CHAPITRE X

 

La pluie qui persistait depuis le matin avait empli le Jean Nicot de typos et de journalistes. Installé à l’écart au fond de la salle, son cigare à portée de main, Isidore Gouvier dégustait un vieux marc. Victor suspendit son mackintosh ruisselant au dossier d’une chaise et commanda un café.

— Navré de vous avoir obligé à sortir par un temps pareil, monsieur Legris. Je voulais vous éviter la flotte, mais quand j’ai appelé chez vous tout à l’heure ça ne répondait pas.

— La librairie est fermée, mon associé a pris sa journée, dit Victor.

Il avait eu le bonheur, le matin même, de voir Kenji, vêtu d’un costume à rayures, contempler le ciel, la mine consternée, avant de foncer vers son fiacre en maintenant son canotier. Victor soupçonnait un rendez-vous galant avec la femme parfumée au Cuir de Russie dans une guinguette des bords de Marne. En ce cas, leur romance risquait de tomber à l’eau.

— Je suis désolé, j’ai remué mes dossiers, hélas la récolte est maigre. Tenez, je vous ai noté le nom et l’adresse d’une personne qui avait témoigné en faveur de Marie Turnerad, lors de son procès. Je suis incapable de vous garantir qu’elle habite toujours là ni qu’elle soit encore de ce monde. Je vous préviens, c’est au diable vauvert !

— Merci, c’est déjà quelque chose. Au fait, a-t-on identifié le cadavre de la Cour des comptes ?

— Non, le corps est en triste état, il a servi de pâture aux bestioles, elles pullulent sur ce terrain, c’est pas joli joli. Mais il y a mieux, on en a déterré un deuxième ! Un vieux bonhomme qui vivait là depuis des années, un certain père Moscou. Le crâne fracassé, lui aussi. Sa mort est plus récente. Les flics en perdent leur latin. Ça devrait vous intéresser, monsieur Legris, voilà un beau point de départ pour un roman à énigmes.

— Je préfère broder à partir d’affaires déjà résolues, répliqua Victor un peu trop vivement.

Ses mains tremblaient, il les posa à plat sur ses cuisses. Gouvier le regarda avec attention.

— Vous êtes impressionnable, monsieur Legris. Il ne faut pas avoir honte, je vous comprends. Vous savez, moi-même j’ai du mal à supporter ça, et pourtant en trente ans de carrière j’en ai vu de toutes les couleurs, vous pouvez me croire, mais je n’ai jamais pu m’habituer. Vous avez besoin d’un remontant. Garçon, deux marcs !

Bouleversé par la mort d’Odette, Victor avait passé une partie de la nuit à échafauder plusieurs scénarios. Il en arrivait invariablement à la seule conclusion possible : Joseph s’était laissé abuser, le père Moscou était vivant, il avait assassiné Odette et décidé de disparaître. Malheureusement, avec la mort de Moscou, cette hypothèse s’effondrait.

— Il faut que je vous abandonne, monsieur Legris, le devoir m’appelle. Bonne chance, à la prochaine, tenez-moi au courant.

Gouvier fendit les groupes à coups d’épaule. Au moment où il poussait la porte, les nuages noirs se déchirèrent, le soleil vernit les trottoirs.

— Le luisard revient, au turbin ! brailla un metteur en page.

 

L’omnibus Louvre-Belleville cahotait au train nonchalant de ses trois chevaux bais. Les vingt-huit sièges étaient occupés, il y avait du monde jusque dans l’escalier. Relégué à l’impériale, flanqué d’une grosse dame encombrée de paniers et d’un barbu affecté d’un hoquet chronique, Victor avait l’impression de s’aventurer au cœur d’une contrée exotique pour la modique somme de quinze centimes.

De vieilles maisons en saillie sur les trottoirs s’écartaient soudain pour laisser l’espace à un terrain vague où broutait un âne, un chevrier surveillait ses bêtes, une vacherie proposait du lait en provenance directe des « prairies de l’Amérique », vaste étendue de gazon pelé recouvrant les anciennes carrières de gypse entre les rues de Bellevue et Manin.

Les milliers d’ouvriers, employés et artisans qui, chaque matin, descendaient travailler à Paris, avaient été remplacés par un flot de ménagères en fichu, leur filet à provisions empli de légumes âprement marchandés aux étalages. Des gosses faisaient claquer leurs galoches derrière le lourd véhicule et hurlaient de joie comme au passage d’un cirque. Une gamine buta contre un pavé, son pot de fer répandit une flaque blanche aussitôt lapée par un chien.

Les chevaux s’arrêtèrent au 25 rue de Belleville.

— Terminus ! cria le receveur.

— J’suis pas rendue, gémit la grosse dame, rassemblant ses paniers. Quand c’est-y qu’ils vont nous l’construire, ce fichu funiculaire qu’ils nous ont promis ?

— Ils vous promettent la lune et qu’est-ce qu’on a ? Peau d’ zébi ! lâcha le barbu entre deux hoquets. Hé ! Poussez pas, nom de v’là !

Victor descendit l’escalier. Quelqu’un le bouscula, il se retourna et aperçut un lycéen qui s’éloignait rapidement.

Le long de l’étroit sentier de bitume plaqué aux façades, des femmes et des vieillards installés sur des chaises devisaient en pelant des patates, en tricotant ou en jouant aux cartes. Des petits marchands ambulants entremêlaient leurs appels : « À quatre sous l’litre, mes coques ! », « Du mouron pour les p’tits oiseaux ! », « Peaux d’lapin, ’chand d’habits ! » Les jardins, les cours, les puits évoquaient un village. À la recherche de la rue Ramponeau où logeait Francine Blavette, le témoin de Gouvier, Victor regrettait que Tasha ne soit pas avec lui. Cette atmosphère lui aurait plu. Il se jura de revenir prendre des clichés photographiques avant que ces bicoques ne disparaissent, chassées par les travaux de terrassement du funiculaire. Baudelaire voyait juste : « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel ! »

Non seulement Mme Blavette respirait la santé, mais elle se trouvait à la maison, ce qui, annonça-t-elle à Victor, était pour lui une sacrée veine car, à cette heure tardive, elle traînait généralement ses guêtres ailleurs.

— Vous m’excuserez l’expression, c’est à force de fréquenter les acteurs. Si j’avais eu le talent, j’aurais aimé interpréter les quatre mousquetaires à moi seule. Les rôles en jupons ne m’ont jamais intéressée.

Elle l’invita à entrer chez elle, un deux-pièces étriqué au troisième étage au fond d’une impasse où caquetaient des poules. Courtaude, rondelette et avenante, elle frisait la quarantaine et s’exprimait avec un fort accent bourguignon. Dès que Victor eut mentionné le nom de Marie Turnerad, elle fut intarissable.

— Elle logeait à l’étage au-dessous avec sa grand-mère, une brave femme qui s’usait les yeux à broder des napperons pour les vendre sur les marchés. Marie, je l’ai vue grandir. Mon Dieu, vous ne pouvez pas savoir la jolie petite que c’était, elle manquait juste un peu d’avantages, mais ça se rattrapait dans l’allure ! Elle avait ce je-ne-sais-quoi en plus qui attire les hommes, si vous voyez ce que je veux dire. Rosalie, sa mémé, s’en est vite aperçue, à douze ans Marie faisait déjà des conquêtes, il fallait la surveiller de près. Si bien que Rosalie s’est empressée de la placer en apprentissage chez une amie qui tenait une boutique de modiste du côté des Batignolles.

— Anatole ! Anatole, c’est une colle ! glapit une voix métallique dans la chambre voisine.

— Mets-la en sourdine, Mélingue ! cria Mme Blavette.

Devant la stupéfaction de Victor elle expliqua :

— C’est un mainate. Je l’ai baptisé comme ça en hommage à Gustave Mélingue14, il a débuté chez nous avant de se produire avec Frédérick Lemaître et de triompher à Paris où il a gagné un pactole et…

— Anatole, c’est une colle ! répéta l’oiseau.

— Mélingue, ferme ton clapet ! C’est mon voisin qui lui a appris cette scie, un comique, il est à l’affiche du Tambourin de Montmartre avec Mme Mirka et Alfreda. Encore heureux qu’il ne lui ait pas mis en tête leur dernière rengaine : J’ai un oiseau dans mon corset !

— Vous êtes comédienne ?

— Pensez-vous ! Ça fait plus de vingt ans que je turbine cour Lesage au Théâtre de Belleville, d’abord ouvreuse, puis caissière. Si vous ne l’avez déjà fait vous devriez venir voir Les Misérables.

— De lapin ! De lapin !

— Oh ! Ce volatile ! Boucle-la ou je te plume !

— Donc Marie Turnerad travaillait aux Bat… chez une modiste ?

— Ça n’a pas duré. Elle a tapé dans l’œil d’un illusionniste, il l’a embauchée, il se produisait sur les Boulevards. Mais ils se sont brouillés et la petite est allée faire des shampoings chez Lenthéric. Elle a eu le guignon de rencontrer Dante Caicedonni, un acteur. Oh ! pas un grand, un second couteau. Il avait débuté souffleur. Ils se sont connus ici même ! Lui, je lui repassais ses chemises, et elle, elle était montée m’emprunter du sucre.

— Il a été assassiné, non ?

— J’y viens. Entre eux, ça a été le coup de foudre. Je ne comprends pas ce qu’elle lui trouvait, à part son physique de bellâtre florentin. Bon, il faut admettre qu’il était beau garçon, seulement le problème c’est qu’il était aussi flambeur. La gamine lui assurait le gîte et le couvert, elle lui payait tout de son salaire, et il avait des goûts de luxe, le Dante. Il fallait qu’il soit bien lingé pour séduire les dames de la haute. Ah ! il ne se mouchait pas du pied, il courait le guilledou plus vite qu’un zèbre ! Il recevait ses maîtresses dans un garni du boulevard Saint-Michel. Tout ça, on l’a su après. Pareil à propos de ses dettes de jeu, Marie les épongeait, de sorte que sa grand-mère et elle n’avaient plus le sou, si je vous racontais que…

— Après ? Vous voulez dire après sa mort ?

— On l’a découvert lardé de coups de couteau. Les soupçons se sont immédiatement portés sur Marie parce que, près du corps de Dante, il y avait un mouchoir taché de sang brodé des initiales M. T. On l’a arrêtée. Elle a tout nié en bloc. Manque de chance, le jour du meurtre, elle s’était coupé la main avec un rasoir, à l’hôpital on a dû lui amputer le bout d’un doigt, les flics n’ont pas cherché midi à quatorze heures, ils ont affirmé qu’elle s’était blessée avec l’arme du crime. Au procès, son avocat a bien plaidé. Les flics ne pouvaient produire aucune preuve solide, en revanche une belle brochette d’individus louches tournicotaient autour de Dante et auraient eu intérêt à le supprimer. On a fait venir à la barre des témoins de moralité, dont moi et l’illusionniste, nous avons beaucoup insisté sur sa gentillesse et son dévouement. Elle était si jeunette, si mignonne, les membres du jury n’ont pas suivi le réquisitoire du procureur, ils l’ont acquittée. La semaine de sa relaxe, Rosalie décédait, le cœur, les émotions… Alors Marie a fait son balluchon. On s’est dit adieu en pleurant. « Je ne peux pas rester, Francine, trop de souvenirs, ça me rend folle…»

— Anatole ! Anatole, c’est une…

Sans un mot Mme Blavette se leva et alla fermer la porte.

— Vous l’avez revue ? demanda Victor.

— Jamais.

— Vous savez ce qu’elle est devenue ?

— Elle s’est rabibochée avec son prestidigitateur. Ils ont monté un numéro qu’ils ont présenté pendant quelques mois. Puis ils ont brusquement décidé de tenter fortune en Amérique. Marie m’a envoyé un mot où elle m’annonçait la nouvelle et promettait de m’écrire. J’attends toujours. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, il y a si longtemps, plus de dix ans.

— Comment se nommait l’illusionniste ?

— Médéric Delcourt. Il se produisait au théâtre Robert-Houdin15, 8 boulevard des Italiens. C’est drôle, une de mes voisines y a récemment emmené son petit-fils, l’établissement a changé de direction il y a deux ans et propose des spectacles d’automates paraît-il très amusants. Elle m’a montré le programme et parmi les noms j’ai vu celui d’un Baptiste Delcourt, il est peut-être de la même famille que l’autre…

Victor remercia vivement Mme Blavette et s’engagea à lui dédicacer un exemplaire de son livre Les Plus Belles Énigmes criminelles dès qu’il l’aurait terminé et publié.

Son équipée à Belleville lui avait donné faim mais il voulait éviter de perdre du temps. Lesté de deux croissants trempés dans un crème, il aborda les Grands Boulevards avec la stupeur d’un villageois propulsé sans transition au cœur d’une métropole. Sabots heurtant les pavés de bois, harangues des cochers, camelots beuglant des chansons à la mode, mille bruits assaillaient ses oreilles. Aux terrasses des cafés, les oisifs regardaient défiler la ville devant les magasins et les salles de spectacles.

Il s’arrêta un instant sous la marquise du théâtre Robert-Houdin. Une matinée était prévue. Un coup d’œil à l’horloge la plus proche lui apprit qu’il disposait d’une heure et demie de battement avant la représentation. Il s’empressa d’escalader les deux étages menant aux caisses. Un jeune homme, en bras de chemise, punaisait une affiche en sifflotant.

— C’est pas encore ouvert, dit-il.

— Je sais, je désire m’entretenir avec M. Delcourt, M. Baptiste Delcourt.

— Vous avez rendez-vous ?

— Non, j’écris un ouvrage ayant trait à la magie, j’aimerais l’interviewer.

— Pour ça, il faut voir M. Georges Méliès, le directeur, il en connaît un bout sur le sujet. Je ne sais pas si M. Delcourt acceptera de vous recevoir, il répète, le local, là, juste en face.

Victor pénétra à l’intérieur d’une salle obscure. Un écran de toile s’anima soudain. Un train passait, une colombe s’envola, la barrière d’un passage à niveau bascula, soulevant une chèvre dans les airs.

« Des plaques de verre colorié. Très ingénieux, ce système de caches pour donner l’illusion du mouvement », pensa-t-il.

— Qu’est-ce que vous fichez là ? grogna une voix au fond de la salle.

Un rideau fut tiré. Surpris par la lumière, Victor cligna des yeux. Il distingua un homme aux cheveux gris debout près d’un trépied supportant une lanterne magique.

— Je cherche M. Baptiste Delcourt.

— C’est moi.

— Je viens de la part de Mme Blavette, je rédige un ouvrage sur les grands procès des dix dernières années, je voudrais consacrer un chapitre à l’affaire Marie Turnerad. L’homme avec qui elle s’est exilée en Amérique s’appelait Médéric Delcourt. Est-il de votre famille ?

— Médéric le Grand, c’était mon nom de scène il y a douze ans. Aujourd’hui c’est Baptiste. Écoutez, monsieur Je-ne-sais-quoi, tout ça c’est de l’histoire ancienne. J’en ai trop bavé pour avoir envie de rebattre les cartes.

— Je comprends, excusez-moi, je vous ai raconté des craques, je n’écris aucun bouquin. Je m’appelle Victor Legris, je dois absolument vous parler de Marie.

Elle est revenue à Paris. Je ne peux vous en dire plus, mais j’ai besoin de votre aide, elle court un grave danger. Je dois connaître certains détails de son passé afin de la protéger.

— Vous êtes de la police ?

— Non, je vous assure, pourquoi ?

 – Parce que je ne gobe pas un mot de votre conte à dormir debout, on dirait une tranche de feuilleton à cinq centimes ! Un grave danger, dites-vous ? Et puis quoi encore ? Vous êtes son dernier en date ? Si c’est le cas je vous plains. Une demi-heure, mon vieux, c’est tout ce que je vous accorde. Venez, offrez-moi un verre.

 

Baptiste Delcourt pouvait avoir une cinquantaine d’années. Ses cheveux gris et raides tombaient sur ses lunettes, de profondes rides verticales lui creusaient les joues. Les coudes sur la table, il s’exprimait lentement, chaque mot lui coûtait.

— On aime comme ça qu’une seule fois au cours de sa vie, vous ne savez sûrement pas de quoi je parle. Dès que je l’ai vue, j’ai su que j’étais perdu. J’aurais dû prendre mes jambes à mon cou, j’ai manqué de volonté. Elle est devenue mon assistante. Je n’osais pas la regarder en face, la toucher. Un jour, je n’ai pu m’empêcher de l’embrasser. Oh ! rien de méchant. Elle m’a repoussé, j’étais trop vieux. C’est vrai, j’avais l’âge d’être son père. Elle est allée travailler chez un coiffeur. Dès que j’avais un peu de temps, je filais me poster devant le salon, je tentais de l’entrevoir à travers la vitrine. Je l’attendais à la sortie. Et puis il y a eu Dante, le meurtre. Vous êtes au courant ?

— Plus ou moins.

— Je lui ai écrit, envoyé des présents avant et pendant le procès. J’ai témoigné en sa faveur. Quand elle a été libérée, elle a accepté de revenir avec moi, elle n’avait plus personne vers qui se tourner, sa grand-mère était morte. Je l’ai sérieusement initiée au métier : la femme coupée en deux, la canne magique, l’armoire sans fond, les trucs habituels. Elle apprenait vite. Je lui ai aussi enseigné l’art qui consiste à changer de costume en deux temps trois mouvements. Notre numéro remportait un certain succès. Un imprésario m’a proposé une tournée aux États-Unis, pensez si Marie m’a poussé à accepter, elle voulait quitter le pays qui avait bousillé sa vie. Et puis il y avait de l’argent à la clé. Nous avons embarqué en octobre 1880, à bord de l’Amérique. Par un curieux hasard, nous voyagions de compagnie avec Mme Sarah Bernhardt, en tournée elle aussi. Nous croisions parfois la veuve du président Lincoln, ça ne s’oublie pas. Mais la vraie raison que j’ai de me rappeler cette traversée, c’est que Marie a accepté de se donner à moi pour la première fois.

Il se tut, essuya ses lunettes, les replaça sur son nez. Il n’avait pas touché à son verre.

— J’étais heureux, le monde m’appartenait. New York, Boston, Cincinnati, Baton Rouge, La Nouvelle-Orléans. Et puis le Mexique, Tampico, Mexico, Veracruz. Finalement nous avons atterri en Colombie, à Panamá, juste à temps pour assister au premier coup de pioche du futur canal interocéanique. Mlle Ferdinande de Lesseps, la fille du perceur d’isthmes, nous a priés de participer aux festivités. Dites, où est Marie ?

— Je l’ignore, j’espérais que vous pourriez me renseigner.

— Il faut que j’y aille, vous m’accompagnez ? Ils traversèrent le foyer où le jeune homme en bras de chemise installait des chaises.

— Si vous aimez la magie, monsieur, ne ratez pas le miroir de Cagliostro à l’entracte, vous verrez votre image se refléter dans une glace et se métamorphoser.

La suite, mystère… c’est la surprise ! M. Méliès a vraiment du génie.

— Ça va, Michou, épargne ta salive, monsieur est avec moi. Entrez, monsieur Legris, je dois me changer.

Baptiste Delcourt enfila un costume de velours noir et se poudra le visage.

— Où en étais-je ? Ah oui ! Panamá. Un climat terrible. Une chaleur insupportable, l’humidité, des bestioles. Les fourmis… Quant à la ville, rien de palpitant, elle avait brûlé entièrement deux ans auparavant. Des dizaines d’églises délabrées, des monastères en ruine transformés en magasins, en casernes, en dépôts militaires, une cathédrale encore plus laide que celle de Mexico. Des cabanes, des huttes peuplées de Noirs, de mulâtres, de métis, d’Indiens, de Chinois, d’Hindous, tout un peuple d’esclaves à bon compte. Et puis des maisons préfabriquées importées des États-Unis. Elles poussaient comme des champignons sur le tracé du futur canal. Nous avions une série de représentations à Colón, Cali, Medellfn, Bogotá, quand je suis tombé malade. J’ai dû annuler. Nous nous sommes installés à Tumaco, une petite île au sud du pays, à l’abri des miasmes. Je délirais, je maigrissais, j’ai failli crever. J’ignore comment je m’en suis tiré. Je suis revenu à la vie trois mois plus tard. Marie se faisait appeler la seňora Palmyra Caicedo et…

— Palmyra ?

Baptiste se nouait une lavallière autour du cou. Il s’interrompit avec un gloussement.

— Vous parlez d’un prénom ! Elle se prenait pour une impératrice. Fallait la voir se pavaner au milieu de sa cour.

— Zénobie, reine de Palmyre, murmura Victor.

— Pardon ?

— Rien, je pensais tout haut. Continuez, je vous en prie.

— Une demi-mondaine, voilà ce qu’elle était devenue ! Oh ! remarquez, j’aurais dû m’en douter, déjà du temps de cet Italien… Mais je l’aimais. C’est vrai que l’amour rend aveugle. Elle avait l’air heureuse de me voir rétabli. Elle m’a présenté son protecteur, Don Belisario Cordoves, un riche planteur de tabac qui possédait une hacienda aux environs de Cartagena. Elle m’a annoncé qu’elle partait avec lui. Ce qu’elle désirait le plus au monde, c’était la respectabilité. « Je veux qu’on m’appelle Madame. » J’ai joué mon va-tout, je lui ai offert le mariage. Elle m’a ri au nez. J’étais trop vieux, trop sentimental, trop benêt. J’ai regagné la France fin 82. Après quelques déboires, j’ai réussi à reprendre mon numéro dans ce théâtre, j’ai changé mon prénom pour avoir l’illusion de repartir de zéro.

— Vous avez eu des nouvelles de Marie ?

— Une fois, il y a cinq ou six ans, elle m’a écrit. Elle venait d’acheter un hôtel, à Cali, l’hôtel Rosalie, je crois bien que c’était le prénom de sa grand-mère. Un établissement français : cuisine française, vins français. Elle m’a demandé un service, lui procurer des chromos pour décorer ses chambres, vous savez, ces horribles croûtes qu’on accroche au-dessus des lits. Elle avait une idée bien arrêtée, elle désirait un chromo identique à celui que possédait sa grand-mère, rue Ramponeau, une…

— Sainte Vierge, acheva Victor.

— Vous êtes de la police, hein ! Dans quel pétrin s’est-elle encore fourrée ? Remarquez, je ne veux pas le savoir.

— Pouvez-vous me décrire ces tableaux ?

Baptiste Delcourt parut déconcerté.

— C’étaient tous les mêmes. Elle m’avait envoyé un croquis en couleur. Une madone en bleu, debout devant une sorte de grotte, les mains jointes. Il lui en fallait une douzaine. Je connaissais un petit artisan qui avait exécuté des général Boulanger et des Opéra Garnier à tire-larigot, je lui ai passé commande et je l’ai expédiée à Marie. Voilà toute l’histoire. C’est l’heure, je ne vous raccompagne pas.

— Monsieur, pstt ! monsieur, souffla le jeune homme en bras de chemise alors que Victor le dépassait. Si vous citez mon nom dans votre bouquin, je vous révélerai le truc grâce auquel M. Méliès fait croire au public que l’enchanteur Alcofrisbas court derrière sa tête volée par un squelette, je suis sûr qu’il ne m’en voudra pas de…

Victor avait déjà poussé la porte.

 

Victor dérivait dans le flux des passants. Vague mais puissante, une menace s’attachait à lui. Il se retourna plusieurs fois sans savoir ce qu’il cherchait, respira lentement dans l’espoir d’évacuer l’appréhension qui l’oppressait. Les deux récits qu’il venait d’entendre se mêlaient en lui. La charmante Marie Turnerad se muait en cynique Palmyra Caicedo. Ange ou démon ? Un pressentiment l’envahit. S’il ne se hâtait de résoudre cette énigme, il y aurait sans doute une nouvelle victime. « Qui peut m’aider ? Vers qui me tourner ? Pourquoi pas un médium ? Numa ? Tu doutes du spiritisme, mais au fond tu aimerais y croire. »

 

Il sonnait depuis cinq minutes sans obtenir de réponse. Sous le coup de la colère, il leva le poing et frappa avec force. La porte de l’appartement opposé s’entrebâilla, la tête d’une jeune fille coiffée d’un bonnet blanc apparut au-dessus d’une chaîne de sûreté.

— Inutile d’insister, monsieur. Madame vous fait dire que M. Winner est rentré hier en Angleterre.

— Savez-vous quand il reviendra ?

— Pas avant l’été.

— Où pourrais-je le joindre ?

— Il faut demander au concierge, il doit probablement lui faire suivre son courrier.

Victor demeura indécis puis, à regret, descendit les quatre étages. Il allait atteindre le premier palier quand son pied droit heurta un obstacle. Il bascula, et freina sa chute cramponné à la rampe. L’espace d’une seconde il se maintint en équilibre, mais son élan l’entraîna et il tomba violemment à plat ventre, sonné, sans souffle. Une succession de visages défilait en lui, Numa, Marie, Palmyra, la « dame en bleu », masques hilares échappés de la Fête des fous.

Au bout d’une éternité, il chercha l’appui du mur et parvint à se mettre debout. Ses genoux tremblaient. Il s’obligea à faire un pas, puis un autre, pour s’assurer qu’il ne s’était pas tordu les chevilles, pivota sur lui-même. À hauteur de ses yeux une inscription s’étalait en grosses lettres rouges :

ABANDONNE ! ADV.

Les jambes en coton, il se dirigea vers les marches, stationna plusieurs minutes devant le fil de fer qu’il avait arraché dans sa chute. Il se baissa, ramassa un clou à crochet maculé de plâtre, le fit tourner entre ses doigts. L’écho d’une conversation lointaine se répercuta dans la cage d’escalier. Il entendit une cavalcade, des rires d’enfants, une femme cria :

— Paul, Henri, ne courez pas ! Oh ! Si je vous attrape !…

Rappelé à la réalité par ces voix, il comprit que son agresseur ne pouvait être loin. Il saisit le fil de fer, dégringola quatre à quatre le dernier étage, déboula rue d’Assas. Un fiacre chargeait un client quelques mètres plus haut. La portière se rabattit, le véhicule s’ébranla et bifurqua rue Madame. Victor se lança sur la chaussée. Il s’arrêta bientôt, à bout de souffle, la vue bouchée par une tapissière chargée de meubles qui venait de surgir sur sa droite.

Il se laissa choir sur un banc, face à une boulangerie, et demeura prostré. On n’avait pas eu l’intention de le tuer, simplement de l’intimider. Ce n’était qu’un avertissement. « L’assassin n’a pas la "dame en bleu", sinon il y a beau temps qu’il aurait pris la poudre d’escampette. » Les yeux fixés sur le fil de fer serré dans sa main, il se torturait l’esprit pour deviner où Denise avait bien pu dissimuler le chromo. Parmi les tableaux de Tasha ? Il l’aurait déjà trouvé, il les avait de nouveau examinés un à un lors du déménagement. À court d’idées, il effleura du regard les vitrines de la boulangerie, puis se concentra sur le fil de fer qu’il ne cessait de tordre machinalement. L’idée émergea peu à peu, telle l’image d’une plaque sensible dans le bain révélateur, d’abord incertaine, puis de plus en plus nette. Il se leva d’un coup. « Le miroir ! J’ai négligé le miroir de Tasha ! »

 

Victor se tenait à l’entrée de la loge où M. et Mme Ladoucette attaquaient leur dîner.

— Excusez-moi de vous déranger, un imprévu, j’ai égaré la clé de la nouvelle serrure, pourriez-vous me prêter votre passe-partout ?

Mme Ladoucette se pencha à l’oreille de son mari.

— Aristide, glapit-elle, le passe-partout.

M. Ladoucette s’essuya la bouche, ôta sa serviette et repoussa sa chaise.

— C’est pas que ça m’amuse de grimper là-haut, monsieur Legris, mais c’est une question de discipline. Je monte la garde aux avant-postes, moi, comme à Sedan. Je ne confierais ce passe à personne. Le passe est au concierge ce que le chassepot est à l’ artilleur !

— Fais pas l’idiot, Aristide, avec tes rhumatismes ! C’est M. Legris, tu peux avoir confiance !

— Pour entendre rouspéter la taulière allemande ? Les Teutons ont gagné la guerre, c’est un fait, on n’y peut rien, dans une guerre y a toujours un perdant. Mais s’il y a une chose qu’ils n’auront pas, c’est notre sens du devoir !

— Allons, Aristide, objecta Mme Ladoucette, Mlle Becker est la crème des propriétaires, et puis ça fait une paye qu’elle vit en France.

— N’empêche. À l’assaut, monsieur Legris, Choupette va nous accompagner, comme ça je pourrai redescendre finir mon pot-au-feu, et vous, vous prendrez votre temps. Quand vous serez prêt à partir, vous n’aurez qu’à lui commander : « Aspirant Choupette au rapport ! », elle comprendra et elle viendra me chercher en brave petit soldat pour que je boucle la carrée. Parce que c’est vrai, ça, on dit les bêtes, les bêtes… Mais c’est pas si bête, une bête ! Hier, avec Mme Ladoucette, on est allés au cirque Fernando, vous verriez ce qu’on leur fait faire, aux chevaux !

Ils étaient arrivés au sixième. M. Ladoucette ouvrit à Victor.

— Alors d’accord, monsieur Legris ? « Aspirant Choupette au rapport ! » et je remonte fermer.

Victor attendit que le concierge se fût éloigné et alla droit au miroir fêlé accroché près de la niche aux livres. Il le souleva. Rien. Déçu, il pensa qu’il avait été stupide de se fier à son intuition. Mais puisqu’il était là, autant fouiller encore une fois pour ne pas avoir de regrets. Il eut un rire amer. Par où commencer ? La fameuse pièce à conviction n’allait tout de même pas sortir du chapeau ! « Si tu veux rivaliser avec M. Lecoq, se dit-il, alors opère avec minutie. » Aussi commença-t-il par sonder le fond des malles, sans grande conviction. Au passage il plongea les mains dans les jupons et les corsages de Tasha, apprécia la caresse d’un bas de soie. Puis il entreprit de tirer le buffet. La « dame en bleu » était peut-être cachée derrière ? Il ne découvrit qu’un gisement de poussière. Il tâtonna sous l’évier, palpa le sommier, tapa du poing contre les murs pour savoir s’ils sonnaient creux et recelaient une cachette. Intriguée, Choupette l’observait en remuant la queue.

— Viens m’aider, flaire, le chien, flaire, il y a un nonos à la clé !

Choupette se contenta de se gratter frénétiquement l’oreille.

— Il n’y a rien ici, ça suffit, j’en ai plein le dos. Il était en sueur.

— Choupette, va chercher papa, va ! Non, ce n’est pas la bonne formule. Aspirant Ladoucette au rapport ! Il ne manquait plus que ça, j’ai oublié. Tant pis, on descend, allez ouste !

Victor ébaucha un geste en direction de la chienne, écrasa un châssis et coinça le bout de sa chaussure entre les croisillons de bois et la toile. La chienne poussa un aboiement qui sonna comme un rire humain.

— Toi le cador, la ferme !

L’œil éteint, la queue basse, Choupette battit en retraite vers le fond du couloir.

Hébété, Victor contemplait l’extrémité de son soulier pris au piège. Ça pesait lourd, ça tenait bon. Il se baissa pour se dégager et resta courbé en deux, frappé de stupeur.

— Impossible, ce serait trop facile…

Sautillant à cloche-pied, il attrapa un bouquin, le glissa sous les croisillons, le considéra un moment, l’ ôta.

— Si ! Elle doit être là !

Il leva la jambe et frappa le plancher de toutes ses forces. Le châssis explosa, la toile creva.

Au comble de l’excitation, il repoussa les débris. En se redressant, il lui sembla voir se profiler une ombre sur le seuil. Instinctivement, il s’élança, mains en avant, et se heurta à la porte, tirée violemment de l’extérieur. Il tourna la poignée, d’abord doucement puis de plus en plus fort. Elle résista. Il demeura stupide, il était piégé. Le visage collé au battant, il appela.

— Choupette… Choupette… Hé ! Quelqu’un ? Il secoua frénétiquement la poignée.

 

Ne sachant que faire pour occuper son esprit, Tasha étudiait la sanguine accrochée au-dessus du lit. À n’en pas douter, Daphné Legris avait dû être très belle. Pourtant, que de mélancolie dans son expression ! Victor lui ressemblait beaucoup, excepté le nez, qu’il devait tenir de son père, curieux, il ne parlait jamais de son père. Elle songea à ses propres parents. Elle avait égaré la seule photo où ils étaient encore ensemble. Quand reverrait-elle sa mère Djina et sa sœur Ruhlea ? L’Ukraine était si loin ! Et son père, Pinkus, où se trouvait-il à présent ? Son regard revint à la sanguine. Non, inutile de prétendre s’intéresser à ce portrait, elle était trop inquiète. « Il devait me prendre au Bibulus, ce n’est pas normal ! » Elle gagna la rue par l’immeuble, marcha d’un pas vif jusqu’à la rue Visconti. Mme Pignot mit longtemps à lui ouvrir.

— Ah, c’est que vous ! À c’t’heure tardive, on devient méfiant, surtout une pauvre femme sans défense avec un malade…

— Joseph sait peut-être où est M. Legris ?

— Minet, ton patron, tu l’as vu ?

Joseph se redressa dans le lit où les édredons menaçaient de l’étouffer.

— Il est passé hier après-midi rapporter ta charrette. C’est vous, mademoiselle Tasha ? Soyez sans crainte, il a dû aller expertiser des bouquins. Il ne va sûrement pas tarder.

— Brave garçon, dit Mme Pignot en raccompagnant Tasha, il est au plus bas et il vous rassure, c’est tout son père : l’hôpital qui console la clinique, tenez je vais vous faire un petit bout de conduite.

Profitant du départ de sa mère, Joseph bondit sur ses vêtements soigneusement pliés au pied du lit, les enfila à la diable, envoya sa chemise roulée en boule rejoindre les cataplasmes à la moutarde entassés sous son oreiller.

Il connaissait bien Victor et se doutait que son absence était liée à l’affaire. « Je devrais m’en laver les mains, ça lui apprendrait à enquêter sans moi ! » Il se recoucha et remonta les édredons jusqu’au menton.

 

Kenji descendit du fiacre à regret, il aurait volontiers poursuivi la promenade une partie de la nuit, tant l’air était printanier. Il arpenta lentement le trottoir devant la librairie qui dormait à l’abri de ses volets de bois. Satisfait de sa journée, il en savourait chaque instant. La gare du Nord au petit jour où, sur le quai enfumé, se détachaient la robe jaune pâle et l’ombrelle blanche d’Iris à côté du porteur encombré de la malle. La course jusqu’à Saint-Mandé, l’arrivée chaussée de l’Étang, la pension de Mlle Bontemps, le jardin sauvage où les premières jacinthes jetaient des flammes bleues, la chambre claire, meublée simplement mais avec goût. Une bouffée de plaisir l’envahit au souvenir d’Iris ouvrant un à un les cadeaux éparpillés sur le lit, et s’écriant à la vue de la robe en bengaline rose et de la toque de dentelle azur ornée de primevères : « C’est de la folie ! » Elle s’était changée sur-le-champ et avait étrenné le parfum au jasmin de Provence acheté à La Reine des Abeilles. Ils étaient allés déjeuner dans un restaurant près du lac. Pendant tout le repas, tour à tour comblé et jaloux, il avait guetté du coin de l’œil un jeune homme fasciné par sa compagne. Ils avaient passé l’après-midi à fouler les pelouses du bois de Vincennes en bâtissant des projets d’avenir.

Longeant le couloir qui menait à son appartement, il perçut un faible bruit chez Victor. Devait-il signaler son retour ? Et s’il se heurtait à Tasha ? Il temporisa en décidant d’endosser d’abord une robe de chambre.

Une senteur de Cuir de Russie imprégnait les pièces, il s’empressa d’aérer. Il revit Ninon alanguie sur le lit, portant pour tout vêtement ses gants mi-longs. Sans doute lui était-il redevable autant qu’à Iris de ce bien-être vivifiant, ressenti depuis l’aube. Réconcilié avec la vie, il était prêt à partager cette sensation de plénitude, aussi se décida-t-il à frapper chez Victor, où il avait de nouveau entendu du bruit. Il attendit un moment, et, comme on ne répondait pas, abandonna, se jugeant indiscret. Pourtant, quelqu’un marchait dans l’appartement. Une peur irraisonnée s’empara de lui. Pouvait-il s’agir un cambrioleur ?

Il ouvrit prudemment, les lampes à gaz étaient allumées, il s’avança vers la salle à manger, aperçut au sol une forme inerte couronnée de cheveux roux : Tasha ! Il se précipita à son secours mais, avant d’avoir pu étendre la main, il étouffa, un tampon pressé contre son visage. Il s’enfonça dans des sables mouvants qui sentaient le phénol.

 

Écœuré par l’atmosphère confinée du fiacre, Victor se pencha à la fenêtre. A la clarté bilieuse des réverbères, les passants prenaient brièvement de la consistance, puis redevenaient des ombres, semblables à cette silhouette qui l’avait bouclé dans la chambre de Tasha. Il y serait encore si le père Ladoucette, inquiet de ne pas voir arriver Choupette, n’était monté et n’avait trouvé sa chienne prisonnière du cabinet d’aisances. Les cris de Victor l’avaient alerté, il l’avait à son tour délivré, jurant d’expédier dans une cellule de Mazas le petit plaisantin qui s’amusait ainsi avec les clés.

Frappant à la vitre, Victor pria le cocher de le conduire rue Visconti. Il fallait qu’il vérifie un détail.

 

Joseph dormait, la bouche ouverte sur un ronflement. Mme Pignot autorisa Victor à retourner dans la remise pour y consulter des journaux.

— Surtout remettez-les à leur place, mon minet est encore plus maniaque que son pauvre papa, et c’est pas peu dire ! Vous feriez bien de rentrer au trot, Mlle Tasha se fait des cheveux à vous attendre.

Il acquiesça et se saisit de la lampe posée sur la table de nuit. Joseph ouvrit un œil, songea un instant à lui proposer son aide mais se ravisa. Jamais de sa vie il n’avait eu aussi chaud.

Victor n’eut aucune peine à retrouver le journal, posé au-dessus de la pile. Alors qu’il s’approchait de la lucarne pour le relire, son pied écrasa un objet mou. Baissant la tête, il crut distinguer dans l’ombre la silhouette d’une bête ramassée sur elle-même, dotée de pattes crochues. Un spasme le secoua, il recula, affolé. Sa phobie des araignées remontait à l’enfance. Celle-là était de taille. « Non, impossible, elle est trop grosse, on dirait un crabe ! » Il surmonta son dégoût, se pencha, puis émit un rire soulagé en découvrant que ce n’était qu’un gant.

 

La salle à manger ! Il lui fallait examiner de nouveau les tableaux, les inventorier l’un après l’autre, ma parole il y en avait autant que dans les salles du Louvre consacrées à l’École française ! Rien. Il s’arrêta, découragé, il les avait tous passés en revue,

c’était à devenir fou. Un craquement le fit se retourner, il vit la canne prête à s’abattre, brandie par un lycéen en képi et uniforme. Il leva instinctivement un coude pour se protéger. Au même moment, deux bras ceinturèrent fermement l’agresseur. La canne tomba et Victor se jeta dessus, l’envoyant valdinguer sous la table. Puis il se releva pour venir à la rescousse de Joseph qui s’efforçait vainement d’immobiliser le jeune homme. Échappant de peu à une ruade, Victor gifla son agresseur à la volée. Le képi valsa, une natte épaisse s’en échappa. La scène se figea comme une des vues projetées par Baptiste Delcourt.

— Enchanté de faire enfin votre connaissance, Marie Turnerad, alias Ninon de Maurée, dit Victor, essoufflé. On m’a beaucoup parlé de vous. Joseph, prenez l’embrasse des rideaux et liez-lui les mains.

— Marie Turnerad ? Comment savez-vous ça, patron ? demanda Joseph en s’exécutant.

— Il ne sait rien, dit Ninon.

— Détrompez-vous. Et asseyez-vous, vous devez être fatiguée de tout ce mouvement. Joseph, aidez-moi.

Ils la ligotèrent au dossier de la chaise. Elle ne résistait plus, les considérant avec ironie. Victor marcha droit au buffet. Il se pencha pour tirer le tableau le représentant nu. Il le retourna. Entre le châssis et la toile était coincé un rectangle de bois qu’il dégagea. Joseph poussa une exclamation quand Victor agita la « dame en bleu » devant Ninon.

— C’est bien ce que vous cherchiez ?

Elle haussa les épaules en souriant.

— Dommage pour vous que, dans son désarroi, cette pauvre Denise ait justement glissé ce chromo sous le seul tableau que je ne désirais pas voir exposer. Sinon, vous l’auriez trouvé plus vite et à l’heure qu’il est vous seriez… Où seriez-vous, Palmyra Caicedo ? Ou dois-je vous appeler Zénobie Turner ?

— Patron, je ne vous suis plus ! s’écria Joseph. Le sourire de Ninon s’accentua.

— Vous êtes très fort, monsieur Legris, j’aime ça. Cela m’aurait ennuyée de vous abîmer le visage. Je constate que vous n’avez rien de cassé. Vous paraissiez plutôt mal en point en sortant de cet immeuble, rue d’Assas. Vous avez couru derrière mon fiacre, sans doute persuadé que je fuyais : raisonnement erroné, mon cher, je ne m’enfuyais pas, je vous surveillais. Après avoir tourné rue Madame, mon cocher est revenu par la rue de Fleurus se ranger à distance de votre banc. Je ne tenais pas à vous perdre, vous êtes imprévisible. Quand à votre tour vous avez sauté dans un fiacre, le mien vous a filé jusqu’à la rue Notre-Dame-de-Lorette. J’avais un double des clés de Tasha, j’ai improvisé pour gagner du temps, je vous ai bouclé afin de fouiller chez vous Malheureusement, votre appartement est un vrai hall de gare, pas moyen d’y être tranquille..

Brusquement inquiet, Victor prit conscience de l’étrange odeur qu’il sentait depuis son arrivée.

— Kenji ? appela-t-il.

— Ne vous inquiétez pas pour lui, il dort, Tasha aussi.

— Que leur avez-vous fait ? rugit-il.

— Juste un peu de chloroforme, je les ai traînés dans votre chambre. Ils sont très mignons, allongés côte à côte sur le tapis.

— Joseph, allez voir ! gronda Victor.

— Je profiterai de ce répit pour rectifier une erreur, monsieur Legris. Je sais où se trouve le chromo de la Vierge depuis le jour où j’ai aidé Tasha à porter ses encadrements. Il m’aurait alors été facile de la neutraliser et de récupérer mon bien, mais je répugne à la violence. Et voilà que M. Legris, le preux chevalier, a voulu abriter toutes les toiles de sa bien-aimée chez lui ! Je n’avais donc plus qu’à séduire M. Mori pour forcer votre repère. Ce qui fut fait, et bien fait. Décidément les hommes sont tous les mêmes, qu’ils soient nés ici ou ailleurs. J’ai cru pouvoir agir pendant la nuit mais, mauvaise surprise, la porte était fermée à clé.

Victor considéra la Vierge d’un œil critique.

— Vous n’allez pas prétendre que c’est sa valeur artistique qui vous a poussée à commettre une telle hécatombe ?

— Une hécatombe ? Soyez plus explicite, monsieur Legris.

— Voyons, Ninon, vous me prenez pour un imbécile ? Vous avez sauvé votre tête il y a dix ans, cette fois vous n’échapperez pas à la justice, vous avez joué, vous avez perdu, c’est la vie.

Joseph revenait, la mine sombre.

— Elle a raison, patron, ils sont dans le brouillard, mais je vais leur passer de l’eau sur la figure.

— Je n’ai pas tué Dante ! cria Ninon. Je suis innocente, on m’a relaxée. Que savez-vous de la vie ? Vous êtes né avec une cuiller en argent dans la bouche ! Moi, je suis venue au monde quelques kilomètres à l’écart des beaux quartiers, il m’a fallu lutter, et au moment où j’allais m’en sortir, on m’a jetée en prison, on m’a traînée en cour d’assises, j’ai tout perdu en quelques mois !

— Je sais, on vous a accusée injustement, à cause de votre blessure à la main. Seulement cette fois c’est différent, vous êtes coupable et vous avez laissé un indice, dit Victor en sortant un gant de sa poche.

— C’est celui que j’ai ramassé à la Cour des comptes ! s’exclama Joseph qui s’était approché, tenant une serviette humide. Je me demandais ce que vous fricotiez dans la remise, patron. Où est l’autre gant ?

— L’autre n’a aucune importance, c’est celui-ci qui nous intéresse, le pouce gauche est troué par usure. Vous portez bien une prothèse au pouce gauche, Ninon ?

— Pourquoi poser la question puisque vous l’avez deviné ? Comment avez-vous fait ?

— Par recoupement. Le récit de Francine Blavette m’a permis de comprendre pourquoi vous n’avez pas crié lorsque vous vous êtes pincé le pouce, au cours du déménagement, hier. N’importe qui aurait hurlé de douleur, mais vous, vous êtes restée sereine. Sur le moment ça ne m’a pas frappé. C’est en trouvant le gant que j’ai compris.

— Y a pas à dire, vous avez du flair, patron ! Mais avouez que moi aussi. Parce que si j’avais pas eu l’idée de vous suivre, crac !

— Ne vous réjouissez pas trop vite, messieurs. Ce gant m’appartient, mais en aucun cas il ne constitue une preuve de ma présence sur les lieux d’une… hécatombe, vous avez pu le ramasser n’importe où.

— Mais, patron…

— Elle a raison. Allez donc me chercher un couteau, nous allons voir ce que cette « dame en bleu » a dans le ventre.

Joseph fourgonna dans la cuisine en exprimant tout haut son indignation.

— Joseph, attachez-lui les poignets ! Joseph, allez voir par-ci, Joseph, allez voir par-là, Joseph, un couteau ! Et pas une seule fois : Joseph, merci de m’avoir sauvé la vie. Ah, elle est belle, la reconnaissance !

Il apporta un énorme couteau à viande qu’il tendit exprès lame en avant. Victor désossa le chromo, glissa la pointe sous le support de la Vierge qui se fendit. Il dégagea un papier officiel rédigé en espagnol et estampillé de nombreux tampons. Il identifia le nom d’Armand de Valois.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’acte d’achat d’une concession de terrain en Colombie, répondit Ninon.

— Il est à vous ? Je ne vois mentionné nulle part le nom de Palmyra Caicedo.

— Disons qu’il me revient de droit.

— Et pour le récupérer vous n’avez pas hésité à supprimer trois personnes. Non, quatre, avec Armand de Valois.

— Que Dieu le reçoive en son paradis. Ce cher Armand était un coquin, mais il m’inspirait une certaine sympathie, nous étions semblables sur bien des points. Allons, acceptez l’évidence, vous pourrez au mieux obtenir ma condamnation pour tentative de vol, sans effraction puisque c’est M. Mori qui m’a introduite.

— Comment vous êtes-vous procuré le double des clés de la mansarde ?

— C’est Tasha qui me les a prêtées. Elle avait oublié du matériel avant-hier, elle m’a priée d’aller le prendre.

— Où est M. Turner ?

Ninon éclata de rire.

— Donnez-moi un pantalon, une redingote et un melon, et vous verrez M. Turner. J’ai adoré ce double rôle, interpréter tantôt le mari, tantôt la femme, un couple désuni, ces Turner, ils ne sortaient jamais ensemble. Le pipelet n’y a vu que du feu. J’ai eu un professeur de haut niveau. J’étais à vos trousses quand vous êtes entré au théâtre Robert-Houdin. Cet imbécile de Médéric s’est probablement épanché sur votre épaule. Le pauvre ! Affreusement sentimental. Trop, à mon goût.

Victor jeta un coup d’œil agacé à Joseph qui prenait des notes dans un carnet. Cet interrogatoire ne menait à rien. Il fallait changer de méthode.

— Vous avez tué Odette, Denise et le père Moscou, affirma-t-il.

— Pures présomptions de votre part.

— Vous avez menacé Mme de Brix, la lettre envoyée d’outre-tombe par son fils a failli la tuer, qui sait d’ailleurs si elle survivra à sa crise d’hémiplégie.

— Bien que je ne lui aie pas été présentée, je suis désolée de cette nouvelle, j’ignorais que sa santé était à ce point fragile.

— Vous vous êtes fait passer pour une extralucide afin d’exploiter la douleur et la crédulité de Mme de Valois.

— La douleur ! Un peu excessif, mon cher. Au mieux, je lui ai tiré quelques larmes de crocodile, elle était tellement folle de son défunt mari qu’elle le trompait avec vous. Si crime il y a, c’est le seul que j’ai commis.

Joseph s’arrêta d’écrire et, rayonnant, leva la main qui tenait un crayon.

— Patron, je peux vous dire quelque chose ? Il attira Victor à l’écart et lui chuchota à l’oreille :

— J’ai la preuve de sa culpabilité ! Je cours à la maison et je vous la rapporte illico.

Ninon adressa un regard complice à Victor.

— Nous sommes seuls, libérez-moi, personne n’en saura rien, vous direz que je me suis échappée.

— Et qu’ai-je à y gagner ?

— Mais tout : la richesse, l’amour, nous formerions un couple étonnant…

— C’est très tentant, mais j’ai déjà tout cela. Et vous vous trompez, nous ne sommes pas seuls.

Il pointa le menton vers la chambre à coucher où il se dirigea. Réconciliés par le sommeil, les deux êtres qu’il aimait le plus au monde dormaient comme des enfants. Il éprouvait une certaine reconnaissance envers Ninon : elle aurait pu les tuer, eux aussi.

 

Un ouragan semblait avoir bouleversé le logement si bien rangé de Mme Pignot. Vidée de son contenu, l’armoire de Joseph tendait ses vantaux vers les vêtements disséminés sur le plancher. Enfin il repêcha la veste qu’il portait le jour où il avait assisté à l’agression du père Moscou. Il retourna les poches : rien. « Maman ! Qu’est-ce que t’en as fait ? Tu ne l’as pas fichu à la poubelle, ça j’en suis sûr, je sais que tu gardes tout ce qui pourrait servir en cas de nouvelle guerre. »

Il se rua vers le placard où elle entreposait pelotons de ficelle, papiers d’emballage et boîtes de biscuits accueillant épingles, pièces d’un sou, boutons. Cette dernière collection fut répandue sur la table et plus fébrilement fouillée qu’un tas de pépites. Les doigts de Joseph se refermèrent sur une prise, il fonça vers la rue des Saints-Pères.

— Patron, patron, je l’ai, la preuve !

Sur la paume qu’il tendait fièrement brillait un bouton doré appartenant à un uniforme de lycéen. Victor s’en empara, l’approcha de la redingote sombre que portait Ninon et où étaient cousus des boutons identiques.

— Quels gogos vous faites, tous les deux ! Lakanal fourmille d’élèves déguisés des mêmes oripeaux ! Un bouton ! En effet, j’ai perdu un bouton, petit crétin, mais comment allez-vous convaincre ces messieurs de la police que je l’ai perdu Cour des comptes ?

— Elle l’a dit ! Patron, elle a avoué, elle a dit Cour des comptes » ! C’est elle ! s’écria Joseph qui ne digérait pas le « petit crétin ».

— Bien sûr que c’est elle, reste à le prouver.

— Mince, vous êtes difficile, je vous ai fourni un gant, je vous ai fourni un bouton, je vous ai fourni des journaux, et…

— Et vous venez de me fournir une idée qui a des chances de confondre notre chère amie. Merci infiniment.

Joseph devint instantanément plus rouge qu’un coq. S’il avait osé, il aurait embrassé Victor.

« Et merci Numa, pensa celui-ci. "Suis ton instinct." N’est-ce pas le message qu’il m’a transmis de la part de Daphné et de l’oncle Émile ? »

— Joseph, vous pouvez filer au commissariat. S’il vous plaît, ajouta-t-il avec un sourire.