LA DISPARUE DU PÈRE-LACHAISE

 

 

 

CLAUDE IZNER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10 18

INÉDIT

« Grands Détectives » dirigé par Jean-Claude Zylberstein

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Êtes-vous toujours là ? Vous êtes morts sans doute, mais

d’où je suis on peut parler aux morts »

 

 

Victor Hugo

 

 

 

 

Nous sommes tous des fantômes

 

Elisabeth d’Autriche

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Éditions 10/18, Département d’Univers Poche, 2003.

ISBN 2-264-03492-0

 

 

 

 

 

 

 

 

PROLOGUE

 

État de Colombie, province du Cauca.

Novembre 1889

 

Ils avaient enfin atteint Las Juntas après une descente épuisante à travers la forêt saturée d’humidité. Un homme barbu ouvrait la marche. Derrière lui deux porteurs indiens transportaient un quatrième homme inconscient dans un hamac, suspendu à une perche posée sur leurs épaules.

Ils longèrent un sentier caillouteux bordé de labiacées en fleur à environ un kilomètre du village. La vingtaine de cahutes se découpaient sur l’ossature brûlée de la Cordillère, aux alentours s’étalaient de maigres champs de maïs et de tabac. Plus bas, le rio Dagua roulait ses eaux agitées vers l’océan Pacifique.

Le chemin qu’ils suivaient se terminait en cul-de-sac devant une bâtisse délabrée décorée du nom fastueux de Hacienda del Dagua, un entrepôt abandonné datant de l’époque où Las Juntas était un centre commercial actif entre Buenaventura et Cali. Il n’en restait que des ruines envahies par la végétation, seule une chambre au toit crevé tenait encore debout.

Les porteurs déposèrent la civière improvisée sur des caisses emplies de paille et s’empressèrent de sortir en murmurant « duendes, duendes ». L’homme barbu grimaça. En temps normal une maison hantée aurait excité sa curiosité, mais depuis trois jours rien ne tournait rond et il éprouvait une indifférence croissante à l’égard du monde. Il regarda les Indiens détaler, se débarrassa de son havresac et inspecta les lieux.

D’innombrables toiles d’araignées formaient un voile épais sous lequel gisaient pêle-mêle des roues de chariot brisées, des pignons de machines, des débris d’appareil télégraphique, des dizaines de bouteilles vides. L’homme ramassa un volume jauni, rongé, dont les pages s’effritèrent : Stances à la Malibran, d’Alfred de Musset. Il rit intérieurement. Musset, ici, en ce lieu, quelle absurdité ! Il laissa tomber le livre et se pencha au-dessus du corps allongé en travers des caisses de paille. Le mourant était presque aussi grand que lui, mais plus enveloppé. Sa chemise déboutonnée révélait un torse couvert de sueur dont chaque inspiration, accompagnée d’un sifflement, semblait devoir être la dernière. Une écume rosâtre moussait à ses lèvres. La balle l’avait frappé dans le dos, perforant le poumon.

« Il n’en a pas pour longtemps », pensa l’homme barbu, surpris de se sentir à ce point détaché.

Il ouvrit le havresac, répandit son contenu sur la terre battue : un portefeuille, des cartouches, des sous-vêtements, un couteau, des cartes d’état-major. Une enveloppe dépassait du portefeuille, elle était adressée à « M. Armand de Valois, Géologue de la Compagnie du canal interocéanique, chez la senora Caicedo, hôtel Rosalie, Cali, COLOMBIE ». Il la déplia et lut à mi-voix.

29 juillet 1889

Mon cher Armand,

Comment vas-tu, mon canard ? J’ai trouvé ta lettre arrivée en mon absence. Je suis de retour à Paris depuis hier. J’ai adoré mon séjour à Houlgate, mon amie Adalberte de Brix (tu sais, la veuve du président de Brix) avait loué une villa proche de la mienne. Nous avons fait de jolies promenades, joué au lawn-tennis, au volant, au croquet, et rencontré des gens charmants, en particulier un célèbre spirite anglais, M. Numa Winner. Imagine-toi qu’il avait prédit la faillite de M. de Lesseps et l’arrêt des travaux du canal voilà plus de deux ans ! Je suis allée plusieurs fois chez lui en compagnie d’Adalberte. Depuis la disparition prématurée de son fils Albéric, elle s’est prise d’un engouement sans bornes pour les séances de communication avec les esprits et a consulté nombre de médiums sans obtenir de résultats probants avant qu’on ne lui présente M. Numa Winner. Eh bien, mon canard, figure-toi que le jeune Albéric lui a parlé par son entremise. Je n’y aurais pas prêté foi si je n’avais assisté à la scène. C’était stupéfiant ! Le jeune Albéric a conjuré sa mère de ne plus le pleurer, il est heureux là où il est, « libre, enfin libre ! » s’est-il écrié. Quelle consolation, n’est-ce pas ? J’ai posé des questions personnelles à M. Numa, il m’a assuré que bientôt tes ennuis seraient terminés et que tu pourrais jouir d’un repos bien mérité. Tu vois, mon canard, ta petite femme pense à toi. T’ai-je raconté que M. Legris, ton libraire de la rue des Saints-Pères, avait été mêlé à de sordides affaires d’assassinats perpétrés dans l’Exposition universelle ? Raphaëlle de Gouveline m’a appris qu’il fréquente une émigrée russe, une gourgandine qui pose nue pour les peintres. Rien ne peut m’étonner venant de ce genre d’homme, il ne porte jamais de haut-de-forme et a pour domestique un Chinois.

Je termine ici ma lettre, j’ai un essayage chez Mme Maud, rue du Louvre, un costume charmant dont la coupe est tout à fait… Mais chut, tu auras la surprise. Ta petite femme veut se faire belle pour ton retour. Écris-moi vite. Je t’envoie mille pensées affectueuses parfumées à l’héliotrope.

Ton Odette.

 

Le ciel prenait une teinte plombée. L’homme replia la lettre et la replaça à l’intérieur du portefeuille. Tandis qu’il le glissait dans la poche du mourant, il perçut un frôlement rapide qui s’interrompit quelques secondes plus tard. Il alluma une bougie, la promena au-dessus de sa tête. Rien. Pourtant, il avait identifié le vol d’une chauve-souris vampire, un animal qui, la nuit, saigne les dormeurs aux orteils. Saisi d’un frisson de dégoût, il attrapa une bouteille et la lança au jugé. Elle se fracassa contre un mur. Le blessé toussa, il suffoquait. Le rythme de son souffle s’accéléra, ses yeux se posèrent sur la haute silhouette debout à son chevet, il fit un effort pour se redresser, ses forces se diluèrent dans le sang qui affluait à sa bouche. Il retomba en arrière. C’était fini. Machinalement, l’homme barbu se signa, murmura « qu’il repose en paix, amen », lui ferma les paupières.

À présent, il fallait appliquer le plan sans faillir. Attendre l’aube pour procéder à la toilette du mort, surtout bien dissimuler sa blessure, puis prévenir le représentant de l’autorité afin qu’il vienne constater le décès. Décider avec le magistrat de toutes les dispositions en vue d’une inhumation rapide. Le village de Las Juntas avait été choisi parce qu’il n’avait ni curé ni charpentier, le corps serait donc mis en terre enveloppé d’un simple linceul, dans quelques mois il n’en resterait que les os.

L’homme s’affala sans ôter ses bottes. En dépit de la fatigue il ne pouvait dormir. Ses pensées se concentraient sur ce qu’il devait accomplir. Lorsqu’il en aurait terminé, une bonne mule le mènerait en cinq ou six jours au port de Buenaventura où il embarquerait à bord du steamer de la Compagnie anglaise de navigation, direction Panamá. Il arriverait à temps pour attraper le chemin de fer de Barranquilla. Le La-Fayette quitterait les eaux colombiennes vingt-quatre heures plus tard. À la mi-décembre, il mouillerait à Saint-Nazaire.

Il fouilla dans la poche du mort et en tira un cigare à moitié écrasé qu’il alluma. La chauve-souris suspendue à une solive aperçut avec inquiétude un petit œil rouge palpitant devant la bouche de l’homme