AVEC LES AMITIÉS DE SHAKESPEARE

par Clark Howard

Tout commença un lundi matin comme les autres à la Bibliothèque Hartmann, spécialisée dans les documents rares. Le premier courrier de la semaine venait d’arriver. Tout le paquet de lettres et imprimés fut apporté sur le bureau de la secrétaire pour être trié et distribué aux différents services intéressés.

Un des petits tas parvint, peu après neuf heures, au bureau d’Herbert Milner, docteur en philosophie et directeur de la bibliothèque. Comme à son habitude, le Dr Milner s’en occupa immédiatement et disposa le courrier en différentes piles suivant qu’il fallait y répondre, le classer, ou le mettre au panier.

Ce matin-là, le Dr Milner trouva au milieu de lia pile une enveloppe blanche écrite à la main et portant au coin gauche la mention « personnelle ». Il l’ouvrit et trouva une seule feuille de papier couverte de la même écriture que l’adresse, une écriture nette et légèrement penchée en arrière, typiquement féminine. Tandis qu’il parcourait la lettre des yeux, une lueur d’intérêt sembla se manifester dans son expression. Milner était un homme âgé ; il avait presque soixante-seize ans et lisait lentement. Arrivé au bas de la page, il en revint au début et relut la lettre entièrement. Quand il fut sûr d’en avoir bien compris le contenu, et seulement alors, il brancha l’interphone et appela son assistant.

— Léonard, voulez-vous venir un moment, je vous prie ?

— Oui, docteur Milner, répondit une voix sans grande personnalité.

Peu après, son bureau n’étant que de l’autre côté du palier, Léonard Inman, assistant du docteur, frappa et entra. C’était un homme de grande taille qui allait sur ses quarante ans ; il travaillait sous les ordres du Dr Milner depuis plus de quinze ans. Il avait, en entrant, comme toujours, l’air craintif. Tout ce qu’il avait pu avoir de confiance en lui, à ses débuts d’assistant, quinze ans auparavant, s’était évanoui sous la férule de son supérieur. Il avait pris cette situation en sortant de l’université ; le Dr Milner avait alors soixante ans et Léonard avait pensé que ce dernier se retirerait au bout de cinq ans et que lui, Inman, deviendrait alors directeur de la Bibliothèque Hartmann. Mais les cinq années s’étaient étirées en dix, les dix en quinze, et Léonard se retrouvait assistant à quarante ans. Assistant ! Qu’il détestait ce mot ! Cela lui faisait l’effet d’une gifle chaque fois qu’on lui appliquait ce titre ; une gifle particulièrement douloureuse quand Milner s’en servait en faisant, d’un air sarcastique, des allusions au fait qu’il vivrait cent dix ans.

— Oui, monsieur… dit Inman debout devant le bureau de son patron.

Milner lui passa la lettre par-dessus le bureau.

— Lisez ceci, Léonard. Qu’en pensez-vous ?

Inman s’assit et lut :

Cher Monsieur,

Je ne suis pas professionnelle, mais je viens d’entrer par héritage en possession de ce qui semble être une lettre personnelle écrite par William Shakespeare.

La lettre s’adresse à une personne nommée Anne. Elle est datée (à la fin, pas au début) du 12 novembre 1582 et vient de Warwickshire (je pensais que c'était le nom d’une ville d’Angleterre, mais je n’ai pu la trouver sur la carte).

De toute façon, j’aimerais connaître la valeur de ce document. Pourriez-vous m’aider en ce sens ou pourriez-vous m’indiquer à qui je pourrais m’adresser ?

Sincèrement vôtre,

Mademoiselle Diana Arden.

— Eh bien, dit Léonard Inman, c’est très intéressant.

— Croyez-vous qu’il y ait quelque possibilité, Léonard ? demanda le Dr Milner.

— Je crois que cela vaudrait la peine d’enquêter, dit Inman. Si la bibliothèque pouvait acquérir une lettre encore inconnue de Shakespeare, cela augmenterait sûrement son prestige.

— Vous avez raison, Léonard, bien que je ne sois pas tout à fait d’accord avec la façon dont vous l’exprimez. Je suis sûr que vous devez réaliser que la Bibliothèque Hartmann n’a jamais cru devoir commercialiser le fait qu’elle possédait des trésors tel que celui-là l'est peut-être, simplement pour relever son prestige. Nous avons derrière nous cent ans de dignité et de prestige, Léonard. Notre position parmi les musées du monde entier ne fait pas de question.

— Oui, bien sûr, bégaya légèrement Inman, je ne voulais pas vraiment dire cela…

— J’en suis sûr, Léonard, dit le docteur d’un ton protecteur comme s’il s’adressait à un enfant maladroit. Voilà ce que je veux que vous fassiez maintenant : prenez cette lettre et livrez-vous à des recherches approfondies sur les faits dont il y est question. Prenez pour cela le reste de la matinée. Le conseil d’administration se réunit à une heure cet après-midi et je voudrais que vous puissiez convaincre ces messieurs qu’il y a lieu de poursuivre cette affaire de lettre. Pensez-vous pouvoir le faire ?

— Pourquoi, oui, je…

— Bien. J’ai l’intuition, Léonard, que cette lettre pourrait être authentique. J’aimerais obtenir un engagement précis du conseil au cas où j’aurais raison. Alors, faites tout ce que vous pourrez, entendu ?

— Oui, monsieur…

Le Dr Milner reprit la lecture de son courrier et, après une légère hésitation, Léonard Inman retourna silencieusement dans son bureau.

À midi, Léonard avait terminé le court exposé qu’il présenterait aux administrateurs pour les engager à faire poursuivre les recherches sur la lettre de Diana Arden, et il sortit pour déjeuner. Les jours de conseil d’administration, le Dr Milner déjeunait généralement au club avec les administrateurs mais on ne demandait jamais à Léonard de se joindre à eux. Cela ne se faisait pas, avait-il pensé amèrement : un assistant ne devait pas frayer avec eux sur un plan social.

Inman se rendit à pied quelques rues plus loin, en bordure du quartier des bureaux, et entra dans le modeste restaurant où il déjeunait habituellement et même, puisqu’il était célibataire, dînait assez souvent en solitaire. Il s’assit à sa place habituelle au bout du comptoir et Max, le propriétaire, vint vers lui.

— Je prendrai votre commande moi-même aujourd’hui, monsieur Inman, ma serveuse est partie. Elle m’a quitté vendredi sans aucun préavis.

— Pas de chance, dit Inman. Je prendrai le plat du jour, je crois.

Il n’avait pas vraiment faim. Il n’avait jamais faim les jours de conseil mais il savait qu’il lui fallait manger. Pas trop toutefois, se rappela-t-il. Cela faisait plusieurs mois maintenant qu’il souffrait de l’estomac et il craignait un ulcère. Cela ne le surprendrait d’ailleurs pas après avoir passé quinze ans sous l’autorité de Milner. Pourquoi fallait-il que Milner soit si obstiné à ne pas se retirer ? Pourquoi continuait-il, année après année, quand, selon toute logique, il aurait dû s’arrêter depuis dix ans ? Ce n’était pas juste, ruminait Inman intérieurement, qu’un homme aussi vieux s’accroche à la direction de Hartmann et le prive ainsi, lui, Léonard Inman, d’une situation qui lui revenait de droit. Il était parfaitement injuste qu’un homme puisse arrêter ainsi la carrière d’un autre homme sans, apparemment, aucune autre raison que le refus d’un vieillard d’admettre qu’il n’était… qu’un vieillard.

Qu’est-ce qui n’allait pas avec Milner ? La plupart des hommes, surtout les intellectuels, rêvent du jour où ils auront suffisamment de sécurité financière pour pouvoir se consacrer à loisir à leur passion intellectuelle. Et il ne faisait aucun doute que Milner avait cette sécurité financière ; la retraite des directeurs de la bibliothèque était importante. Il n’y avait aucune raison logique pour justifier ce refus persistant de se retirer.

L’assiette de Léonard arriva et, tandis qu’il mangeait, il repensa à tous les moyens détournés que Milner avait employés pendant des années pour persuader les administrateurs que Léonard Inman n’était pas prêt à prendre la direction de la bibliothèque et que si lui, Herbert Milner, se retirait, celle-ci se retrouverait dans un vrai chaos. Ce n’était pas très difficile pour le vieux docteur de les convaincre car il les connaissait bien. Après quinze ans, Inman était considéré par les administrateurs comme un nouveau en quelque sorte. Ils ne le voyaient que six fois environ par an ; et, après tout, qui fait bien attention à un assistant ?

Sans aucun doute, pensa Inman, le vieil homme avait encore l’intention de le rendre ridicule à la séance d’aujourd’hui comme il l’avait fait si souvent par le passé. Subtilement, quelquefois même avec l’air de s’excuser, mais arrivant toujours au même résultat. Et Inman, comme d’habitude, accepterait l’insulte comme le bon petit assistant qu’il était.

Inman finit son déjeuner et alla à la caisse pour payer.

— Je ne comprends pas cette fille, dit Max. Elle prend ses cliques et ses claques, sans préavis ni rien du tout.

— Elle était peut-être fatiguée, lui dit doucement Inman. Cela arrive aux gens, vous savez ; ils en ont tellement assez qu’il faut qu’ils s’en aillent.

Max sourit.

— Pas vous, pourtant, hein, monsieur Inman ? Je parie que cette bibliothèque est toute votre vie maintenant, n’est-ce pas ?

Inman prit sa monnaie et sortit sans répondre.

*
* *

— Messieurs, dit le Dr Milner en s’adressant aux administrateurs, la bibliothèque a reçu une lettre assez intéressante dont le conseil voudra peut-être voir approfondir le contenu. Mon assistant, M. Inman, en a analysé les termes pour vous la présenter. Léonard…

Inman se leva de sa chaise située près de la porte ; comme d’habitude on ne lui avait pas demandé de s’asseoir avec eux. Il s’avança vers le bout de la table et ouvrit un dossier.

— J’ai des photocopies de la lettre pour chacun de vous, messieurs, dit-il en faisant passer les documents à la ronde.

Il nota avec satisfaction le regard un peu surpris de Milner. L’idée de faire faire ces photocopies était d’Inman et il n’en avait soufflé mot à Milner avant la réunion. « Que le vieux fou mijote un peu dans son jus », pensa-t-il avec plaisir.

— Comme vous pouvez le voir, messieurs, commença Inman, la lettre est plus une simple demande de renseignements qu’une offre de vente pour un document que la personne dit posséder. Cependant, dans mes études approfondies des archives de la bibliothèque j’ai pu me rendre compte que quelques-unes des pièces les plus rares de notre collection nous étaient parvenues de la même façon, entre autres les lettres de Lincoln et les manuscrits de Poe. Je crois donc que nous devrions considérer cette lettre comme si c’était une offre ferme de vente. (C’était bon, pensa Inman. Il était venu directement au fait, montrant qu’il savait de quoi il parlait et plaçant en avant les intérêts de la bibliothèque. Oui, très bon.) En ce qui concerne l’authenticité du document décrit par l’expéditeur de la lettre, et la question de savoir si la bibliothèque doit engager des frais pour plus amples informations, je crois qu’il y a lieu de considérer trois points intéressants :

D’abord, il est précisé que le document est daté du 12 novembre 1582. Shakespeare est né en 1564, ce qui fait qu’il était âgé de dix-huit ans à l’époque où il aurait pu écrire cette lettre. La chose paraît donc possible chronologiquement.

Deuxièmement, le document est dit être adressé à une certaine Anne. Nous savons, d’après la biographie de Shakespeare, qu’il épousa une femme de quelques années plus âgée que lui, appelée Anne Hathaway, et que ce mariage eut lieu peu avant son dix-neuvième anniversaire. Ce deuxième point paraît donc confirmé par les faits.

Troisièmement, en ce qui concerne le lieu d’origine de la lettre, l’endroit appelé Warwickshire, que l’expéditrice de la lettre n’a pu localiser comme étant une ville d’Angleterre, était, au XVIe siècle, la province dans laquelle se trouvait le hameau de Stratford-on-Avon que tout le monde sait être le village natal de Shakespeare et l’endroit où il habita pendant les vingt premières années de sa vie.

En prenant tous ces points en considération, il semble assez vraisemblable que la lettre décrite par Mlle Arden soit authentique. Et sur cette base, je vous conseille vivement d’accepter de donner les fonds nécessaires à une enquête poussée.

Pendant un moment, le silence régna tandis que les administrateurs pesaient les paroles de Leonard Inman. Le Dr Milner se taisait en attendant la série inévitable de questions qu’ils ne manquaient de poser à chaque demande d’argent. Inman crut apercevoir un pli au coin de la bouche de son directeur, quelque chose qui ressemblait à un sourire en dessous, presque méchant, et il se demanda : « Quel tour me prépare encore ce vieux singe ? »

— Monsieur Inman, dit un des administrateurs, préfet d’une université voisine, les faits que vous nous avez cités sont, pour la plupart, à la disposition de quiconque veut se donner la peine de faire des recherches sur Shakespeare, n’est-il pas vrai ? Ce que je veux dire est qu’il ne serait pas indispensable de posséder une lettre de Shakespeare pour donner les précisions que nous a données Mlle Arden.

— Eh bien, euh… oui, monsieur, c’est vrai, répondit Inman.

— Et n’est-il pas vrai, monsieur… Inman, dit un autre, directeur d’une galerie d’art, que toutes les lettres et autres documents de Shakespeare ont été découverts en Angleterre ? Y a-t-il jamais eu un document authentique de Shakespeare trouvé en Amérique ?

— Bien, euh… non, monsieur, je ne crois pas, mais…

— Est-ce que vous réalisez, dit le trésorier du groupe, combien nous avons dépensé durant les dix dernières années pour essayer d’identifier des documents qui se sont révélés n’être que des reproductions ou des faux ?

— Euh… non, monsieur, je ne sais pas, bégaya Inman, mal à l'aise.

— Ces recherches ont coûté des sommes folles, continua le trésorier. En ce qui concerne cette prétendue lettre de Shakespeare, nous serons obligés de faire venir par avion un expert de l’institut Smithsonian ; nous devrons prendre une grosse assurance sur le document pendant qu’il est en notre possession au cas où il se révélerait authentique ; il nous faudra appointer quelqu’un pour accompagner le propriétaire du document tandis qu’il nous l’apportera ; eh bien, grand homme…

— Messieurs, dit le Dr Milner, puis-je vous interrompre une minute ?

Toutes les têtes se tournèrent à l’instant vers la tête souriante et ridée du petit docteur. Malgré son antipathie pour Milner, Inman fut soulagé d’être momentanément protégé du tir de barrage déclenché contre lui par les administrateurs. Il resta où il était, l’estomac serré, et écouta Milner qui, comme il s’y attendait, reprit magistralement le contrôle de la situation.

— Naturellement, dit le docteur, je me rends très bien compte des dépenses à engager et aussi du fait que la découverte d’un document authentique de Shakespeare dans ce pays serait sans précédent ; et si je n’étais pas persuadé qu’il y a de bonnes chances que cette lettre soit authentique, je ne vous aurais jamais présenté cette proposition au conseil. À ce sujet, je dois m’excuser pour le caractère incomplet de l’exposé de mon assistant. Voyez-vous, messieurs, un fait très important concernant cette lettre n’a pas été porté à votre connaissance.

Nous y voilà, pensa Inman. Le grand couteau du très estimé docteur est enfoncé dans mon cœur d’assistant, et il va maintenant l’y tourner doucement.

— Il s’agit, messieurs, continua Milner, du nom de la personne qui nous a demandé des renseignements, Diana Arden ; et du fait qu’elle nous dit être entrée en possession du document par voie d’héritage. Ces deux faits me poussent à penser que nous pouvons nous trouver en présence d’une pièce authentique. Voyez-vous, messieurs, le nom de jeune fille de la mère de Shakespeare était justement Arden. Il est donc fort possible que cette Diana Arden, bien qu’elle l’ignore probablement elle-même, soit une descendante directe du grand homme.

Des commentaires jaillirent de toute part autour de la table tandis que les administrateurs digéraient cette dernière information et réexaminaient les faits à cette lumière nouvelle. Léonard Inman restait toujours là où il se trouvait pour faire son exposé que Milner avait qualifié d’incomplet. Il se contrôlait pour garder une figure sans expression au moment où il aurait dû être particulièrement embarrassé de voir Milner faire des excuses pour lui. Ce dernier, par contre, était toujours assis dans le fauteuil d’où il avait virtuellement poignardé Inman, ses mains ridées croisées devant lui, arborant le sourire protecteur qu’on lui voyait si souvent. Il n’y avait, bien entendu, rien d’autre à faire pour Inman que de rester là et, comme Shakespeare l’aurait probablement dit, de souffrir les affres de son humiliation.

— Eh bien, docteur Milner, dit le plus âgé des administrateurs, en raison de cette dernière information, je crois que nous pourrions nous montrer favorables à une enquête plus approfondie sur la lettre de Mlle Arden. Je crois, cependant, ajouta-t-il en montrant Inman du doigt, que le conseil préférerait que vous vous occupiez de la chose personnellement plutôt que… eh bien, que d’en charger quelqu’un d’autre…

— Bien sûr, messieurs, dit Milner d’un ton calme. Je comprends très bien. Pouvons-nous maintenant discuter des fonds à allouer ?

— Oui, je crois que c’est le moment. À combien estimez-vous la valeur de ce document s’il se révèle authentique ?

— Eh bien, dit Milner, étant donné que ce document serait découvert en 1964, année où l’on fête le quatrième centenaire de la naissance de Shakespeare, je dirais… (Milner s’arrêta brusquement et regarda vers Inman.) Oh ! vous pouvez disposer, Léonard, dit-il avec le plus grand naturel, avant d’ajouter après une pause étudiée : merci.

Inman ramassa ses papiers et marcha vers la porte d’un air gêné. Ce pouvait n’être qu’une idée, mais il eut l’impression d’entendre l’assemblée pousser comme un soupir de soulagement quand il quitta la pièce.

La lettre présumée avoir été écrite par William Shakespeare à la femme qui avait probablement été son premier amour, datée de 1582 et envoyée du district de Warwickshire, fut officiellement déclarée authentique un mois exactement après la désastreuse performance de Léonard Inman devant le conseil d’administration de la Bibliothèque Hartmann.

Après le dernier rapport à ce sujet, une réunion eut lieu dans le bureau du Dr Milner à laquelle assistaient ce dernier, l’avocat de la Bibliothèque Hartmann, le trésorier, un expert en documents rares de l'Institut Smithsonian et la personne qui, la première, avait déclenché toute cette affaire, Diana Arden.

Mlle Arden avait à peine trente ans ; c’était une femme assez ordinaire, effacée au point de paraître timide. Son tailleur, son petit chapeau à la mode, la façon dont elle s’asseyait, sa voix presque trop douce, tout lui donnait l’air d’être extrêmement bien élevée. Comme le dit le Dr Milner au trésorier, cette femme avait en fait un air shakespearien.

Inman n’assista pas à la réunion de Mlle Arden et des quatre hommes ; cependant on l’appela à la fin pour servir de témoin à la signature des papiers qui transféraient à la bibliothèque les droits de propriété du document. Quand cette formalité fut terminée, le Dr Milner en souriant prit des mains du trésorier le chèque de cinquante mille dollars et le remit à Mlle Arden qui lui donna à son tour le contenu du portefeuille de cuir doublé de velours qui contenait la lettre de Shakespeare.

— Je pense que vous déposerez ce chèque à la banque aussitôt que possible, chère madame, dit le trésorier d’un ton paternel. C’est un chèque au porteur, vous savez ; n’importe qui peut le toucher, alors faites attention de ne pas le perdre.

— Oui, merci, dit gentiment Diana Arden. Je vais me rendre directement d’ici à la banque. Ne vous inquiétez pas.

— Très heureux de vous connaître, Mlle Arden, dit le Dr Milner, très heureux.

— Merci beaucoup encore, docteur, répondit-elle gentiment.

— Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, dit Milner en se frottant les mains avec enthousiasme, il faut que je voie notre imprimeur pour les affiches et les invitations. C’est un moment dont la Bibliothèque Hartmann pourra être fière, que celui où nous serons en mesure de montrer ce trésor au public.

Diana Arden dit au revoir à tout le monde… sauf à Inman, à qui personne n’avait pensé à la présenter… et elle partit.

Inman retourna dans son bureau et regarda par la fenêtre la jeune femme qui partait avec le chèque de cinquante mille dollars dans son sac.

Une heure plus tard, il marcha jusqu’au restaurant de Max et s’assit au comptoir pour commander un café.

— J’ai trouvé une nouvelle serveuse qui commencera la semaine prochaine, lui annonça Max. J’espère que celle-là au moins me donnera un peu de préavis avant de partir. Les femmes, conclut-il en levant les yeux au ciel, on ne peut pas les comprendre !

Inman sourit et ne dit rien. Il but lentement son café, traînant dans l’endroit et trouvant que les minutes passaient avec une lenteur désespérante. Enfin, quand la pendule marqua onze heures, Léonard Inman se leva, paya, dit au revoir à Max et sortit du restaurant.

Il tourna le coin de la rue et attendit en parcourant le carrefour des yeux. Peu après, un coupé s’arrêta près de lui et Léonard se glissa sur le siège du passager.

— Tu as attendu longtemps ?

— Non, dit Inman. J’étais un peu en avance et j’ai pris une tasse de café chez Max.

— Et comment va ce cher Max ?

— Il se plaint toujours que tu l’aies quitté sans donner de préavis, dit Inman bizarrement.

Diana Arden sourit.

— Eh bien, dit-elle, à partir de maintenant le pauvre Max et le vieux Milner peuvent se consoler mutuellement.

Inman sourit enfin.

— Tu as les billets d’avion et le reste ?

La jeune femme acquiesça.

— Le direct pour Buenos Aires.

Elle conduisit facilement au milieu du trafic peu important du milieu de la journée et se retrouva sur l’autoroute de l’aéroport.

— Crois-tu que la bibliothèque s’apercevra de quelque chose, Len ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— C’est possible, je pense… dit Inman sans avoir l’air de s’en faire. (Maintenant que tout était terminé il se sentait très fatigué.) Il se peut qu’ils s’aperçoivent de la disparition de la page blanche du livre de bord du Puritan dont je me suis servi pour donner à la lettre de Shakespeare un air authentique ; ou bien l’encre que j’ai employée n’aura-t-elle plus l’air ancienne quand le document aura été exposé plusieurs mois dans une vitrine… (Il la regarda et vit son expression troublée.) Ne t’inquiète pas cependant, lui dit-il d’un ton rassurant. Il y a toutes chances pour qu’ils ne s’aperçoivent de rien avant des années. Pas avant que Milner ne meure en tout cas et que le directeur ne change. Et Milner vivra probablement jusqu’à cent dix ans. (Il tendit la main et lui caressa le genou.) Allons, Juliette, souris-moi maintenant.

— Tout ce que tu voudras, Roméo, dit-elle.

Et ils continuèrent vers l’aéroport, vers le grand Boeing, vers la liberté.

From the bard, with love.

Traduction de A. Decloux.