CHAPITRE VII

 

La neige achevait de fondre sous un soleil presque printanier. Loin d’être soulagé, Joseph se sentait agressé par ce soudain revirement. Comment le ciel pouvait-il montrer autant de clémence quand L’Éclair annonçait en page 4 :

 

LA NOYÉE DU PONT DE CRIMÉE

« Après autopsie, la jeune fille non identifiée retrouvée dans le canal de l’Ourcq il y a trois jours aurait été assommée puis jetée à l’eau. Crime passionnel ou crime de rôdeur ?

 

Il découpa l’entrefilet et le colla dans le calepin neuf préparé la veille. Puis il parcourut d’autres quotidiens, s’empara du Passe-partout qui lui aussi faisait mention de Denise.

 

« La jeune fille retrouvée dans le canal de l’Ourcq avait été sauvagement frappée avant son immersion. Son identité reste toujours inconnue. Il serait temps que la police assure la sécurité des citoyens avec un peu plus de…»

 

Cet article fut placé à la suite du premier. Une porte claqua à l’étage. Rangeant vivement journaux et calepin, Joseph enfila sa blouse et saisit son plumeau à l’instant où Tasha descendait l’escalier.

— Le patron n’est pas avec vous ? demanda-t-il en époussetant le bureau.

— Il est parti de très bonne heure, un rendez-vous avec un client, je suis persuadée qu’il ment, il avait cette expression soucieuse…

— Ne me dites pas, je sais, il hausse un peu les sourcils et deux grands plis lui barrent le front d’un œil à l’autre. On jurerait qu’il va mordre.

Elle ne put retenir un rire en le voyant se composer un masque de chien boudeur.

— Je crois qu’il a été repris par le démon de l’enquête, et je n’aime pas ça, murmura-t-elle.

« Et moi, se dit Joseph, elle pense que j’aime ça ? Le patron avait promis de m’associer à ses investigations et voilà qu’il me balance aux orties ! Ah, elle est belle, la confiance ! » Une marée de rancœur montait en lui, lui chavirant l’estomac. Il secoua rageusement son plumeau au-dessus du buste de Molière.

« Il me met au rancart, eh ben, il va voir de quel bois je me chauffe. C’est décidé, je suis malade, et pas plus tard que cet après-midi. Non mais c’est vrai ça, en cinq ans de bons et loyaux services je ne me suis jamais fait porter pâle, alors… Qu’il m’accuse de tirer au flanc ! Ça lui apprendra à vivre, fini de vadrouiller à sa guise en me laissant sur le dos toute la boutique, comme ça Mlle Tasha ne se fera plus de mouron ! »

Il marmonnait, agitait son plumeau, soulevait des livres qu’il reposait bruyamment au même endroit.

— Que se passe-t-il, mon petit moujik ?

— Il se passe que j’ai attrapé froid hier, en filant le train à M. Legris, je me sens patraque, je suis malade, voilà ce qui se passe !

Il voulut poursuivre quand son attention fut attirée par un fiacre s’arrêtant devant la librairie. Il s’approcha de la vitrine.

— Ah, ben ça ! Mademoiselle Tasha, venez donc voir qui nous tombe du ciel !

 

Furieux, Victor quitta le commissariat en martelant le sol de sa canne. Trop tard ! Le père Moscou avait été libéré vingt minutes avant l’heure réglementaire, parce que cinq individus soupçonnés d’avoir cambriolé un appartement au cours de la nuit réclamaient d’urgence un hébergement en cellule. Il consulta sa montre : neuf heures cinq. Il devait rentrer à la librairie, sinon Tasha allait encore le gourmander. Il prit le temps d’acheter la première édition du Siècle et le déplia au moment où il passait devant un bistrot, rue du Vertbois.

Blotti contre le poêle du bistrot, le père Moscou attaquait allègrement son boudin aux pommes et, entre deux bouchées, racontait à un auditoire de grisettes et de poivrots sa nuit au poste en compagnie de dames de petite vertu.

— Y en avait une qu’était pas jeune et qu’occupait deux places en largeur à elle seule, elle disait qu’elle l’avait tellement sauté pendant le siège par les Prussiens, à boulotter du rat et des topinambours, que depuis elle bouffait comme quatre. A sa santé !

Il but une lampée de vin.

— Elle se faisait appeler Madame Sans-Gêne, comme la copine à Bonaparte. Ah, il les a aimées, les femmes, tenez, sa Beauharnais il en était fou… Sang de bois !

Le nom de Joséphine, dont il avait affublé la morte, venait de raviver un souvenir. Il revoyait distinctement l’endroit où il avait enterré le cadavre, les deux lilas arrachés et replantés. Il avala de travers et manqua étouffer. Une fille hilare lui tapa dans le dos, jusqu’à ce qu’il se lève, soudain paniqué. « Faut que je retourne à la cour chercher mes affaires et que je disparaisse du paysage, sinon je suis frit. » Il fit trois pas incertains vers la porte, il y eut un « oh » de désappointement général, il revint s’asseoir, l’assistance applaudit.

— J’suis pas un lapin ! tonna-t-il.

— Non, t’es un cochon, tu bois et tu dis que c’est moi ! lança une voix avinée.

— T’attends qu’ ça, hein, Grouchy, que j’pointe le museau, pour m’ sauter sur le râble ! J’suis pas un lapin mais j’vais t’en poser un ! Je rentrerai en douce, quand il fera noir, tu m’verras pas, la nuit tous les chats sont gris.

— Sont ronds comme des barriques ! beugla la voix.

— Carnage ! hurla le père Moscou. En attendant J ’me cale ici, bien au chaud avec une petite chopine de derrière les fagots. Et si y en a qu’ça défrise…

Il se dressa à demi et retomba sur son tabouret en claironnant :

— On va leur percer le flanc, tirelire !

Planté devant le grand hôtel installé dans l’immeuble des Magasins Réunis, place de la République, Victor, indifférent aux passants qui l’injuriaient et le bousculaient, occupait le milieu du trottoir. Il n’entendait rien, n’avait d’attention que pour les mots courant en haut d’une page.

 

MEURTRE AU CANAL DE L’OURCQ

« La jeune morte repêchée par un marinier

dans le canal de l’Ourcq a eu le crâne brisé avant d’être jetée à l’eau. »

 

Il se laissa choir sur un banc, le journal lui échappa. Réfléchir, vite. « Mes déductions sont bancales. Le jour où je suis allé chez Tasha pour parler à Denise, Mme Ladoucette m’a dit qu’elle s’était rendue au bureau de placement à sept heures du matin. Moi je suis monté vers les dix heures et j’ai trouvé la mansarde sens dessus dessous, donc ce n’est pas après le meurtre, mais avant, disons entre sept heures et demie et mon arrivée que la chambre de Tasha a été fouillée. »

Le regard perdu sur un chien famélique occupé à chercher des restes de nourriture dans une poubelle, il pensait que Joseph avait raison de s’inspirer des méthodes du héros de Gaboriau : « Les rébus faciles, je les laisse aux enfants. Ce qu’il me faut, c’est l’énigme indéchiffrable pour la déchiffrer…» « Adopte le raisonnement de M. Lecoq, identifie-toi au criminel, que ferais-tu à sa place ? Voyons, ce pneumatique a attiré Denise hors de la chambre de Tasha, tu t’es embusqué près de l’immeuble, tu la guettes. Elle sort. Elle n’a pas le tableau de la "dame en bleu". Tu es surpris. Tu la suis, tu vérifies. Non. elle ne l’a pas. Son petit balluchon de toile ne peut contenir un objet plat et rectangulaire de trente sur quarante centimètres. Elle a dû le laisser là-haut. Il est tôt, tu as bien le temps de te rendre au rendez-vous que tu lui as fixé. Tu retournes au numéro 60, tu réussis à traverser la cour sans éveiller l’attention des concierges. Tu montes. La clé est bien sous le paillasson. Tu as le champ libre. Tu fouilles partout systématiquement. Bernique. Pourtant tu es certain que Denise n’a pas emporté le tableau. Tu files à l’église SaintJacques-Saint-Christophe. Tu es en colère. Voici Denise. Tu la menaces : qu’a-t-elle fait du tableau’ ? Où l’a-t-elle caché ? Elle prend peur, elle nie, si on l’accuse de vol elle est perdue. Tu lui arraches son balluchon, elle se sauve, tu la rattrapes, tu la frappes sauvagement, elle tombe, elle est morte. Pas de témoins.. Tu la jettes à l’eau. Tu disperses ses effets… Rien, cette sale gamine t’a abusé, tu es bredouille…»

Il se leva brusquement.

« L’assassin n’a pas récupéré la "dame en bleu", il cherche toujours le tableau ! Et s’il le cherche… Je dois être sûr. »

Il se précipita vers une station de fiacres.

 

Déçu, il dévala les escaliers et voulut traverser la cour mais freina son élan de justesse et alluma une cigarette, le temps qu’Helga Becker, perchée sur sa bicyclette, quitte les lieux. Il avait de nouveau tout inspecté, vérifié chacun des tableaux, pas de « dame en bleu ». Il frappa à la loge des concierges. Mme Ladoucette lui ouvrit, brandissant une tête-de-loup.

— Ah c’est vous, m’sieu Legris ! Dites donc, ça me tarabuste cette histoire de clé, c’est vous qui l’avez embarquée ? Parce que Mlle Tasha elle était furieuse, vous l’dis, moi.

— Oui, oui, c’est arrangé. Vous souvenez-vous du nombre de bagages que portait la petite bonne lorsqu’elle a quitté l’immeuble ?

— Pourquoi ? Elle a volé quelque chose ?

— Je n’ai rien dit de tel, je veux juste savoir si par regarde elle n’aurait pas pris un paquet plat et allongé, comme un gros livre ou un tableau.

— Un paquet plat et allongé ? Non, j’ai pas remarqué Elle avait juste son balluchon, vous savez, un carré d’étoffe noué aux quatre coins. Elle aurait quand même pas barboté une des toiles de Mlle Tasha ? Parce que si c’est le cas, je m’en lave les mains. V’là ce que c’est de prêter son chez-soi aux autres, ça vous rapporte que du tracas !

— Vous avez raison, madame Ladoucette, je vais faire changer la serrure.

 

Victor poussa la porte de la librairie. Assise devant le comptoir, Tasha feuilletait une étude sur Rembrandt.

— Tu es encore là ? Où est Joseph ? demanda-t-il.

— Je l’ai renvoyé chez lui, il est malade.

— Malade !

— Oui, pourvu que ce ne soit pas l’influenza.

— Ça ne lui est jamais arrivé en cinq ans.

— En parlant d’arrivée, M. Mori est parmi nous.

Affolé, il jeta un coup d’œil vers l’escalier.

— Il t’a vue ?

— Bien sûr, je ne suis pas invisible.

— Que lui as-tu dit ?

— Je lui ai dit : « Bonjour, monsieur Mori. Avez-vous fait bon voyage ?

— Et lui, qu’a-t-il dit ?

— « La mer était agitée, mais ça s’est très bien passé. »

— Tu te moques de moi.

Ironique, elle le dévisagea un instant.

— Décidément son opinion t’obsède. Il faut que tu cesses de te sentir coupable vis-à-vis de lui, tu as trente ans, plus de quatre fois l’âge de raison. Je suppose que tu vas me prier de vider les lieux ?

— Comment peux-tu me prêter une pareille intention ? C’est moi qui t’ai incitée à venir ici. Il n’est pas question que tu partes, tu es chez toi ! Vider les lieux, ma parole, tu me prends pour… pour… Je me fiche de l’opinion de Kenji ! cria-t-il.

Elle s’approcha, lui posa l’index sur les lèvres.

— Calme-toi. De toute façon, je dois rentrer, il faut que je prépare les dernières toiles destinées à l’encadreur, l’exposition ouvre…

Il lui saisit le bras.

— Je te l’interdis.

— Tu m’interdis d’exposer ? jeta-t-elle d’un ton glacial en se dégageant.

— De retourner dans ta mansarde tant que je n’aurai pas fait changer la serrure. Denise a emporté la clé, et elle a été… Tu peux bien attendre jusqu’à demain, non ?

Il paraissait vraiment inquiet, elle se radoucit.

— Tu as tort de croire que je suis ici chez moi, et je ne suis pas non plus tout à fait chez toi : nous sommes chez… lui. Mais c’est entendu, je reste encore un jour. Je vais au Bibulus. À ce soir.

Elle sortit, lui adressa un petit signe à travers la vitre. Allait-il risquer de la perdre par lâcheté ? Il décida d’affronter Kenji sur-le-champ.

Celui-ci écrivait une lettre, vêtu d’une veste d’intérieur rouge foncé à pois blancs et d’un pantalon gris à rayures noires.

— L’élégance britannique ! s’écria Victor en lui serrant la main.

Sans se l’avouer, il éprouvait du plaisir à le retrouver.

— Je vous ai rapporté un gilet de velours imprimé, là, le paquet sur le buffet, et pour Jojo une cravate de soie mauve. Il est souffrant.

— Oui, Tasha m’a averti, dit Victor en dépliant le gilet. Oh, splendide ! Je vous remercie.

Il était soulagé d’avoir prononcé le prénom de la jeune femme, désormais impossible de reculer. Mais, par une de ces pirouettes dont il était coutumier, Kenji infléchit la conversation vers un autre sujet.

— Vous vous étonnez sans doute de me voir regagner si tôt le bercail ? Mes affaires à Londres ont été réglées rapidement, je n’avais aucune raison de prolonger mon séjour, d’autant qu’il y avait un brouillard à couper au couteau.

« Pauvre Iris ! songea Victor, se souvenant d’une beauté aux traits enfantins aperçue sur une photo. Il lui consacre vraiment le minimum de temps. Belle affaire d’aimer un homme maîtrisant si parfaitement ses émotions ! »

Résolu à mettre les pieds dans le plat, il lança :

— Et vous, vous êtes sans doute surpris de trouver Tasha ici ?

Sans plus réagir que s’il avait été de pierre, Kenji apposa son paraphe au bas de la lettre qu’il plia soigneusement.

— Oui, se contenta-t-il de répondre.

— Eh bien, l’explication est très simple. Je… Elle…

Une peur sourde l’envahissait, comme lorsque à huit ans il chipait des biscuits et accusait le chien. Dire la vérité risquait de compromettre la bonne entente qui régnait entre lui, dont le géniteur avait été un tyran, et ce père adoptif plein de sollicitude mais trop parfait.

— Elle a été sommée de quitter sa mansarde par sa propriétaire… Mlle Helga Becker veut y loger une cousine de province.

— A-t-elle le droit de renvoyer une locataire qui paie son terme ?

— Elle le prend. Tasha ne reste que quelques jours, elle cherche un atelier.

Kenji esquissa un sourire, preuve qu’il n’était pas dupe, et se mit à écrire une adresse sur une enveloppe. « Miss Iris Abbott », parvint à déchiffrer Victor en lisant à l’envers, irrité de passer pour un écolier pris en flagrant délit de mensonge. Le tintement lointain du carillon de la librairie sonna sa délivrance.

— Je descends, il n’y a personne pour accueillir les clients.

— Je vous rejoins bientôt, dit Kenji.

Un homme portant melon et monocle se dirigeait d’un pas conquérant vers le comptoir.

— Monsieur, bonjour. Auriez-vous La France juive illustrée d’Édouard Drumont9 ? Je cours partout après cet ouvrage, toutes les éditions ont été épuisées.

— Pourquoi voulez-vous lire ça ? demanda Victor en qui montait la colère.

— Mais pour m’instruire, monsieur, pour apprendre…

— Je ne vends que les auteurs que j’admire et non les prêcheurs de haine et les maquilleurs de vérité dont M. Drumont peut se targuer d’être le chef de file. Au revoir, monsieur.

— Et ça se prétend libraire ! s’exclama l’homme au monocle. Vous feriez mieux de vous intituler épicier !

Sous la violente poussée de l’homme, le carillon hoqueta. Soulagé d’avoir épanché sa bile, Victor s’accouda au comptoir. Une voix venue de l’étage constata :

— Il y a autant d’imbéciles sur terre que de poissons dans la mer.

Victor sourit. Kenji ne supportait pas la bassesse d’esprit et lui opposait un humour cinglant qui rachetait largement son arrogance en d’autres occasions.

Il feuilleta Le Passe-partout, tomba sur un article consacré à l’affaire Gouffé qui relatait les déboires de deux policiers français à New York et San Francisco traquant vainement un certain Michel Eyraud, assassin présumé de l’huissier retrouvé à Millery dans un sac. Il était signé Isidore Gouvier. Ce nom lui évoqua la silhouette replète du reporter perspicace et flegmatique, dont il avait fait la connaissance en juin de l’année précédente, pendant l’Exposition universelle. Gouvier avait travaillé autrefois à la préfecture de police, il pourrait lui être de précieux conseil.

Il monta prévenir Kenji qui avait enfilé un habit et finissait de nouer sa cravate.

— Je dois m’absenter, je n’en ai pas pour longtemps.

— J’arrive, dit Kenji. Pourriez-vous m’acheter Le Figaro ? Et envoyer cette lettre pour moi ?

Victor s’empara de l’enveloppe, touché de cette marque de confiance. Peut-être avait-il mal jugé Kenji, peut-être finirait-il par accepter la présence durable de Tasha. « Et moi, accepterais-je celle de cette Iris ? »

 

Au fond de l’arrière-salle du Bibulus, un nouveau modèle se tenait sur une estrade. Tasha eut la surprise de reconnaître Ninon de Maurée, vêtue seulement de longs gants noirs. Jambes croisées, dos cambré, seins pointés en avant, elle régnait comme une divinité païenne sur un cénacle presque exclusivement masculin agitant non des encensoirs mais des brosses et des pinceaux. Planté face à elle, Maurice Laumier interrompait régulièrement son travail pour aller rectifier sa pose, lui incliner le cou de côté, faire pivoter son buste, ou replier un de ses bras derrière sa nuque. Il était tellement absorbé par sa tâche qu’il n’entendait pas les plaisanteries que se lançaient les rapins d’un bout à l’autre de l’atelier.

Tasha se faufila entre les chevalets. Le tableau de Laumier lui sembla sans surprise. Elle retrouvait la manière de peindre qui lui était devenue habituelle et rappelait tout à la fois le dessin stylisé cher à Ingres les aplats de Gauguin et la technique du cloisonné de vitrail. Elle se sentait de plus en plus étrangère à cette facture, songeait aux œuvres de Renoir, de Monet qu’elle aimait tant, à leurs recherches sur la lumière Maurice Laumier semblait s’être voué à l’ombre.

Il n’avait pas remarqué sa présence, rien ne pouvait l’arracher au rectangle de toile qui représentait le centre de son intérêt. Elle baissa les paupières et, dans l’obscurité précaire où elle tentait de s’enfermer, tous ses efforts lui apparurent artificiels. « Il fabrique des "œuvres d’art", il est pétri de théories. Moi, j’ai besoin d’un idéal, je veux exprimer ma pensée intime, le temps presse. »

Elle sortit son carnet, esquissa une caricature de Laumier.

— Ma chère, au secours, je dois parler à quelqu’un pendant cette séance de contorsionniste ! Sinon, je vais devenir folle.

Tasha mobilisa sa volonté pour s’obliger à revenir au présent. Elle ne put s’empêcher de sourire à la vue de Ninon figée dans une posture grotesque. Elle jeta de nouveau un coup d’œil au tableau de Laumier. Un fou rire montait vers sa gorge, elle tenta de le refouler sous des toussotements et finit par s’y abandonner sans retenue. Ninon émit à son tour un gloussement et s’écria d’une voix tremblotante :

— Il me prend pour une boule de pâte à modeler ! l’en ai assez, je suis fatiguée, j’ai froid, j’ai faim !

La mèche en bataille, l’œil rivé sur elle, Laumier la considérait d’un air implorant.

— Voyons, mon chou, ne bougez pas !

— J’ai des fourmis, il faut que je me remue ! Venez, Tasha…

Indifférente au tollé des peintres, elle sauta de l’estrade, s’enveloppa dans un peignoir de satin gris perle et se dirigea vers le réduit où s’entassaient ses vêtements.

— Enfin, Ninon, ce n’est pas sérieux, nous avons commencé il y a une heure à peine ! protesta Laumier.

— Une heure ! Une heure que vous me martyrisez ! C’est beaucoup trop. Songez que si je ne me sustente pas, je vais m’évanouir.

Elle ébaucha un geste menaçant. Laumier céda en soupirant.

— Mais vous promettez de vous dépêcher…

— Nous allons faire la dînette entre filles, puis je reviens, c’est juré, mon ami.

— Entre filles ? Il y en a pour la journée ! cria un rapin alors qu’elles s’éloignaient bras dessus, bras dessous.

Attablées dans un restaurant à prix fixe de la rue Tholozé, elles riaient en évoquant l’indignation des peintres.

— Je vous remercie de m’avoir présentée à Maurice, dit Ninon en coupant sa côtelette. C’est un très bel homme et il est plutôt gentil.

— Présentée ? Il vous a quasiment sauté dessus, je n’y suis pour rien.

Elle était fascinée par la liberté des propos de Ninon. Celle-ci se servit une seconde portion de purée.

— Que faisiez-vous, avant ? demanda Tasha.

— Avant ? Avant n’existe plus, seul compte aujourd’hui. Ma chère, il y a deux choses dont je ne peux me priver : les hommes et l’argent. Ils sont indispensables à mon bonheur. Sans argent, adieu existence affranchie.

— Mais les hommes, justement, sont souvent un frein à notre indépendance, vous ne croyez-pas ?

— Il suffit de savoir les manœuvrer, se servir d’eux comme ils se servent de nous. Ce sont des objets, de beaux objets utiles à la satisfaction de nos désirs, encombrants dès qu’ils veulent nous régenter. Je vous choque ?

— Non et… oui. L’amour ? Qu’en faites-vous ?

— L’amour ? Une invention du sexe pour nous plier à sa loi. Croyez-moi, Tasha, amour ou pas, sans argent, une femme est à la merci des hommes.

— Je ne partage pas votre point de vue, et puis si l’on a une passion artistique, l’argent passe au second plan.

— Vous m’en direz tant. Pourquoi l’art ne serait-il pas rémunéré ? L’amour l’est souvent.

— Oh, mais alors il s’agit de…

— De prostituées ? De ces femmes amorales, méprisées par les bien-pensants ? La prostitution n’est-elle pas le lot de l’humanité ? L’artiste ne se vend-il pas quand il monnaie son talent ? L’acteur quand il interprète les textes des autres ? Le journaliste quand il caresse l’opinion dans le sens du poil ? Le libraire quand il échange contre des espèces sonnantes et trébuchantes les œuvres qu’il n’a pas écrites ?

— Est-ce une allusion à Victor ?

— Victor, le Vainqueur, le nom sonne bien. Mais attention, sa victoire sur vous pourrait vous coûter cher.

— Non, Ninon, vous ne me convaincrez pas. J’aime m’éveiller près de lui et qu’il me serre dans ses bras.

— Moi aussi j’aime m’éveiller auprès d’un homme. À condition qu’ensuite il se lève et s’en aille.

— Arrêtez, sinon vous allez saper mon sens moral !

— Je m’en féliciterais. D’ailleurs, il serait parfaitement immoral que vous gardiez votre libraire pour vous toute seule.

— Prenez garde, Ninon, je suis jalouse ! s’écria Tasha en riant.

Son rire s’arrêta net. Jalouse, comme Victor ?

— Si vous tenez à séduire un libraire, je vous conseille de vous attaquer plutôt à son associé, Kenji ajouta-t-elle.

— Un Japonais ?

— Oui. Visiblement il fuit les femmes.

— Il préfère les hommes ?

— Non, non, il a le béguin pour une petite Londonienne.

— Vous excitez ma curiosité. Est-il séduisant ?

— Il possède un certain charme, à condition d’aimer les hommes plus très jeunes aussi aimables que des portes de prison.

— J’adore me lancer des défis. Chiche qu’il me tombe rôti dans le bec, votre misogyne ! Je n’ai encore jamais eu d’Asiatique. Ni de détective amateur d’ailleurs, remarqua-t-elle en lui adressant un clin d’œil. Et quelle énigme a-t-il résolue, ce Vainqueur ?

— L’année dernière, une série de meurtres se sont produits à l’Expo universelle. Il y a mis un terme. Vous avez dû en entendre parler, cela a fait la « une » des journaux.

— L’année dernière, j’étais en Espagne. Mais chut, de profundis, mon passé est enterré. L’addition est pour moi, il est temps d’aller prendre la pose, dit Ninon en repoussant sa chaise. Vous ne finissez pas votre assiette ?

Tasha ne répondit pas. La côtelette lui avait paru insipide. Elle se serait damnée pour des cornichons salés et des zakouskis arrosés d’un verre de kvas.

 

Victor s’engagea rue Croix-des-Petits-Champs. Il n’était pas revenu dans ce quartier depuis que Tasha avait quitté son travail de caricaturiste au Passe-partout. C’était étrange de se retrouver là. Il lui semblait qu’ils s’étaient rencontrés la veille.

— La p’tite chi, la p’tite chi, la p’tite chicorée sauvage !

Une maraîchère le dépassa. Il attrapa la galerie Véro-Dodat, s’appuya à la grille au-delà de laquelle une enfilade de cours menait au siège du journal. Un gamin, gibecière au dos, crachait dans une flaque pour faire des ronds, une petite fille s’amusait avec une poupée de son, elle la jetait en l’air, la rattrapait, la berçait pour la consoler, une autre cueillait des pissenlits entre les pavés. « Quand ai-je offert un bouquet à Tasha pour la dernière fois ? » Au moment où il allait pousser la grille, il suspendit son geste. Il connaissait la femme qui venait vers lui. Sous son chapeau de paille orné d’acacia jaune, elle avait une silhouette de gravure de mode admirablement corsetée pour offrir une taille étranglée qui accentuait la courbure de ses reins. Elle savait se mettre en valeur… Eudoxie Allard, la secrétaire-comptable du Passe-partout, aucun doute, c’était elle ! Depuis le jour où elle avait jeté son dévolu sur lui, il ne tenait pas du tout à se confronter seul à ce succube. Il se rabattit vivement de côté face à une vieille affiche publicitaire à moitié déchirée et s’obligea à la lire lentement.

BAL AU MOULIN-ROUGE

Place Blanche

Tous les soirs et dimanches soir

Grande fête les mercredis et samedis

Eudoxie Allard passa en ondulant, semant dans son sillage un parfum opiacé. Il se décida à bouger lorsqu’il fut certain qu’elle était hors de vue, cependant elle pouvait revenir avant qu’il ait eu le temps d’inviter Isidore Gouvier à prendre un verre. Il renonça à sa démarche, et alla déjeuner au Café Oriental, à l’angle de la rue des Petits-Champs et de l’avenue de l’Opéra.

« Et si je montais chez Odette ? Le boulevard Haussmann est à deux pas… se dit-il en sirotant un café. Elle est peut-être rentrée. » Mais il en doutait fortement, et rien qu’à l’idée d’affronter de nouveau ce Hyacinthe… Il régla l’addition et remonta vers le bureau de poste de la rue du Louvre.

 

Satisfait d’avoir carotté une journée de liberté, Joseph faisait les cent pas à travers la remise en cogitant sur la façon dont il allait mener son enquête. Denise avait bien été assassinée, et il était persuadé que le tableau de la « dame en bleu » était l’enjeu du meurtre. Le vieux clochard que le patron s’était donné la peine de courser jouait probablement un rôle dans cette tragédie. Il décida d’aller explorer la Cour des comptes. A l’instar d’un héros de Jules Verne en partance pour une expédition périlleuse, il prépara son équipement : cache-nez, casquette, veston droit de tweed – un cadeau de M. Mori –, bottines de cuir marron. Ne possédant pas de lampe de Ruhmkorff10, il se contenta de bougies et d’allumettes qui rejoignirent carnet et crayon au fond de ses poches Il griffonna un mot à l’attention de sa mère, alla le punaiser près de l’évier et partit, fier de se sentir l’âme d’un M. Lecoq. « Il me faut la lutte pour montrer ma force, l’obstacle pour le vaincre », psalmodiait-il en marchant tout guilleret le long des quais où, dans l’après-midi déclinant, les promeneurs se faisaient rare.

— Voici le journal que vous m’avez demandé. Victor posa Le Figaro sur le bureau couvert de catalogues.

— Vous êtes allé le chercher à l’imprimerie, il sent l’encre, remarqua Kenji en consultant ostensiblement sa montre.

Il se leva et se mit à lire, accoudé au comptoir. Victor l’observa avec curiosité. Cet intérêt était nouveau, Kenji achetait rarement un quotidien, sauf lorsqu’il voulait se tenir au courant de l’actualité littéraire. S’il avait regardé par-dessus son épaule, il aurait été encore plus surpris.

« Ce serait bien le diable si je ne trouvais pas un atelier à louer dans les vingt-quatre heures », songea Kenji, parcourant la liste des petites annonces immobilières. Il craignait de ne pouvoir supporter longtemps la présence de Tasha, quoiqu’il reconnût la discrétion et l’amabilité de la jeune femme Mais il refusait d’admettre qu’elle fût pour Victor davantage qu’une tocade. Il s’était forgé une idée arrêtée de la compagne idéale digne de son fils adoptif : soumise, réservée, soucieuse d’assurer son confort domestique, préoccupée de tenir sa maison et sa librairie, cultivée sans être elle-même portée sur la création artistique. Tasha ne correspondait en rien à ces critères. Bien qu’il s’efforçât de lui faire bonne figure, Kenji redoutait de la voir semer la discorde entre Victor et lui.

Il dut s’interrompre pour accueillir Anatole France et lui avancer un siège. D’un air négligent, Victor se prépara à saisir Le Figaro, désireux de découvrir l’article qui intéressait tant Kenji. Celui-ci le devança et le glissa dans un tiroir. Dépité, Victor salua l’écrivain et gagna son appartement.

Il ramassa une jupe, un châle, des épingles, semés par Tasha à travers les pièces comme autant de petits cailloux menant au lit défait, imprégné de ce parfum au benjoin qui régnait sur son domaine de bohème, rue Notre-Dame-de-Lorette. Il se revit passer la mansarde au peigne fin, inspecter la gouttière. Sans succès, il n’avait pu mettre la main sur la « dame en bleu ».

Découragé, il s’affala sur le lit et s’enfouit au creux des draps parfumés.

 

Une bonne odeur de potée chatouillait les narines de Joseph et se frayait un passage jusqu’à son estomac.

Mme Valladier répondait à ses questions en écumant son petit salé.

— Vous êtes sûre qu’il n’est pas là ? demanda Joseph, un poing pressé sur le ventre.

— Positivement. Ça m’inquiète un peu. Surtout que le jour où il va au Temple, il rapplique dare-dare au bercail, il dit qu’il en a plein les pattes.

— Alors c’est qu’ils l’ont gardé.

— Gardé ? Qui ça ?

— Les flics. Hier il a causé un esclandre au marché aux fripes, les sergents de ville l’ont embarqué. Vous faites pas de mouron, ils vont le relâcher. Mes hommages, madame.

Il quitta la loge après s’être incliné devant Mme Valladier. « Quel charmant jeune homme, si j’avais osé, je l’aurais invité à souper ! »

Satisfait de savoir que le vieux bonhomme ne risquait pas de le surprendre, Joseph marcha de la rue de Lille jusqu’à la rue de Bellechasse et de là gagna le quai d’Orsay. Il ne lui fut pas trop difficile de s’agripper aux branches d’un érable qui dominait le trottoir. Il lui fallut ensuite se laisser glisser le long du tronc et atterrir au milieu d’un massif de ronces où il acheva de s’écorcher les mains. La lueur des réverbères était suffisante pour lui permettre de rejoindre la carcasse éventrée du palais. Il se prit plusieurs fois les pieds dans les filets d’un lierre et pesta contre cette forêt vierge tout en se félicitant d’avoir chaussé ses bottines. Il franchit les marches d’un perron, traversa une salle carrée dépourvue de parquet. Il aperçut la lune entre d’énormes poutrelles de fer tordues par le feu qui avait ravagé les étages. Plus excité que s’il explorait l’Amazonie, il s’enhardit dans un corridor en arcades envahi d’herbes folles. « Quand j’aurai abordé ton territoire, père Moscou, je lui donnerai mon nom, je le baptiserai… voyons… l’île Pignot, la perle de l’archipel des… des Saints-Pères ! » Ces pensées réconfortantes l’aidaient à oublier le fumet du petit salé. Il se cogna à la première marche d’un escalier monumental et se dit qu’il était temps d’allumer un trognon de bougie. Stupéfait, il découvrit, animés par la flamme vacillante, des visages qui le contemplaient. Un doigt posé en travers de la bouche, une femme l’invitait au silence. En face d’elle, un guerrier demi-nu détachait des chevaux liés à des branches, les croupes frémissaient, les sabots piétinaient la terre. Il s’engagea prudemment sur les traverses recouvertes de planches, la tête orientée tantôt à droite, tantôt à gauche, vers les hautes murailles occupées par les fresques craquelées dont les titres étaient à peine lisibles dans leurs cartouches ternis : La Méditation… La Loi, la Force et l’Ordre… La Guerre… La Paix protectrice des arts et des travaux de la terre… Il se souvint d’une phrase de Théophile Gautier à propos du peintre Théodore Chassériau : « C’est un Indien qui a fait ses études en Grèce. » Mais, plutôt que l’Antiquité, ces allégories éveillaient en lui un univers enfantin de contes fantastiques dévorés au fond de la remise de son père, une provision de pommes à portée de main.

Il s’aventura le long du corridor des huissiers, interminable passage à voûte cintrée bordé de cloisons lézardées, jonché de débris métalliques et de broussailles. Il se hissa sur une terrasse à ciel ouvert d’où, tel un alpiniste au sommet d’un pic, il observa les toits des maisons voisines, les murs blancs de la caserne de la rue de Poitiers, les grands platanes aux branches piquées de nids d’un hôtel particulier. À l’horizon les nuages pourchassaient la lune. En se penchant, il aperçut un rideau de lianes dégringolant vers la cour d’honneur. Il fut saisi de vertige et parvint de justesse à rétablir son équilibre.

« Halte-là, s’agirait pas de prendre un raccourci ! »

Il se mit à plat ventre et dirigea sa bougie vers le bas. Il distingua vaguement un couloir percé d’une ouverture masquée par une tenture aux couleurs fanées qui battait au vent.

« Je parie que c’est la caverne d’Ali-Moscou ! Direction le rez-de-chaussée, en avant, marche ! »

La tenture soulevée, l’île Pignot révéla un paysage tourmenté rappelant étrangement celui de la remise de la rue Visconti. Joseph siffla entre ses dents.

« Ce qu’il peut y avoir comme merveilles, dans Paris ! C’est aussi bath que l’éléphant du père Hugo, cette piaule-là ! Regardez-moi ça, quel déballage ! Des défroques militaires, des médailles…Oh ! Des bouquins ! Voyons un peu. Jules Verne, Sans dessus dessous, je ne l’ai pas lu, celui-là. Ali-Moscou, tu t’es dégoté une caverne magique pour laquelle je suis sûr que tu ne paies jamais de loyer. Visitons. »

Il fit le tour de la pièce à la recherche d’indices. Mais dans ce décor de bric et de broc, il ne savait quel élément privilégier. Sa bougie expira, il alluma l’autre, et c’est alors qu’il découvrit l’inscription, gravée au-dessus d’une montagne d’édredons :

OÙ LES AS-TU CACHÉS

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Il sortit son carnet.

 

En nage sous sa houppelande, le père Moscou arpentait le quai d’Orsay, tourmenté par l’indécision la plus complète.

« Saleté de temps, ça change sans arrêt, un matin c’est Noël, le soir c’est la Saint-Jean. Qu’est-ce que je vais faire, sang de bois ? J’ai la dalle, j’irais bien chez la Maguelonne, mais une supposition que Grouchy soit embusqué à me guetter dans l’ombre – il en s’rait bien capable, ce salopiaud –, eh ben, je s’rais cuit ! »

Mélancolique, il songea à la cuisine de Mme Valladier, lumineuse, emplie d’odeurs alléchantes. Sur le fourneau mitonnait sans doute une soupe, une bonne soupe aux pois bien épaisse qui colle au corps et vous conduit en douceur dans les bras de Morphée. Il s’avança vers la rue de Poitiers mais la peur lui mordit de nouveau les entrailles. Il s’arrêta près d’un réverbère. Il aurait payé cher pour tomber sur une patrouille de sergents de ville.

« Penses-tu ! Les cognes, moins ils en font, plus ils fatiguent ! A c’t’heure, ils sont calfeutrés au poste, à se les rouler, à jouer aux cartes ! Quand les honnêtes gens ont besoin d’eux, macache ! Mais y a donc plus personne ? Pas un fiacre, pas un pékin ! »

Il discerna une forme emmitouflée de châles à moitié dissimulée dans une encoignure et s’approcha d’elle avec un intense soulagement.

—  S’il vous plaît…

Une voix de femme glapit :

—  Qu’est-ce que c’est ? Y a pas moyen d’avoir la paix ?

S’appuyant sur une canne elle s’éloigna en bougonnant.

—  Hé, faut pas avoir peur, j’voulais juste… Sang de bois, attendez !

La femme disparut. Désemparé, le père Moscou demeurait bras ballants.

« J’peux quand même pas battre le pavé toute la nuit ! Je sais ! Là-haut, à côté de ma muse, je serai à l’abri ! Et demain, dès potron-minet, j’irai vérifier que j’ai bien creusé la tombe à Joséphine sous le gros platane, j’y mettrai des clématites et puis du lilas, même s’il est encore en bourgeons ça lui f’ra plaisir. Allez Moscou, ran ran ran, c’est tout d’même pas la Berezina !

Il se plia en deux pour accéder à son entrée secrète, une crevasse apparemment bouchée par un bosquet d’acacias mais menant en réalité droit à la Cour des comptes. Pour se donner du courage, il braillait :

Ma Fanchon, essuie tes larmes, je reviens te consoler

J’ai gagné beaucoup de gloire et je n’ai perdu qu’un œil…

Alerté par le vacarme du père Moscou, Joseph souffla sa bougie, et tenta de trouver refuge à quelques mètres de l’escalier d’honneur.

Une lanterne à la main, le père Moscou gravissait les marches. Un cri modulé brisa le silence. Joseph sursauta, le cœur en déroute.

— C’est qu’moi, vieille chouette, on r’ connaît pas les copains ? Tu devrais avoir honte, me flanquer une frousse pareille ! éructa le père Moscou.

Il reprit son ascension en s’agrippant à la rampe. Enfin, il atteignit l’ Océanide aux seins nus qui le fixait de ses pupilles rondes.

— Alors, ma belle, ça biche ?

Liquide comme une eau dormante le regard de la belle ignorait l’intrus.

— Ben pourquoi qu’tu m’fais des yeux d’anchois ? C’est moi, Moscou, ton poteau !

Un silence ouaté l’enveloppait, si épais qu’il pouvait entendre son sang battre le rappel. Il ne bougea plus, devinant une présence. Il perçut un mouvement furtif à sa gauche, une lueur fulgurante explosa sous son crâne. Il entrevit le visage impavide de l’Océanide, puis bascula par-dessus la rampe.

Joseph fut secoué par une vibration métallique suivie d’un choc mat. Instinctivement il plongea et rampa jusqu’à une niche au pied de l’escalier. La lune émergea des nuages, jouant à cache-cache entre les lattes crevées du premier étage. Joseph discerna une ombre courbée sur une forme immobile. Il se rencogna plus profondément, des gravats crissèrent, l’ombre se dressa d’un coup. Joseph rentra la tête dans les épaules, retenant sa respiration. L’ombre fit quelques pas, puis détala. Cloué sur place, incapable d’avaler une goulée d’air, Joseph attendit quelques minutes, les sens en alerte, avant de se couler hors de sa cachette vers la forme imprécise qui offrait l’apparence d’un sac.

Quand il réalisa de quoi il s’agissait, il ne put réprimer un cri :

— Non, non ! supplia-t-il. Par pitié…

Les yeux grands ouverts, les lèvres retroussées en un cri muet, le père Moscou contemplait le vide.

Un genou à terre Joseph pencha le buste. Ses doigts palpèrent la houppelande du vieux. Il toucha une matière chaude, gluante. Mort ! Le vieux était mort ! Le crâne défoncé ! Horrifié, Joseph eut un haut-le-cœur et frotta frénétiquement sa main contre le dallage, en proie à ce genre de terreur qui donne envie de se réveiller dans son lit en se disant : « Ce n’était qu’un rêve. »

Quand enfin il parvint à maîtriser ses tremblements, il se força à regarder de nouveau le corps du vieux. Au creux de sa paume, un petit objet rond accrochait un reflet de lune. Joseph dut s’y reprendre à plusieurs fois avant d’oser s’en emparer et l’enfoncer dans sa poche. Puis tout se déroula si rapidement que son esprit eut à peine le temps de comprendre. Il sentit soudain qu’on l’épiait, il n’aurait pu dire comment, mais la sensation était là. Ses jambes réagirent plus vite que sa pensée, elles le propulsèrent à travers le corridor et la salle carrée, il escalada un tas de débris, mais il dérapa, déboula les marches du perron et s’affala, attendant le coup qui allait l’achever.

Il releva le menton, la vision brouillée. Des volutes de brume montaient de la terre. Pas un bruit, pas un signe de vie. Il se remit péniblement debout.

« Faut que je retourne là-bas, je ne peux pas laisser ce pauvre vieux. »

Une branche craqua. Il tendit l’oreille, attentif au moindre bruit.

« Si seulement le patron était là !… Non, je n’ai besoin de personne, ça va aller, ça va aller. »

Tiraillé entre la terreur et l’excitation, il ralluma sa bougie, fit demi-tour, remonta le corridor à toute allure et pila net à quelques pas de l’escalier.

— Mon Dieu, souffla-t-il.

Le père Moscou s’était volatilisé.

Il secoua la tête, incrédule. Là où tout à l’heure gisait un corps sans vie ne demeurait plus qu’une tache claire. Un mouchoir ? Non, des gants.