étaient percés de lucarnes poussiéreuses derrière lesquelles s’entassaient ferrailles et chiffons. Les hôtels garnis de la rue Brisemiche, où il avait tenu ses quartiers avant de loger à la Cour des comptes, n’avaient pas encore éteint leurs lanternes. Ici on loge à la nuit depuis 40 centimes jusqu’à un franc la chambre, signalaient des pancartes. Il se souvenait sans regret du temps où il devait déguerpir à l’aube quand le tenancier tirait violemment la corde glissée sous sa tête et celle de ses voisins de dortoir. Il adressa un petit signe à son ancien pote Bibi la Purée8, mais celui-ci fit mine de ne pas le voir, il était devenu rien snob depuis qu’il fréquentait les poètes du Quartier latin. Accordant à peine un regard à la rue de Venise qui s’amorçait sur sa gauche et où, dans un désordre de brancards entrecroisés, les fleuristes ambulants venaient garnir leurs charrettes de violettes et de mimosas, il se hâta jusqu’à la rue Rambuteau.

« Et la bague ? Quoi que j’vas en faire ? Bah, j’la vendrai chez un autre fourgue pour brouiller les pistes. J’ai eu le nez creux d’établir un camp volant rue des Saints-Pères. L’égorgeur du médaillon, le même sûrement qu’cet ADV maudit qu’a bousillé mon bivouac, ne pouvait pas me débusquer puisque j’étais là où il n’avait pas idée de m’chercher, en plein sous son pif ! »

Les trottoirs de la rue Rambuteau étaient encombrés de voitures de quatre-saisons où s’amoncelaient fruits et légumes autour de balances aux plateaux de cuivre. Des commères joufflues et grasses, en tablier et sabots, un éventail de sacs à portée de main, s’époumonaient à qui mieux mieux :

— Elle est belle, elle est juteuse, mon orange de Séville ! Hé, le vieux, goûte mon orange, tu s’ras aux anges !

— Il préfère mes radis. Croque des radis, chéri, t’iras au paradis !

— Oh, mais c’est qu’il est grognon, mange des carottes, ça rend aimable !

Le père Moscou s’empressa de fuir leurs quolibets et se lança sans réfléchir dans le havre de paix qu’offrait la rue des Archives. Une centaine de mètres plus loin, il s’arrêta, prêt à faire demi-tour pour faire évaluer sa bague par les bijoutiers qui, en compagnie des revendeurs de reconnaissances, s’étaient groupés aux abords du mont-de-piété. « Bah, j’aurai qu’à d’mander à maman Briscot, elle connaît les bonnes adresses. »

Il parcourait à présent un quartier tranquille. Derrière les façades anciennes s’ouvraient de vastes cours cernées de fabriques de jouets, d’ateliers et de magasins consacrés à la fabrication et à la vente du bronze. Il passa entre la mairie du III° et le square du Temple où la statue de Béranger tenant un livre fermé le contemplait d’un air narquois. La vue du tilleul au pied duquel, affirmait-on, Louis XVI avait fait réciter les leçons à son fils lui inspira un hommage ému au « grand vainqueur des rois ». Il entonna d’une voix éraillée :

Napoléon est empereur,

V’là c’que c’est que d’avoir du cœur !

Il traversa le marché du Temple, dont le premier étage était occupé par le célèbre « carreau », dernière escale des fripes qui n’avaient pu se vendre au rez-de-chaussée, marché plus noble réparti sur plusieurs pavillons où se débitaient les objets jetés au rebut par les gens aisés et remis à neuf. Las et pressé d’atteindre son but, le père Moscou tanguait parmi des étals de chaussures ou de redingotes, des collines de jupons et de rideaux, des marées de tapis, de vieilles décorations, d’édredons. Ces bazars lui donnaient le tournis, il songeait à son bivouac dévasté, revoyait les plumes jonchant le sol, s’affolait de nouveau. « Y veut ma peau ! J’peux tout de même pas aller me plaindre aux cognes ! Tiens, les cognes ! Pourquoi pas ? Logé, nourri aux frais de la princesse, bien au chaud à l’abri de Grouchy…»

— Y en a dans la cafetière ! aboya-t-il à la figure d’une jeune modiste qui lui proposait un melon râpé.

— Je vous le laisse pour une bouchée de pain, sur la tête de ma mère ! Vous serez beau comme un roi !

— Bas les pattes, Joséphine !

Enfin il quitta le marché et aborda la rue de la Corderie, voie étroite à ses deux bouts, évasée au milieu en une petite place triangulaire. Là se situait le mastroquet de maman Briscot, qui saurait le conseiller pour la bague.

 

Victor dut demander son chemin avant de dénicher, au cœur du labyrinthe de la préfecture de police, le Bureau des recherches dans l’intérêt des familles dirigé par un certain Jules Bordenave. Il expliqua les motifs de sa démarche à un jeune fonctionnaire dont les yeux cernés et les bâillements réprimés attestaient la fatigue chronique.

— Mme Odette de Valois, c’est noté. Vous êtes de sa famille ?

— Euh… non.

— Un collatéral ?

Victor secoua la tête. Le rond-de-cuir soupira.

— Qu’êtes-vous exactement pour cette dame ?

— Un ami.

— Un ami ou son ami ? demanda le jeune homme, épuisé.

— Je suis un ami et je me fais beaucoup de souci, elle n’est pas rentrée à son domicile depuis vendredi dernier.

— Cette dame est-elle mariée ?

— Oui, enfin plus maintenant, elle est veuve.

— Je vois, dit le fonctionnaire d’un air mourant. Quand son époux est-il décédé ?

— En novembre ou décembre, je ne sais plus, il travaillait au percement du canal de Panama, il est mort de la fièvre jaune.

— Je vois, je vois, le canal… grommela le jeune homme en trempant son porte-plume dans un encrier où il s’amusa à provoquer des remous. Et il y travaillait depuis longtemps, au canal ?

— Depuis septembre 1888. Mais quel rapport… ?

— Si je comprends bien, cette dame… de Valois, reprenez-moi si je me trompe, vivait seule depuis septembre 1888 ?

— Je viens de vous le dire ! remarqua Victor dont la patience s’épuisait.

— Cher monsieur, répliqua le fonctionnaire en égouttant son porte-plume, je ne doute pas de votre bonne foi, mais vous avouerez qu’on ne peut mettre en branle une procédure de recherche sur la simple requête d’un ami. En république, chacun est libre d’aller et venir à sa guise. Cette dame s’est probablement absentée sans juger bon de vous prévenir, ce sont des choses qui se produisent tous les jours.

Visiblement satisfait de son raisonnement, le jeune homme se pencha vers une pile de papiers.

— Vous m’opposez une fin de non-recevoir ?

— Je vous le répète, cher monsieur, vous n’êtes ni son mari ni un membre de sa famille. Savez-vous qu’en une seule année on nous transmet quarante à cinquante mille demandes de recherches dans l’intérêt des familles ? La plupart émanent de la province car les sept dixièmes des provinciaux qui disparaissent se réfugient à Paris. Nous sommes débordés…

— Vous n’en avez pourtant pas l’air ! Adieu, monsieur, et bonne nuit ! s’écria Victor en claquant rageusement la porte.

Il ne se calma qu’en atteignant la passerelle des Arts. Place de l’Institut, il acheta les journaux et les feuilleta, en quête d’un article sur la mort de Denise. Rien.

Il monta chez lui par l’escalier de l’immeuble. Habillée de pied en cap, Tasha finissait de boire son café. Elle ne lui posa aucune question, le laissant s’enferrer dans ses mensonges.

— Tu dormais profondément, je n’ai pas voulu te réveiller, je me suis rappelé un lot de livres que j’avais promis d’aller voir quai Saint-Michel, chez le père Didier, c’est un bouquiniste spécialisé dans la vente des affiches, mais de temps en temps il a des reliures anciennes et…

— Et tu as fait un bel achat ?

— À vrai dire, non, tout cela était trop esquinté, mais le père Didier a tenu à m’inviter au Café des Cadrans, et là il y avait d’autres libraires de mes amis, alors…

— Tout s’explique. Je dois montrer des esquisses à mon éditeur, tu seras là, cet après-midi ?

— En principe, oui.

Elle s’approcha de lui, se haussa sur la pointe des pieds pour lisser une mèche qui lui tombait sur le front et l’embrassa.

— Je me sauve, à plus tard.

Lorsqu’elle se fut esquivée par l’immeuble, Victor descendit dans la librairie. Joseph alignait les œuvres complètes de Restif de La Bretonne.

— Impossible à vendre, grogna-t-il à l’adresse de Victor.

Lui non plus ne fit aucune remarque sur son absence à l’ouverture, pas plus qu’il n’aborda le chapitre « Denise ». Victor fit le tour des rayonnages, prit un livre, puis un autre, s’intéressa tout à coup à un Diderot fraîchement débarqué, passa le doigt sur le crâne de Molière et parut satisfait de n’y trouver aucune trace de poussière. Au bout de dix minutes il n’y tint plus et annonça abruptement à Joseph :

— Je reviens d’ici une heure, une course à faire.

— Bien, patron.

Le carillon n’avait pas plus tôt sonné que Tasha surgit de l’arrière-boutique.

— Dépêchez-vous, et surtout soyez discret.

— Et s’il prend un fiacre ?

— Débrouillez-vous. Ne le lâchez pas, qu’il ne lui arrive rien, c’est tout ce qui me tient à cœur. Vous avez de l’argent ?

— Vous bilez pas et comptez sur moi, je serai à la hauteur.

Joseph enfonça une casquette sur sa tignasse et se hâta dans la rue que Victor suivait vers la Seine.

Victor contemplait avec plus d’attention que jamais la bâtisse dont les fenêtres béantes se découpaient sur un fond de ciel. Le rez-de-chaussée et le premier étage comportaient chacun dix-neuf arcades très hautes entourées de colonnes engagées. Le second étage formait un attique percé de dix-neuf baies. Deux ailes en avant-corps se développaient de part et d’autre de la façade. Cette Cour des comptes, qui côtoyait autrefois le ministère du Commerce et des Travaux publics, avait tout pour séduire un amoureux de la Grèce antique : formes classiques, ruines envahies de végétation. Mais son aspect sinistre évoquait plutôt à l’esprit de Victor, nourri de culture anglaise, un des manoirs hantés chers à Ann Radcliffe. La pierre rougie et noircie par l’incendie, la toiture effondrée, l’absence totale de vitres, et, détail étrange, un léger débris de store frémissant au vent à l’une des fenêtres, tout concourait à créer une impression désolée et fantastique.

— Le château de Barbe-Bleue, dit-il avec des trémolos dans la voix en se dirigeant vers la rue de Lille.

Il sonna à la loge de la concierge. Méfiante, elle se contenta d’entrebâiller, et n’accepta d’ouvrir qu’après avoir lu sa carte de visite.

— Excusez le désordre, j’allais faire le ménage.

— Je recherche un vieux bonhomme aux cheveux blancs. Je veux le remercier d’avoir fleuri la tombe de ma femme au Père-Lachaise.

— Ah, le père Moscou. Il y a un bail que je ne l’ai pas vu, il doit cuver une cuite, il va reprendre ses esprits et finir par rentrer, je le connais.

— Montrez-moi où il loge, je lui déposerai un petit billet.

— Ça m’ennuie, monsieur, mais je ne peux pas, il m’en voudrait. Pas plus tard que dimanche, on a saccagé sa chambre. Le pauvre ! Il était dans tous ses états quand il a découvert ça, il m’a appelée au secours. Quel tableau ! J’ai eu encore plus peur qu’en voyant Le Radeau de la Méduse au Louvre. Un beau gâchis. Ses affaires, je veux dire. Y en avait partout, à croire qu’une tempête avait soufflé par là. Le pire, c’est la façon dont il regardait le désastre, fixement, on aurait cru qu’il venait de voir un fantôme, oui c’est ça, un fantôme, pourtant avec le métier qu’il fait… Mais y a rien de surnaturel dans cette affaire, j’en mettrais ma main à couper. Faut vous dire qu’il y a parfois des garnements qui bécotent des petites dévergondées dans les fourrés, c’est une vraie forêt vierge là-derrière, alors d’ici à ce qu’ils aient voulu s’amuser en flanquant la pagaille… J’ai prévenu les sergents de ville, c’est comme si je leur avais joué du violon, ils ont d’autres chats à fouetter. Votre billet, je vous conseille de le garder, sinon il va le boire aussi sec.

Elle raccompagna Victor jusqu’au perron. Elle allait tourner les talons, quand elle se ravisa.

— Attendez ! Ça vient de me revenir. On est mercredi, je sais où vous pouvez le trouver, si vous voulez toujours le remercier. Aujourd’hui c’est son jour « carreau du Temple ». Il fouine, il achète, il revend, il rencontre des copains, et il va boire une soupe chez maman Briscot, rue de la Corderie, Briscot, à la fortune du pot, c’est écrit sur la devanture. A vous de voir.

Au grand dam de Joseph, Victor héla un fiacre sur le quai d’Orsay.

« Ben qu’est-ce que j’vais faire, moi, maintenant ? Mlle Tasha sera furieuse. Tant pis, j’arrête ma filature, mais je vais visiter ce tas de pierres. Ma parole, y a plus de trous là-dedans que dans un gruyère ! »

 

Les boutiques étaient étroites, trop obscures pour que les revendeurs de vieilles nippes puissent les mettre en valeur, aussi les étalaient-ils sur des planches supportées par des tréteaux, quand ce n’était pas à même les trottoirs de la rue de la Corderie. Le père Moscou venait de passer un bon moment à marchander un clairon tout bossué à un marchand qui proposait aussi des costumes militaires dépenaillés, des épées rouillées et des loques dont il affirmait qu’elles avaient été portées par l’impératrice Eugénie. Fier d’avoir eu le dernier mot, le père Moscou fourra l’instrument dans une de ses poches et se dirigea vers le mastroquet de maman Briscot, à côté d’un hangar où l’on louait des voitures à bras cinq sous l’heure.

La salle où il pénétra était basse de plafond et très enfumée, encombrée de tables et de bancs. Quelques pauvres hères somnolaient, des ouvriers tapaient le carton, d’autres se battaient en duel aux dominos Un énorme poêle de fonte soufflait son haleine brûlante sur les clients occupés à se lester d’une soupe à l’oignon qui faisait la réputation de la maison. Traînant la semelle et portant un plateau sur lequel s’alignaient des bols fumants, une femme à la poitrine généreuse et aux cheveux gris frisottés régnait sur cette cantine : maman Briscot.

Elle accueillit le père Moscou d’un tonitruant :

— Tiens, v’là le père Lachaise ! Viens t’asseoir près du feu ! Tu veux d’la soupe ?

Sans lui laisser le temps de répondre, elle posa un bol devant lui.

— T’as apporté ton pain j’espère ? Tu sais bien qu’j’en fournis pas.

— J’m’en passerai. C’qu’il m’faut, c’est un demi-setier d’rouge.

— À vos ordres, mon général.

Plongé dans une douce somnolence après avoir expédié le vin et la soupe, il sursauta quand la tenancière le secoua par l’épaule.

— Allez, père Lachaise, il est temps d’payer et d’partir, y a plus personne.

— Faut que tu m’donnes un tuyau, ma belle. J’ai un bijou de famille dont j’voudrais m’défaire…

— Montre.

Elle fit miroiter la bague à la lumière.

— Elle me plaît. Où l’as-tu chipée, vieux gredin ?

— Elle m’a été léguée par une défunte aïeule.

— À d’autres. C’que j’te propose, c’est mieux que d’l’argent : nourri à l’œil pendant un mois, ça marche ?

Durant l’interminable discussion qui s’ensuivit, et à l’issue de laquelle le mois devint trimestre, Victor scruta la salle à travers la vitre. Soulagé d’avoir retrouvé le père Moscou, il se cacha dans le hangar. Il lui fallut attendre une demi-heure avant que le vieux ne quitte la gargote, à l’instant précis où, à l’autre bout de la rue, Joseph bondissait d’un fiacre.

Sans se douter de la surveillance dont il était l’objet, le père Moscou remontait vers le carreau du Temple, suivi à distance par Victor, lui-même talonné par Joseph. Dans le pavillon Forêt-Noire, ils ne prêtèrent guère attention aux fripiers qui s’efforçaient de les appâter en criant :

— J’ai un beau pardessus ! Monsieur, visez un peu ce superbe frac !

Tout guilleret, le ventre plein, le père Moscou saluait des connaissances au passage et semblait chercher quelqu’un. Il fendit soudain un attroupement amassé autour d’un camelot et fonça sur un sergent de ville. Planté près de lui, il se mit à tousser violemment en baragouinant quelques mots inaudibles. Après quoi il avisa un second agent de l’autorité et réitéra son expectoration. Victor s’était figé devant un déballage de chandeliers sans remarquer la présence de Joseph qui observait la scène derrière une montagne de matelas. Les deux gardiens de la paix venaient d’appeler un brigadier à la rescousse. Le chapeau rabattu sur les yeux, Victor se rapprocha discrètement du quatuor.

— Que se passe-t-il ? interrogea le brigadier.

— Il se passe que cet individu m’a toussé de toutes ses forces en pleine figure, chef. Je lui ai demandé ce qui lui arrivait, il m’a lancé : « J’te cause pas, à toi ! » Sur ce, il s’en est pris à mon collègue.

— J’ai bien vu que ce quidam était un fauteur de troubles, enchaîna le collègue. Je me suis avancé, il m’a presque craché dessus. Je lui intime l’ordre de cesser ce petit jeu, le voilà qui braille : « Sale vache, t’as les yeux en capote de fiacre ou quoi ? Tu vois pas que je suis malade ? »

Le brigadier toisa le père Moscou.

— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Faites excuse, mon colonel, quand on a les bronches aussi encombrées que les miennes, faut qu’ça sorte !

— Est-ce une raison pour postillonner vos miasmes au visage des forces de l’ordre ?

— Sauf vot’respect, mon commandant, la toux ça vous vient sans prévenir, y a pas moyen d’la ravaler !

— On peut mettre sa main devant sa bouche ! De plus, vous avez traité les agents de « vaches », si je ne m’ abuse !

— Moi, mon adjudant ? L’Empereur m’en est témoin, jamais d’la vie ! J’ai juste remarqué qu’j’étais plus malade qu’une vache, nuance !

— L’Empereur, hein ? Vous aggravez votre cas. Allez ouste, au poste, j’vais vous soigner votre rhume, moi.

Le père Moscou prit l’assemblée à témoin. Victor n’eut que le temps de se précipiter à l’abri d’un tas de chasubles brodées.

— Voyez c’que c’est qu’l’injustice ! Tout ça c’est la faute à Grouchy ! C’est lui qu’a dit : « Vache, sale vache ! » et pis y s’est carapaté, et c’est moi qui trinque !

Satisfait d’être entraîné manu militari par les sergots, il affichait une mine éplorée qui excitait l’indignation des badauds .

— Pauvre homme, il a une araignée au plafond, c’est sûr, mais ils l’embarquent tout d’même, quelle honte ! L’influenza c’est pas d’sa faute ! clama une revendeuse.

Il y eut des sifflets, des huées, des quolibets fusèrent. Déconcerté, Joseph regarda Victor se mêler au cortège qui escortait le père Moscou. Il se récita le credo de M. Lecoq : « A s’effacer à propos, on gagne un relief plus considérable quand on sort de l’ombre. » Décidant d’appliquer illico ce précepte, il s’éclipsa.

Victor attendit que les curieux se soient dispersés avant d’entrer dans le commissariat. Il s’enquit auprès d’un planton en uniforme du sort réservé au vieux.

— Vous inquiétez pas pour lui, une nuit en cellule le calmera. De toute façon, vu son état et le temps qui s’annonce, vaut mieux qu’il dorme au chaud.

Avec un grognement, Victor regagna la rue, se promettant de venir cueillir le bonhomme à l’aube. Le ciel avait pris une teinte plombée et, sur les trottoirs sales, de petits points blancs s’accumulaient. Il coinça sa canne sous son bras, enfonça les mains dans ses poches et s’éloigna, surveillé à distance par un lycéen embusqué sous une porte cochère.

 

— Y a plus de saisons, grommela Joseph en frottant ses semelles sur un paillasson devant le buste de Molière.

— Vous l’avez perdu ! s’écria Tasha.

— J’étais à deux doigts d’être repéré, j’ai jugé préférable de ne pas insister, maintenant si vous y tenez, j’y retourne… répliqua Joseph, dépité.

Il fit mine d’aller servir deux jeunes gandins qui feuilletaient des nouveautés, mais elle le retint par la manche.

— Ne m’en veuillez pas, mon petit moujik, je suis à cran, racontez, je vous en prie.

Joseph s’exécuta, offrant à Tasha un récit détaillé.

— Vous inquiétez pas, le patron ne court aucun danger, et puis je suis là pour le protéger, moi.

— Merci, Jojo, je sais que je peux compter sur vous. Je dois y aller. Rappelez-lui notre rendez-vous ce soir au Soleil d’Or.

Elle se sauva. Quand les deux gandins eurent payé Masques modernes, de Félicien Champsaur, Joseph se percha sur son escabeau, tira Le Siècle de sa poche et chercha s’il y avait du nouveau concernant Denise. Il ne trouva rien, en revanche un article retint son attention.

 

LE CADAVRE DE SAINT-NAZAIRE

« Jusqu’à ce jour l’affaire du cadavre inconnu de Saint-Nazaire n’avançait guère et MM. Goron et Lecacheur voyaient déjà pâlir leur étoile légendaire. Puis, avant-hier tôt le matin, au moment de s’asseoir à son bureau, l’inspecteur Lecacheur est tombé sur une courte information dans le Quotidien de l’Ouest. Elle disait que des dockers avaient ramassé un portefeuille coincé derrière un container dans la soute n° 2 du cargo le Goéland. Ce portefeuille en très mauvais état contenait des papiers qui ont été envoyés à la Préfecture à fin d’analyse. »

 

Joseph collait dans son calepin l’entrefilet qu’il venait de découper lorsque Victor fit son apparition.

— Je suis content que vous soyez là, patron, avec la neige y a peu de clients, ça laisse le temps de se creuser la cervelle, je pense sans arrêt à Denise…

— Moi aussi, j’y pense, mais tout cela est confus et…

La venue d’un amateur d’ouvrages illustrés sur les lépidoptères coupa court à leur conversation. Joseph glissa à Victor :

— Mlle Tasha vous attend à vingt et une heures au Soleil d’Or.

 

Les becs de gaz du boulevard Saint-Michel éclairaient de leur lumière ambrée une foule affairée d’étudiants sans le sou, de professeurs sans élèves, de bohèmes de tout poil dérivant vers les terrasses des cafés où régnait la déesse du rêve et de l’ oubli, l’absinthe. De là ils lorgnaient les mollets de la gente féminine qui, jupe retroussée afin de ne pas balayer la neige piétinée, partait en quête d’un dîner ou se hâtait vers le bureau des omnibus près de la fontaine monumentale.

Au numéro 1 de la place, à l’angle du quai, le Soleil d’Or, une brasserie quelconque, attirait un flot de jeunes gens barbus à cheveux longs vêtus d’habits de coupe surannée, la cravate flottant au vent. Certains donnaient le bras à des femmes de petite vertu plâtrées de poudre de riz.

Victor leur emboîta le pas. Un escalier situé en retrait du comptoir plongeait vers un sous-sol décoré par Gauguin. Meublé d’un piano, de tables à tréteaux et de chaises où s’empilaient des chapeaux, le caveau empestait la pipe, le cigare, les parfums bon marché. À mesure de leur arrivée, les rapins allaient déposer des toiles contre les murs puis revenaient commander un apéritif au garçon boudeur accoudé au zinc. En veste de velours bordeaux et lavallière, coiffé d’un large feutre, Maurice Laumier les accueillait d’une bourrade amicale et leur proposait de s’asseoir en leur débitant à tous la même plaisanterie :

— Prends un siège, Cinna !

Écœuré, Victor fit demi-tour et se heurta à Tasha, charmante dans une robe céladon à col de dentelle blanche et à manches bouffantes resserrées aux poignets.

— C’est ravissant, je ne la connaissais pas, tu ne l’as…

— Elle appartenait à ma mère, je la réserve pour les occasions.

Il fut mortifié, elle ne l’avait jamais considéré digne de cette toilette. Comme si elle lisait ses pensées, elle ajouta :

— Elle est beaucoup trop juste à la taille, ça m’oblige à porter un corset et au bout d’une heure j’étouffe. Viens près du piano. Tu veux une coupe de champagne ? Un cadeau de Maurice. Na zdorovia, dit-elle en levant son verre.

Il but à peine une gorgée du breuvage qui avait le tort d’être offert par Laumier. Un homme à faciès de vieux cabotin, drapé dans une cape trouée, portant un sombrero incliné sur l’oreille, les salua obséquieusement et leur demanda une ou deux pièces pour le pauvre Paul et une cigarette pour lui-même. Un fumet tenace se dégageait de sa personne, Victor finit par céder.

— Qui est-ce ? marmonna-t-il lorsque le pseudo-hidalgo se fut éloigné.

— Un grand pianiste.

— Vraiment ?

— Tu n’as pas vu ses dents ? Une noire, une blanche, une noire, une blanche…

— Ah, c’est fin ! s’écria-t-il. Sérieusement, qui est-ce ?

— Ce traîne-savate imprégné de tous les parfums d’Arabie répond au doux nom de Bibi la Purée.

— À quel pauvre Paul faisait-il allusion ?

— À Verlaine. Bibi la Purée s’est institué son secrétaire, en fait il vide le fond de ses verres et joue les estafettes auprès de ses maîtresses. Il pose aussi parfois pour les peintres de Montmartre.

— Verlaine, murmura Victor. Un grand poète, peut-être un génie. Dommage qu’il détruise sa santé dans les assommoirs. J’ai la fureur d’aimer. Mon cœur si faible est fou…

— Tiens, tu apprécies la poésie ? Je te croyais uniquement passionné de romans à énigmes.

— Nous nous fréquentons depuis moins d’un an ! Penses-tu me connaître si…

— Oh ! Il faut que je te présente une nouvelle amie. Mlle Ninon de Maurée, M.Victor Legris, dit-elle, coupant court à toute récrimination.

Victor baisa la main gantée de la jeune femme élancée dont les cheveux noirs s’échappaient d’une toque de martre. Quand il se redressa, ce fut pour contempler un décolleté qui révélait une poitrine ronde et menue. Puis il vit une bouche humide, des yeux en amande soulignés d’un trait sombre.

— Enchanté, bredouilla-t-il.

— Suis-moi, dit Tasha, je vais te montrer les toiles que je compte exposer.

— Qui a eu l’idée de cette expo ? Laumier ?

—  Non, c’est Léon Deschamps, le directeur de la revue La Plume. Deux samedis par mois il réunit aussi des poètes pour leur faire réciter leurs œuvres en public.

À peine Tasha avait-elle entraîné Victor que Maurice Laumier fondit sur Ninon.

— Ne me dites rien, j’ai deviné ! Vous êtes venue pour moi ! s’exclama-t-il en la prenant par la taille.

D’un geste vif, Ninon déploya un éventail de soie, consciente du regard des hommes braqué sur elle. Victor, sous le charme, n’échappait pas à cet engouement.

Tasha les invita à la rejoindre.

— Maurice, j’ai quatre toiles, j’apporterai les cinq autres en début de semaine

— C’est embêtant, on peut difficilement décider de l’accrochage si l’on n’a… Voyons cela.

Il considéra un des tableaux en grimaçant.

— Encore tes toits de Paris ! Tu sais bien que je ne les aime pas. Pourquoi n’as-tu pas choisi tes nus masculins ?

Il recula d’un pas pour jauger l’ensemble.

— Ça manque de virilité.

— La virilité, qui est le propre des mâles, n’est-elle pas à proscrire chez une femme, de crainte de lui voir pousser la moustache ? demanda Ninon.

Tasha éclata de rire.

— Laissez, Ninon, j’ai l’habitude de ce mot, le seul qui impressionne ces messieurs, il les rassure.

Elle lorgnait du coin de l’œil Victor, qui jugea plus prudent de confirmer la retraite amorcée lorsque Laumier avait fait allusion aux nus masculins. Maurice, acceptant la joute avec bonne humeur, le retint par le bras.

— Mon cher Legris, peut-on prendre les femmes au sérieux ? Qu’ont-elles créé ? Y a-t-il jamais eu de grand génie féminin ? S’il vous plaît, ne m’objectez pas Sapho ni Mme Vigée-Lebrun !

Ninon lui adressa un sourire enjôleur et lui renvoya la balle d’un ton doucereux.

— Combien de génies masculins l’Histoire compterait-elle si les hommes avaient passé les deux tiers de leur existence à éplucher des pommes de terre et lessiver des couches ?

— Ma chère enfant, rassurez-moi, ne me dites pas que vos activités quotidiennes se résument à cela ! protesta Laumier.

— Où as-tu rencontré cette fille ? chuchota Victor à Tasha.

— Nous avons fait connaissance hier après-midi au Bibulus, elle m’a donné un coup de main pour emporter des toiles chez l’encadreur. Tu étais à la morgue, sinon… Elle veut poser pour moi, mais j’ai refusé.

— Pourquoi ?

— Je ne pourrais la payer. Non, non, je sais ce que tu vas me proposer, c’est hors de question, et puis les nus féminins…

— Dommage.

— Comment, dommage ?

— Je t’aurais demandé la permission d’assister aux séances.

— Oh, toi ! Remarque, tu peux t’adresser à Maurice, il lui a déjà mis le grappin dessus. Va m’attendre au rez-de-chaussée, j’arrive.

Il s’attabla dans la salle où de vieux célibataires renfrognés se gavaient de saucisses. Il déplia un quotidien, parcourut les articles dont la presque totalité était consacrée à la démission du chancelier Bismarck, du côté des faits divers, rien de nouveau.

— Mon cher, défiez-vous de ce qui est imprimé là-dedans, c’est inventé de toutes pièces !

— Ne médisez pas de la presse, nous nous sommes connus grâce à elle !

Il se retourna, la brune et la rousse, aussi attirantes l’une que l’autre, s’assirent près de lui.

— Tasha m’a parlé de vous. Libraire, photographe, chevalier servant, détective amateur, cela fait beaucoup pour un seul homme !

— En ce qui concerne le quatrième point, elle exagère, observa Victor.

— Hypocrite ! s’écria Tasha. Avoue que tu adores te mêler de ce qui ne te concerne pas, l’été dernier tu as risqué ta vie !

— J’ai été embarqué dans cette affaire en dépit de ma volonté…

— Cessez de vous chamailler, dit Ninon, et éclairez ma lanterne. Tasha prétend que vous êtes un mordu de romans criminels. Ne trouvez-vous pas ces récits un peu rasoir ? J’en ai lu deux ou trois, ils m’ont semblé construits sur le même schéma, le bien triomphe du mal, l’assassin est interpellé, jugé, exécuté, la société peut dormir tranquille.

— C’est bien plus que cela, répliqua Victor. Les honnêtes gens sont fascinés par le crime. Les auteurs de ces livres nous entraînent sur des sentiers où nous n’oserions jamais nous aventurer dans la vie réelle, mais que nous arpentons avec délices dans nos rêves.

— Vraiment ? Peut-être ai-je parlé trop vite. Je dois avouer que je m’intéresse davantage aux chemins qui relient les hommes aux femmes. Il faudra m’initier, monsieur Legris. J’y compte, dit-elle en lui pressant longuement la main avant de prendre congé.

Victor la regarda sortir de la brasserie.

— Une panthère, murmura-t-il.

— Denise a-t-elle été identifiée par un proche ? demanda Tasha.

— Non.

— Qu’as-tu décidé ?

— Laisse-moi encore deux jours.

— Deux, pas un de plus, compris ? Je n’ai pas envie de partager ma vie avec un équilibriste qui peut à tout instant s’écraser au sol.

— Tu veux vraiment partager ma vie ?

— D’après toi, que sommes-nous en train de faire ?

Sur le chemin du retour, il lui tendit brusquement les peignes en ivoire achetés rue Pernelle. Touchée de son attention, elle l’embrassa, se serra frileusement contre son épaule sans se résoudre à lui avouer son horreur des matières animales, évocatrices de souffrance et de mort. Au fond de sa poche, Victor tâtait le médaillon d’Odette, petit cœur glacé détenteur d’un secret qu’il lui fallait dévoiler. Il neigeait toujours.

 

Mme Pignot empila couverts et assiettes sur le paillasson de la cuisine.

— T’as bien mangé, mon minet

— Oui, m’man.

Armée d’un tisonnier, elle retira le rond de fonte du fourneau, y jeta une pelletée de charbon puis souleva le rideau de la fenêtre.

— Ça tombe, ça tombe, un vrai temps de cochon. Si ça continue, je reste à la maison demain.

— Et tu auras raison, m’man, à ton âge faut se surveiller.

— T’en fais pas, j’suis robuste. Ton pauvre père le disait : « Euphrosine, t’es bâtie à chaux et à sable. »

— J’vais dans la remise de papa.

— Te couche pas trop tard, mon minet.

Joseph s’enferma et posa la lampe à pétrole au milieu d’une table où régnait un capharnaüm de douilles, de cartouches, d’éclats d’obus, de casques à pointe d’artilleurs prussiens, reliques collectionnées par son bouquiniste de père, garde national pendant la guerre de 70. Attenante au petit logement du rez-de-chaussée qu’il partageait avec sa mère, la remise abritait tout son héritage : vieux bouquins, gravures, revues, piles de journaux soigneusement classés selon les années. C’était son fief. Là il échafaudait des histoires, rédigeait son roman, triait ses coupures de presse et songeait à Valentine de Salignac.

Ce soir-là il avait le spleen. Il s’assit et considéra d’un air morne les quotidiens étalés devant lui. Denise n’avait été qu’un fait divers chassé par d’autres faits divers, c’était comme si on l’avait tuée deux fois. Il voulut se concentrer sur son roman, le cœur n’y était pas. Il ferma le cahier d’écolier intitulé Amour et sang, ouvrit un calepin neuf, écrivit en haut de la première page : La Disparue du Père-Lachaise, mars 90, et demeura un moment à mordiller le manche de son porte-plume. Enfin il se décida à noter :

Retourner à la Cour des comptes. Le patron me cache quelque chose. Pourquoi a-t-il filé ce vieux bonhomme ?

Il contempla la photo punaisée à la cloison. Une Mme Pignot de vingt ans et un bouquiniste rondouillard le regardaient en souriant, adossés au parapet du quai Voltaire.

— T’as raison, papa, faut jamais baisser les bras, quand on veut on peut. C’est décidé, je vais m’occuper sérieusement de cette affaire, tu seras fier de moi.