CHAPITRE III

 

Denise fut tirée du sommeil par un tambourinement régulier. Elle se leva, en chemise et jupon. De minuscules gouttes suintaient du plafond écaillé et allaient s’écraser dans les trois seaux disposés sous la poutre maîtresse. Juchée sur un tabouret bancal, elle ouvrit la fenêtre à tabatière. Sur le rebord de la gouttière deux pies étaient occupées à picorer le zinc. Elle y prêta à peine attention, fascinée par la marée de toits ardoise qui s’étendait jusqu’à l’horizon, ponctuée des hampes rouges ou grises que formaient les cheminées. Le froid l’obligea à redescendre.

Ses vêtements enfilés, son lit refait, elle déjeuna d’un verre d’eau et d’une pomme offerte la veille par Joseph. L’acidité juteuse du fruit lui remit en mémoire cet après-midi de septembre où, dans la forêt de Nevet, Ronan et elle s’étaient gavés de mûres tout en rêvant de leur avenir. Elle se jura que, si un jour elle devenait riche, elle n’approcherait plus jamais d’un fourneau.

Elle prit soin de brosser longuement ses cheveux devant le miroir au-dessus de l’évier, plaqua d’un doigt mouillé une mèche sur son front. Plairait-elle à ce garçon bossu qui avait promis de venir en fin de matinée ? Il n’était pas très beau, mais tellement gentil ! La trouvait-il jolie ? Quand elle était petite, sa mère aimait lui caresser les cheveux en l’appelant son chaton. Madame, elle, la traitait souvent de souillon, et le père Hyacinthe affirmait qu’elle était maigre comme un cent de clous. Mais jolie, l’était-elle ? Aucun homme ne le lui avait dit.

Elle retourna dans la chambre pour y ranger ce qui encombrait la table. La petite bibliothèque encastrée dans un mur attisa sa curiosité. Elle déchiffra les lettres dorées ornant le dos de quelques belles reliures, alignées à la suite de brochés dépenaillés. Bel-Ami, L’île au trésor, Pêcheur d’Islande, murmura-t-elle. Deux photographies teintées de sépia étaient posées contre les livres, l’une de Tasha, la jeune femme rousse à qui appartenait la chambre, l’autre de Victor Legris. Elle ouvrit son balluchon, en sortit le crucifix d’argent qu’elle plaça à côté de la chromolithographie de la « dame en bleu » sur un chevalet supportant un grand tableau représentant un nu masculin. Reculant pour juger de l’effet, elle se sentit heureuse d’avoir ainsi personnalisé ce territoire. Presque aussitôt, la peur revint au galop. Elle s’empressa d’enfouir le crucifix sous la guimpe, puis elle cacha la « dame en bleu », entre le châssis et la toile du nu.

Assise sur le lit, elle tenta de s’intéresser aux nombreuses paires de gants de dentelle disséminées dans la mansarde. C’était plus fort qu’elle, son regard revenait toujours au nu dépositaire de son secret : un homme posant de trois quarts, légèrement voûté, tendant le bras pour s’emparer d’un livre ouvert sur une commode. Bien qu’elle fût choquée, elle ne pouvait détacher les yeux de ses fesses rondes et nacrées. Elle ferma les paupières et se laissa tomber à la renverse en riant. S’agissait-il du libraire ? Qui penserait à chercher la « dame en bleu » derrière sa nudité ?

Une lointaine sonnerie de cloches l’avertit qu’il était dix heures. Pour la première fois depuis des années, elle pouvait disposer de son temps à sa guise. N’était-ce pas cela, le bonheur ? Une chambre à soi, une promenade en perspective avec un jeune homme, pas de patronne. Afin d’accroître la jouissance éprouvée à paresser sur le lit, elle prit plaisir à se raconter ce qu’aurait dû être sa matinée au service de Madame. A cette heure, elle se serait hâtée dans les rues, munie d’un panier, lorgnant aux étalages des légumes ou des gâteaux susceptibles de plaire à sa maîtresse. Les paupières mi-closes, elle s’assoupissait en se répétant :

« Si elle revient, qu’est-ce qu’elle mangera ? Des briques à la sauce caillou…»

 

— Deux têtes de lapin, c’est tout d’même pas l’bout du monde, non ? Allez, Goglu, un beau geste, le bon Dieu te le rendra au centuple !

— Qu’est-ce que j’ferais de cent têtes de lapin, père Moscou ? demanda le boucher, goguenard, en plantant un quartier de bœuf sur un crochet. J’te vois venir mon gros finaud, tu veux vendre du matou pour du civet !

— Et pis après, la belle affaire ! Quand c’est bien cuit, la carne c’est toujours d’la carne !

— Attrape ! cria le boucher en lui balançant deux têtes sanguinolentes. Mais n’y reviens pas, Moscou, j’ai bien d’autres soucis que d’alimenter ton pot-au-feu, au prix où est l’beurre !

— Parle pas comme un crémier, Goglu, tu vas m’faire chialer ! s’écria le père Moscou, furieux.

Il évita de justesse un fort des Halles qui fonçait sur lui, une carcasse sur les épaules, en hurlant :

— Chaud, chaud devant !

Il traversa le pavillon de Baltard réservé à la viande. Dans une symphonie de rouges s’étalaient des chairs torturées destinées à être ensevelies au fond d’estomacs insatiables. Des couperets s’abattaient sur des crânes, des tranchoirs découpaient des cuisseaux. Des hommes en tabliers tachés de vermillon braillaient des ordres, des chariots chargés de cadavres manquaient se tamponner. Écœuré par l’odeur doucereuse qui régnait sur ce charnier, le père Moscou titubait, incapable de bouger, serrant dans chaque main une tête de lapin. L’image du cadavre de femme dans sa carriole le hantait, il suffoquait. Qu’avait-il fait du corps ? Ce trou qu’il se voyait en train de creuser sous les arbres de sa cour, était-ce un cauchemar ou la réalité ?

— Joséphine, sale traîtresse, tu me donnes des visions ! Ou alors c’est toi, Emmanuel !

— Hé, trogne de trinquefort, va cuver ailleurs, on bosse, nous, ici ! gueula un garçon boucher.

Tel un jouet mécanique brusquement remonté, le père Moscou se remit en marche, grommelant :

— Et moi, je bosse pas, peut-être ? Je sais bien que j’travaille pour le roi d’Prusse et que ce que j’récolte c’est peau d’zébi, mais c’est mieux qu’rien.

Il considéra un instant les têtes de lapin avant de les enfoncer dans ses poches. Il pouvait à présent se rendre chez Marcelin puis chez Cabirol, mais il devait d’abord prendre les chats à la Cour des comptes. Il en profiterait pour vérifier si oui ou non il avait enterré une Joséphine dans son domaine.

Il longea un étal d’anguilles. Elles étaient là, une douzaine environ, molles et gluantes, enchevêtrées sur une manne d’osier. Il avisa son copain Barnabé.

— Tiens, te v’là ! Quoi que tu fiches ici ?

— Eh ben tu vois, j’ me ravitaille, la bourgeoise aime la matelote.

— Pouah ! C’est pourri, c’te saleté-là.

— Oui, ricana Barnabé, mais ça coûte pas cher.

Une bonne sauce là-dessus et ça s’laisse avaler. J’t’offre un coup à boire ?

— Pas le temps ! aboya le père Moscou, l’estomac révulsé.

Une peur sourde, insistante, telle qu’il n’en avait jamais éprouvé, l’accompagnait dans l’aube glaciale. Il se retournait toutes les deux minutes pour voir s’il n’était pas suivi, mais la peur se retournait avec lui, si bien qu’elle pesait en permanence sur son échine. Deux filles de petite vertu, que ce manège amusait, se moquèrent de lui rue Rambuteau. Des gamins le poursuivirent au milieu des charrettes dont le contenu, amassé sur le trottoir, commençait à être proposé à la criée par les revendeurs aux petits tas.

S’arrêtant près d’une marchande de soupe, le père Moscou parvint à extraire de sa vieille redingote une pièce de dix centimes et saisit avec avidité un bol fumant. Décoché par un des gamins, un caillou faillit tout renverser.

— Graine de guillotine ! rugit le vieil homme en montrant le poing.

— Bisque, bisque, rage, tu mangeras du fromage ! crièrent les gosses en se dispersant.

Ragaillardi par le liquide brûlant, il avançait dans les mes qui se peuplaient peu à peu d’une foule aux traits tirés. Fiacres et omnibus se croisaient sur les ponts dans un tintamarre, les injures et le fouet des cochers s’efforçaient de couvrir le gémissement des roues. Des nuées de moineaux s’abattaient sur les tas de crottin qui jonchaient les pavés de bois.

Épuisé, le père Moscou se traînait quai de Conti. Depuis un bon moment il se croyait libéré du poids qui l’avait oppressé aux Halles. Mais à peine eut-il posé le pied sur la place de l’Institut qu’une rechute assaillit. C’est d’un pas tressautant, poursuivi par une invisible menace, qu’il parcourut le quai Malaquais, sans même marquer un temps d’arrêt avant de traverser la rue des Saints-Pères.

 

Allongée dans la baignoire, Tasha goûtait le plaisir de fondre doucement au contact de l’eau chaude. Victor vint jeter un coup d’œil.

— Tu es comme Kenji, il aime les bains bouillants. Attention, tu es toute rouge, tu vas cuire.

Il plongea la main, fit mine de s’être brûlé, caressant au passage les seins de la jeune femme.

— Sors d’ici ! cria-t-elle en l’éclaboussant.

Reprenant sa rêverie, elle songea à la nuit qui venait de s’écouler. Victor s’était montré à la fois tendre et passionné, elle ne lui avait résisté que pour mieux s’abandonner, et quand enfin ils s’étaient calmés, elle avait sombré contre son torse. Leur liaison la comblait tant sur le plan affectif que physique, et cependant elle restait sur la défensive, peu désireuse de subir ses accès de jalousie.

Sa pensée vagabonda vers ce qui provoquait la colère et la souffrance de Victor, la peinture, cette autre passion qui emplissait sa vie au point d’exclure tout le reste. Victor avait offert l’encadrement de ses toiles, rien ne s’opposait donc à ce qu’elle les exposât au Soleil d’Or avec celles de Laumier et de ses amis. D’où venait alors qu’elle doutât à ce point ? Elle préparait cette exposition depuis l’été, elle avait mis toute son âme dans la série des toits de Paris et des nus masculins. Mais à présent qu’elle allait enfin se confronter au public, même s’il se composait, ainsi que prétendait Victor, de vulgaires piliers de bar, elle avait peur. Elle savait que ses toiles ne passeraient jamais la rampe des salons officiels. Trop de révolte envers l’art académique, trop d’influences diverses. de l’impressionnisme au symbolisme. Elle savait aussi que, tôt ou tard, le groupe de Laumier, uniquement voué au culte de Gauguin et du synthétisme, la récuserait. En fait, ce qu’elle craignait le plus, c’était d’affronter ses contradictions.

Enveloppée dans une serviette-éponge, elle traversa l’appartement de Kenji, déboula chez Victor et s’habilla. Au-dessus de la commode, face à elle, la dévisageait une autre Tasha, au torse nu, peinte l’année précédente par Laumier. Malgré l’antipathie de Kenji à l’égard de sa maîtresse, Victor s’obstinait à laisser ce tableautin en évidence, ce qui était un gage d’amour bien supérieur à toutes les déclarations.

— Où te caches-tu ?

— Je me rase.

Elle le rejoignit dans le cabinet de toilette.

— Je dois remettre une caricature de Zola au Gil Blas, ensuite je vais au Bibulus faire quelques retouches à mon étude en cours, dit-elle d’un trait, n’osant le regarder.

Sans piper mot, Victor s’essuya la figure et se tourna vers elle en souriant.

— Je sais, c’est dimanche, mais je ne rentrerai pas tard, promit-elle.

— Tu rentres quand tu veux.

— Évidemment, si tu le souhaites, tu peux m’accompagner… commença-t-elle d’un ton hésitant.

— Tu es gentille, mais j’ai une course à faire. Je…

Il s’interrompit. Inutile de lui dire qu’il comptait monter chez Odette pour tirer au clair l’histoire de Denise.

Il l’enlaça, déposa un baiser sur ses lèvres. Libérée de la tension qui l’habitait depuis le réveil, elle se détendit.

— Tu sais, je me demande si je dois continuer à teindre uniquement sur le motif.

Étonné, il s’écarta d’elle. Elle lui confiait rarement problèmes d’ordre artistique.

— Explique-toi.

— Parfois, j’ai envie de tout plaquer, les écoles, les courants, la technique, de me laisser aller, de traduire sur la toile mon… mon monde intérieur. Qu’en penses-tu ?

Il demeura un instant silencieux, puis, comme à regret, répondit :

— Plus la base de nos connaissances est solide, mieux on construit dessus. Pour la photo, je crois que c’est pareil. Je dois apprendre. Quand je me sentirai prêt, j’oublierai tout et j’inventerai.

— Alors c’est trop tôt pour moi ? Il fronça les sourcils, luttant visiblement contre lui-même.

— Oui, c’est uniquement lorsque tu auras acquis une technique parfaite à tous égards que tu pourras éliminer ce que tu juges sans importance, dit-il en attrapant son chapeau.

— C’est toi qui me conseilles ça ?

Elle le fixait d’un air incrédule. Elle s’approcha soudain de lui, fit voler le chapeau et l’embrassa avec fougue. Ils tanguèrent un instant avant de s’écrouler sur le lit, où leur étreinte emmêla leurs cheveux et froissa leurs vêtements.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je t’aime, souffla-t-elle en introduisant ses doigts dans le col de sa chemise, qu’elle se mit à déboutonner.

 

Mme Valladier enfila à la hâte une jaquette. On frappait avec une telle force que les meubles du salon en étaient ébranlés. Quelle ne fut pas son exaspération de voir le père Moscou planté sur le seuil, arborant une expression terrifiée, le bas de sa redingote taché ! – Plus soûl qu’un Polonais ! Vous avez renversé plein de vin sur vous !

— Ma bonne Maguelonne, c’est juste du sang d’lapin, j’ vous jure sur la tête de l’Empereur qu’j’ ai pas bu une goutte. Je me sens tout chose, j’ai la frousse !

— Quelle bêtise avez-vous encore faite ?

— Moi ? Aussi innocent que l’moutard qui vient d’naître, je suis. Hum ! Ça sent bon…

— Je mijote des cardons à la moelle, je vous en porterai une platée, tout à l’heure.

— Cette femme-là, c’est pas d’la petite bière, déclara le père Moscou en se dirigeant vers la cour d’honneur.

Il se ravisa. Pour recouvrer la paix de l’esprit, il devait accomplir un rituel. Il s’engagea dans un large escalier dont les marches fendillées, d’où fusaient des vrilles végétales, menaient jadis au salon du Conseil d’État. L’incendie de 1871 avait noirci les murs ornés des fresques du peintre Théodore Chassériau, mais, comme à Pompéi, certaines compositions demeuraient partiellement intactes. Le père Moscou fila sans s’arrêter devant un guerrier détachant des chevaux et trois figures personnifiant le silence, la méditation et l’étude. Plus haut il ignora La Force et l’Ordre, ainsi qu’un groupe de forgerons. Des femmes allaitant leurs enfants auprès de moissonneurs le laissèrent indifférent. Ce n’est qu’en atteignant le panneau du Commerce rapprochant les peuples qu’il se figea pour contempler une Océanide occupant le soubassement de la fresque.

Peinte en grisaille légère, la femme à demi nue coulait vers lui un regard étrange et provocant. Il déposa un baiser sur le bout de son index qu’il appliqua sur le sein de la nymphe.

— Salut à toi, belle enfant, veille sur le père Moscou, le laisse jamais tomber dans le trente-sixième dessous, en échange il te jure que, lui vivant, tu n’dormiras pas à l’hôtel de la belle étoile.

Rassuré par ce serment, il redescendit et gagna le corridor menant à son bivouac. Le rideau masquant l’ouverture pendait, à moitié arraché. Il demeura sur le seuil, incapable de bouger face au cataclysme qui avait dévasté la pièce. Les caisses contenant ses trésors recrachaient sur le sol un flot de cannes, de chapeaux, de chaussures, qu’on s’était acharné à esquinter en les piétinant. Les deux chaises, dont l’une était cassée, gisaient chacune contre un mur. Le poêle avait été extrait de son tuyau de tôle dans l’ouverture duquel on avait fourré le tapis, roulé en cylindre. Quant au lit, il ressemblait à un champ de bataille où les édredons éventrés perdaient leurs entrailles. Mais ce qui plus que tout bouleversa le père Moscou fut de constater que trois des branches de son acacia avaient été brisées. Il se rua au bout du corridor, dans l’ancien secrétariat du Conseil d’État, pour s’assurer que sa voiture se trouvait toujours sous le tas de fagots où il l’avait dissimulée la veille. Intacte. Son soulagement fut de courte durée. Incapable d’affronter seul la dévastation de son bivouac, il se précipita chez Mme Valladier.

Quand elle découvrit ce chaos, la concierge porta les mains à ses joues.

— Bonté divine ! Une tornade !

Sous le coup de l’émotion, le père Moscou ne pouvait que répéter :

— Sang de bois, Grouchy, t’y es pas allé avec le dos de la cuiller ! Sang de bois…

— Taisez-vous donc, vieux radoteur, et aidez-moi à ranger. Je vous fiche mon billet que ces voyous que j’ai chassés l’autre jour sont venus se venger. J’aime pas les cognes, Dieu m’est témoin, mais si ça continue je porte plainte !

Elle se pencha pour tenter de remplumer un des édredons.

—  Beau gâchis. Je devrais pouvoir vous réparer ça. Donnez-moi donc un coup de main !

Écarlate, la bouche ouverte, il pointait le doigt vers un mur où s’étalait une inscription gravée dans le plâtre.

 

OÙ LES AS-TU CACHÉS ?

ADV

 

Elle passa le doigt sur les lettres.

—  C’est tout frais, ça. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? ADV… Adieu veau, vache ?… Vous y comprenez quelque chose ?

Le père Moscou ne put que déglutir en tâtant les bijoux de la morte au fond de sa poche droite, sous la tête de lapin poisseuse.

 

— C’était le père du roman policier. Mort en 1873, à trente-huit ans. J’espère que je vivrai plus longtemps que lui, et que moi aussi je serai un écrivain célèbre, conclut Joseph en s’éloignant avec Denise du numéro 39 de la rue Notre-Dame-de-Lorette, dernier domicile d’Émile Gaboriau.

Il y avait du monde dans les rues et ils marchaient à bonne distance l’un de l’autre, un peu gênés. Denise était intimidée par ce jeune homme instruit, aux yeux duquel elle eût aimé briller.

Joseph ne savait s’il devait donner le bras à la jeune fille, et se sentait vaguement coupable de commettre une infidélité envers sa dulcinée, Valentine de Salignac.

C’est en silence qu’ils arrivèrent à l’église Notre-Dame-de-Lorette. Denise se signa. Sans accorder un regard à la façade qu’il trouvait laide, Joseph enfila la rue Laffitte qui fuyait droit vers le boulevard des Italiens. Il se creusait la cervelle pour briser la glace.

— Ça sonne bien, Lorette, hein ? On pourrait même en tirer un prénom. Il y a cinquante ans, beaucoup de courtisanes habitaient ce quartier, on les a baptisées d’après l’église, le nom propre est devenu commun.

Comme elle ne répondait pas, embarrassée par l’allusion à des femmes de mœurs légères, il s’apprêta à poursuivre son exposé sémantique. Elle saisit enfin la perche qui lui était tendue.

— En Bretagne, c’est le contraire. On a choisi des noms communs pour faire des noms de famille Tenez le mien, par exemple, Le Louarn, signifie Le Renard.

— Depuis quand habitez-vous Paris ?

— J’ai débarqué il y a trois ans. Je m’en souviens, c’était hier. En sortant de la gare Montparnasse, la tête m’a chaviré, je n’avais jamais vu tant de monde. J’ai presque dû me battre pour monter dans un tramway à chevaux. J’avais l’adresse d’un bureau de placement situé rue Coquillière, derrière la Bourse de Commerce. J’ai failli me perdre dix fois avant de l’atteindre, et là j’ai attendu deux heures dans une salle pleine de filles à l’air triste assises sur des bancs. L’une d’elles s’est moquée de moi, elle m’a dit qu’on ne me prendrait pas, parce qu’on cherchait de la viande plus fraîche.

— De la viande ?

— C’est le nom que l’on donne aux filles qui veulent se placer. J’ai eu de la chance. Quand mon tour est venu, j’ai plu au patron parce que j’étais la seule à porter un chapeau – toutes les autres étaient en cheveux – et que ma robe était propre. Je n’avais travaillé que chez une personne, et encore seulement à mi-temps, une dame âgée nommée Quemener qui habitait à Penhars, aux environs de Quimper, et venait de décéder. Sa fille a été assez gentille pour écrire une lettre de recommandation où elle faisait mon éloge. C’est comme ça que, le soir même, j’ai été engagée, chez M. et Mme de Valois, où je suis demeurée depuis.

Parfois, Denise interrompait son récit pour lire les noms au coin des boulevards. Elle était transportée d’aise à la vue des théâtres, des cafés et des magasins de luxe qui lui semblaient receler toutes les merveilles de l’univers. Quel plaisir de goûter une telle liberté ! Son visage s’animait, gagnait en séduction, illuminé par des yeux gris et des cheveux d’un blond cendré. Joseph l’observait à la dérobée, elle lui sourit.

— Et vous, monsieur Joseph, vous êtes parisien ? Il fit un signe affirmatif, lui saisit la main et l’entraîna de l’autre côté de la chaussée.

— On n’est pas très loin du carrefour des Écrasés… Franchement, vous n’auriez pas préféré vivre à la campagne ? demanda-t-il avec une grimace, face à la circulation intense qui noircissait la chaussée du boulevard des Italiens.

— Ah ça non ! Mon père me battait. Et travailler aux champs, c’est le bagne. Notez que domestique, ce n’est pas beaucoup mieux. Il me fallait trimer de sept heures à vingt-deux heures : préparer à manger, brosser les habits, nettoyer les chaussures, astiquer les cuivres, repasser… Je n’avais pas un moment pour souffler. Du temps de Monsieur, c’était dur. Il y avait un dîner par semaine avec des invités, je devais rester jusqu’à leur départ, parfois à deux, trois heures du matin. Je me rattrapais pendant les courses, je rognais un quart d’heure par-ci par-là pour admirer les devantures des magasins. Quand Monsieur a embarqué pour Panamá en septembre 88, ma vie est devenue plus facile. Et puis chaque fois que M. Legris venait visiter Madame, il était gentil avec moi, il me glissait toujours une pièce. C’est pour ça que je suis allée le trouver.

— Vous avez bien fait. C’est un chouette patron. Moi aussi, j’ai eu de la chance, j’ai jamais eu à me plaindre d’être son commis, c’est grâce à maman que j’ai eu le boulot. Et l’autre patron, M. Kenji Mori, le père adoptif de M. Legris, est épatant lui aussi. Un érudit, qui est né au Japon et a roulé sa bosse en Orient, il en a rapporté des tas d’objets bizarres. On est arrivés ! Vous voyez, au 26, ce sont les montagnes russes, on pourrait y aller un soir, mais l’estomac vide !

Sur le boulevard des Capucines se dressaient quelques baraques d’où s’échappait une odeur d’anis et de sucre fondu. Une foule s’écoulait lentement devant les bonimenteurs annonçant spectacles de féeries, exhibitions de lutteurs ou combats de fauves.

— Des fauves, mon œil, une panthère mitée ou un lion galeux. Venez, il y a sûrement mieux, dit Joseph à Denise bouche bée à la vue des belles toilettes des promeneuses.

Un orgue de Barbarie entama Les Pioupious d’Auvergne. Cet air vif semblait stimuler les chevaux de bois d’un manège, sur lesquels le couple se percha en riant aux éclats.

La tête à l’envers, Denise reprit pied au milieu d’un orchestre de cuivres qui lui rompit les oreilles. Elle voulut écouter mais Joseph était reparti.

— Que diriez-vous d’une visite à la fée Topaze ?

Vêtue d’un éclatant costume couleur soleil, d’un turban à plumes, une grande femme osseuse invitait les passants à s’aventurer dans sa roulotte pour connaître leur avenir.

— On y va ? proposa Joseph.

Le visage soudain fermé, Denise refusa obstinément.

— Pourquoi ? Elle ne doit pas être bien effrayante, regardez son allure !

— Je ne sais pas si M. Legris vous en a parlé… Madame a disparu pendant que nous étions au cimetière. C’est pour ça que je me suis enfuie, j’ai l’impression que les esprits m’en veulent. Avant, je n’y croyais pas. Mais quand je suis entrée dans la chapelle funéraire de Monsieur, j’ai senti une présence. Et ensuite, dans l’appartement… une force malfaisante. Tout vient de cette femme chez qui Madame allait, cette voyante. Elle a attiré le mauvais œil sur nous, j’en suis sûre, acheva-t-elle en s’éloignant de la fée Topaze.

— Une voyante ? Elle prédit vraiment l’avenir ? Donnez-moi son adresse, ça m’intéresse ! Je voudrais savoir si je deviendrai libraire ou écrivain, et si maman sera grâce à moi à l’abri du besoin.

— Je ne me rappelle pas, c’est un bel immeuble près d’un panorama, il y a des femmes… nues de chaque côté de la porte, des statues. On est montées au deuxième… Je n’y mettrai plus les pieds, c’est pire que d’aller chez le diable ! s’écria-t-elle.

— Bon, bon, calmez-vous. Je vais décrocher la timbale, je suis le roi de la carabine.

Il fonça vers un stand de tir où l’on pouvait gagner des figurines de plâtre ou des bijoux fantaisie, à condition d’atteindre six fois de suite le point central d’une cible. Émoustillé par le désir de plaire à Denise, il fit un sans-faute. La mine sombre, le forain lui tendit un sanglier marron collé sur un socle jaune, mais Joseph s’approcha d’un éventaire où étaient disposés des colliers et des boucles d’oreilles.

— Ne pourrais-je plutôt avoir ceci ?

Il désigna un bracelet orné d’une breloque.

— Faut avoir marqué vingt-quatre points, décréta le forain.

— Et avec ça ?

Joseph tendit une pièce de vingt sous qu’il gardait en réserve dans la poche de son pantalon. Sa mère ne serait pas contente mais il inventerait une histoire.

Le sourire rayonnant de Denise quand il lui passa le bracelet autour du poignet fut sa récompense. Elle se pencha vers la breloque, un petit chien doré au museau pointu et aux yeux faits de deux brillants rouges.

— On dirait un renard…

— C’est pour ça que je l’ai choisi.

— Entrez, entrez, m’ sieu dames ! Venez voir la reconstitution des meurtres qui ont défrayé la chronique ! Le crime affreux de la rue Montaigne commis par Pranzini4 qui a tué Claudine-Marie Regnault, dite Régine de Montille, sa femme de chambre et sa fillette. L’assassinat non élucidé de Dante Caicedonni, poignardé dans sa chambre d’hôtel du boulevard Saint-Michel, le coupable court toujours ! La fameuse malle sanglante de Millery où l’on a découvert le corps décomposé de l’huissier Gouffé5 ! N’hésitez pas, entrez ! Cinq sous, deux pour les militaires. Que les personnes sensibles s’abstiennent !

En arrêt devant l’homme à tricot rayé qui braillait dans un porte-voix en brandissant un couteau teinté de rouge, Joseph murmura « Nom d’un chien ! » et se tourna vers Denise. Elle le dévisageait, livide.

— Ça vous ennuierait beaucoup si j’allais voir ?

Vous comprenez, j’ai besoin de me documenter, pour écrire.

— Bien sûr, c’est naturel, dit-elle d’une petite voix. Je vous attendrai là-bas.

Elle se dirigea vers les chevaux de bois tandis que Joseph disparaissait sous le chapiteau.

Dans la semi-pénombre, à la lueur de chandelles, des estrades étaient disposées en cercle. Face à elles un public avide de sensations fortes assistait à une scène mimée par des saltimbanques et commentée par un bonimenteur. Joseph choisit l’affaire Gouffé.

— … mois d’août 89 à Millery, près de Lyon, les habitants s’étaient inquiétés d’une odeur nauséabonde qui montait d’épaisses broussailles de ronces. Le garde champêtre finit par trouver dans un fourré un gros sac de jute. Montrez le sac !

Un personnage vêtu de noir tendit le sac vers le public.

— Lorsqu’il le fendit avec son couteau, il aperçut une tête d’homme à moitié décomposée. Montrez la tête !

Le même personnage sortit du sac une tête sanglante qui provoqua des cris d’horreur.

— On avait à peine achevé l’autopsie qu’un fermier qui ramassait des escargots sur les bords du Rhône tomba en arrêt devant une étrange malle cassée en plusieurs morceaux. Regardez !

Il tendit le bras vers une malle que l’homme en noir s’apprêtait à ouvrir. Joseph s’intéressa à la pantomime suivante qui concernait l’affaire Caicedonni. Devant lui, une jeune fille en robe rose était assise à côté d’un homme frisé qui lui tenait la taille.

— Marie Turnerad n’avait que seize ans quand elle devint la maîtresse de Dante Caicedonni, en 1878 ! clamait un autre bonimenteur.

Il se mit à psalmodier en s’accompagnant d’un crincrin :

 

Écoutez la complainte pathétique

D’une pauvre fille accusée à tort

D’avoir tué son amant hypocrite

Qui la floua sans l’moindre remords.

Le bellâtre jouait rue Ramponeau

Les vide-goussets et les s’conds couteaux.

Il embobina la p’tite coiffeuse

En lui promettant d’la rendre heureuse.

 

« Au refrain :

 

Marie Turnerad coiffait le beau monde

Chez un figaro nommé Lenthéric

Quand un histrion à la mèche blonde

Piégea son p’tit cœur pour palper son fric.

 

« Deuxième couplet !

 

Joseph n’attendit pas de connaître la suite de cette scie édifiante et regagna l’air libre en chantonnant. Il retrouva Denise qui, les mains sur les oreilles, n’avait d’yeux que pour un joueur de saxhorn. Voulant se faire pardonner son absence, il lui acheta une guimauve. Ils quittèrent la fête, la vie du boulevard leur parut presque calme

— Marie Turnerad coiffait le beau monde… chantonna Joseph, qui s’interrompit aussitôt avec un grognement.

« Ça y est, j’en ai pour des mois avec cette rengaine. Quand j’entends une chanson ou que je lis un texte, n’importe lequel, ils se gravent là, dit-il en montrant son front. La fée Mémoire s’est penchée sur mon berceau, ça m’est très utile dans la librairie. Je tiens peut-être ça de mon père, il était bouquiniste, il est mort d’un coup de froid trois ans après ma naissance. Ma mère a hérité de sa remise, j’ai été élevé au milieu des vieux papiers.

Denise songea qu’il avait de la chance, elle aurait bien voulu que son père disparût lorsqu’elle était petite. Cette idée en entraîna une autre.

— Il paraît que la fièvre jaune vous transforme en squelette vivant…

— Pourquoi parlez-vous de ça ? s’exclama Joseph.

— Parce que je pense à Monsieur, répondit-elle, sans ajouter qu’elle redoutait l’aspect qu’aurait un spectre victime de cette terrible maladie.

« Le jour où Madame a reçu le télégramme, elle a failli s’évanouir. Pourtant il la trompait, il m’a même fait des avances. Et puis il n’avait pas d’argent, c’est elle qui tenait les cordons de la bourse.

—  On prétend que l’amour est aveugle ! lança Joseph qui n’éprouvait pas assez de sympathie envers Odette pour s’apitoyer sur son sort. C’est bien triste, mais il y a eu des milliers de morts en Colombie à cause de ce canal, franchement y avait qu’à pas l’creuser, pour ce que ça rapporte : plein de gens dans la dèche alors qu’y a bien assez de panés comme ça.

— Panés ?

— Pauvres. Maman aussi, elle était pauvre avant, quand elle vendait des frites. Marchande de quatre-saisons ça rapporte un peu plus, mais jamais elle irait placer son argent dans des actions sur un canal, ou alors elle choisirait un canal français, je sais pas moi, celui de l’Ourcq par exemple. Vous avez faim ?

Elle hocha la tête.

 – On va prendre un omnibus, maman a préparé des pieds de veau avec des frites !

 

Le fiacre dut attendre qu’un omnibus l’ait dépassé avant de s’arrêter face à un bel immeuble au numéro 24 du boulevard Haussmann. Victor en descendit et, profitant de ce que le concierge était en grande conversation avec une lingère quelques mètres plus loin, se glissa en catimini sous la porte cochère ouverte. Il grimpa au cinquième étage. Ses coups de sonnette demeurant sans réponse, il frappa puis, machinalement, tourna la poignée. Surpris il appela.

— Odette, tu es là ? C’est moi, Victor :

Il fit quelques pas dans le couloir. L’obscurité régnait sur l’appartement qui sentait le renfermé. Il alla tirer les rideaux du salon. Un simple coup d’œil lui permit de constater que la pièce était en désordre, sans qu’il pût savoir si quelqu’un s’y était introduit récemment. Une mousseline surmontant de frêles brise-bise opacifiait les fenêtres, de sorte qu’on n’y voyait guère. Victor se souvint qu’Odette affirmait souvent : « La lumière me gâte le teint. » Sur la cheminée, une énorme pendule débitait les minutes, noyée dans une forêt de candélabres dorés, de bronzes d’art et de plantes. Sur un voltaire gisaient un manteau et un chapeau à voilette. Tapi dans un coin, un demi-queue protégé par une nappe de velours supportait une foule de bibelots et de vases emplis de fleurs fanées. Des partitions jonchaient le tapis. Odette, qui jouait plutôt mal, avait-elle été prise d’une rage musicale subite ? Victor remarqua aussi que sur les deux canapés destinés à meubler l’espace les coussins avaient été dérangés, et que, dans la salle à manger attenante, l’une des nombreuses chaises entourant la table Henri II s’adossait de guingois au mur.

Dans la chambre à coucher, le décor macabre lui fit hausser les sourcils. Le lit funèbre était fait, ce lit où Odette s’était de nombreuses fois offerte à lui et qui avait alors l’aspect non d’un vaisseau des morts mais d’un champ de fleurs liberty. Tout paraissait en ordre à un détail près. Au pied d’une table d’acajou, chargée de bougeoirs et de bâtons d’encens, était tombé côté pile le cadre d’une photo, qu’il ramassa. Sous le verre brisé se tenait debout, l’air vaguement ennuyé. Armand de Valois en frac et haut-de-forme.

Par acquit de conscience il tint à visiter le reste de l’appartement. Malgré un laisser-aller général, qui prouvait un départ précipité, il ne décela rien d’anormal. Il eût volontiers fouillé plus longuement chaque pièce, mais n’avait pas de raison valable pour justifier une telle indiscrétion. Après tout, Odette était libre de faire ce qu’elle voulait, si elle avait fugué, c’était son affaire. A moins que Denise n’eût inventé cette histoire abracadabrante à seule fin de commettre un vol en toute impunité. II savait à peu près où se trouvaient les objets de valeur, pourquoi ne pas les recenser ? Il s’objecta aussitôt que la petite Bretonne ne serait pas venue implorer son aide si elle s’était rendue coupable d’un larcin. « Cependant… Supposons que ce soit une fieffée menteuse, qu’il y ait un sens caché à cette mise en scène… Non, elle n’a pas assez d’envergure pour imaginer… Quoi d’ailleurs ? Ne peux-tu simplement admettre qu’Odette ait filé à l’anglaise ? Serais-tu jaloux d’elle aussi ? »

Il allait fermer les rideaux du salon quand le soleil alluma un éclair sur le manteau de la cheminée : des clés reliées entre elles par un anneau. Il savait Odette étourdie, mais pas au point de s’éclipser sans son trousseau. Il l’empocha pour pouvoir boucler la porte et se dit qu’il le rendrait à Denise. Il sentait monter en lui une étrange excitation, semblable à celle éprouvée l’été précédent lorsqu’il s’était lancé dans sa première enquête. Il se raisonna, cette fois tout pouvait certainement s’expliquer beaucoup plus facilement que le mystère de l’Exposition universelle.

Il redescendit et frappa à la loge.

— Voilà, voilà, c’est pour quoi ? Ah, c’est vous…

Le concierge lui décocha un regard dépourvu d’aménité. Il semblait avoir oublié les pourboires dont le gratifiait Victor lors de ses visites à sa maîtresse.

— Je voudrais savoir si Mme de Valois vous a fait part d’un désir de s’absenter. Nous avions rendez-vous vendredi soir, je suis inquiet…

— Faut pas vous en faire parce qu’une dame vous pose un lapin.

— C’était un rendez-vous d’affaires, répliqua sèchement Victor.

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’avant-hier elle est rentrée à une heure indue. Ce monde-là, ça vit à l’envers, ça ne se gêne pas pour vous demander le cordon au milieu de la nuit, et après, se rendormir est un exploit…

— Êtes-vous certain qu’il s’agissait d’elle ? Ce pouvait être une autre locataire.

— Positivement certain, elle a dit son nom, de Valois, elle m’a même appelé par le mien, Hyacinthe. Pas d’erreur possible.

— Pourtant, sa bonne affirme qu’elle n’est pas revenue chez elle depuis vendredi après-midi…

— Sa bonne ? La Denise ? Une fainéante, une pleurnicheuse. C’est gros comme deux liards de beurre et ça passe son temps à se plaindre, me parlez pas des Bretonnes ! Ce serait pas la première fois qu’elle inventerait des billevesées pour se faire remarquer !

Victor prit congé, sous l’œil narquois du concierge.

— Et toc, ça t’apprendra à venir fourrer ton nez dans les affaires des autres ! grommela le père Hyacinthe

À peine eut-il regagné le boulevard que Victor fut libéré d’un poids. Kenji avait raison quand il pestait contre l’encombrement des demeures occidentales. Trop de tentures, trop de bibelots, trop de meubles —trop de concierges aussi. À quoi rimaient ce palmier orné de crêpe noir, ce miroir voilé, cet encens ? Odette éprouvait-elle une réelle douleur ou la mort d’Armand avait-elle été le prétexte à se lancer dans une nouvelle mode, le grand deuil ? Drôle de tocade, se dit-il en quittant la rue de la Chaussée-d’Antin et en traversant le boulevard des Capucines pour éviter une fête foraine. Il décida de marcher, cela lui permettrait de chasser les souvenirs pénibles éveillés par l’appartement.

 

Je sais plus, je sais plus du tout où je l’ai mise, la Joséphine ! geignait le père Moscou en parcourant la cour d’honneur.

Il se heurtait aux branches des figuiers, aux griffes des chèvrefeuilles. Des chats et des lapins détalaient devant lui. Il se cogna de plein fouet dans un réverbère au pied duquel mille plantes dressées vers la lumière dansaient la sarabande. Avec un juron, il se laissa hoir sur un pan de mur calciné, et, se prenant la tête à deux mains, attendit que la douleur s’estompe.

J’ai la bouillotte en marmelade ! Ça m’a chamboulé les idées, mon bivouac sens dessus dessous ! suis pourtant bien sûr d’avoir enterré une bonne femme quelque part dans cette brousse, mais du diable si j’retrouve l’endroit. « Où les as-tu cachés ? » Quelqu’un est au courant pour les bijoux. Grouchy ? J’ai intérêt à les fourguer en vitesse. Mais d’abord, les matous.

Il retourna dans sa chambre où, assise sur le lit, un édredon sur les genoux, Mme Valladier tirait l’aiguille l’un air furieux. Sans plus se soucier d’elle que d’un meuble, il fonça vers les caisses toujours renversées, cueillît les deux chats d’où s’exhalait une odeur fétide et, les fourrant dans un sac, se sauva.

Vieux chameau, marmonna la concierge, un jour ça vous offre des fleurs, un autre ça s’débine sans vous dire au revoir !

Jean Marcelin tenait son commerce derrière le marché des Carmes. Il était occupé à brosser une peau de lapin blanc dont il comptait faire un manchon d’hermine, quand il vit arriver le père Moscou, précédé d’un fort parfum de viande faisandée. Le vieil homme balança les deux chats crevés sur un comptoir.

— Écorche-moi ça en vitesse, j’ suis pressé. D’un air dégoûté, le peaussier posa le doigt sur l’une des deux bêtes.

— Y sont pourris, tes greffiers.

— Pas d’boniment, t’auras qu’à faire mariner leurs peaux dans du vinaigre. Combien ?

Marcelin retroussa son nez pointu, signe qu’il réfléchissait.

— Quatre-vingts centimes les deux.

— Tu t’ fous d’moi ? Un franc ou rien.

Marcelin hésita, prêt à refuser, mais se rappela qu’il avait un manteau de martre à terminer, et que, teinté de brun, le pelage noir des matous ferait parfaitement l’affaire.

— Bouge pas, j’en ai pour deux minutes.

— Coupes-y donc les têtes, tant qu’e t’y es.

Marcelin emporta les chats et revint quelques instants plus tard, tenant un paquet enveloppé d’un journal, et une pièce. Le père Moscou s’empara du tout et s’esquiva sans saluer.

Pour atteindre l’échoppe où officiait Ernest Cabirol, il n’eut qu’à traverser la place Maubert et à prendre la rue des Trois-Portes. Dès qu’il pénétra dans la boutique, il fut saisi d’une quinte de toux. Posés sur un énorme fourneau, trois chaudrons cuisaient à petit feu. Un nuage de vapeur délétère s’en échappait. Sautillant comme un diablotin de l’un à l’autre, un petit vieillard voûté en touillait le contenu avec une grande cuiller de bois. Quand les divers restes de viandes fournis par tous les restaurants du quartier se seraient amalgamés dans ses marmites infernales, il les salerait, les poivrerait rait et les débiterait en pâtés appelés arlequins, qu’il vendrait un sou la pièce aux gens désireux de nourrir leurs animaux de compagnie, ou aux purotins qui n’avaient pas de quoi s’acheter de la viande fraîche.

— J’t’apporte deux lièvres, dit le père Moscou en extrayant le paquet de son sac. Ah, faut pas qu’j’oublie les têtes, ajouta-t-il en les tirant de ses poches. Qu’est-ce que c’est qu’ça ?

Il avisa deux gants tachés de sang.

— Tiens, tu pourras toujours les jeter dans ta soupe !

— J’y mets pas de saletés, dans ma soupe ! s’indigna Cabirol. J’en veux pas, de tes loques, d’abord y manque un doigt.

Le père Moscou examina de près sa trouvaille. Le pouce de la main gauche était troué à la hauteur de la première phalange.

— T’as raison, Ernest, j’avais pas remarqué. Bah ! Ça fait rien, je les laverai et j’en ferai des mitaines.

Cabirol contempla les chats écorchés d’un œil indifférent à moitié caché sous une paupière tombante.

— Avariés, conclut-il. Deux sous.

— Allez, un bon geste, trois. Ça va relever le goût. Quoi que tu fricotes, aujourd’hui ?

— Bœuf aux choux, abats, tête de veau, ortolans. C’est de la viande qui veut revivre, regarde si ça mousse ! En vente à partir de demain chez la mère Froment, rue Galande. D’accord, va pour trois sous.

Nauséeux, le père Moscou quitta l’artiste en victuailles et se trouva nez à nez avec un lycéen vêtu d’un uniforme. Le lycéen souleva son képi d’un air affable et n’obtint en retour qu’un bougonnement.

En proie au doute et à la peur, le père Moscou alla s’affaler chez un marchand de vin rue de la Bûcherie. Il s’assura de ne pas être épié avant d’ouvrir de nouveau le médaillon poissé de sang.

— Quelqu’un m’ court après… ADV, c’est toi ?

Un courant d’air froid le fit frissonner. La porte bâillait sur la ruelle, mais personne ne semblait l’avoir poussée. Comme s’il venait de voir un fantôme, le père Moscou se leva et, sans finir son verre, détala vers la Seine.