LES ASSASSINS N’ONT PAS D’AILES

par Arthur Porges

Je commençais à croire qu’enfin le lieutenant Ader n’avait plus de cas compliqués à résoudre. Il ne m’avait pas dérangé depuis près de six mois. En fait depuis l’affaire du « cercle dans la poussière ».

Mais j’aurais dû le savoir ; ce n’était qu’un moment de répit. Le territoire sous sa juridiction, principalement la ville d’Arden, ne peut être calme pour longtemps. Ce n’est pas que cela m’ennuyât beaucoup ; en fait j’aime jouer au détective. D’ailleurs, qui n’aime pas cela ?

Cependant ce qu’on attendait de moi était différent ; car au lieu de me demander d’aider à trouver un meurtrier, on attendait plutôt de moi que j’en innocente un, pourrait-on dire.

J’ai l’habitude d’être appelé par Ader. En tant que seul expert assez bien qualifié en médecine de laboratoire, je suis patron du service de pathologie à l’hôpital Pasteur qui dessert toute la région, je travaille pour des tas de villes et bourgs du coin. Vous voyez, ils n’ont pas confiance en leurs médecins légistes locaux : la plupart d’entre eux ne sont que des chevaux de la politique et n’exercent plus depuis longtemps. Aussi lorsqu’ils ont besoin d’une autopsie sérieuse, surtout de celles dont leur homme préfère ne pas s’occuper (par exemple quelqu’un d’enterré depuis un mois) ils demandent le Dr Joël Hoffmann. Le Dr Joël Hoffmann, c’est moi.

Mardi dernier, j’étais tout heureux en préparant une coupe dans un muscle ; il s’y trouvait la plus jolie collection de petits vers que vous ayez jamais vue. Aussi étonnant que cela paraisse, il me vint à l’esprit que ces organismes, si répugnants pour le profane, étaient non seulement joliment proportionnés et d’un dessin prodigieux, mais qu’ils ne s’entretuaient jamais par cupidité ou par haine, et que jamais, au grand jamais, ils ne construiraient une bombe à hydrogène pour détruire le monde.

Quand on parle du diable – dans le cas présent, de meurtre – on en voit la queue. Le lieutenant Ader entra dans le laboratoire, remorquant une jeune fille. Lui, je l’ai déjà vu, mais jamais en telle compagnie ; aussi, étant homme avant d’être pathologiste, je regardai d’abord la fille. Elle était petite, brune et juste un peu rondelette. Ce que mon savoureux père appelait une « perdrix dodue ». Elle avait beaucoup pleuré ; il n’était pas besoin d’avoir fait huit ans d’études pour s’en apercevoir. Quant à Ader, il était moitié en colère, moitié honteux.

— Voici ma nièce, Dana, dit-il d’un ton bourru. Vous m’en avez entendu parler quelquefois.

Je souris. Elle me fixa de ses grands yeux gris embrumés et dit :

— Vous êtes le seul qui puissiez nous aider. Tout se présente mal. Larry n’a pas pu faire ça et pourtant personne d’autre n’est allé là-bas.

— Oh ! dis-je. Remontez quelques paragraphes et recommencez au début.

— Larry est son fiancé, expliqua Ader. Je l’ai arrêté sous l’inculpation de meurtre au premier degré.

Je dus avoir l’air surpris, car il rougit légèrement et dit d’un ton cassant :

— Il le fallait, mais elle le croit innocent. Pourquoi, je ne sais pas. Je lui ai souvent parlé de ce que vous faites, et maintenant elle s’attend à ce que vous fassiez un miracle sur commande. En d’autres mots, Dana vous a choisi pour démolir ma belle petite affaire.

— Merci beaucoup, vous deux, dis-je, sarcastique. Mais je ne fais de prodiges que le mercredi et le vendredi ; c’est mardi aujourd’hui, vous vous rappelez.

— Ça va ; vous pourrez résoudre cette affaire demain, dit le lieutenant en faisant à sa nièce un pâle sourire. (C’était une brave tentative pour la remonter et, bien entendu, cela échoua comme toujours dans ces cas-là.) Notez, ajouta-t-il, se sentant sur le gril et mécontent de l’être, il n’y a pas de défense possible ; les preuves sont accablantes. Vous comprendrez ce que je veux dire dans une minute. Mais Dana n’est pas convaincue, et pour être parfaitement honnête, moi-même je ne puis imaginer Larry assommant un vieil homme pour de l’argent. Il est assez coléreux, mais cela passe vite. De toute façon, je ne crois pas qu’il soit enclin à la violence. Cependant…

Il s’interrompit, et je pouvais presque lire sa pensée. Quand vous avez rencontré suffisamment d’assassins, il est une chose qui devient aussi claire que l’eau distillée : il n’y a aucun moyen de reconnaître un assassin en puissance tant que son crime n’est pas commis.

— Pourquoi êtes-vous si sûre que ce n’est pas lui ? demandai-je à Dana.

D’un air obstiné, elle releva son petit menton rond ; je l’aimai pour cela. Je déteste le genre de fille passive, blondasse et ramollie.

— Je sais qu’il ne pourrait tuer personne, dit-elle, surtout un vieil homme couché sur le sable. Il pourrait se battre avec un garçon de son âge, à condition qu’ils soient tous deux debout, mais c’est tout. Croyez-vous que je pourrais aimer un assassin, et être prête à l’épouser ?

Je regardai Ader et nos deux visages durent devenir de bois au même instant, car elle poussa un petit cri d’exaspération.

— Oh ! Vous, les hommes, vous ne voyez que les preuves. Moi, je connais Larry !

Le lieutenant est marié et donc connaît les femmes. Malgré cela, cette façon de raisonner purement féminine le fit tressaillir. Mais la réponse était à peu près celle que j’attendais. Aussi je remarquai simplement :

— Si vous me donniez les principaux faits, nous nous disputerions ensuite pour savoir qui est coupable.

— D’accord, dit Ader apparemment soulagé.

Il préférait de beaucoup les faits précis aux théories ou aux sentiments. J’imaginai facilement que Dana, de mèche avec la femme d’Ader, Grâce, qui avait très bon cœur, avait dû asticoter son oncle pendant des heures. Ce n’est pas que le lieutenant manque de compréhension. Je connais des policiers qui ne voudraient pas gâcher une affaire toute résolue pour faire plaisir à leur femme, à leur enfant ou à leurs grands-parents. Lui le faisait pour une simple nièce.

— Tout d’abord, dit Ader, la victime est le colonel McCabe, ancien officier d’active, âgé de soixante-deux ans. Hier matin, de très bonne heure, il est allé sur sa plage privée, accompagné de son chien, comme d’habitude. Après avoir pataugé un petit moment sur le bord, il s’est assoupi sur une couverture ; pendant son somme, quelqu’un, armé d’une canne, s’approcha de lui et lui fracassa la tête avec le lourd pommeau de cette canne. Il semble, sans aucun doute, que le meurtrier soit Larry Channing, neveu du colonel, un garçon de vingt-quatre ans qui habite dans la même maison.

— Et le motif ?

— L’argent. McCabe en avait un tas. Larry est un des moindres héritiers, mais cinquante mille dollars ou à peu près sont toujours bons à prendre à son âge.

— Larry veut être docteur, s’emporta Dana. Il veut sauver des vies humaines. De plus, il n’avait pas besoin d’argent. Son oncle devait l’entretenir jusqu’à la fin de ses études.

— C’est vrai, dit Ader. Mais une fortune rapide peut tenter même un futur docteur.

— Pas seulement les futurs docteurs, dis-je avec un peu d’envie en pensant au yacht que j’aimerais avoir un jour. Mais comment exactement êtes-vous arrivé à la conclusion que Larry était l’assassin ?

— Parce que ce jeune emporté a agi comme un parfait idiot. Il a laissé assez de preuves, on ne peut même pas appeler cela des indices tant elles sont flagrantes, pour condamner un archange. Laissez-moi vous montrer comment les choses se présentent.

Ader sortit alors de sa serviette un plan sur lequel étaient indiquées la position du corps sur la plage et les empreintes de pas : celles du colonel et celles du meurtrier, dans les deux sens, jusqu’au corps.

— Avant la promenade du colonel, dit Ader, le sable était vierge. Il avait été lissé par la marée de la soirée précédente. Nous avons trouvé les empreintes du colonel allant de l’escalier à l’eau puis de retour vers l’endroit où il s’est couché sur sa couverture. Puis il y a les traces de Larry de l’escalier vers McCabe et retour. Aucune autre empreinte, si ce n’est celles du chien que l’on voit partout, sous et sur les autres. On ne peut accéder à la plage que de la maison ou de la mer ; il n’y a pas moyen d’y arriver par les côtés, dominés par des falaises à pic. C’est cette parfaite défense contre les intrusions qui donne à la propriété sa valeur de deux cent mille dollars. Maintenant, étant donné tout cela, que peut conclure une personne sensée ? Comme l’indiquent clairement les traces, l’unique visiteur de McCabe a été Larry Channing.

— Je suppose que vous avez vérifié toutes les empreintes.

— Bien sûr. Bien que cela n’ait pas été vraiment nécessaire. Larry reconnaît avoir été voir son oncle vers sept heures et demie pendant que le reste de la famille dormait encore. Il nous a même dit qu’ils s’étaient encore disputés. Ce n’était pas la première fois. Vous comprenez, le colonel ne voulait pas qu’il épouse une fille pauvre comme Dana.

Une trace d’amertume passa dans la voix d’Ader. C’était un policier honnête et il avait toujours une échéance en retard.

— Le vieux disait que seuls les fous se mariaient pour autre chose que de l’argent, que l’amour n’était qu’une illusion typiquement moderne, bonne surtout pour les jeunes sans cervelle et les femmes qui lisent la presse du cœur. Il est tout aussi facile de s’amouracher d’une fille riche que d’une fille pauvre, maintenait-il. C’est ainsi que lui-même avait obtenu son énorme fortune, en épousant une riche veuve, pas jolie, inutile de le dire. Ce qu’il y a de terrible dans tout cela, c’est que ça laisse supposer que le garçon avait un mobile encore plus valable que celui de l’argent. Le colonel était assez fou pour lui couper les vivres parce qu’il avait choisi Dana. Dans ce cas, plus d’école de médecine.

— Tout ça semble assez mauvais. Et l’arme ?

— Comme le crâne de McCabe était écrasé, nous avons cherché quelque chose comme un gourdin. Il n’y avait rien près du corps, aussi avons-nous pensé que Larry s’était débarrassé de l’arme. Mais aussi étonnant que cela paraisse, nous l’avons trouvée dans la maison, dans le fond de son propre placard. C’est la canne favorite de Larry une canne en ébène avec un lourd pommeau grossièrement arrondi en guise de poignée. Elle avait été sommairement essuyée. Il y reste encore du sang et quelques cheveux. Maintenant, dites-moi, n’est-ce pas une façon idiote de commettre un crime ?

À ces mots, Dana sauta, les yeux flamboyants.

— Il n’a pas commis ce crime, voilà pourquoi ! Ne voyez-vous pas que c’est trop évident, trop facile ?

Ader fit la grimace.

— J’ai pensé à cela, dit-il, et dans un sens je suis d’accord. À moins qu’il n’ait voulu, justement, que nous pensions que c’était un coup monté, et même grossièrement. Comme je l’ai déjà dit, Larry est un peu coléreux, mais il n’est pas idiot. Et seul un idiot de première classe laisserait une piste aussi compromettante derrière lui. C’est comme enfoncer un clou dans son propre cercueil. Cet oiseau-là en a enfoncé au moins une douzaine.

Pendant qu’Ader parlait, j’avais étudié le plan et je me mis à me lamenter :

— Il fallait que cela arrive un jour. J’aurais dû le savoir !

— Quoi donc ? demanda le lieutenant.

— Je vais vous le dire. Si Larry est innocent, nous voilà en présence d’un vrai cas classique, un meurtre dans une pièce fermée. Les traces sur le sable montrent clairement que personne d’autre ne s’est approché de la victime. Êtes-vous sûr qu’il a été tué avec cette canne ?

— Pas encore, mais j’en mettrais ma tête à couper. Il n’y a pas encore eu d’autopsie, et la canne n’a pas encore été examinée par un pathologiste. Jusqu’à présent nous n’avons fait que vérifier les empreintes digitales et les traces de pas. Ce sont toutes celles de Larry et du colonel. Le reste vous regarde. Mais le crâne de cet homme a été enfoncé, aussi si quelque chose d’autre l’a tué, le coup était inutile et cela n’a aucun sens. Cependant le corps est à la morgue et je vais le faire amener ici. Vous pourrez aussi avoir la canne quand vous voudrez.

— Et le docteur Kurzin ? On lui passe par-dessus de nouveau ?

Kurzin est le médecin légiste, un vieil incapable qui a raté une vocation de boucher dans un supermarché.

— Il le faudra si nous voulons arriver à quelque chose. Le fait que vous soyez expert agréé dans ce district m’en donne le droit officiellement.

— Bon, dis-je d’un air un peu réticent.

Car, pour être honnête, il semblait bien que le garçon fut coupable. Après tout, la plupart des assassins ne sont pas très subtils ; ils font des tas de gaffes. Quand un homme est acculé au point d’en arriver au meurtre, il peut difficilement faire des plans de sang-froid.

— Je ferai l’autopsie dès que le corps sera à l’hôpital, repris-je. Ensuite, si vous voulez bien amener la canne, je verrai si le sang et les cheveux sont bien ceux de la victime. Pendant ce temps, faites comme d’habitude et établissez-moi une de vos si bonnes listes de suspects. Vous savez ce que je veux dire : description, analyse du caractère, etc. Vous avez le chic pour cela.

— Il y en a beaucoup de possibles, dit Ader d’un air maussade. Il y a quatre autres héritiers dans la maison et je ne crois pas que le colonel ait jamais gagné de concours de popularité. Pas plus à l’armée qu’ailleurs.

— Combien y a-t-il de ces suspects qui volent ? Parce que, croyez-moi, il faudra des ailes ou un transport aérien pour expliquer comme le vieux monsieur a été tué sans que le meurtrier laisse de traces sur le sable.

— C’est pourquoi je ne peux m’empêcher de penser que Larry est coupable. Je ne veux pas le croire mais, comme vous le dites, dans le cas contraire il faudrait un saut en parachute ou quelque chose de ce genre. Et, ajouta-t-il, la voix amère, on voit mal un saut similaire en sens inverse, vers le haut.

— Larry est innocent, me dit Dana d’un ton assuré. Si vous vous rappelez bien cela, vous trouverez une explication. Vous êtes notre seul espoir, alors, s’il vous plaît, essayez très, très fort.

— Je dois vous prévenir d’une chose, leur dis-je. Je ne suis pas avocat ; je ne peux pas prendre parti. Qu’arrivera-t-il si, à la suite de mon enquête… (j’allais dire : « j’enfonce un autre clou dans le cercueil de ce garçon », mais j’eus le bon sens de tourner ma phrase différemment) les preuves contre Larry deviennent encore plus évidentes ? Peut-être feriez-vous mieux de confier cette affaire à Kurzin. Il fera un tel gâchis que le jury pourra peut-être donner au garçon le bénéfice du doute.

— Vous ne détruirez pas ses chances. Il n’est pas coupable et c’est ce qui devra bien être prouvé finalement, dit Dana, la voix toujours ferme.

Ader haussa les épaules d’un air à demi comique.

— Vous l’avez entendue. J’incline à penser qu’il n’y a rien à perdre vraiment. Tel que le cas se présente avant enquête, le plus mauvais des district attorney ne pourrait pas ne pas obtenir une condamnation. Je vais faire amener le corps immédiatement, dit-il en conduisant gentiment sa nièce vers la porte. Je passerai moi-même un peu plus tard avec la canne, à moins que je ne sois retenu quelque part.

Il caressa l’épaule de la jeune fille avec affection et ils sortirent.

Je regardai Dana partir le menton haut et je pensai que si Larry avait été assez intelligent pour choisir une fille comme elle, il était peu vraisemblable qu’il ait commis ce meurtre aussi maladroitement. Puis je pensai que ma logique devenait encore pire que celle de la jeune fille, et je retournai à mes vers.

*
* *

Le corps arriva une heure et demie plus tard et, les choses étant calmes à Pasteur, je pus me mettre tout de suite au travail. Commençant, comme d’habitude, par la tête, je dus convenir avec Ader que l’éclatement du crâne expliquait sans aucun doute la mort de l’homme. De plus, il était également vrai qu’à part ça il était particulièrement en bonne santé et aurait pu atteindre l’âge de cent ans. Il y avait des tas d’analyses des tissus que j’aurais pu faire, mais je n’en voyais pas l’utilité. J’étais absolument sûr qu’il avait été tué d’un coup sur la tête. Je venais juste de terminer ces examens rudimentaires quand Ader arriva avec la canne.

Il évita soigneusement de regarder les restes bien que tout ait été remis en place. Une minute plus tard j’avais tout terminé. Je couvris le corps d’un drap et Ader s’approcha.

— Alors ? demanda-t-il.

— Il a bien été tué d’un coup sur la tête. Voyons cette canne.

Il me la donna. Un sac en plastique recouvrait la partie lourde de la poignée ; la fine tige d’ébène dur mesurait trente-huit pouces. Il y avait peu de doute que la poignée en forme d’œuf eût occasionné le bris de l’os. Pour en être sûr, il restait à l’examiner.

L’épreuve du sang était facile et rapide, il suffisait de comparer les groupes. Ce ne fut pas long non plus pour les cheveux que j’examinai au microscope. Je secouai la tête tristement en voyant les résultats, et Ader était blême. Il était en mauvaise position. D’un côté, il avait une affaire idéale sans l’ennuyeuse poursuite habituelle de témoins rétifs ou d’autres sortes de preuves insaisissables. De l’autre côté, il y avait sa nièce Dana, un des membres de sa famille qu’il préférait, dont on allait envoyer le fiancé à la chambre à gaz ou, avec un peu de chance, en prison pour trente ans ou davantage. D’une façon ou de l’autre, le lieutenant ne serait pas heureux. À moins, bien sûr, que nous n’arrivions à trouver un nouveau candidat pour le grand saut.

— Je suis désolé, dis-je, je n’ai rien trouvé qui puisse nous servir. McCabe a bien été tué avec cette canne. Je suis prêt à risquer ma réputation professionnelle là-dessus, et c’est le témoignage que je devrai faire sous serment.

— Je ne m’attendais à rien d’autre, dit-il d’un air apathique. Pour l’amour de Dana, j’espérais seulement. En tout cas, voici le tableau complet du reste de la maisonnée. Lisez-le demain et peut-être penserez-vous à quelque chose. Vous avez déjà résolu des cas encore plus désespérés.

— Le cas présent est plus désespéré qu’aucun autre, dis-je. Et franchement, nous n’avons pas tant besoin de suspects que de savoir comment le crime a été commis. Un meurtre ; un meurtrier assez évident, à quoi bon chercher d’autres noms ?

— Je ne sais pas, dit-il d’un air fatigué. Mais commencez en postulant que Larry est innocent et voyez comment quelqu’un d’autre aurait pu commettre le crime.

— C’est très simple, répliquai-je. Tout ce qu’il me faut est un mois et cinquante pour cent de cervelle en plus. Mais j’essaierai, maître.

Ader partit. Il paraissait exténué. Il n’avait probablement pas beaucoup dormi depuis le meurtre.

Il était plus de onze heures, mais je ne me sentais pas fatigué et je m’assis pour lire le rapport sur la famille. Ader fait très bien ce genre de choses et je pouvais facilement imaginer chacun des membres de la maisonnée du colonel McCabe.

Cinq d’entre eux étaient de la famille du défunt. Il y avait : Larry, le neveu, un garçon de vingt-quatre ans ; deux fils, Harry trente-deux ans et Wallace trente-neuf ans ; le frère du colonel, Wayne, cinquante-sept ans ; et un cousin, Gordon Wheeler vingt-huit ans. Pour domestiques, un couple assez âgé assurait le nettoyage et le jardinage. Une femme d’âge moyen faisait la cuisine.

En ce qui concerne le motif, ils en avaient tous, à l’exception des domestiques qui étaient pourvus, que le colonel vive ou non. Pour la famille, c’était une question d’argent. La fortune de McCabe se montait à plus d’un million de dollars, hérités de sa femme, veuve sans enfant d’un riche industriel. Le testament du colonel était connu. Les deux fils touchaient deux cent mille dollars chacun ; le frère cent cinquante mille ; Larry cinquante mille ; et le cousin trente mille, le tout sans impôts. En tenant compte de quelques petites rentes pour les domestiques, tout ce qui resterait après avoir payé les impôts, serait pour le musée local à condition qu’il expose de façon permanente toute la collection d’armes de McCabe. Car le vieil homme se targuait d’être un expert militaire de première grandeur. Mais au lieu de refaire les combats de la guerre civile ou ceux de la guerre de 1914, il préférait corriger les erreurs des généraux des précédentes générations. Bref, il voulait écrire de nouveau le livre d’Oman L’Art de la guerre au Moyen–Age.

Une pièce de la maison contenait une collection d’armes et d’armures médiévales. Le cousin, Gordon, en était responsable. Il tenait le catalogue à jour et gardait le tout si bien astiqué et en état de marche que McCabe aurait pu, à tout moment, partir pour la Croisade parfaitement équipé avec bouclier, épée, lance, poignard et arc. Il ne manquait qu’un cheval.

Le défunt colonel était une sorte de brute par moments, mais pas vraiment méchant. Il ne semblait pas qu’il s’occupât indûment des affaires des membres de sa famille, ni qu’aucun d’eux ait eu de raison sérieuse de le haïr. En lisant à travers les lignes de ce qu’avait écrit Ader, il m’apparaissait que le seul motif plausible était l’argent. Car McCabe était peut-être serré du porte-monnaie, bien que chacun d’eux ait reçu une allocation.

Mais, pour le moment, le motif n’était pas le problème principal. Mon véritable travail consistait à résoudre le problème que j’avais exposé à Ader : si Larry n’a pas tué le colonel, comment le meurtre a-t-il été commis ? Le « par qui » pouvait attendre, et j’en étais sûr, serait probablement trouvé quand on connaîtrait le moyen employé.

Je ressortis le plan et les photos. Il y a un procédé très à la mode sur Madison Avenue, « la tempête de l’esprit ». Cela consiste à faire sauter les vitesses d’un esprit normal et à le laisser courir. On donne libre cours à ses idées les plus folles en espérant que, dans le fouillis, on découvrira la perle. J’essayai cette technique, je n’en sortis que des idées absurdes. La plus folle d’entre elles consistait à penser que le meurtrier avait porté des chaussures dont les empreintes imitaient celles d’un chien. L’ennui était le peu de profondeur des empreintes montrées sur la photo. Le chien pesait environ trente kilos, ce poids étant distribué sur quatre pattes. Un homme de quatre-vingts kilos laisserait forcément des empreintes plus profondes. Comme vous le voyez, j’étais à bout.

Mais cette « solution » ne me satisfaisait même pas moi-même. Je pris donc une autre piste, et celle-ci me donna un peu d’espoir. Et si on s’était approché par la mer ? Selon les notes d’Ader tous les membres de la famille pratiquaient le ski nautique et d’autres sports aquatiques ; pourquoi pas de la nage sous-marine ? Si le meurtrier était sorti de l’eau, avec ou sans équipement, avait tué le colonel et était reparti par le même chemin, aurait-il laissé des traces ou la marée les aurait-elle effacées ? C’était une solution plausible.

Je fus tenté de téléphoner tout de suite à Ader, mais il était plus de minuit et je me souvins qu’il était très fatigué. Mercredi serait assez tôt. Je rentrai donc chez moi me coucher et je rêvai d’un chien nageant sous l’eau et terrorisant les baigneurs.

Le lendemain matin je téléphonai au lieutenant et lui fis part de mes deux hypothèses. Comme je le craignais, l’homme marchant comme un chien était une absurdité. Les empreintes moulées en plâtre – ceci me surprit moi-même, mais il est vrai qu’Ader ne laisse rien au hasard – montraient bien qu’elles étaient trop peu profondes pour avoir été faites par un homme.

La seconde théorie, celle de l’approche par la mer, parut cependant l’intéresser. La question était de savoir si un tel exploit était possible sur la plage privée. Il y avait un moyen pour le vérifier, c’était de se renseigner auprès de Sammy Ames, chroniqueur des sports pour le journal local, expert en matière de jeux nautiques. Ader l’appela en y mettant toutes les formes et j’écoutai. Ames fut très net. À moins de vouloir se suicider, personne, en cette saison, ne pourrait nager à moins de cinq miles de la côte. Les courants sont tels qu’il est impossible de résister dans ces eaux ; même un champion olympique ne pourrait y arriver.

Ceci était déjà assez mauvais, mais un coup de téléphone au Yacht Club amena encore d’autres précisions confirmant l’inanité de cette hypothèse, notamment du fait qu’il serait resté des empreintes de pas, au moins jusqu’à la marée du soir.

Cela avait déjà été assez difficile de trouver ces deux hypothèses ; il fallait maintenant que j’en trouve une troisième et meilleure. Il fallait donc absolument que j’aille à la maison de la victime et je demandai au lieutenant de m’y conduire.

L’endroit était très imposant : une grande maison spacieuse de deux étages, avec, par derrière, un escalier pour descendre les vingt mètres de rochers conduisant à la plage privée. Cette plage était bordée de trois côtés par ces petites falaises et par la mer sur le quatrième côté.

Je ne perdrai pas de temps à décrire les membres de la famille, leur physique n’ayant aucun rapport avec cette affaire. Tous ces hommes étaient en bonne santé, du genre athlétique, très masculins. Ils avaient l’air sincèrement désolés pour Larry, mais semblaient certains qu’il était coupable.

La collection d’armes du Moyen–Age aurait valu la visite en de moins navrantes circonstances. Les murs étaient couverts de dagues, de haches de guerre, de lances, de piques, et d’arcs… Il y avait plusieurs mannequins dans des armures magnifiquement astiquées. Wheeler, conservateur de ce musée familial, était visiblement fier de cette collection et, à force de faire des recherches pour le colonel, était devenu très entraîné dans l’usage de toutes ces armes. Avec passion il fit une démonstration de la manière de se servir de plusieurs d’entre elles, les maniant avec l’assurance d’un expert.

Mais rien de tout cela n’éclaircissait le mystère, s’il y en avait un et si Larry n’était pas véritablement l’assassin.

J’étais plutôt découragé. Peut-être John Dickson Carr sait-il imaginer et résoudre sur le papier ces énigmes de pièces sans issue, mais c’était trop pour moi. J’étais prêt à jeter l’éponge et à me rabattre sur Larry comme coupable.

C’est alors que je me rappelai d’autres cas récents sur lesquels nous avions travaillé, Ader et moi. Pour ceux-là, une nouvelle évaluation des pièces à conviction nous avait permis de sortir de l’impasse. De plus, j’aimais bien Dana. Cela fait une grosse différence quand on a un intérêt dans une enquête.

Je retournai donc au laboratoire. La première chose que je fis fut de relire mes notes sur l’autopsie. Elles ne changeaient rien. Le crâne du colonel avait été enfoncé juste au-dessus de l’oreille droite. J’essayai d’imaginer comment le coup avait été porté. Si l’assassin s’était tenu à la droite et juste derrière le vieil homme allongé sur le sable, les pieds vers la mer, et qu’il avait fait un swing comme au golf de la droite vers la gauche, la partie renflée de la canne vers le bas, les mains sur le bout en fer, cela pourrait expliquer la blessure. Rien d’invraisemblable ; pas de contradictions sur lesquelles mettre la main.

Assez sombre, je me tournai vers la pièce à conviction qui restait, la canne elle-même. Je la tins de la façon que je venais d’imaginer et essayai de refaire le geste fatal. Tout à coup j’eus une lueur d’espoir. Le sang et les cheveux ne se trouvaient pas au bon endroit ! Si la canne avait été balancée, à la manière d’un club de golf, par un homme debout, le côté devrait en être taché. En fait, cela serait vrai quelle que soit la manière dont on se serait servi de la canne comme matraque. Mais au lieu de cela, c’était seulement sur l’extrémité de la poignée que se trouvaient le sang et les cheveux. Comment était-ce possible ?

Ému, je recommençai l’expérience. Le seul moyen pour frapper quelqu’un avec l’extrémité de la poignée serait de lancer la canne comme un javelot. Mais cela ne serait pas commode : l’hypothèse était peu vraisemblable, même si on pouvait arriver à donner suffisamment de force à l’arme, ce dont je doutais. Alors, une toute nouvelle perspective s’ouvrit devant moi, perspective qui suggérait d’importantes modifications dans notre interprétation de cet objet. Cette canne n’avait pas du tout été utilisée comme gourdin. Elle avait dû être projetée comme un javelot, poignée en avant. Mais comment ? Certainement, en fait, personne ne pourrait lancer cet objet, comme une lance, et avec suffisamment de force et de précision pour tuer un homme à une distance de combien de mètres ? Je vérifiai de nouveau les dessins. Le corps se trouvait à presque douze mètres du pied de l’escalier, lieu où aurait dû se trouver le meurtrier s’il voulait éviter de laisser des traces de pas. Un tel jet était absolument fantastique avec la seule force des muscles. Les os du crâne sont épais et ne s’enfoncent pas facilement.

Puis, en regardant la longue et fine tige de la canne, j’eus une idée. Je pris ma loupe et examinai la ferrure de métal. Assurément il y avait deux rainures, peu profondes mais bien réelles, au travers de la surface du bout. Il ne pouvait y avoir qu’une explication : passée dedans, une ficelle tendue ne pourrait glisser de l’extrémité de la ferrure. Cela signifiait un arc, cela semblait maintenant évident. Quoi de plus facile que de placer l’étroite tige d’ébène dans la fente d’un arc bien tendu, la poignée vers l’avant, et ensuite, depuis l’escalier, de viser l’homme étendu sur le sable ? Projetée avec toute la force d’un puissant ressort métallique, la canne donnerait un coup terrible sur la tête de la victime.

Fébrilement je commençai à faire les cent pas. C’était une solution parfaite ; celle qui expliquait tout. Voilà pourquoi il n’y avait pas d’autres traces. Le meurtrier n’avait pas besoin de quitter l’escalier.

Ce qu’un simple bras ne pouvait faire, l'arc le rendait possible. Viser n’était pas plus difficile qu’avec un fusil, et douze mètres étaient une courte distance. Cependant, même ainsi, le meurtrier avait dû s’exercer un peu auparavant pour être sûr de lui. Peut-être n’avait-il pas vraiment voulu faire inculper Larry, mais simplement brouiller les pistes.

Bon, il avait donc envoyé cette étrange flèche, puis l’avait laissée près du corps… Je jurai. Encore une bonne hypothèse qui tombait à l’eau. La canne n’était pas restée près du corps. Comment le tireur avait-il pu la récupérer sans laisser de traces ?

Je pensai à une ficelle, un fil de pêche en nylon par exemple, attaché au projectile. Mais un autre regard aux photos détruisit cette solution. Il n’y avait aucune marque longue et étroite montrant la traînée de la canne sur le sable.

Je savais cependant qu’il devait y avoir une explication ; le reste s’ajustait trop bien. J’examinai la canne de nouveau en commençant par la ferrure. Au milieu de la tige bien polie je trouvai quelques entailles. Elles n’étaient pas profondes mais le bois était très dur. Je les mesurai et notai leur écartement. Il n’y avait aucune autre marque ; assurément Larry prenait grand soin de cet objet de prix. C’était un vrai défi, surtout que je me sentais très près de la solution.

C’est en regardant encore la photo, que j’arrivai enfin à cette solution. C’était le genre de chose que j’aurais dû repérer immédiatement. Mais toute hypothèse doit être prouvée. J’appelai donc Ader et lui demandai de me retrouver à la plage. En chemin, il devait demander à un des non-suspects, la domestique par exemple, d’amener le chien Gustave-Adolphe. Je voulais quelqu’un que le chien connaisse bien et à qui il obéirait.

Sur la plage, je montrai à Ader les marques sur la canne et lui expliquai ma théorie de l’arc.

— Ces marques ont été faites par des dents, lui dis-je.

Le dalmatien courait un peu partout, heureux de se retrouver sur la plage pour gambader. Sur notre demande, la domestique, un peu étonnée mais de bonne volonté, se tint sur l’escalier et lança la canne d’ébène vers l’eau.

— Va chercher, Gustave ! cria-t-elle.

Et, aboyant joyeusement, le chien se précipita, prit le bâton dans sa gueule et l’amena à la femme.

Je souris au lieutenant.

— Cela complète l’histoire. Le vieil homme tué, le meurtrier se trouvait encore sur les marches où la domestique se trouve en ce moment. Tout ce qu’il avait à faire était de crier « Apporte ! » et le chien a récupéré l’arme du crime. Un complice muet. Net. Pas de trace de pas sur le sable.

— Il a vraiment été d’une grande aide pour le pauvre colonel, dit aigrement Ader en jetant un regard au chien maladroit. Au lieu de mordre le meurtrier, il l’aide à s’en sortir. Ou presque.

— Ne blâmez pas le chien, dis-je. Vous ne pouvez pas demander à ces prétendus bas animaux de comprendre le meurtre. Le meurtre demande une intelligence supérieure ; celle-là même qu’il a fallu pour l’inventer. Mais Wheeler doit être notre homme ; comme vous l’avez vu, c’est un expert dans le maniement de toutes ces armes médiévales. Maintenant que j’y pense, il ne nous a pas montré ni même parlé du tir à l’arc. C’est assez significatif.

— Je n’ai aucun doute que c’est ainsi que les choses se sont passées, dit Ader. Maintenant comment le prouver au jury ?

— Cela ne sera pas facile. À part les rainures pour passer la corde de l’arc et les marques de dents sur la canne, nous n’avons aucune preuve à donner au jury. Je ne peux pas prouver que la canne a été effectivement tirée. Peut-être n’avons-nous pas beaucoup aidé Larry, même maintenant ?

La réponse ne se fit pas attendre.

— Ne croyez pas cela, dit-il, farouche. Je sais exactement comment briser Wheeler. Le plus vieux truc du monde. Ce soir, il recevra un coup de téléphone anonyme. Quelqu’un lui décrira les principaux détails du meurtre en lui affirmant qu’il en a été témoin et qu’il demande à être payé pour son silence. Wheeler étant coupable, et de cela je n’ai aucun doute, il voudra absolument rencontrer ce M. X, soit pour le payer, soit pour le tuer. Nous le prendrons sur le fait, avec des témoins. Mais tout d’abord nous devons nous assurer que la domestique ne mange pas le morceau. Une chance que Gustave-Adolphe ne puisse pas parler.

— Ne dites pas cela. S’il pouvait parler, notre travail aurait été beaucoup plus facile.

Comme Ader l’avait promis, le piège fonctionna, et c’est facile à comprendre. Un meurtrier a, en général, bien des sujets d’appréhension et sa plus grande crainte est d’avoir été surpris par un témoin oculaire.

Dana dit que Larry et elle nommeront leur premier garçon comme moi. Je leur ai suggéré plutôt Gustave-Adolphe. Bien qu’il ait été complice du meurtre, il a finalement témoigné pour la défense, rendant, ce faisant, notre solution parfaite.

No killer has wings.

Traduction de A. Decloux.