LA PROPHÉTIE
par Gloria Ericson
Marian s’arrêta pour s’étonner comme d’habitude de l’enseigne qui ornait la devanture du petit restaurant : « Ici, on se restaure et on s’esbaudit ». Un tel panonceau aurait été amusant à Westchester, mais ici en Alaska, à la baie de l’Ours, il était tout à fait ridicule.
Elle prit également conscience de son image que lui renvoyait la vitrine. Cela aussi, c’était assez ridicule. « J’ai l’air d’un Esquimau », se dit-elle avec une grimace. Puis elle se reprocha sa sévérité en se souvenant du plaisir qu’avait eu Don en lui apportant cette veste de fourrure blanche et le bonnet assorti.
— Là-bas, dans l’Est, vous auriez dû attendre des années et des années avant de pouvoir porter un véritable manteau de fourrure. Dans ce pays de rêve, vous l’avez immédiatement ! avait-il déclaré en gloussant de satisfaction.
Il avait l’air si heureux qu’elle n’avait pas eu le cœur de lui rappeler qu’il n’y avait réellement aucun rapport entre un manteau de vison à Westchester et une veste en peau de lapin à la baie de l’Ours.
Comme ce restaurant « à l’ancienne » était le seul salon de thé de la baie de l’Ours, donc le seul à quatre-vingts kilomètres à la ronde, Marian se décida à pousser la porte et à entrer. Elle pourrait tout au moins commander une tasse de thé bien chaud avant de repartir pour ce terrifiant retour en jeep. Et peut-être, peut-être, Lucinda la diseuse de bonne aventure serait-elle là aujourd’hui… « Une saltimbanque, diseuse de bonne aventure, en Alaska ? » avait-elle demandé à Don, sur un mode incrédule, quand ils étaient venus là pour la première fois.
Il s’était contenté de rire.
— Pourquoi pas ? Ici, il y a des trucs extraordinaires !
Sa voix vibrait de cet accent joyeux, un peu fou, qui révèle la passion toute neuve, la passion exclusive dans le cœur d’un homme.
Oui, c’était bien cela, pensa Marian d’avance résignée, en s’asseyant à une table douteuse et en commandant sa tasse de thé à la vieille femme qui gérait l’établissement. Passionnément, désespérément amoureux de cette terre sauvage… Et le pire, c’était que leur fils de dix ans, Bobby, était pareillement mordu…
Les choses avaient commencé d’une façon très banale. Don avait été prié de faire un article sur l’Alaska. Ils s’y étaient rendus pour deux mois – le temps de réunir les indications nécessaires pour l’article. Mais les deux mois s’étaient prolongés et quand elle avait questionné Don pour savoir enfin où il en était, il lui avait avoué sans rougir que l’article était terminé depuis belle lurette.
— J’ai réfléchi, ma chérie. Je pense que c’est l’occasion ou jamais d’écrire mon roman. Nous avons ce qu’il faut à la banque pour tenir un an.
J’estime que le moment est venu de m’y attaquer. Et le pays est idéal… Qu’en dites-vous ?
Que pouvait-elle en dire ? Avec Don, elle avait souvent discuté de « son roman ». Ils avaient souvent appelé de leurs vœux le moment où il pourrait abandonner, pour l’écrire, la course à l’article, la bagarre quotidienne : mais dans ses rêves éveillés, elle avait toujours imaginé un cadre plus romantique – Acapulco ou Majorque, peut-être. En tout cas, pas ce pays glacé, impitoyable. Pour Marian, ce pays n’avait aucune beauté, aucun sens – c’était le désert, le froid et le hurlement des loups dans la nuit.
Leur bungalow était assez éloigné de l’agglomération : c’était pour Marian un argument supplémentaire.
— Que faire de Bobby ? demandait-elle. Il faut qu’il aille en classe.
Don répliquait tranquillement :
— Il y a une école à la baie de l’Ours.
— Voyons, Don : c’est une école à classe unique. Et c’est trop loin pour qu’il aille à pied jusque-là.
— Cela ne lui portera pas grand préjudice de passer un an dans cette petite école. Pour qu’il y aille, on peut acheter un traîneau et deux chiens : je ne pense pas qu’il y voie d’inconvénient.
Certainement pas ! Posez la question à n’importe quel gamin de dix ans et vous verrez s’il n’est pas ravi par la perspective d’aller à l’école pendant un an sur un traîneau tiré par deux chiens !
À compter de ce jour, les objections de Marian se virent submergées par les supplications ardentes de son fils et l’insistance à peine moins vive de son mari. Comme elle les adorait tous les deux, elle céda. Pour elle, il s’agissait seulement de patienter. Pour eux, c’était la Vie avec un grand « V ». Pour eux, c’était chasser, poser des pièges, pêcher, camper – toute cette activité rude et virile dont la civilisation moderne prive la plupart des hommes et de leurs fils.
Marian tournait sa cuiller dans sa tasse de thé. Elle était heureuse pour eux, sincèrement. Et dans trois mois, l’épreuve serait terminée.
Au fond de la boutique, le rideau bougea. Une vieille femme bossue au teint basané apparut.
— Oh ! Lucinda ! Je suis si heureuse que vous soyez là, cria Marian. Profitez de ce que je suis ici pour me dire quelque chose !
La vieille acquiesça de la tête et releva sa lèvre violette en une grimace qui pouvait être un sourire. Marian s’inquiétait elle-même de l’intérêt qu’elle accordait aux racontars de la bohémienne. Lorsqu’elle habitait Westchester, elle se moquait des diseurs de bonne aventure, mais ici… Elle secoua la tête d’un geste impatient. C’était l’ennui qui l’avait conduite à cette extrémité. Que pouvait-elle inventer en effet pour se distraire ? Partir à l’aventure et tuer un loup ?
« J’en suis sans doute à espérer inconsciemment qu’un jour ou l’autre Lucinda va me prédire l’arrivée dans le ciel d’un gros oiseau d’argent qui viendra me saisir et qui me ramènera dans un pays civilisé », se dit Marian en se moquant d’elle-même.
Marian but sa tasse de thé et se dirigea vers le coin obscur où Lucinda était installée, une boule de cristal un peu graisseuse placée devant elle sur une petite table. « Du cristal, j’en doute : ce serait plutôt du plastique. » En dépit de sa mauvaise conscience, Marian vint s’asseoir en face d’elle : et elle s’agrippa nerveusement au rebord de la table, déjà impatiente de savoir ce que la saltimbanque allait lui apprendre.
Mais Lucinda n’était pas une femme à se laisser bousculer. Elle demeura longtemps en contemplation devant la boule de cristal avant de se mettre à parler dans l’anglais syncopé, fragmenté qui était le sien :
— C’est dur à voir, c’est difficile, c’est très difficile…
Avec un geste de résignation, Marian sortit son portefeuille. Elle était habituée aux difficultés qu’éprouvait Lucinda dans ses activités tant qu’un peu de monnaie sonnante et trébuchante n’était pas apparue sur la table. Elle sortit donc une pièce de cinquante cents et la poussa près de la boule de cristal. Mais, pour une fois, Lucinda ne parut pas remarquer la pièce. Elle continua à fixer intensément la boule de cristal.
— Je vois une chose extraordinaire… C’est un chien… Non, c’est un loup ! Oui, c’est un énorme loup gris… et je vois des arbres et de la neige… Beaucoup de neige tout autour.
Marian se trouva étrangement interloquée.
— Eh bien, oui. Vous vous trouvez dans le décor habituel. Tout à fait normal ! commenta-t-elle d’un ton sec. Je préférerais que vous aperceviez quelques palmiers dans mon proche avenir. Pour ça, je ferais bien n’importe quoi.
La bohémienne la considéra avec un air de reproche.
— Madame plaisante. Madame ne croit pas dans les pouvoirs de Lucinda.
— Oh ! Ce n’est pas cela du tout ! Je crois en vos pouvoirs ! J’y crois de toutes mes forces ! répondit Marian en hâte.
Au fond d’elle-même, elle s’adressa de sérieux reproches : « Il ne faut pas que j’élimine le seul esprit génial de ce pays perdu. C’est la seule distraction que j’aurai pendant les trois mois qui viennent. »
Lucinda fixait à nouveau sa boule de cristal. Sur son visage, apparaissait une expression étrange. Brusquement elle se tourna de nouveau vers Marian avec un air de… pitié ? De regret ? Marian sentit sa gorge se serrer.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Dites-moi… implora-t-elle, sentant monter, incoercibles, les premiers signes de la panique. Dites-moi ce que vous voyez !
Lucinda semblait gênée.
— Mais non. Non, madame. Ce n’est rien, ce que je vois.
— Qu’est-ce que cela signifie « rien » ? Vous voyez évidemment quelque chose. J’insiste pour que vous me disiez tout. Parlez ! dit Marian en mettant sur la table un billet d’un dollar. J’insiste, m’avez-vous compris ?
Lucinda semblait fort embarrassée.
— S’il vous plaît, madame… C’est seulement qu’à côté de ce grand loup gris, je vois un manteau tombé dans la neige… déclara-t-elle en hésitant.
— Un manteau tombé dans la neige ?
— Oui, madame, un manteau rouge.
— Un manteau rouge… répéta Marian soucieuse ; et brusquement la signification de cette prophétie tomba sur elle comme une chape de glace, étouffant le cri qui était déjà né dans sa gorge. Ce matin même, Don et Bobby étaient partis pour trois jours… Ils devaient camper la nuit… Bobby avait un anorak de nylon rouge.
Marian se mit debout avec peine.
— Vous voulez dire que le loup a tué l’enfant… la personne qui portait le vêtement rouge ?
Du haut de sa taille, elle dominait la bohémienne qui parut aussitôt recroquevillée sur elle-même, apeurée.
— Non, non, madame ! Je n’ai pas dit cela ! J’ai seulement vu ce vêtement dans la neige. Je ne sais pas comment il a pu venir jusque-là. Voyez, le cristal maintenant s’assombrit. Il ne me dit plus rien.
— Pour cinq dollars supplémentaires, je suis sûre qu’il parlera encore.
La peur et la colère se battaient en elle, ce qui la faisait trébucher sur les mots.
— Mais non. Non, madame. Quand le cristal s’assombrit, il ne parle plus. Des millions de dollars ne réussiraient pas à le faire parler davantage.
Des larmes tièdes envahirent les yeux de Marian.
— Tu dis n’importe quoi ! Tu mens !
Le pire, c’était qu’elle ne croyait même pas ses propres accusations. Il y avait dans le regard de la saltimbanque une candeur qui la désarmait – et qui l’affolait.
Marian fit demi-tour. En se cognant dans les meubles, elle s’enfuit de la boutique et courut dans les rues glissantes de neige écrasée jusqu’à l’endroit où était garée la jeep.
Maintenant, c’était la panique qui commandait en elle, sans discussion. La jeep bondissait sur les ornières de la route conduisant de l’agglomération à leur bungalow. Les doigts de Marian, raidis de froid, se crispaient sur le volant. Elle se répétait, sans réussir à se calmer, qu’elle était une femme moderne, qu’il était stupide d’ajouter foi à ce que pouvait raconter une bohémienne en présence d’une boule de cristal enduite de crasse et de poussière. Elle se répétait, en vain, que Don se moquerait d’elle aussitôt qu’elle l’aurait rejoint. C’était ce qu’elle voulait tenter à tout prix : rejoindre Don et Bobby au plus vite.
Leur première journée de voyage ne devait pas les conduire très loin. Elle le savait. Ils devaient passer la nuit dans une cabane abandonnée de trappeur. Elle connaissait elle-même cette cabane pour y avoir été plusieurs fois. Bien qu’ils aient pris le traîneau et les chiens, elle était sûre de les rejoindre avant la nuit. Son ennui réel, c’était qu’elle doutait de réussir à persuader son mari. Il allait se moquer d’elle ; il ne consentirait sans doute pas à rebrousser chemin. Tant pis. Elle les accompagnerait pendant toute leur expédition : elle surveillerait Bobby, elle veillerait à ce qu’il ne s’écarte pas, à ce qu’il ne traîne pas trop loin derrière. Elle n’avait jamais cru Don, lorsqu’il affirmait que les loups n’attaquaient pas l’homme si on ne les provoquait pas et elle se sentait devenir folle en songeant à Bobby, si jeune, si vulnérable, surpris par un de ces monstres gris dont elle avait si souvent entendu, la nuit, les hurlements épouvantables. Elle ne pensait qu’à une chose : arriver auprès d’eux avant que quoi que ce soit de fâcheux ne soit advenu…
Elle stoppa la jeep devant le bungalow, se précipita à l’intérieur. Il n’y avait pas de temps à perdre : enfiler les chaussures de neige et filer au plus vite. En détachant les chaussures accrochées au mur, elle vit la carabine qui pendait à un clou. Elle eut une hésitation. Elle n’était guère disposée à s’encombrer d’un fusil : à vrai dire, ce qui pouvait paraître surprenant, elle ne craignait rien pour elle-même. Seul celui qui portait l’anorak rouge était menacé… Pourtant elle pensa que Don se fâcherait en voyant qu’elle avait pu partir à travers la forêt sans se munir d’une arme. Elle décrocha donc la carabine et l’arma. La seule chose qu’elle avait appris en Alaska, c’était comment se servir d’un fusil. Cela ne lui servirait pas à grand-chose quand elle serait de retour dans des zones civilisées ; mais Don avait eu plaisir à lui enseigner le maniement… Elle claqua derrière elle la porte du bungalow et prit la piste d’un pas rapide. Le sang lui battait dans la gorge. Il fallait qu’elle arrive avant le drame.
Il serait difficile de préciser à quel moment elle se rendit compte qu’elle s’était égarée. Mais lorsque la neige commença à prendre cette curieuse teinte rosâtre du soleil couchant, elle ne put plus nier que l’énorme roche crevassée vers laquelle elle marchait était celle qu’elle avait déjà dépassée une heure plus tôt. Elle ne put plus nier qu’elle s’était engagée dans le trop fameux cercle vicieux : pendant des heures, elle avait marché en rond sans s’en rendre compte. La nuit tombait. Épuisée, elle se laissa tomber au pied de la grande roche, s’y appuya et commença à sangloter.
Tandis qu’elle reprenait des forces, une lucidité effrayante la surprit. Comment avait-elle pu se mettre en route, se dirigeant droit devant elle comme une insensée à travers bois, sans boussole, sans allumettes, sans un minimum d’équipement ? Elle croyait connaître le chemin. Mais maintenant la nuit se refermait sur elle et elle n’avait même pas le moyen de faire un feu pour dégourdir ses membres qui déjà s’ankylosaient. La pensée de cette nuit à passer dans cette solitude glacée la fit réagir. Elle n’avait plus de temps à perdre. Le soleil qui se couchait à l’ouest lui indiquait, au moins pour quelque temps, la direction à suivre : c’était le plus exact des compas. Elle était sûre de n’avoir pas dépassé la vieille cabane du trappeur : elle devait se trouver encore plus au nord. Il lui fallait donc marcher dans cette direction : elle finirait bien par s’y retrouver. Il était certainement possible de garder une direction en ligne droite si l’on voulait se donner la peine d’y prendre garde.
Elle repartit, avec un nouvel espoir. Mais l’avance était malaisée. Le sous-bois semblait s’épaissir. Les arbres étaient de plus en plus serrés et les broussailles déchiraient ses vêtements. Ce n’était que par un effort constant de volonté qu’elle réussirait à échapper à la panique.
L’air était d’une immobilité impressionnante. La voix devait porter très loin. Si seulement elle pouvait réussir à s’approcher de leur camp, elle tirerait un coup de feu en l’air : Don ou Bobby l’entendraient… Elle décida que dès qu’elle rencontrerait une clairière, elle s’arrêterait et elle tirerait. Mais à ce moment, son pied se prit dans une racine et elle s’effondra lourdement sur le sol.
— Oh ! mon Dieu, non ! souffla-t-elle en s’efforçant d’atteindre de sa main à demi gelée la carabine qui était tombée à quelque distance de là.
— Oh ! non, non !
Un bruit imprévu derrière elle lui fit mettre d’instinct le doigt sur la détente. Elle tourna la tête. Elle n’eut pas le temps, réellement pas le temps d’épauler : l’énorme louve grise bondissait vers elle, les babines retroussées, la lueur rosée du soleil couchant faisant luire ses crocs proéminents…
*
* *
Le soleil glacé d’une aube tardive se leva. Ses pâles rayons atteignirent peu à peu un objet oublié sur la neige, au centre de la clairière. C’était un vêtement. Un vêtement rouge. Rouge de sang.
The Prophecy.
Traduction de Gersaint.