PEINTURE AU SANG
par John Murray
Vous avez probablement vu les toiles de Louis Fedj. Leur valeur est montée en flèche depuis sa mort regrettable et sensationnelle ; à lui seul, son autoportrait, représentant l’artiste tel qu’il était, vigoureux, la barbe fournie, le cou gras, est évalué à dix mille dollars.
Mais Louis Fedj n’avait pas toujours campé un personnage aussi viril, aussi important. Il avait été pas si longtemps auparavant un timide petit jeune homme à lunettes et à cheveux jaunâtres, qui se contentait d’exposer ses œuvres le long des grilles du parc de Greenwich Village. C’est alors qu’il avait été découvert par une veuve très maternelle, qui avait organisé sa première exposition dans une galerie du quartier. Cette exposition fut une réussite et, dès ce moment, Louis fut transformé. La vie des grands peintres semblait l’influencer plus encore que leurs œuvres. Il devint un composé des artistes qu’il aimait le mieux : aussi sensuel que Gauguin, aussi rabelaisien que Van Gogh, aussi ardent que Toulouse-Lautrec. Il acquit un rire bruyant, une barbe rougeoyante, un appétit de Gargantua, un goût immodéré pour le whisky, un tempérament explosif et la réputation d'un sensuel. Parfois, il lui arrivait de peindre.
Pendant sept ans, Louis grandit en importance et en réputation. Son œuvre fut exposée dans deux galeries, à Paris et à Londres, un acteur de cinéma fort connu collectionna ses tableaux et l’artiste eut l’honneur d’une rétrospective de trois jours sur les murs blancs du Musée d’Art Moderne. Son style « se congela » ; il « se réalisa » en de violentes explosions de bleu, de rouge et de vert pomme. Il faisait tomber des tubes des couleurs crues qu’il attaquait sauvagement au couteau. L’effet produit était souvent saisissant ; même les gens habituellement sûrs de leurs opinions et de leurs goûts n’étaient pas certains d’aimer les tableaux de Louis Fedj.
On était généralement d’accord pour dire qu’un nouveau grand peintre était en train de naître et la prédiction se fût peut-être réalisée si la malchance n’était intervenue. Elle se produisit timidement, sans qu’on s’en aperçût ou presque, sous la forme d’une annonce modeste dans l’un des plus importants quotidiens de la ville :
M. Auguste Bougère, célèbre critique d’art français, fait désormais partie de l’équipe du Herald.
Tous ceux qui connaissaient les milieux artistiques connaissaient Auguste Bougère. On disait qu’il avait été l’ami intime et le conseiller de Picasso. On racontait qu’il avait dirigé la carrière de bien des contemporains très connus. Petit, gesticulant, les yeux brûlants, il était réputé sur les deux continents pour son regard acéré de critique et pour sa langue plus acérée encore. Dans la louange, il était magnifique ; dans le dédain, accablant.
Par un lourd après-midi d’été, Louis Fedj s’éveilla avec son habituelle et formidable gueule de bois et connut son premier échantillon de la prose cinglante de Bougère. Une demi-douzaine des toiles les moins importantes de Louis étaient alors exposées dans une galerie privée de la 57e Rue et, en ouvrant son journal du matin à la page de la chronique des arts, Louis eut la surprise de découvrir que le critique d’importation du Herald y avait fait une visite la veille. Il fut encore plus surpris en lisant les premières phrases du compte rendu d’Auguste Bougère.
Le mot qui convient aux tableaux signés de M. Louis Fedj est peut-être « explosif ». Mais on ne peut que se demander à quelle source M. Fedj a puisé son inspiration. J’ai l’impression, quant à moi, que ses matières combustibles se composent pour la plupart d’œufs mollets, de bananes trop mûres et de plusieurs autres comestibles peu ragoûtants. Cette régurgitation en couleur d’aliments gâtés, informes, sans substance, sans émotion, ne peut sérieusement passer pour autre chose qu’un cauchemar indigeste…
Louis Fedj en lisant ces phrases mordantes se sentit envahi par une rage meurtrière. Il s’habilla rapidement, avala son petit déjeuner et se rua hors de son atelier pour foncer tout droit aux bureaux du New York Herald. L’équipe du journal ne devait jamais oublier le spectacle de ce personnage barbu et déchaîné, piaffant dans la salle de rédaction. Pour s’en débarrasser, un secrétaire intimidé lui donna l’adresse personnelle de M. Bougère.
Fedj trouva le Français en robe de chambre de soie brochée, dégustant sa tasse de café de l’après-midi. Il ne parut que modérément surpris de l’intrusion de Louis et écouta, avec un demi-sourire amusé sur son petit visage éveillé, le peintre vitupérer ses facultés intellectuelles, son aspect physique et son origine suspecte. Ce sourire était exaspérant ; à un moment, Louis, dans sa colère, attrapa le col chatoyant de la robe de chambre et le froissa comme s’il avait l’intention d’étrangler sur place le critique. M. Bougère réussit à éloigner toute idée de violence en parlant calmement, en un anglais détestable mais apaisant, et Louis Fedj, grommelant, fit demi-tour et s’en fut.
Il eut tôt fait d’oublier l’incident, plongé qu’il était dans son travail. Mais M. Auguste Bougère, lui, malgré son apparente placidité, n’avait pas oublié et il était peu probable qu’il oubliât jamais.
Un mois plus tard, le critique frappait pour la seconde fois.
Sa chronique, cette fois-ci, ne concernait pas directement Louis Fedj ; il parlait de l’exposition d’un Hongrois exilé. Mais le troisième paragraphe disait :
…Pourtant, alors que les toiles, pour la plupart, témoignaient d’une intense et sincère émotion, plusieurs tableaux m’ont rappelé la technique explosive que Louis Fedj, dans ses œuvres, a portée à un degré de perfection d’un goût douteux. C’est bien dommage, car ce peintre mérite un meilleur sort. Mieux vaudrait pour lui abandonner les couleurs de nourritures avariées et les configurations fuligineuses si caractéristiques des pinceaux de M. Fedj pour se concentrer sur des aspects artistiques plus féconds…
Devant cette nouvelle attaque violente, sortie de la plume trempée dans l’acide de M. Bougère, Louis beugla comme un taureau blessé. Cette fois, les pensées meurtrières que nourrissait son cœur faillirent lui passer dans les mains. Il était convaincu qu’un artiste ne pouvait se laisser entraver par les conventions qui régissent le reste de l’humanité et il était persuadé que le monde ne se porterait pas plus mal pour avoir perdu un insignifiant petit critique. Mais, si des idées de meurtre s’agitaient dans l’esprit de Louis Fedj quand il entra en trombe, cet après-midi-là, dans l’immeuble d’Auguste Bougère, elles ne devaient pas connaître de réalisation.
M. Bougère était absent ; il se trouvait à Chicago pour une exposition dont il devait faire le compte rendu dans le journal qui l’employait. Louis dut se contenter de glisser sous la porte du Français une note rédigée en termes des plus grossiers.
Six semaines plus tard, Fedj présentait une grande exposition dans une galerie importante et il voyait approcher l’événement avec inquiétude. Les directeurs de la galerie, habituellement enthousiastes pour toute exposition de Louis Fedj, se montraient également nerveux. Depuis la double attaque de M. Bougère la vente des tableaux du peintre avait sensiblement baissé.
À son habitude, Louis n’assista pas à l’inauguration : il en passa le temps dans une taverne voisine. Ce fut seulement le lendemain matin qu’il connut son sort en apprenant que le célèbre critique d’art du Herald avait eu la bonté de rendre visite à son exposition et la méchanceté d’en rendre compte.
M. Louis Fedj a dû courir les magasins. Les nourritures avariées qui servent d’inspiration à son œuvre se sont remarquablement diversifiées. On reconnaît dans ses tableaux une magnifique variété de produits alimentaires, jamais vus encore dans ses précédentes œuvres. Parmi eux, on remarque quelque chose qui pourrait être un cantaloup trop mûr, des tranches de bacon desséchées, une coloquinte, quelques œufs pochés et d’autres ingrédients difficilement identifiables. On regrette d’avoir à dire que le résultat n’est guère appétissant…
Si Auguste Bougère avait souhaité décapiter la carrière de Louis Fedj, il n’eût pu choisir lame mieux trempée ni plus acérée. L’image de nourritures avariées s’accrocha à l’œuvre de Louis comme un œuf pourri lancé sur un politicien. Les collectionneurs qui avaient accroché ses tableaux chez eux se mirent à se plaindre d’une vague odeur désagréable dégagée par les toiles. En deux semaines, la vente de ses nouvelles œuvres tomba à zéro. Les amis de Louis, si loyaux dans le succès, furent tout à coup curieusement absorbés par d’autres préoccupations, d’autres amitiés. Un contrat, signé par un Texan, propriétaire de puits de pétrole, qui voulait avoir un Fedj dans son salon, fut brusquement résilié. Trois projets d’expositions dans trois musées différents furent abandonnés. Et les galeries qui exposaient régulièrement Fedj témoignaient d’une subite répugnance à renouveler leurs accords.
Moins de trois mois après, silencieusement, pathétiquement, la carrière de Louis Fedj semblait s’être interrompue.
Suivit une période de sombre dépression. Durant près d’un an, Louis passa son temps à gaspiller l’argent que lui avait valu sa renommée première. Il y parvint sans peine. Il retrouva momentanément quelques-uns de ses amis perdus qui ne demandaient pas mieux que de l’aider à vider des bouteilles de whisky. D’une certaine manière, pendant les premiers six mois, il prit même un certain plaisir à sa dégradation. Mais bientôt, il fut à court d’argent.
Si Louis Fedj avait été fait d’une pâte plus molle, le coup qu’il avait subi eût pu lui être fatal. Mais on doit dire à sa louange qu’il ne refusait pas de se battre. Sans bruit, sans éclat, il revint au Village et se procura un logement modeste. Lentement, consciencieusement, il reprit sa palette et ses toiles. Il vivait simplement, de ce qu’il gagnait en peignant des couvertures scabreuses pour des magazines à sensation. Il ne buvait plus une goutte d’alcool. Il redevint semblable au Louis Fedj de naguère, au jeune homme plein d’ardeur, de talent, de volonté et de confiance en son destin.
Cette discipline volontaire se prolongea pendant près de huit mois. À la fin de cette période, Louis avait achevé une quarantaine de tableaux. Il savait, du plus profond de lui-même, qu’ils étaient les meilleurs de toute sa carrière. Et il sentait que sa propre existence dépendait de leur succès.
Le directeur de la galerie était visiblement mal à l'aise quand il accorda un entretien à son ancienne grande vedette. La publicité désastreuse qui continuait de s’attacher au nom de Louis Fedj l’inquiétait. Même quand Louis lui eut montré ses toiles, il demeura hésitant. Puis en y regardant de plus près, il se rendit compte que la signature était l'unique point commun entre ces tableaux et ceux qui avaient fiait s’abattre la hache étincelante d’Auguste Bougère. Les tons étaient frais et vibrants ; on sentait une grande solidité de forme et de contenu émotionnel ; objets et personnages étaient reconnaissables : ballerines au cou flexible, arlequins, acrobates, chanteurs des rues, jongleurs, Polynésiens couleur chocolat, scènes de la rue, ponts, plantes étranges. De toute évidence, il s’agissait d’une nouvelle tendance chez Louis Fedj, et cela semblait bien valoir une exposition.
On finit par tomber d’accord et bientôt on commença à parler d’un retour de Fedj. Les vieux amis firent leur réapparition. Le nom de Louis se retrouva plus fréquemment dans les chroniques artistiques, où l’on s’interrogeait sur sa nouvelle manière. Un seul critique demeurait douloureusement silencieux : M. Auguste Bougère.
Quand arriva le jour de l’exposition, Louis Fedj, qui avait renoncé à bien d’autres de ses habitudes anciennes, rompit avec son dédain de naguère pour les grandes premières et se rendit à la galerie. Il faisait nerveusement les cent pas, regardait les visiteurs entrer l’un après l’autre, serrait respectueusement la main de clients importants et, d’une façon générale, se comportait comme le plus modeste des artistes. Rôdant à travers la galerie, il entendit les commentaires admiratifs que suscitaient ses nouvelles toiles et un peu de son ancienne assurance lui revint. Son dos se redressa ; son pas se fit plus assuré ; il lui arriva même de rire aux éclats. Une heure après l'ouverture des portes, il ressemblait au Louis Fedj d’antan.
C’est alors qu’Auguste Bougère franchit le seuil.
En voyant le Français entrer à grands pas dans la galerie, les mains au fond de ses poches, vif sur ses courtes pattes, Louis sentit son pouls s’accélérer. Il suivit des yeux le critique du Herald qui s’arrêtait devant les tableaux, jambes écartées, pointant en avant son nez aquilin tandis que ses yeux brillants semblaient traverser les couches de peinture étalées sur la toile. Sa présence inspira aux autres visiteurs une respectueuse déférence ; ils s’écartèrent pour lui permettre d’examiner en toute tranquillité les œuvres de Louis Fedj.
Lentement, comme en transe, Louis s’approcha.
— Monsieur Bougère ?
— Oui, quoi ?
D’un brusque mouvement, le petit homme fit virer sa grosse tête pour dévisager Louis.
— Je… Je voulais vous remercier d’être venu ce soir.
— Aha ?
Le Français paraissait perplexe. Puis ses lèvres s’écartèrent sur un sourire canin.
— Ah ! oui, bien sûr. Vous n’aviez pas, euh, exposé depuis un certain temps ?
— Non.
— Alors, ces toiles sont nouvelles ?
— Oui.
— Je vois.
Il fonça vers la porte, entraînant Louis à sa suite.
— Mon style a quelque peu changé, dit Louis d’un ton hésitant. Je me suis beaucoup inspiré des impressionnistes. L’utilisation des couleurs pures…
— Quoi ? fit M. Bougère.
— Les couleurs. Cette toile, par exemple. Je l’intitule Les cyclistes…
— Charmant, dit le critique.
— Vraiment, vous trouvez ?
— Mais oui.
Le sourire s’élargit.
— À la façon dont est charmant un dessin d’enfant. Ce qu’on pourrait appeler…
Il chercha désespérément l’expression adéquate et finit par dire, en français :
— Le charme de l'innocence…
Louis parut hésiter.
— Il est exact que j’ai recherché une certaine qualité d’innocence…
— Mais vous avez réussi, dit Bougère avec un sourire suave. Ce que j’ai vu est tout à fait innocent. De goût, d’émotion, de forme, de signification…
— Comment ?
— Allons, monsieur Fedj, parlons franchement. Ces tableaux, ce sont de petites plaisanteries de votre part. Pour un livre d’images destiné aux enfants, peut-être ; pour les amateurs d’art… (Il secoua la tête.) Vous et moi, nous savons à quoi nous en tenir, n’est-ce pas ?
— Mais, bon Dieu, qu’est-ce que vous me racontez ?
— Je vous en prie, dit M. Bougère d’un air offensé, inutile d’élever la voix. Nous sommes dans un lieu public.
— Vous n’avez même pas regardé ces toiles et encore moins examiné…
— Est-il besoin d’examiner les dessins des pages humoristiques ?
La réponse de Louis s’étrangla dans sa gorge. Sa poitrine s’enflait, les yeux lui sortaient de la tête ; son visage devint écarlate, de la racine des cheveux à la ligne de sa barbe. À ce moment-là, Louis Fedj eut été capable de se laisser aller en public à quelque violence mais, avant d’avoir dû affronter le danger, M. Auguste Bougère avait tourné les talons et se dirigeait d’un pas décidé vers la sortie.
— Attendez ! cria Louis d’une voix grinçante. Où allez-vous ?
— Il va être onze heures, répondit aimablement Bougère. Il faut que je rentre chez moi pour préparer mon article. Vous comprenez. Excusez-moi.
— Mais vous êtes injuste ! Vous n’avez rien vu !
— Bonsoir, monsieur Fedj.
Une minute entière s’écoula avant que Louis prît pleinement conscience de ce que signifiait le brusque départ du critique. Quand il l’eut compris, ses pieds l’entraînèrent d’eux-mêmes vers la porte. Une fois dehors, il jeta de tous côtés des regards affolés pour tenter d’apercevoir le dos du Français. Il ne le vit nulle part.
Louis passa alors à l’action sans s’être accordé une seconde de réflexion. Il courut au coin de la rue, sauta dans un taxi et jeta au chauffeur l’adresse de l’immeuble qu’habitait M. Bougère, dans Central Park South. Il se rongea les ongles jusqu’au moment où le taxi s’arrêta devant l’auvent qui abritait l’entrée.
Il n’y avait pas de portier en vue et le petit ascenseur fonctionnait automatiquement. Louis appuya sur le bouton marqué douze.
En répondant au coup de sonnette, Auguste Bougère commença :
— Vous êtes en avance…
Puis il fronça les sourcils :
— Monsieur Fedj ? Je vous avais pris pour le garçon de courses du Herald.
— Il faut que je vous parle, dit Louis. Puis-je entrer ?
— Un autre jour, peut-être. Ce soir, j’ai du travail.
— Rien qu’un instant…
— Je regrette.
Mais, dans l’état où il était, Louis Fedj ne pouvait accepter un refus. Il maintint la porte ouverte jusqu’au moment où il vit naître l’inquiétude dans les yeux brillants de M. Bougère. Mais les traits du Français se détendirent, un sourire amusé courut même sur ses lèvres et il haussa les épaules.
— Très bien, dit-il. Mais rien qu’un instant, car j’attends ce jeune homme du journal. Vous comprenez ?
Louis pénétra dans l’appartement. Il était garni d’un mobilier encombrant, de meubles anciens aux formes tourmentées. Sur la table de travail aux sculptures tarabiscotées, la machine à écrire en métal gris détonait. Une feuille de papier vierge y était engagée et Louis Fedj y attacha son regard, tandis que son souffle se précipitait.
— Qu’est-ce que vous vous prépariez à écrire ? demanda-t-il en se retournant d’un bloc vers le critique. Il faut me le dire, Bougère ! Qu’alliez-vous écrire, à propos de mes toiles !
Le Français tendit ses mains ouvertes.
— Je ne saurais dire. J’attends l’inspiration.
— Vous êtes un menteur ! Vous savez fort bien ce que vous allez écrire. Ce que vous m’avez dit… Votre discours sur l’innocence…
— Ce n’était pas mauvais, hein ? dit-il en souriant de toutes ses dents.
— Je ne peux pas vous laisser faire. La dernière fois, Bougère, vous m’avez démoli…
Le Français fit entendre une sorte de gloussement.
— Mais si, vous le savez très bien ! cria Louis, plein de rage. Ce que vous avez écrit… Cette histoire d’aliments avariés ! Ça m’a démoli !
— Je ne suis qu’un modeste critique…
— Il faut que je sache ! Qu’allez-vous dire ?
M. Bougère haussa ses épaules étroites et passa devant le peintre pour aller retrouver sa machine à écrire. Ses doigts effleurèrent les touches, tandis qu’il penchait la tête de côté en regardant son visiteur.
— Je vais écrire la vérité, monsieur Fedj. Il n’y a là rien de… comment dites-vous ? personnel. Mais je trouve que vous êtes un mauvais peintre. Un très mauvais peintre.
Il sourit, comme s’il s’attendait à ce que l’autre trouvât sa candeur charmante. Son destin se joua sur l’amplitude de ce sourire car Louis Fedj eut peut-être agi différemment si la cruelle remarque eut été accompagnée d’un froncement de sourcils. Mais le sourire constituait une suprême insulte ; il ne permettait à Louis d’autre solution que celle qu’il adopta. Il bondit à la gorge du Français. Agressé, M. Bougère émit un petit cri mais réussit à se dégager. Il se précipita à l’autre bout de la pièce en criant quelque chose en français, tandis que Louis Fedj le suivait. Finalement, Louis parvint à l’acculer dans un coin. Ses mains se refermèrent sur le maigre cou du critique, qui gargouilla en levant au plafond des yeux blancs. Louis rejeta en arrière la grosse tête qui alla cogner, avec un bruit bien agréable, contre le papier fleuri. Bougère gémit et Louis lui rejeta de nouveau la tête en arrière. Bougère gémit encore, prit une expression hébétée et tenta une faible ruade. Le troisième choc de la tête contre le mur fut concluant ; le critique poussa une plainte prolongée et s’affaissa. Quand Louis le lâcha, il glissa contre le mur et s’écroula sur le sol en une masse pitoyable.
Louis se pencha sur lui, avec un calme admirable en un pareil moment. Il souleva le poignet maigre mais ne put trouver le pouls. Il plaça sa paume à plat face à la bouche du critique mais il ne sentit pas le moindre souffle.
Il se redressa, songeant avec beaucoup de sens pratique à ce qu’il allait faire ensuite. Il était près de onze heures trente ; le garçon de courses du Herald n’allait pas tarder à arriver pour emporter la copie de M. Bougère, destinée à la première édition du lendemain. S’il trouvait Louis dans la place…
Il se dirigea vers la porte. Puis il se retourna, les yeux fixés sur la feuille vierge engagée dans la machine à écrire de M. Auguste Bougère.
Il sourit et approcha une chaise.
Pendant un moment, il posa sur le papier blanc un regard vide. Après tout, il était peintre ; pas écrivain.
Il se mit néanmoins au travail.
C’est pour moi un réel plaisir de signaler que M. Louis Fedj après un an d’absence, a fait sa rentrée avec ce qu'il faut considérer comme la plus belle exposition d’art impressionniste que l'on ait vue dans ce pays depuis des années. Alors que j’avais vivement critiqué les œuvres précédentes de M. Fedj, je veux être le premier à reconnaître mon erreur, pour n'avoir pas su voir la profondeur d’émotion et la brillante technique dont M. Fedj est capable. L’exposition d’hier soir a sans aucun doute représenté pour moi l’une des expériences les plus passionnantes de ma carrière, une expérience que j’aurais certainement été fier de partager avec mon excellent ami, M. Pablo Picasso…
Louis Fedj continua d’écrire. C’était une agréable tâche que de rédiger le compte rendu de sa propre exposition et il s’y adonna si pleinement qu’il en oublia la rapidité avec laquelle l’aiguille des minutes avançait vers minuit. Quand il en arriva à la conclusion, il était minuit moins trois.
Il se leva vivement et écrasa sur les touches ses doigts noircis pour brouiller les empreintes. Non qu’il pensât que la mort de M. Bougère susciterait une enquête ; on considérerait certainement qu’il s’agissait d’un accident quelconque. Il abaissa son regard vers le défunt, dont l’expression était aussi suffisante que jamais.
Après quoi, il alla vers la porte.
Il prit l’ascenseur jusqu’au deuxième étage et descendit par l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée. Mais ses précautions étaient superflues ; il n’y avait toujours pas de portier dans les parages. Il alla jusqu’au coin de la rue, fit signe à un taxi et rentra chez lui.
Il dormit fort bien, d’un sommeil sans rêves.
*
* *
Louis Fedj s’éveilla à neuf heures. Le soleil était éclatant et il avait au cœur une impression de matin de Noël. Il lui fallut un instant pour identifier cette bienheureuse sensation, puis il se rappela les événements de la soirée précédente et songea aussitôt à ce qu’il pouvait s’attendre à trouver dans la première édition du New York Herald.
Il s’habilla rapidement, sans se donner la peine de prendre un bain. Il se prépara un café filtre et le mit sur la cuisinière. Puis il ouvrit la porte de son appartement pour aller jusqu’au kiosque à journaux, à deux rues de là.
Il rencontra les deux hommes qui montaient l’escalier et leur sourit. Son sourire s’attarda même après qu’il se fut rendu compte de leur évidente profession. L’un des deux, le teint gris, les sourcils en broussaille, lui dit :
— Je suis le lieutenant Burrows, monsieur Fedj. Brigade criminelle. Et voici le lieutenant Smiley. Nous aimerions que vous nous accompagniez.
— Mais certainement, répondit Louis en fermant à demi les yeux. Puis-je vous demander pourquoi ?
— C’est au sujet de M. Bou… (Le policier trébucha sur le nom.) Au sujet du critique d’art du Herald. Il semble qu’il soit mort cette nuit.
— Ah ! vraiment ?
Louis ne simulait pas la surprise ; il avait simplement l’air intéressé.
— Eh bien, je ne vois guère comment je pourrais vous aider. Je l’ai vu quelques instants seulement à la galerie et il était parfaitement…
— Un instant, intervint le second policier. J’ai l’impression que vous ne nous avez pas bien compris, monsieur Fedj. Nous vous arrêtons sous l’inculpation d’homicide et vous devez avoir une idée de vos droits. Nous sommes censés vous avertir que tout ce que vous direz à partir de maintenant peut être enregistré par écrit et utilisé…
— Qu’est-ce que vous me chantez là ? gronda Louis. Quel homicide ?
— Je crois qu’il vaut mieux que vous attendiez de connaître toute l’histoire, dit Burrows.
Louis attendit mais ce fut seulement une heure plus tard, dans les bureaux d’un commissariat, qu’on le mit au courant.
— Le gosse du Herald est arrivé chez Bougère vers minuit dix, dit Burrows. Il venait chercher son compte rendu pour l’édition du matin. C’est lui qui a trouvé le corps. Il nous a appelés et nous nous sommes rendus à l’appartement ; les types du Herald sont arrivés un peu après. C’est à ce moment-là qu’ils ont remarqué le compte rendu…
— Le compte rendu ?
— Oui. Il semble qu’ils aient trouvé ce compte rendu sur la machine à écrire du Français, mais ils l’ont jugé très bizarre. Vous comprenez, ce Bougère était peut-être un as, comme critique, mais c’était un piètre linguiste. Le journal avait un traducteur qui attendait sa copie.
Bouche bée, Louis le regarda.
— Un traducteur ?
— Mais oui, Bougère écrivait en français tous ses comptes rendus. Or, celui que nous avons trouvé… était en anglais, monsieur Fedj.
Il prit sur son bureau un exemplaire du Herald.
— Et rédigé, de toute évidence, par l’un de vos plus fervents admirateurs.
Louis ne pouvait détacher les yeux du journal.
— Ce compte rendu, demanda-t-il d’une voix sans timbre, ils l’ont publié ?
— Voyez vous-même.
Louis tourna hâtivement les pages. Au-dessus de la chronique de M. Bougère, un chapeau en italique disait :
En raison de la mort subite de M. Auguste Bougère, le Herald a confié l'article de ce jour à Frederick Mostyn, critique d’art de l’Associated News Service.
Louis, alors, lut le compte rendu :
À la Galerie Calhoun, hier soir, Louis Fedj exposait une série d’œuvres nouvelles qui prouvent de toute évidence qu’il s’agit là d’un artiste appelé à un très intéressant avenir…
One critic too many.
Traduction de Renée Tesnière.