CHAPITRE II
Il était presque neuf heures quand Denise aborda le pont des Arts. Une matinée froide et claire servait d’écrin à l’un des plus beaux paysages parisiens. Au milieu de la passerelle, elle ralentit l’allure, fascinée par la vue qui s’offrait à elle. À gauche : les tours du Palais de Justice, la flèche de la Sainte-Chapelle et la masse imposante de Notre-Dame contre lesquelles se détachaient, lumineux, la pointe de l’île de la Cité et le jardin du Vert-Galant À droite, au loin, la tour Eiffel montait à l’assaut du ciel. Sous les arches du Pont-Neuf, la Seine faisait parfois le gros dos, clapotait un instant autour des bateaux-lavoirs, puis lissait ses eaux jaunâtres où voguaient quelques canards.
Elle longea l’Institut, l’École des beaux-arts, observant de l’autre côté du quai Malaquais les bouquinistes et les marchands de médailles arrimer leurs boîtes au parapet. Il lui fallut beaucoup de courage pour oser demander son chemin à un homme bedonnant qui lui sourit derrière son énorme moustache et lui indiqua la rue des Saints-Pères.
Moins luxueux que ceux du boulevard Haussmann, les hôtels particuliers dressés à la suite lui parurent bien plus beaux, sans doute parce que leurs façades patinées avaient bravé le temps. Elle apprécia le calme de ce lieu, où régnait une atmosphère provinciale. Il y avait plusieurs librairies, mais elle ne pouvait situer celle de M. Legris. Ce fut en apercevant l’enseigne Elzévir au-dessus du numéro 18 qu’elle fut certaine d’avoir atteint son but.
Au-delà des vitrines serties dans des boiseries vert bronze s’alignaient de grands cartonnages rouges, dorés sur tranche, ainsi que les plus récentes parutions, parmi lesquelles figuraient en bonne place le dernier livre d’Émile Zola, La Bête humaine, celui très controversé de Lucien Descaves, Sous-Offs, et un Shakespeare ouvert sur une sulfureuse illustration de sorcières. Un coin de la devanture était consacré à des romans dont Denise déchiffra les titres à mi-voix : L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau, Les Exploits de Rocambole de Ponson du Terrail, Le Mystère d’Edwin Drood de Charles Dickens, La Bande à Fifi Vollard de Constant Guéroult, La Pierre de Lune de William Wilkie Collins. Un petit carton annonçait :
Si vous aimez les énigmes criminelles et les enquêtes policières, n’hésitez pas à vous renseigner, nous nous ferons un plaisir de vous conseiller.
Un peu effrayée par ces mots écrits à l’encre rouge, Denise colla son visage à la vitre et aperçut à l’intérieur du magasin un jeune homme blond plongé dans la lecture d’un journal. Un sifflotement lui fit lever la tète. Képi rabattu sur les yeux, un lycéen en uniforme se tenait près d’elle, si proche qu’elle pouvait sentir la pression de son bras. Elle s’écarta imperceptiblement, et alla se réfugier sous l’auvent d’une boutique d’emballeur de l’autre côté de la rue, espérant voir bientôt surgir l’ex-amant de Madame. Le lycéen s’éloigna pour aller se planter un peu plus loin devant la pharmacie-confiserie Debauve et Gallais.
La porte de l’immeuble jouxtant la librairie livra passage à une femme tournée comme un pot à tabac, ceinte d’un grand tablier et armée d’un balai de bruyère. Elle inspecta la rue à droite, à gauche, avisa Denise qu’elle considéra d’un regard suspicieux, puis disparut dans le hall pour revenir presque aussitôt munie d’un seau dont elle balança le contenu sur le trottoir au moment où une voiture de quatre-saisons arrivait à sa hauteur. L’eau manqua éclabousser la femme attelée à la carriole.
— Ben dites donc, madame Ballu, vous voulez me noyer, pour sûr !
— Faites excuse, madame Pignot, j’avais la tête ailleurs, c’est rapport à mon cousin Alphonse, vous savez, celui qui est allé au Sénégal. Eh ben, il l’a attrapée !
— Attrapé qui ?
— L’influenza. On a beau lui donner du sirop d’escargot, y tousse, y tousse !
— Vous faites pas d’cheveux, madame Ballu, il s’en remettra, allez, bonne journée !
— À vous aussi, madame Pignot.
Mme Pignot fit un grand signe en direction de la librairie et repartit en tirant sa carriole. Le jeune homme blond sortit en coup de vent.
— Maman, attends ! cria-t-il.
Il rejoignit la marchande, subtilisa deux grosses pommes au sommet de son éventaire de fruits et légumes, déposa une bise sur sa joue et rentra dans la librairie.
Denise n’avait pas bougé de sa place. Elle vit le garçon blond reparaître sur le trottoir et s’adresser à un homme penché à la fenêtre du premier étage.
— J’en ai pour dix minutes, patron !
L’homme opina du chef, en refermant la croisée. Denise avait eu le temps de remarquer ses yeux bridés. Elle se rappela avoir entendu sa maîtresse parler sans sympathie du valet de chambre chinois de M. Legris.
L’Asiatique était vêtu à l’anglaise : veston droit de tweed boutonné sous le menton, aux revers étroits, avec poches à rabat sur les hanches, chemise blanche, pantalon gris au pli impeccable, bottines de cuir marron. Il s’approcha d’une table où était alignée une série d’encriers, saisit des billets de chemin de fer, les glissa dans son portefeuille et contempla un instant les deux nouvelles estampes récemment accrochées au mur pour renouveler le décor : l’une de Kiyonaga3, Bac traversant la Sumida, l’autre de Hiroshige intitulée Le Lac Biwa. Puis il poussa la porte d’un cabinet de toilette équipé d’une baignoire de cuivre. Penché vers le miroir au-dessus du lavabo, il arrangea le nœud Je sa cravate de soie verte, se coiffa d’un melon en drap de laine à carreaux, et, satisfait, sourit à la photo une jeune femme brune serrant tendrement un garçon d’une douzaine d’années. Daphné et Victor, Londres, 1872, était-il noté au bas du portrait posé sur le tablette de marbre.
L’homme revint au salon, vaste pièce meublée en Louis XIII, fit coulisser une cloison de lattes tendue de papier opaque, et pénétra dans une chambre à coucher de style japonais : alcôve abritant une couverture de coton et un oreiller de bois, coffre aux ferrures compliquées, masques de théâtre nô, gardes de sabres, écritoire en laque. Il ferma une valise bigarrée d’étiquettes multicolores et fixa à la poignée un rectangle de carton portant les mentions suivantes : M. Kenji Mori, 18, rue des Saints-Pères, Paris, France.
Tout en vaquant à ses préparatifs de départ, Kenji Mori songeait qu’Iris allait enfin vivre près de lui.
Dans sa dernière lettre elle exprimait son bonheur à l’idée d’habiter en France, et de ne plus avoir à patienter des semaines avant qu’il puisse quitter son associé et franchir la Manche pour la rejoindre. Saint-Mandé était très proche de Paris, il pourrait lui rendre visite chaque dimanche. Elle apprécierait d’être confortablement logée en pleine nature : la pension de Mlle Bontemps, agréable demeure située chaussée de l’Étang, faisait face au bois de Vincennes. En revanche, il lui faudrait déployer des trésors d’imagination pour la tenir à l’écart de la librairie. Pas question qu’elle rencontre Victor ! Il trouverait. Il fut tiré de ses pensées par un bruit de roues sur les pavés. Il s’approcha de la fenêtre : un fiacre se rangeait devant la librairie. Le jeune homme blond en descendit et lança, nez en l’ air :
— Votre sapin est avancé, m’sieu Mori
— J’arrive.
Denise vit le garçon blond sortir de la librairie encombré d’une valise constellée de vignettes. Il était suivi de l’Asiatique et d’un homme avenant âgé d’une trentaine d’années, taille moyenne, cheveux bruns, moustache. Elle se redressa, elle avait reconnu l’ancien amant de Mme de Valois. Elle l’entendit crier : « Bon voyage, Kenji, soyez sage ! » tandis que l’Asiatique prenait place dans le fiacre, qui s’éloigna.
Dès que Victor Legris et le garçon blond eurent regagné la boutique, Denise traversa la rue d’un pas qu’elle espérait ferme et y entra à son tour. Armé d’un plumeau, le garçon blond était occupé à dépoussiérer les livres sur les rayonnages. Au tintement du carillon, il tourna sa tête ronde couronnée de cheveux en baguettes de tambour, adressa un sourire à Denise qui, rouge de confusion, le dévisageait sans savoir que dire.
— Bonjour. Je peux vous renseigner ?
Comme elle ne répondait pas, il la rejoignit, accentuant son sourire.
— Vous cherchez un titre ? Un auteur particulier ?
Elle remarqua qu’il était bossu. Erwan lui avait dit un jour que toucher une bosse porte bonheur. Elle fut rassurée, sans savoir pourquoi, bien que le garçon la toisât maintenant avec un brin de condescendance.
— Je voudrais parler à M. Legris, chuchota-t-elle. C’est… important.
Intrigué, le garçon détailla la mise de la jeune fille. Elle était mal fagotée, ses souliers imploraient grâce et son balluchon n’était pas bien gros. Il avisa le paquet rectangulaire qu’elle serrait sur son cœur, en déduisit qu’il s’agissait d’une provinciale persuadée d’être une nouvelle George Sand s’efforçant de vendre ses écrits aux libraires du quartier Saint-Germain. Avec un grognement, il passa derrière le comptoir et disparut dans l’escalier à vis qui menait au premier étage. Demeurée seule, Denise contempla un buste posé sur une cheminée de marbre noir, coiffé d’une perruque, l’expression vaguement ironique. Elle s’efforça de lire le nom de ce personnage.
— Vous aimez mon Molière ?
La voix grave la fit sursauter. Victor Legris la considérait d’un air interrogateur. En retrait, le jeune homme blond agitait de nouveau son plumeau en chantonnant.
— Je suis au service de Mme de Valois, je… j’ai…
— Mme de Valois ?
Victor fronça les sourcils. L’image de son ancienne maîtresse s’imposa à lui, ses cheveux blonds dénoués, ses formes rondes et roses révélées par le drap qu’elle rejetait. Cela paraissait si lointain… Depuis combien de temps avait-il rompu ? Neuf, dix mois ?
— Oui, je vous remets. Rappelez-moi votre nom.
— Denise Le Louarn.
— Denise, bien sûr. C’est Madame qui vous envoie ?
Il se sentit brusquement coupable.
— Oh non, monsieur, je suis venue de mon propre chef, je ne connais personne à Paris, sauf vous, et…
Elle jeta un regard gêné au commis qui épiait la conversation. D’un signe, Victor le fit décamper.
— Il faut que je vous parle, s’il vous plaît, monsieur… C’est rapport à Mme de Valois, je ne peux plus rester.
Pâle et un peu vacillante, la jeune fille semblait sur le point de défaillir. Victor, mal à l’aise, ébaucha un geste et laissa retomber sa main.
— Avez-vous pris un petit déjeuner ?
Sans attendre de réponse, il lui saisit le bras en enchaînant :
— Moi non plus. Venez. Joseph, si on me demande je suis au Temps perdu. Casez donc votre bagage ici, mademoiselle, sous le comptoir.
Le carillon tinta. Joseph secoua avec exaspération son plumeau au-dessus d’une table rectangulaire couverte d’un tapis vert placée au centre de la librairie.
— Temps perdu, temps perdu, ça on peut dire qu’il le perd, son temps ! Et par-dessus le marché je suis seul pour faire tourner le commerce, pauvre Jojo, va !
Il posa son plumeau et se hissa sur un escabeau en extrayant de sa poche une pomme et un journal. Il parcourut la première page.
« Par télégraphe, dernière minute : En Allemagne, Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, se réjouit des 4 500 voix du socialiste Bebel à Strasbourg. »
Il haussa les épaules, il s’intéressait peu à la politique. Il feuilleta le quotidien jusqu’à la rubrique Faits divers et lut à voix haute :
« Un singulier larcin. La nuit dernière, des individus restés inconnus se sont introduits dans les écuries du dépôt de la Compagnie des omnibus, rue Ordener, et ont coupé les crinières et le crin des queues de vingt-cinq chevaux. Une enquête est ouverte…»
— Ça c’est pas banal ! Qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir faire de ce crin ? Des perruques ?
Sauter à bas de son perchoir, attraper une paire de ciseaux, un pot de colle, tirer de son autre poche un épais carnet noir ne lui prit qu’une minute. Il découpa l’article et le colla dans le calepin à la suite d’autres entrefilets insolites. Après quoi il mordit dans sa pomme en poursuivant sa lecture.
Le Temps perdu occupait l’angle de la rue des Saints-Pères et du quai Malaquais. À cette heure matinale, le café était presque vide. Ils s’installèrent à une table dans un des petits boxes alignés face au zinc. Victor se fit servir du thé. Denise ne voulut rien boire mais mangea une tartine et un croissant, elle était affamée.
— Décidément, les Français sont incapables de préparer correctement le thé, c’est pourtant simple ! Ce breuvage est une vraie lavasse.
— Madame dit toujours que je fais mal son chocolat.
La jeune fille essuya une miette au coin de sa bouche. Passablement ennuyé, Victor repoussa sa tasse.
— Si je comprends bien, vous voulez quitter Mme de Valois. Elle est tellement insupportable ? Denise hésita, baissa les yeux.
— Elle était différente, avant…
— Avant quoi ?
— Avant la mort de Monsieur. Exigeante, autoritaire, ça oui, comme toutes les patronnes, mais elle avait aussi ses bons côtés. Cet été, à Houlgate, elle s’est même montrée gentille avec moi, j’avais la permission de me promener au bord de la mer pendant qu’elle se rendait à ses réunions en compagnie de Mme de Brix.
Elle s’arrêta soudain, se mit à pétrir des boulettes de mie de pain et s’écria :
— C’est elle qui lui a fourré ces bêtises dans le crâne !
— Pardon ?
— Vous allez rire, monsieur… Ben, que les morts ne sont pas morts, qu’il y a une vie, après, pas au paradis, non, tout près de nous, qu’ils reviennent nous visiter mais qu’on ne peut pas les voir… Enfin, des histoires de ce genre, quoi. A Houlgate, Mme de Brix emmenait Madame chez un mage, dans une belle villa, et là il se passait des choses pas catholiques. M. Numa, le mage, il prêtait sa voix aux défunts pour qu’ils puissent converser avec les vivants. Mme de Brix parlait à son fils mort et enterré depuis belle lurette. Je ne l’ai pas vu moi-même, c’est Sidonie Taillade, sa femme de chambre, qui me l’a raconté. Ça la faisait rigoler. Elle disait que sa patronne était un peu cognée.
Denise soutint cette affirmation en se tapotant le front du bout de l’index. Elle enchaîna :
— Mme de Valois a changé d’un coup lorsque le télégramme d’Amérique annonçant la mort de Monsieur est arrivé. C’était fin novembre et…
Victor n’écoutait plus. Il se souvenait d’avoir appris la nouvelle par la comtesse de Salignac qui lui avait susurré en se pourléchant les babines : « Vous connaissiez Armand de Valois, je crois ? Vous pouvez le rayer du nombre de vos clients, il a quitté ce monde, le malheureux, emporté par la fièvre jaune. » Tout à son histoire d’amour avec Tasha, une artiste peintre rencontrée à l’Exposition universelle, il n’avait pu trouver le courage d’aller présenter ses condoléances à Odette et s’était contenté de lui adresser un mot assez impersonnel. Tasha… La jeune femme lui apparut aussi clairement que si elle avait été devant lui : ses yeux verts, ses cheveux roux serrés bas sur la nuque, il entendait le chantonnement léger de son accent russe. Elle lui manquait tant ! Elle le battait froid depuis deux interminables semaines Quelle bêtise ! Il avait simplement osé désapprouver son projet d’exposer ses toiles au Soleil d’Or. « Ce troquet de la place Saint-Michel attire une faune plutôt vulgaire, non ? Choisis un lieu mieux fréquenté », avait-il suggéré. Naturellement, elle s’était cabrée, quel fichu caractère ! « Avoue que tu es jaloux, tu ne supportes pas de me voir mener ma vie librement, tu voudrais m’enfermer comme une odalisque ! » avait-elle répliqué dans une brusque flambée de colère. Jaloux… Oui, elle avait raison, mais n’était-ce pas naturel quand il constatait avec quelle familiarité la traitaient les autres rapins, en particulier ce Maurice Laumier qu’il détestait et qui le lui rendait bien ?
— … sais que je ne devrais peut-être pas vous le dire, monsieur, mais… monsieur… monsieur, vous m’entendez ?
Victor revint sur terre.
— Oui ?
— Vous comprenez, monsieur, je suppose qu’elle pensait que le Bon Dieu l’avait punie à cause de… enfin…
Elle baissa la tête.
— Punie ? Que voulez-vous dire ?
— Pour sa liaison avec vous, sans vouloir vous offenser.
Victor se força à sourire.
— Allons, mon petit, je n’étais pas le premier dans la vie de Madame, et de son côté M. de Valois n’a jamais été un parangon de vertu, vous travaillez chez eux, vous devriez le savoir. Quand il est mort, votre maîtresse et moi avions rompu depuis longtemps.
— Je sais. N’empêche qu’elle prie plusieurs fois par jour, à genoux, devant le portrait bordé de crêpe de Monsieur, même que je l’ai entendue le supplier de lui pardonner. « Armand, je te sens, tu es là, j’en suis sûre, qu’elle dit. Tu vois tout, tu entends tout. Fais un signe à ta petite bibiche en sucre, mon canard, je t’en prie ! » Appeler un mort mon canard, je vous demande un peu ! Et il y a autre chose. Elle m’a ordonné de fermer les persiennes et de tirer les rideaux sous prétexte que Monsieur craint la clarté du jour, si bien qu’on vit constamment à la lueur des bougies, l’appartement ressemble à un tombeau ! Je ne vous parle pas de la chambre de Madame, si vous voyiez comment elle l’a décorée, et ce qu’elle garde dans son armoire… Elle aurait voulu de belles funérailles de première classe avec des fleurs, des couronnes et tout le tremblement, mais puisqu’il est enterré chez les sauvages, elle a fait graver une plaque en marbre qui a coûté les yeux de la tête à cause des belles lettres dorées, et elle l’a fait poser dans la chapelle funéraire des Valois, au cimetière du Père-Lachaise. Tout ça m’a fait très peur, j’ai essayé de me convaincre que c’était de se retrouver veuve qui lui montait au cerveau. Elle a commencé à s’absenter régulièrement les lundis et les jeudis après-midi, et quand elle revenait elle était… trans… trans…
— Transfigurée ?
— Oui, ça doit être ça, vous savez, comme les saints qu’on voit dans les églises, sur les vitraux.
— Avant-hier elle a voulu que je l’accompagne. On a pris un fiacre, on est allées dans un quartier que je ne connais pas, un bel immeuble. Une dame nous a introduites, je n’ai pas vu son visage, elle portait une voilette, mais j’ai bien compris au ton de sa voix qu’elle était mécontente. Elle a attiré Madame à l’écart, elle l’a sermonnée parce qu’elle n’était pas venue seule. Elles se sont cloîtrées dans une chambre au bout d’un long couloir. J’ai dû attendre plus de deux heures qu’elles en ressortent. Madame avait pleuré, elle se tamponnait les paupières. La dame à la voilette lui a dit : « Demain, votre deuil sera terminé à condition que vous obéissiez à votre époux et lui apportiez ce qu’il vous a demandé, alors il sera affranchi de ses chaînes et vous pourrez démarrer une nouvelle vie. »
— Que fallait-il apporter ?
Denise se mordilla les lèvres.
— Un tableau auquel Monsieur tenait beaucoup, enfin c’est ce que Madame m’a dit. Je suis allée le chercher, il faisait noir dans la chambre de Monsieur, et Madame était pressée. Je n’ai pas fait attention, je me suis trompée de cadre, il y en avait deux, vous comprenez. On s’est rendues au Père-Lachaise et là, Madame a disparu, je l’ai
Victor alluma une cigarette, souffla la fumée en suivant des yeux à travers la vitre une grande femme brune sur le trottoir opposé. S’il avait eu son appareil photographique, il aurait pu faire un cliché contrasté, silhouette claire contre mur sombre. Et cette fille qui jacassait, jacassait…
— Faut me croire, je n’invente rien, monsieur Legris, je vous jure ! Quand je suis arrivée à la chapelle, Madame n’y était plus. Il n’y avait que le foulard qui enveloppait… que son foulard, par terre. J’ai voulu le ramasser, mais quelque chose m’a heurtée, un caillou, sans doute. Seulement je n’ai vu personne. Je me suis enfuie, j’avais affreusement peur, j’ai couru jusqu’au pavillon du garde qui m’a conseillé de rentrer. Lorsque je suis arrivée boulevard Haussmann, j’ai tout inspecté, rien. Je me suis réfugiée dans ma chambre et à l’aube on… on a essayé d’entrer ! Une présence malfaisante, la même que j’avais sentie dans la chapelle. À force d’appeler les esprits, ils viennent !
Tandis que la jeune fille poursuivait ses jérémiades, Victor, amusé, se demandait pourquoi Odette avait jugé bon d’imaginer un stratagème aussi alambiqué pour découcher. Il ne pouvait croire à ce nouveau rôle de veuve éplorée désireuse de communiquer avec l’esprit d’un époux qu’elle avait trompé à maintes reprises. Peut-être y avait-il cette fois deux amants en jeu, et s’efforçait-elle d’échapper à la surveillance de l’un afin de filer avec l’autre.
— Je vous en supplie, monsieur Legris, aidez-moi, je ne veux pas retourner là-bas, plutôt coucher sous les ponts que de dormir une nuit de plus dans cette maison maudite !
— Ne vous inquiétez pas, mon petit, Mme de Valois est sans doute partie en voyage à l’improviste.
« Retrouver un être cher, comme Kenji, qui doit explorer la carte du Tendre en compagnie de son Iris », pensa-t-il.
— Mais, monsieur, il y avait vraiment… une présence derrière la porte, je n’ai pas rêvé. Et Madame n’a emporté aucun de ses vêtements, je m’en serais aperçue quand j’ai examiné…
Apparemment intéressé, Victor observait les lèvres de la jeune fille mais il croyait voir Tasha. Il eut alors une inspiration. Grâce à cette petite bonne intarissable, et à Kenji, il tenait l’occasion d’une réconciliation. Il écrasa sa cigarette et déposa quelques pièces dans une soucoupe.
— Calmez-vous, mon petit, je vais arranger ça.
Deux clients feuilletaient des livres, l’un assis à la grande table, l’autre au comptoir où se tenait Joseph. Victor lui adressa un signe discret.
— Je vous confie mademoiselle, elle se nomme Denise, veillez sur elle, je serai vite de retour.
— Mais, patron…
Victor s’était déjà éclipsé.
— On aura tout vu ! Dès que M. Mori a le dos tourné, il se carapate ! Je ne peux tout de même pas être à la fois au four et au moulin, grommela Joseph en foudroyant Denise du regard.
— Ne vous souciez pas de moi, monsieur, je vais m’asseoir sur ce tabouret en attendant. Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à me le dire, balbutia la jeune fille.
Un peu radouci par la proposition et surtout par le monsieur », il daigna sourire avant de s’occuper de son client.
De fort belle humeur, Victor remontait la rue Lepic en sifflotant les premières mesures d’une valse de Fauré. Il s’engagea rue Tholozé et poussa les battants du Bibulus, une gargote à l’enseigne du Chien qui tête. Après l’éblouissement de cette matinée ensoleillée, la pénombre le surprit. Il traversa lentement une salle basse de plafond, meublée de quelques tonneaux faisant office de tables. Deux consommateurs affalés devant des bocks brassaient des cartes graisseuses.
Au comptoir un gros bonhomme rubicond emplissait des chopes.
— Ave Firmin ! lui lança-t-il.
— Amen, grommela le tavernier.
Victor longea un étroit corridor, et entra de plain-pied dans un local au toit en verrière aménagé en atelier de peinture. Un poêle à charbon dispensait une chaleur lourde épaissie par l’odeur du tabac. Une demi-douzaine de jeunes gens, courbés sur leur chevalet, travaillaient d’après modèle : une femme à moitié nue appuyée contre un piédestal supportant un vase d’œillets. A l’écart, une petite rousse dont le chignon se dénouait s’appliquait à couvrir sa toile de coups de pinceau nerveux. Elle était vêtue d’une blouse maculée qui l’enveloppait jusqu’aux bottines. Penché vers elle, un grand homme barbu et chevelu lui prodiguait des conseils. Le sang aux joues, Victor les observa longuement avant de se décider.
— Bonjour, Tasha, dit-il, en ignorant délibérément le barbu.
Surprise, la petite rousse sursauta.
— Je peux te parler en privé ? ajouta-t-il.
— Quel bon vent amène ici notre ami le libraire-photographe ? demanda le barbu d’un ton hargneux.
Victor lui adressa un salut guindé.
— Maurice, sois gentil, va voir là-bas si j’y suis, conseilla Tasha en lui décochant une bourrade amicale.
— À tes ordres, ma belle, pour toi je ferais… n’importe quoi. Au fait, pense à encadrer tes tableaux.
— Pourquoi es-tu si désagréable avec lui ? murmura Tasha en posant son pinceau.
Victor adopta aussitôt une attitude d’innocence absolue.
— Il me semble que je devrais exprimer des regrets, dit-il.
— Je ne t’en demande pas tant, nul ne peut changer sa personnalité Je t’ai prévenu, je ne veux pas être considérée comme un objet.
Au même instant des exclamations enthousiastes accueillirent Firmin porteur d’un plateau couvert de chopes. Maurice jeta un regard railleur à Victor et se pressa avec les autres autour du gros bonhomme, le qualifiant de Bacchus des temps modernes et de libérateur des artistes opprimés.
Rajustant son chignon, Tasha enleva sa blouse qui révéla un corsage blanc et une jupe mauve, sur lesquels elle enfila un manteau serré à la taille.
— Tu voulais quelque chose ?
— Juste un petit service. Pourrais-tu prêter ta chambre à une gamine qui ne sait où aller ?
Elle le considéra, interloquée, un gant à la main, l’autre à demi enfilé.
— Et je dors où, moi ?
— Rue des Saints-Pères. N° 18. Librairie Elzévir. Elle acheva lentement de mettre ses gants.
— Tu aurais pu imaginer un meilleur prétexte.
— C’est la vérité, la jeune fille se nomme Denise et je ne sais qu’en faire. Mais en supposant que ce ne soit pas le cas, je serais de toute façon venu te proposer ce marché malhonnête. Quinze jours sans toi, c’est l’éternité.
Elle réprima un sourire, satisfaite à l’idée d’avoir remporté une victoire. À plusieurs reprises pendant ces deux semaines elle avait failli se précipiter chez lui. au risque de se heurter à son associé japonais qui, sans qu’elle sût pourquoi, lui témoignait peu de sympathie. Elle s’était retenue, ne voulant pas céder la première, par orgueil mais aussi par prudence. Victor était trop possessif. Si une fois, une seule, elle quémandait son pardon, il se permettrait de juger ses fréquentations et ses activités, de la séquestrer par amour. Et ce serait la fin…
— Tu sembles oublier M. Mori.
— Kenji est à Londres jusqu’à la semaine prochaine
— Tu as tout prévu ! Quelle organisation ! Suis-je supposée te tomber dans les bras en m’écriant : Quand partons-nous chez toi ?
— Tu es supposée faire ce que tu veux, sachant que rien ne pourrait me rendre plus heureux qu’un oui.
— J’aurai le droit d’aller et venir à ma guise ?
— T’en empêcher ? Je ne m’en sens pas la force, dit-il en riant.
— Eh bien, dans ces conditions… une trêve me paraît possible. Veut-elle emménager ce soir dans mon palais, cette pauvre fille sans foyer ?
Il faillit l’embrasser, mais déjà elle s’échappait pour aller fixer son chapeau devant une glace au fond de l’ atelier.
— Que pensez-vous de cette toile ? Notre amie progresse un peu plus chaque jour, n’est-ce pas ? Exposer ses œuvres au Soleil d’Or sera pour elle une chance inespérée. Gauguin a décoré le sous-sol, où se réunissent deux samedis par mois les artistes qui collaborent à la revue La Plume. Vous qui vous piquez de diffuser la littérature, vous devriez venir y écouter des poètes, des vrais.
Victor ne désirait pas argumenter avec Maurice Laumier. Il étudiait la composition de Tasha, au milieu de laquelle les œillets luisaient comme une flamme, rejetant dans l’ombre la silhouette alanguie de la femme.
— Je suis surpris de constater que vous donniez la préférence à des sujets aussi conventionnels, marmonna-t-il.
— Mon cher ami, vous affirmez aimer la photographie, je ne vous apprendrai donc pas que le sujet est secondaire, c’est le style qui fait l’artiste.
— Je suis tout à fait d’accord avec vous. Le style de Tasha me plaît énormément. J’espère que vous n’en prenez pas ombrage ?
— Ah non, vous n’allez pas recommencer ! À demain, Maurice, nous devons partir.
Ils sortirent en l’abandonnant. Furieux, il bouscula le chevalet de Tasha pour rejoindre le sien.
— À les entendre, on croirait que je suis un baba au rhum que deux gamins capricieux se disputent à l’étalage d’une pâtisserie, marmonnait-elle en marchant à toute allure dans la rue Durantin.
— Que dis-tu ? demanda Victor qui avait du mal à la suivre.
— Rien, je me parle à moi-même !
Inquiet, il courait presque pour rester à sa hauteur. Et si elle changeait d’avis ? Rue Berthe, elle se calma et il parvint à la rattraper.
— Je suis désolé pour tout à l’heure, je ne voulais pas me montrer déplaisant vis-à-vis de Laumier.
— Quand cesseras-tu d’être jaloux ? s’écria-t-elle en lui faisant face.
— Jaloux, moi ?
— Écoute bien, Victor Legris, il faut régler cette affaire maintenant ou jamais, et une fois pour toutes ! j’ai vécu avant de faire ta connaissance et je ne supporte pas que tu interfères avec mes amitiés. Tu es soupçonneux, vindicatif et incapable de te contrôler !
— Pardonne-moi, je te jure que…
— Pas de serments ! s’exclama-t-elle en riant malgré elle. Tu ne les tiendras pas.
Ils gagnèrent la rue des Martyrs. Au-dessus d’eux se dressaient les échafaudages du Sacré-Cœur en construction, et, plus bas, les ailes du Moulin de la Galette surplombant les maisons étagées à touche-touche.
— Et ton exposition ? Tu es prête ? demanda-t-il d’un ton penaud.
— Je ne présenterai que deux ou trois toiles. Les encadrements coûtent très…
Elle ralentit l’allure. Il allait croire qu’elle lui réclamait de l’argent. Évidemment, sa réaction fut immédiate.
— Tasha, je te les offre.
— Non.
— Ne sois pas entêtée ! Je suis à l’aise, et ça me fait plaisir de…
— Tu es un menteur. Tu m’as dit que tu désapprouvais l’endroit, trop vulgaire à ton goût.
— J’ai été stupide, une fois de plus. Je retire tout. J’ai foi en toi, en ton talent, ce serait trop bête de renoncer ! Permets-moi de faire ça pour toi, ce ne sont pas des bijoux que je veux t’acheter, juste quelques baguettes de bois, bon sang !
Elle chemina en silence, se rongeant l’ongle du pouce à travers le gant. Peu à peu, il se rapprochait d’elle. Il l’attira à lui. Elle se laissa enlacer, indifférente au fracas des fiacres qui se croisaient sur la chaussée.
— Cette sonnerie me perce les tympans ! Jeune homme, vous ne me convaincrez pas.
Une femme élégante, aux cheveux grisonnants, dévisageait Joseph à travers un face-à-main. Près d’elle, une jeune fille maigrichonne au nez un peu trop long le contemplait d’un air enamouré. Toujours assise sur son tabouret, Denise se recroquevillait afin d’échapper à l’attention de ces dames..
Joseph désignait un appareil posé sur un petit bureau.
— C’est enfantin, madame la comtesse, je vais vous expliquer le comment du pourquoi. À vous aussi, mademoiselle Valentine. Imaginez que vous désiriez parler à madame votre tante. En premier lieu, vous pressez vivement deux ou trois fois la sonnette, puis vous décrochez le récepteur, vous le portez à l’oreille, vous dites « allô » – c’est un mot anglais, ça veut dire bonjour. La téléphoniste vous répond « allô », vous lui donnez alors le nom et l’adresse de l’abonné demandé. Je vous montre.
Il colla le récepteur à son oreille, marqua un temps de pause afin de juger de l’effet sur son auditoire.
— Allô… Oui, mademoiselle, je désire parler à Mme la comtesse de Salignac qui demeure 22 rue du Bac, à Paris.
Il sourit à Valentine.
— Voilà, mademoiselle. Vous attendez l’arrivée de votre tante, le récepteur à l’oreille. Surtout, ne faites jamais jouer la sonnette au cours de la conversation, vous couperiez la ligne. Articulez distinctement, sans élever la voix, en tenant le combiné à trois ou quatre centimètres de votre bouche.
Il se tourna vers la comtesse.
— La conversation terminée, on raccroche et on presse la sonnette pour avertir la téléphoniste que la ligne est libre.
La comtesse de Salignac renifla avec mépris.
— Je ne vois pas l’avantage de posséder un tel instrument. Pour la conversation rien ne vaut un salon de thé ! Je suis sûre qu’aucune personne sensée ne voudra s’encombrer de cet appareil. Dites-moi, jeune homme, mon Georges Ohnet, l’avez-vous reçu ?
— Quel titre ?
— L’Âme de pierre, et cette fois j’ai le nom de l’éditeur : 0llendorff.
— Non, madame, il vient tout juste de paraître, nous espérons une livraison rapide, mais je peux vous proposer le dernier Zola.
— Quoi ! La Bête humaine ! Vous êtes fou, mon garçon ! J’ai fait le compte des morts, six, vous m’entendez, six ! Le président Grandmorin assassiné, cela fait un. Mme Misard, lentement empoisonnée, cela fait deux. Flore : suicidée, et de trois. Séverine : assassinée. Enfin, Jacques et Pecqueux, broyés par une locomotive. Ce M. Zola trempe sa plume dans le sang ! Ce n’est pas un écrivain, c’est un boucher !
Le regard de Joseph croisa celui de Valentine, qui s’efforçait de refouler son hilarité. La comtesse lui tapota l’épaule de son face-à-main
— Valentine, nous reviendrons quand M. Legris nous fera l’honneur d’être là.
Au moment où elles s’apprêtaient à sortir, un lycéen s’effaça pour leur laisser le passage. Tandis qu’elles longeaient la vitrine, Valentine risqua un coup d’œil langoureux en direction de Joseph, qui se sentit soudain aux anges.
Le lycéen, un garçon élancé, s’enquit à voix presque basse du rayon poésie. Joseph lui désigna distraitement une étagère perpendiculaire au comptoir derrière lequel Denise patientait sagement.
Victor fit une apparition feutrée.
— La moukère est partie ?
Trois têtes se tournèrent de concert. Joseph s’exclama :
— Prévenez quand vous arrivez par l’immeuble, vous m’avez fait une peur bleue ! Vous pouvez venir, la voie est libre.
Tasha s’avança à son tour.
— Mademoiselle Tasha ! Je suis bien content de vous voir !
— Moi aussi, Jojo, je suis contente de vous revoir. votre caboche de moujik m’a manqué.
Elle fit quelques pas vers Denise qui, rougissante. s’était levée.
— Bonjour, mademoiselle, vous vous appelez Denise ? M. Legris m’a raconté vos ennuis. Je peux vous dépanner quelques jours si cela vous arrange. J’ai une petite chambre rue Notre-Dame-de-Lorette, elle n’est pas d’un grand confort mais vous y serez tranquille et vous aurez une superbe vue sur les toits de Paris.
— Oh, merci, madame, vous êtes trop bonne !
— Appelez-moi Tasha. Voyons, c’est tout naturel, je sais ce que c’est que la gêne. Voici la clé. Joseph va vous emmener, il connaît l’endroit. Ça ne vous ennuie pas, Joseph ?
— Vous prendrez un fiacre, précisa Victor.
— Un fiacre ? Non, ça ne me dérange vraiment pas du tout ! On y va illico ?
— Si vous voulez, répondit Tasha. J’ai laissé des provisions, n’hésitez pas à vous servir. Et… excusez le désordre. Ah ! Une chose encore. Il pleut dans ma chambre, la propriétaire remet toujours aux calendes la visite d’un couvreur, alors évitez de déplacer les seaux.
Ne sachant comment témoigner sa gratitude, Denise froissait nerveusement sa robe entre ses doigts. Elle observait tour à tour Victor et Tasha, visiblement inquiète.
— Monsieur Legris, serait-ce trop vous demander de m’obtenir un certificat de travail si vous voyez Mme de Valois, parce que sans certificat de travail j’aurai du mal à me faire embaucher et…
— Ne vous en faites pas, je vous en rédigerai un puisque votre maîtresse s’est absentée.
Le lycéen se coula vers la porte et murmura :
— Je vais réfléchir.
Personne ne lui prêta grande attention. Mal à l’aise, Victor tentait de se donner une contenance en tapotant son buste de Molière. Tasha, l’œil narquois, lui glissa à l’oreille :
— Alors comme ça, cette jeune fille est employée chez Mme de Valois ? Et si nous parlions un peu de ta chère amie aux fanfreluches ?
— Les femmes, c’est toutes des diablesses, un saint te damnerait sous leurs jupons ! La Joséphine, par exemple… Hé, tu m’écoutes ?
Le voisin du père Moscou opina en versant lentement de l’eau sur une cuiller percée contenant un sucre. Goutte à goutte, le liquide tomba dans un verre à moitié plein d’un alcool transparent qui, telle une potion magique, tourbillonna et se troubla pour prendre une teinte jaune tirant sur l’émeraude.
— Ferdinand, tu devrais pas toucher à la verte, ça vous bouffe de l’intérieur, cette saleté-là, et on peut plus s’en passer, jusqu’à ce qu’on devienne maboul. Suis mon exemple, cantonne-toi au jus de la treille, ou à la bière, même si dans cette cambuse on vous sert que du pipi de chat !
Tandis que l’autre mâchonnait un grognement en sombrant dans l’hébétude, le père Moscou jeta un regard dégoûté sur le cabaret où il était échoué depuis une heure. Sise à côté des pompes funèbres, dont l’administration se trouvait 104 rue d’Aubervilliers, la salle tendue de noir était emplie de croquemorts venus se détendre après un voyage vers l’un des nombreux cimetières parisiens. Qu’ils soient allés officier à Charonne, Montparnasse ou Vaugirard, à moins qu’ils n’aient poussé jusqu’à Ivry ou Bagneux, les porteurs de cercueils n’avaient qu’une envie : se rasséréner en buvant un verre de gros rouge et en échangeant des grivoiseries. À moins qu’ils ne préfèrent s’abrutir à l’absinthe.
— Je l’ai enterrée, la Joséphine à Bonaparte, cette traîtresse qui vendait à Fouché les confidences faites par son homme sur l’oreiller, et je peux te jurer, Ferdinand, que personne ne dénichera son corps !
Il y eut des ricanements et un homme à triple menton s’écria :
— Hé, Moscou ! T’es imbibé, tu vois des cadavres partout ! Si j’étais toi, Féfé, je changerais de table, il est capable de te confondre avec un macchabée et de te mettre au trou !
Furieux, le père Moscou fit pivoter sa chaise.
— Tu ferais mieux de la boucler ! Je t’ai bien reconnu, Grouchy !
— Grouchy ? Qui c’est-y celui-là ? demanda le gros homme en s’esclaffant.
— Un qu’a pas su marcher au canon ! tonna le père Moscou.
— Toi les canons, tu te les enfiles derrière la cravate, hein le vieux !
Les croquemorts rirent de plus belle. Le vieillard se leva dignement et, une main sur le cœur, leur débita un laïus.
— Moi aussi j’ai eu des clients posthumes à qui je chantais : « Monsieur le mort, laissez-vous faire, il ne s’agit que du salaire ! » Les riches, on les appelait des saumons, les pauvres, des harengs. Trente-sept ans j’ai creusé des tombes au Père-Lachaise, vous aviez encore du lait au coin des naseaux ! Et pis un jour on m’a dit : « Dégage, place aux jeunes ! » Si mon copain Barnabé m’avait pas à la bonne, s’il m’autorisait pas à ramasser les vieilleries et à faire le guide en douce, j’aurais plus qu’à crever ! C’est ça qui vous attend ! Quand vos pognes seront pleines de cals à force d’enterrer les quidams, c’est vous qu’on balancera à la fosse. Alors un peu de respect !
Faisant porter le poids de sa jambe droite sur la gauche, il arracha son galurin, le coinça sous son coude et se frictionna rageusement le crâne.
— C’est vrai ça, non mais, et puis quoi !
Il se rassit dans le silence. Tassé devant sa chopine, il baragouinait des paroles indistinctes où se détachaient parfois le nom de Grouchy et celui de Joséphine. Lorsqu’il fut certain que l’attention de ses collègues s’était détournée de lui, il palpa les profondeurs de son pantalon, en tira des gants roulés en boule, quelques clous, trois pièces de cinq sous, un mouchoir, et laissa échapper un juron. Tout en sacrant entre ses dents, il se mit en devoir d’explorer fébrilement ses hardes.
— Sang de bois ! Où c’qui sont ? J’ les ai perdus !… Non, les v’ là !
Il extirpa les bijoux enlevés le matin à la morte, les fit rouler au creux de sa paume, les contempla, l’esprit brouillé, se persuadant qu’ils appartenaient à « Chaussette Fine Deux Boyards Ney ». Il souleva le couvercle du médaillon. Ahuri, il considéra le portrait d’un jeune moustachu souriant. Paupières plissées, il se pencha pour examiner le visage de plus près et crut le voir bouger.
— T’es qui, toi ? Fouché ? Grouchy ? T’es sûrement pas le petit caporal, ça non ! Tu te paies ma fiole, hein ? T’as tort, Hector ! J’ai beau être pompette, si jamais je te croise dans la rue, je te remettrai comme si que j’te connaissais depuis toujours. Ta binette est gravée dans ma sorbonne.
Il lapa le fond de son verre, remisa son bric-à-brac et, les bijoux serrés dans son poing, gagna la rue où stationnaient des files de corbillards.
Au moment où Joseph aidait Denise à descendre du fiacre qui les avait conduits rue Notre-Dame-de-Lorette, une cycliste freina à mort. Elle portait une jupe-culotte qui révélait des mollets dodus mis en valeur par ses bottines montantes très serrées. Ses cheveux gris nattés, relevés sur le sommet de son crâne, lui donnaient l’air d’une gamine déguisée en femme sur le retour. Elle s’empêtra dans les pédales et allait chavirer quand Joseph se précipita pour la rattraper in extremis. La bicyclette s’effondra avec un bruit de ferraille.
— Ben, mademoiselle Becker, faut dompter l’animal !
— Monsieur Joseph ! Danke schön, très aimable, très aimable, sans vous j’embrassais le macadam.
Elle remit de l’ordre dans sa toilette. Le long du trottoir opposé, un second fiacre ralentit. Le rideau de la portière se souleva légèrement. Mlle Becker, Denise, Joseph et la bicyclette s’engouffrèrent sous la porte cochère du numéro 60. Le rideau retomba, le second fiacre s’ébranla au petit trot.
Essoufflé, Joseph posa le vélo sur le paillasson d’un appartement au premier étage.
— Voilà la bête à l’écurie ! Ne la laissez pas s’échapper.
— Danke, monsieur Joseph. Vous allez chez Mlle Tasha ? Je crois qu’elle est sortie.
— Elle m’a confié sa clé, elle héberge une cousine qui vient visiter Paris.
— Vous arrivez d’Ukraine ? demanda Mlle Becker à Denise.
— Une cousine à moi, s’empressa d’ajouter Joseph, je vais lui servir de cicérone. A bientôt, mademoiselle Becker.
Ils gravirent rapidement les étages et ne marquèrent une pause qu’au quatrième.
— C’est la propriétaire, précisa Joseph. On la surnomme Mme Vautour parce qu’elle est constamment à l’affût d’un locataire qui tenterait de partir à la cloche de bois, alors il vaut mieux la persuader que vous êtes ma cousine. Reprenez des forces, il y a encore deux étages.
— J’ai l’habitude.
— Moi pas. Si je vous disais que je ne suis pas monté sur la tour Eiffel, l’altitude me donne le vertige. Et vous, vous y êtes allée ?
— J’aimerais bien, murmura Denise, il paraît que ça vaut le coup d’œil.
— Ici aussi ça vaut le coup d’œil ! s’exclama Joseph qui venait d’ouvrir la porte de Tasha.
La mansarde était encombrée de châssis et de tableaux – des vues de toits, quelques nus masculins – sur des chevalets ou à même le sol. En travers du lit recouvert à la hâte étaient éparpillées plusieurs paires de gants. Des vêtements occupaient les chaises, la table disparaissait sous un amas de croquis, d’assiettes sales, de palettes et de pinceaux.
— C’est pas grave, je vais ranger, de ça aussi j’ai l’habitude.
— Rangez pas trop, sinon Mlle Tasha ne va rien retrouver, conseilla Joseph en passant dans le réduit qui servait de cuisine et de cabinet de toilette.
Il prit un pichet d’eau et deux verres qu’il essuya avec son mouchoir. Quand il revint, Denise avait posé ses paquets sur le lit.
— Qu’est-ce que vous cachez là-dedans ? Des cahiers ?
Elle défit la taie qui révéla la chromolithographie d’une madone en contemplation, la tête nimbée d’une auréole.
— C’est la « dame en bleu », elle me protège. Il y en avait une pareille sur un vitrail de la cathédrale Saint-Corentin, à Quimper. Tous les dimanches je la priais de réaliser mes souhaits.
— Et vous la trimballez partout avec vous ? C’est un peu encombrant. Comme porte-bonheur ma mère me donne une patte de lapin à chaque fois qu’elle en fait cui…
Denise fondit en larmes.
— Pleurez pas, le lapin est déjà mort, bien entendu.
— Madame doit être furieuse, il ne m’appartient pas, ce tableau. C’est celui qu’elle voulait emporter dans la chapelle funéraire de Monsieur, et moi, je l’ai échangé contre l’archange saint Michel. Quand je me suis sauvée, hier soir, je l’ai pris avec moi parce qu’il me plaisait vraiment beaucoup, mais c’est pas du vol, juste un emprunt, je vais le rendre, je vous le jure.
Mal à l’aise, Joseph, qui ne comprenait rien à ce discours, lui tendit son mouchoir.
— La Sainte Vierge, l’archange saint Michel, c’est du pareil au même. Allons, séchez-vous, vous allez avoir le nez plus gros qu’une patate. Vous serez très bien dans cette chambre, et puis M. Legris va vous trouver une nouvelle place, vous verrez, ça s’arrangera.
Tout en la consolant il retournait discrètement les nus face au mur.
— Je me doute que ça ne doit pas être drôle d’être seule à Paris, sans sa famille. Surtout chez Mme Odette, celle-là, elle est venue plusieurs fois à la librairie, elle prenait des airs d’impératrice des Indes, ce n’était pas du tout une femme pour M. Victor. Tiens, demain c’est dimanche, chiche que je vous fais visiter le quartier, on se baladera jusqu’aux Grands Boulevards, il y a une fête foraine en ce moment à côté des montagnes russes. Après on ira manger chez maman, c’est la reine des frites ! Vous aimez ça, les frites ?
Elle acquiesça.
— Vous êtes gentil.
— Je vous lirai le premier chapitre de mon roman.
— Vous écrivez des livres ? Vous connaissez L’Oracle des dames et des demoiselles ?
— Je me consacre aux histoires policières.
— Comme celles que j’ai vues dans votre vitrine ? Quel est le titre ?
Joseph hésita, c’était la première fois qu’il révélait son secret. Personne, pas même Valentine de Salignac, l’élue de son cœur, n’était au courant de son activité littéraire.
— Amour et sang.
— Amour… je préfère l’amour au sang.
— Ne vous inquiétez pas, il y a beaucoup plus d’amour que de sang, mais que voulez-vous, il faut accepter quelques concessions pour plaire au public.
Très grand seigneur, il se courba et lui fit un baise-main, heureux de pouvoir tester ses bonnes manières sur cette jeune fille naïve avant de s’attaquer à la nièce de la comtesse. Écarlate, Denise demeura sans bouger longtemps après son départ.
Il dévala les escaliers, s’imaginant enlacer Valentine. Sous le porche, il adressa un salut amical à un jeune homme en uniforme bleu foncé qui faisait le pied de grue sur le trottoir, un bouquet de fleurs à la main.