LE TÉMOIN AUX TROIS VISAGES

par Tom Mc Pherson

Shubert regarda la conduite intérieure rose coquillage déraper légèrement en faisant une embardée au bout de Front Street et stopper à moins de trente centimètres de l’arrêt de l’autobus. Il sourit et chercha sa montre.

Huit heures vingt-huit. À la minute près, Lewie. À l'heure exacte et au même endroit, chaque matin, sauf dimanche, durant les huit derniers jours. Eh bien, a partir d’aujourd’hui, Lew, c’est fini.

Shubert ajusta ses gants de peau de chamois, puis fouilla dans la boîte à gants de sa voiture et en sortit un pic à glace. Il se baissa et glissa l’objet dans la large manche de son pardessus. Il savait que Lew devait maintenant avoir fini de fermer méthodiquement les quatre portières de sa conduite intérieure rose et être sur le point de traverser Front Street.

Pendant que Lew suivait avec précaution son chemin, en évitant les plaques de glace du trottoir, Shubert remit en marche son moteur. Puis il se glissa à bas de son siège et alla se pencher sur le capot, faisant mine d’en vérifier la fermeture.

Au moment où Lew passa derrière lui, il se redressa et, pivotant avec aisance sur ses talons, d’un seul mouvement, il leva son bras gauche au-dessus de l’épaule de Lew et lui pressa son poing ganté sur la bouche tandis que, de sa main droite, il lui plantait le pic à glace dans le dos. Puis il appuya davantage encore son poing sur la bouche. Et après une brève lutte silencieuse, l’homme s’affaissa mollement contre lui. Il poussa alors le corps sur le trottoir, à l’écart de sa voiture, et courut vivement vers la portière.

Il vit l’apparition au moment où il empoignait le volant.

Elle se tenait immobile au coin de la rue, à moins de cinq mètres de lui, un pied dans le caniveau, l’autre sur le trottoir. Un étrange visage tricoté le regardait, coiffé d’une casquette de policier. Des anneaux écarlates encerclaient des pupilles brunes et brillantes. Sur chaque joue bleu sombre, trois larges triangles pourpres pointaient vers le nez et la bouche. Un rond écarlate aussi entourait les deux narines, un autre les lèvres. L’apparition mesurait un peu plus d’un mètre soixante et était vêtue d’un lourd manteau bleu sous lequel dépassaient de longs bas rouges jusqu’aux snow-boots trop grands.

Elle s’exclama : « Mon Dieu ! » et, d’un bond, remonta sur le trottoir, tournant le dos à Shubert. Le dos ? Et pourtant non. Car ce dos semblait avoir la même expression, à la seule différence que ce visage-là n’avait pas d’yeux. Les mêmes cercles écarlates l’ornaient mais ils se détachaient sur un fond bleu uni. Shubert s’efforçait de descendre de son siège tandis que l’apparition s’enfuyait dans une petite rue en trébuchant.

Il jura contre lui pour ce moment de panique qui le paralysait. Puis il contourna en courant les pieds de Lew et atteignit le coin de la rue quand un bruit de voix haut perchées le fit de nouveau sursauter.

Des groupes d’enfants, riant et discutant, convergeaient en direction de l’angle diamétralement opposé. Il les regarda un instant, déconcerté. Puis il bondit vers sa voiture, démarra et descendit en trombe Front Street dans la direction de l’autoroute.

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmurait Elaine Wrigley tout en courant le long de Venable Street. Son visage était couvert de sueur sous le masque de ski en laine tricotée et les snow-boots trop grands la faisaient trébucher. Son manteau encombrant la gênait autant que la terreur pour courir. Et dans cette course éperdue elle n’avait plus rien de la silhouette qui lui avait valu un jour d’un danseur aux larges épaules, le surnom d’Elfe Wrigley.

Elle avançait à pas pesants dans une partie de la rue qui n’avait pas encore été déblayée quand, soudain, elle glissa sur la glace et tomba, avec plus de peur encore que de mal. Elle se redressa sur les mains et les genoux et essaya de se remettre sur pieds, mais ceux-ci glissaient malgré elle. En sanglotant, elle remuait bras et jambes comme un animal à quatre pattes sur une roue, et se retrouva de nouveau à plat ventre. À ce moment-là, elle sentit de fortes mains la prendre sous les bras.

— Eh bien, Elfe Wrigley. Nous avons eu trois jours pour fêter le Nouvel An, hein ? Allons, doucement. Hop là ! Bravo !

Elle regarda avec gratitude les yeux inquiets d’Henry Landru et murmura, vaguement consciente que ce qu’elle disait devait paraître inintelligible :

— Il a tué Lew. C’est horrible. Il l’a poignardé. Je le sais. Oh ! Henry !

Le chef Landru, passant son bras gauche autour de ses épaules, la soutint ainsi jusqu’au poste de police. Il la fit asseoir au seul bureau qui s’y trouvait et ouvrit le tiroir du bas. Il en sortit une bouteille de whisky dont il versa deux doigts dans une tasse en papier. Il lui fallut ses deux mains pour mettre la tasse dans la main d’Elaine.

— Là, buvez ça. C’est contre le règlement, mais vous n’êtes pas un vrai flic.

Il la vit alternativement boire et frissonner. Il savait qu’il ne lui faudrait que quelques secondes pour reprendre possession d’elle-même. La main libre de la jeune femme tâtonna pour prendre le masque de ski inca qu’elle avait, en arrivant, laissé tomber sur le bureau et ses doigts cherchèrent à s’enfoncer dans les plis peu profonds de la laine. Landru avait près d’un mètre quatre-vingt-dix-huit et ses cheveux blond clair coupés court contrastaient avec ceux d’Elaine, teints en roux et mis à mal par le masque de ski. Elle se força à boire d’un seul coup ce qui restait de whisky et regarda Henry Landru.

— L’individu a frappé Lew avec quelque chose qui ressemblait à un pic à glace. Juste devant le magasin de Lew. Une chose horrible. Je ne suis pas flic. Je ne retournerai jamais plus à ce carrefour.

Lentement, Landru poussa la bouteille de whisky sur le bureau.

— Attendez ici, Elaine. Et ne bougez pas de ce fauteuil jusqu’à mon retour.

Il se rua ensuite vers la porte et prit la direction de Front Street.

Elaine se versa un autre whisky dans la tasse en papier et le but à petits coups. Elle se disait et se répétait qu’elle ne serait plus jamais agent de carrefour. Elle n’avait pas besoin de ce travail, surtout pour le peu qu’il était payé. Elle se sentait malheureuse et embarrassée à ce carrefour et, durant les premiers jours, elle avait souffert horriblement du froid. L’inconfort dû à l’hiver s’était trouvé cependant atténué quand elle avait pu disposer du lourd manteau de police appartenant à son frère et du masque de ski brodé, provenant de la douzaine qui avait été faite pour un récent jeu de Toussaint à l’école. Mais le malaise moral avait persisté.

Chaque fois qu’elle était sur le point de démissionner, elle pensait de nouveau à la raison qui lui avait fait accepter ce travail. Elle ressentait encore l’horreur qu’elle avait éprouvée en apprenant que son mari était accusé d’homicide par imprudence. Deux fois seulement, elle avait vu Hal ivre. La première, lors d’une réédition de l’enterrement de sa vie de garçon. La seconde, le jour où les Pirates avaient réussi l’impossible en battant les Yankees au championnat du monde. Ce soir-là, Hal était rentré ivre à la maison. Les élèves de classe de huitième quittaient l’école après une partie de baseball. Hal avait heurté un groupe avec la voiture, tuant un garçon de treize ans et une fille de quatorze.

La nuit même, Harold Wrigley s’était pendu dans sa cellule à la prison, et, deux jours plus tard, Elaine perdait le bébé qu’elle attendait. Elle avait survécu au drame, mais sans savoir comment. Elle arrêta toute activité, et jamais on ne put la convaincre de retourner aux séances de danse hebdomadaires. Puis Landru lui dit qu’il ne pouvait pas trouver assez de femmes pour être gardes aux carrefours de la ville. Les jeunes avaient leur nouvelle maison ou préféraient aller à leur club. Quant à celles dont les enfants étaient grands, elles demandaient des situations à plein temps. Henry s’abstint de souligner que protéger à un carrefour des enfants sortant de l’école pouvait être une forme de thérapeutique. Mais Elaine le comprit de cette façon.

L’horreur de ce souvenir lui avait, un instant, fait oublier celle du meurtre. Mais ses pensées retournèrent à celui-ci et elle se mit à trembler. La lourde porte du poste de police, rendue plus lourde encore par les innombrables couches de triste peinture verte, s’ouvrit brusquement et son frère entra. Landru le suivait. Elaine courut se jeter dans les bras de Paul qui lui tint la tête contre sa poitrine tandis qu’elle sanglotait. Mais bientôt, elle releva la tête et se tourna vers Landru.

— Est-ce que Lew…

Mais elle ne put achever la question.

— Il est mort. Il devait même, à mon avis, l’être avant que vous ne vous sauviez, Elaine. Vous avez vu à l’œuvre un tueur à gages et cette sorte d’homme ne laisse jamais un travail à moitié fait.

Il s’assit lourdement sur l’angle du bureau. Ils ne demandaient pas : « Pourquoi Lew ? », car dans un sens, ils étaient tous embarrassés. Aussi Henry Landru expliqua :

— Lew était serré de près par des types qui le faisaient chanter sous prétexte de le protéger contre un gang qui rançonnait tous les débits de boissons du pays. Lew tenait la police au courant par mon intermédiaire, mais il prétendait pouvoir négocier avec les gangsters à un tarif moindre. On décida que Lew pouvait être en danger si on lui donnait un garde du corps et de son côté il répétait qu’il avait eu les gangsters. Ce sera plus facile d’apprendre la chose au commissariat principal qu’à la femme de Lew, conclut-il en décrochant le téléphone.

Shubert poussa un soupir de soulagement. Il avait atteint l’autoroute sans être poursuivi et savait qu’il pourrait facilement se glisser dans le trafic matinal. Bon sang ! se dit-il. Pourquoi n’ai-je pas pensé aux vacances de Noël ? Ou bien Phil m’aurait-il trompé ? J’ai surveillé cette rue pendant plus d’une semaine et je choisis juste, pour travailler, le jour où les enfants rentrent à l’école, avec, au carrefour, une femme-flic qui se trouve au bon moment pour me voir. Dieu sait qui est cette poupée-là. Tu baisses, Shubert, tu baisses ! Je connais chaque pavé de cette rue verglacée. Tous les matins je regarde l'homme à abattre garer cette voiture rose à 8 h 28 et traverser la rue en direction de sa boutique. La loi lui interdit d'ouvrir avant neuf heures. Alors il vient tôt et ouvre à neuf heures pile. Il n’y a jamais aucun client avant neuf heures et demie ou même dix. Et pas une seule autre boutique pouilleuse de cette rue n’ouvre avant cela. Pendant une semaine, j’ai passé là une heure chaque matin avec pratiquement personne autour de moi. Et je choisis juste le jour où on rouvre l’école !

— Il y a peut-être une chose en notre faveur…, dit Landru. Chose incroyable, il peut se passer n’importe quoi dans notre rue principale sans que personne ne le remarque, mais nous sommes aussi sûrs que personne non plus ne se rend compte qu’Elaine a vu le meurtrier. Les maîtres d’école vont demander à leurs élèves si l’un d’eux a vu ce qui est arrivé à Lew. Nous ne leur avons pas parlé d’Elaine et, comme elle n’avait pas encore pris son poste, on peut à coup sûr parier que les enfants ne l’auront pas remarquée.

— Mais l’assassin sait que je l’ai vu. Pour lui, je suis un témoin.

— Peut-être ne le reverrons-nous jamais, Elaine. Peut-être est-il déjà à cinquante kilomètres d’ici, avec l’intention de ne revenir jamais. Et que l’Association des chefs de la police me pardonne, je souhaite qu’il soit loin et coure toujours.

Et elle comprit qu’il le pensait réellement rien qu’à la façon dont il la regardait. Mais elle pensait : Je suis plus qu’un témoin. Je représente pour lui une menace qu’il doit faire disparaître.

Et pendant ce temps Landru se disait lui aussi : Je n’ai pas le droit de tenir à l’écart la police du comté. Mais je ne peux pas leur parler d’Elaine, sinon les journaux vont s’emparer de la chose. Nom d’un chien ! Une garde de carrefour devant une école et un garde de nuit ! Tous les deux flics, en somme. Elaine sera désignée tout de suite.

Mais Paul, lui, parlait tout haut.

— On fera un assez bon dessin d’après la description d’Elaine et en moins de deux jours on en enverra des exemplaires dans chaque service du comté. Sur cent assassins sept seulement en réchappent. Il sera repris.

Elaine se pencha vers lui et lui serra fort le bras.

— Paul, accompagne-moi à la maison maintenant, s’il te plaît ?

Landru se dirigea vers la porte où leurs manteaux étaient tous pendus à des crochets galvanisés vissés dans le lambris.

— Mettez ça, Elaine, dit-il en tendant à la jeune femme son pardessus, au lieu du lourd manteau bleu pendu à côté de sa propre capote d’uniforme, content de surcroît que Paul fût en civil. Et, Elaine, ajouta-t-il, ne portez jamais plus ce masque, où que ce soit, cet hiver.

Paul s’attendait à ce qu’Elaine protestât de se voir obligée de sortir sans le chaud manteau bleu. Quand elle passa ses bras dans le pardessus que Landru lui tendait, il laissa soudain ses mâchoires se détendre. Et Landru pensa : Il a l’esprit un peu lourd mais il comprend tout de même.

— Naturellement ! dit Paul. Le type ne voudrait pas d’un témoin vivant. C’est pourquoi vous ne tenez pas à parler d’Elaine.

Landru revenait en voiture des obsèques de Lew. Il avait ordonné à Elaine de n’assister ni au service ni à l’enterrement. Il pensait que ce serait facile de repérer les étrangers au cimetière. Mais il fut effaré par le nombre de parents arrivés de loin et d’êtres jeunes que la curiosité malsaine avait poussés en dépit de la température. Il tourna dans Front Street en se demandant s’il allait rentrer chez lui faire chauffer un pâté de dindon ou bien aller manger un sandwich chez Guido.

Quand il ne fut plus qu’à une soixantaine de mètres du croisement de Venable Street, il aperçut une silhouette vêtue d’un manteau bleu se diriger vers le poste qu’occupait d’habitude Elaine. Cette silhouette portait le masque de ski.

Landru avait ralenti difficilement la marche de sa voiture au tournant. Il se gara et regarda, incrédule, la casquette de police posée juste au niveau du masque, le lourd manteau bleu, – celui que Paul avait acheté dans l’espoir qu’il obtiendrait la place que Landru avait eue – et les bas rouges sous le manteau. Il étudia les gestes du garde au moment où la circulation était arrêtée pour laisser passer un groupe d’enfants. Si quelqu’un prend ça pour une femme, se dit Landru, c’est qu’il est trop jeune pour pouvoir remarquer la différence, ou trop vieux pour s’en soucier.

D’un air las, Landru détourna son regard et se mit à examiner les voitures garées des deux côtés de Front Street. D’abord rapidement, puis l’une après l’autre. Il sauta celles qu’il connaissait, mais s’attarda en particulier sur deux panneaux publicitaires qui ne lui étaient pas familiers. Il examina les portes arrière à plusieurs reprises, surveillant certains mouvements intérieurs. Finalement, il descendit de sa propre voiture et marcha vers le garde du carrefour.

— Paul, j’espère que vous portez votre gilet pare-balles.

— Bonjour, Henry. Rassurez-vous, j’ai mon revolver.

— Et alors ? Ce n’est pas suffisant.

Paul souriait-il ? On ne pouvait deviner son visage sous ce masque de fantôme. Il fit signe à quelques enfants d’une école maternelle qui marchaient en désordre.

— Du calme, Henry. Vous avez vu cette voiture de fleuriste devant le Monoprix ?

Landru l’avait vue et s’en était inquiété. C’était la camionnette à panneaux publicitaires garée dans Front Street, son arrière dépassant d’un mètre le tournant, et commandant, par sa position, le carrefour et la plupart des voitures garées dans les parages.

— Wrigley, un de nos cousins se tient à l’intérieur, expliqua Paul. Vous le connaissez. Il fait partie de la police de Millbank. Je me suis dit que vous ne diriez rien si je le chargeais de s’occuper de ce qui pourrait se passer derrière moi.

Landru faisait les cent pas comme pour se réchauffer les pieds, mais en réalité il ne cessait de regarder à la fois les piétons et les véhicules. Les enfants avaient disparu. Habituellement, peu sortaient à l’heure du déjeuner, beaucoup restant prendre leur repas à l’école, et ceux qui rentraient chez eux flânaient rarement à midi de la même façon qu’à trois heures.

— Allons-nous-en, Paul. Rester là à ne rien faire, c’est le meilleur moyen de nous faire remarquer.

— O.K. Je passe devant la voiture de Bud pour lui signaler que nous autres gardiens sexy de carrefours avons cessé le travail pour aller prendre un rapide déjeuner.

Shubert regarda l’agent portant la plaque d’or entrer dans le restaurant, puis il mit en route le moteur de sa conduite intérieure en location. Il allait partir vers Venable Street pour descendre Front Street dans la direction où le garde avait disparu quand il aperçut le gibier qu’il poursuivait tourner le coin de la rue à pied et marcher à l’opposé de Venable Street, approchant de l’endroit où il était garé.

Shubert ouvrit la boîte à gants et en sortit un automatique à canon court prolongé par un silencieux. Il descendit la vitre de sa portière et surveilla attentivement toutes les directions. Une femme seule montait Venable Street, vers Front Street. Pas de témoin cette fois, se dit Shubert. J’attendrai que cette poupée-la soit passée.

La poupée en question ne passa pas. Elle s’arrêta devant le garde du carrefour et se mit à lui parler. Elle semblait faire tous les frais de la conversation et aussi, pensa Shubert, remettre le garde à sa place. Quelque mère qui n’était pas contente de la dame-flic. Peut-être son fils n’avait-il pas été personnellement escorté pour traverser la rue. Puis la femme se tourna, passa son bras sous celui du garde et tous deux continuèrent de descendre Venable Street. Shubert poussa un juron. Il vit l’homme et la femme marcher côte à côte et quelque chose le força à comparer leur allure. Il siffla entre ses dents. Puis, soigneusement, remit l’automatique dans la boîte à gants.

Un piège ! Avec un appât aux pieds plats ! Voilà pourquoi les journaux n’ont pas parlé de témoin, se dit-il. Elle n’a pas pu donner aux flics une description de moi valable, et ils veulent m’avoir de cette façon-là.

Il fit tourner le moteur, puis l’arrêta et, brusquement, tourna la tête pour regarder encore une fois la femme s’en aller avec le policier. C’était elle !

La première fois qu’il l'avait vue, elle s’était détournée en courant. Mais ces quelques secondes avaient suffi pour qu’il pût maintenant reconnaître sa taille, son allure, ses mouvements. Il sortit une carte routière et fit mine de la lire tout en surveillant le couple dans le rétroviseur. Il les vit entrer dans l’avant-dernière maison. Il remit alors le moteur en route, parvint à tourner la voiture sur place et, lentement, passa devant cette maison. Une plaque de fer forgé indiquait : « 24 Wrigley ».

Shubert sortit de la ville et prit la direction de l’autoroute. Mme Wrigley, 24 Venable Street, marmonnait-il, nous allons bientôt avoir le plaisir de nous rencontrer.

Landru sortit du café Paradino en soupirant d'un air las. Peut-être l’assassin continuait-il de courir. Du moins personne n’était venu se renseigner sur les gardes de carrefours dans aucun bar ou restaurant de la ville. Il n’aurait pas vu passer Paul si celui-ci, en tournant le coin de la rue, n’avait émis toute une série de coups de klaxon. Il portait son uniforme vert olive.

— Je croyais que vous vous étiez fait donner quelques nuits de congé pour rester près d’Elaine ? dit Landru.

— Oui. Mais mon remplaçant a téléphoné qu’il était malade. Je pensais que je n’aurais pas à traîner ici ce soir maintenant que la police du comté est sur l’affaire.

— La police du comté !

— Évidemment. Ils ont envoyé chercher Elaine. Pour qu’elle regarde quelques photos d’identité judiciaire, à ce qu’ils ont dit. Mais… Henry, qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta-t-il, la voix soudain rauque.

Landru montait à côté de lui.

— Faites demi-tour en vitesse et allez chez vous. Dites-moi… Allez, dépêchez-vous ! Dites-moi tout maintenant au sujet de la police du comté.

Les vitesses et les pneus crièrent tandis que Paul obéissait à l’ordre donné. Puis il expliqua :

— Tout ce que je sais c’est qu’Elaine a reçu un coup de téléphone du commissariat principal parce qu’ils veulent lui soumettre quelques photos. Ils ont dit qu’ils viendraient la chercher dans une voiture civile.

— Oh ! Bon Dieu, non ! Elaine était-elle encore à la maison quand vous êtes parti ?

— Oui.

Elaine entendit le coup de klaxon. On l’avait prévenue qu’un agent l’attendrait de l’autre côté de la rue dans une voiture noire sans marque extérieure. Mme Wrigley reconnaîtrait-elle cette voiture ? Non ? Eh bien ! ce serait une conduite intérieure noire à deux portes et l’agent, qui resterait au volant, signalerait sa présence par un coup de klaxon. Un seul. Non, vraiment ils ne pensaient pas que l’assassin pût être là à surveiller la maison, mais ils ne tenaient pas à éveiller la curiosité des voisins. Elaine avait répondu qu’elle comprenait cela.

Elle regarda par la fenêtre et aperçut une conduite intérieure noire à deux portes garée devant l’école. Elle remarqua la fumée qui sortait du tuyau d’échappement. « Fumée », avait-elle toujours coutume de dire. « Vapeur », corrigeait chaque fois Paul. De toute façon, cela prouvait que le moteur tournait. Elle ne pouvait pas voir le visage du chauffeur mais distinguait la coiffure réglementaire. Elle mit son manteau, éteignit les lampes et sortit.

Elle traversa la rue devant la voiture et ouvrit la portière, ressentant comme une brève déception, une sorte d’affront à sa vanité féminine, que l’homme ne se fût pas penché pour la lui ouvrir. De sa main gauche, elle ramena les plis de son manteau autour d’elle et mit un pied dans la voiture pour monter. Le chauffeur regardait devant lui, légèrement sur la gauche, et laissait voir un profil indistinct. Sa casquette était penchée sur l’extrême droite de sa tête et il portait un costume civil. Elaine sentit des gouttes de sueur perler sur son front. Lentement, elle retira son pied tout en regardant furtivement l’homme et en essayant de trouver quelque chose de familier à son visage.

Et, tout à coup, il se pencha en travers du siège et saisit Elaine par le poignet. Le souffle coupé, elle ne put crier. Sans la lâcher, Shubert sortit de la voiture et son poids la fit presque tomber à genoux.

Il brandit devant ses yeux un couteau de chasse et se mit à parler d’une voix glacée.

— Ce couteau ne fait aucun bruit par lui-même, mais c’est vous qui en ferez si je dois m’en servir. Alors, montez donc dans la voiture gentiment. Je veux simplement vous parler.

Il lâcha son poignet pour aussitôt lui saisir le bras au-dessus du coude. Il avait ainsi plus de force pour l’obliger à aller vers la portière ouverte. Mais, soudain, Elaine poussa un cri aigu.

— Le pas du Kentucky !

Si elle avait crié « À l’aide ! », Shubert lui eut sûrement donné un coup de couteau. L’étrange appel le stupéfia. Il hésita. Au moment où la terreur faisait partiellement place au défi, l’étreinte de l’homme sur le haut de son bras droit avait éveillé chez elle le souvenir d’un certain pas de quadrille appelé « Le pas du Kentucky ». Et elle avait crié les mots sans le vouloir.

Shubert marmonna un « Quoi ? » perplexe.

Alors Elaine, rapidement, leva sa main, celle du bras qu’il tenait, et saisit l’avant-bras de l’homme. Au lieu de lui résister elle avança sur lui, en appuyant lourdement son talon sur le bout de son pied. Il grogna et repoussa ce pied. De nouveau, elle recula volontairement puis lança son bras en avant, en lui lâchant l’avant-bras. Shubert, plié en deux, s’affala contre l’aile arrière de la voiture.

Mais ses réflexes furent malgré tout plus rapides que ceux d’Elaine. Il rebondit sur l’aile de la voiture et se précipita du côté de la portière ouverte avant qu’elle ait pu retrouver son équilibre. Trop tard, elle réalisa qu’il lui coupait ainsi toute retraite vers chez elle. Elle jeta un regard épouvanté de l’autre côté, où se trouvait l’école, et se mit à courir dans cette direction-là.

De larges marches de pierre conduisaient à plusieurs portes qui formaient l’entrée principale. Elaine savait ces portes-là fermées. À gauche, d’autres marches descendaient vers le sous-sol. Elle s’élança vers l'unique porte. Mon Dieu, pensait-elle, pourvu que le concierge ne soit pas encore sorti pour aller dîner. Elle agrippa la poignée de cuivre et tira. La porte s’ouvrit horriblement lentement par un système pneumatique. Elaine s’attendait à chaque seconde à entendre les pas de l’homme, à sentir ses doigts d’acier ou le froid de son couteau. Mais pourtant, elle entra. Elle essaya de repousser la porte pour la fermer, mais ce fut encore plus désespérément lent. Elle se retourna et courut vers l’intérieur du sous-sol avant que la porte ne fût complètement refermée.

Shubert, pendant ce temps, restait indécis entre la voiture et l’entrée de l’école. Il surveillait. La porte du sous-sol n’était fermée qu’au loquet. Il se força à allumer une cigarette, se servant de ses mains réunies en coupelle afin de regarder les fenêtres de l’autre côté de la rue. Ça va, poupée, dit-il entre ses dents, tu n'as pas fait le bon choix en prenant ce chemin là. Il retourna à la voiture et ouvrit la boîte à gants d’où il sortit l’automatique muni d’un silencieux qu’il serra sous son bras droit. Il repoussa la portière sans la fermer complètement et, de nouveau, surveilla Venable Street. Puis, au bout d’un moment, il gagna à grandes enjambées la porte du sous-sol.

La voiture de Paul prit le tournant de Venable Street sur l’aile. Landru en sauta au moment où elle se rangeait le long du trottoir. Ni l’un ni l’autre ne regardèrent de l’autre côté de la rue. Landru monta le perron en courant et secouait déjà la porte fermée quand Paul le rejoignit avec la clef. Ils comprirent avant d’être entrés qu’Elaine ne se trouvait pas là. Ou bien si elle y était…

Paul visita les cinq pièces nerveusement. Landru se tenait le dos contre la porte ouverte, en se grattant vigoureusement la tête. Soudain, il décrocha le téléphone et demanda à la standardiste de lui passer de toute urgence le commissariat principal.

Au bureau des affaires criminelles, on fut furieux d’apprendre pour la première fois qu’il y avait eu un témoin du drame. Landru hurla :

— Bon, ça va, je me suis trompé. Demain, je m’en expliquerai. Mais, pour l’instant, ce qui compte, c’est de sauver la vie de ce témoin. Il faut des barrages sur les routes immédiatement !

Paul avait cessé de fouiller l’appartement. Quand Landru raccrocha, il se mouilla les lèvres et prit un air suppliant.

— Ne pouvons-nous rien faire, de toute façon, pour aider ?

— Si. Nous allons sonner à toutes les portes. Si quelqu’un a vu Elaine monter dans la voiture de l’assassin, nous pourrons peut-être découvrir quelle direction cette voiture a prise. Cela peut n’être pas d’un grand secours, mais c’est tout de même faire quelque chose. Vous commencez vers Front Street. Moi, je verrai la maison du coin, à côté de celle-ci, puis les deux maisons aux angles les plus éloignés.

Ils se retrouvèrent dans la rue avant qu’Henry ait fini d’expliquer. Paul se dirigea rapidement vers la droite tandis que Landru, sautant par-dessus la clôture basse métallique de la maison de gauche, allait sonner à la porte.

Elaine descendit en courant l’escalier du sous-sol. Au-dessus de sa tête, de faibles ampoules électriques révélaient plusieurs portes sombres. En dépit de sa peur, elle se rendait compte qu’il lui fallait une cachette qui eût plus d’une issue. Elle s’arrêta à la première porte et regarda à l’intérieur. C’était une salle de classe. Une seule porte. Il faut absolument que j’en trouve une avec deux, se disait-elle. Elle s’arrêta et écouta. Aucun bruit de poursuite.

Sur la pointe des pieds, elle suivit le couloir. Brusquement, elle s’immobilisa de nouveau en entendant le bruit d’une lourde table que l’on tirait sur le sol. Il doit bloquer la porte de la rue… Elle reprit sa course dans le corridor. Si je pouvais seulement me tenir hors de son atteinte jusqu'à ce que le concierge revienne… Si je pouvais me tenir entre lui et la porte de la rue…

Elle s’arrêta de courir et s’appuya contre le mur pour enlever ses chaussures. Elle venait de trébucher deux fois. Et, en dépit de tous ses efforts, elle savait bien que ses talons de cuir devaient faire du bruit. Elle jeta un coup d’œil derrière elle et aperçut la silhouette imprécise de l’homme se mouvoir lentement au bout du couloir. Elle retint un cri. Dans sa main droite, il y avait un revolver. Saisissant ses chaussures, elle courut, pieds nus, jusqu’à la prochaine porte et lut avec difficulté le mot « Bibliothèque ». Elle se souvint alors qu’il existait une autre porte donnant sur cette bibliothèque à une dizaine de mètres de là. Elle n’était pas venue dans cette école depuis trois ans, mais elle se souvenait de certains détails. En face, de l’autre côté du couloir, se trouvait une sorte de pièce de débarras avec des portes aussi à l’autre bout.

Elle se rappelait que les deux portes de cette pièce faisaient face à celles de la bibliothèque. Elle s’élança dans celle-ci, longea le mur le plus près d’elle jusqu’à ce qu’elle arrivât au compteur électrique. Elle savait que l’interrupteur à l’extérieur du coffret contrôlait toutes ou presque toutes les lumières du sous-sol. Emily, la petite jeune fille de troisième qui s’était chargée de guider ce jour-là Mme Wrigley à travers l’école, lui avait expliqué que d’un seul geste on pouvait plonger le sous-sol entier dans l’obscurité. Et Emily avait fait ce geste, laissant à Mme Wrigley le soin d’expliquer la chose aux professeurs et aux parents stupéfaits. Elaine tendit la main vers le compteur. Les ampoules du couloir s’éteignirent.

Elle courut alors sans bruit vers la porte la plus éloignée et traversa le couloir pour entrer dans la bibliothèque. À l’intérieur de celle-ci elle se retourna et écouta. Des souliers de cuir crissaient doucement et Elaine estima que son poursuivant devait se trouver à peu près entre la première porte de la bibliothèque et celle de la chambre de débarras. Elle prit ses deux chaussures, les balança un instant au bout de son bras puis les envoya tomber au milieu de cette dernière pièce.

Elle entendit l’homme s’arrêter, puis se remettre à marcher très lentement. J’espère qu’il ne sait pas qu’il existe des portes où il se trouve en ce moment, pensa Elaine. Sur la pointe des pieds elle suivait le mur de la bibliothèque longeant le couloir, terrifiée d’avoir ainsi à se rapprocher de lui, bien qu’elle en fût séparée par le mur. Si le bruit produit par la chute des chaussures dans la pièce d’à côté incitait l’homme à y entrer, il lui faudrait alors courir de toutes ses forces pour pouvoir gagner la porte qui donnait accès à la rue. À mi-chemin du mur, elle s’arrêta. Elle n’entendait pas l’homme bouger. Peut-être était-ce parce que son cœur battait trop fort.

Et soudain, elle ne put retenir un sanglot.

Landru n’obtint aucune réponse bien qu’il eût sonné trois fois. Il redescendit le perron de la maison et comme il allait traverser le carrefour, il regarda machinalement à sa droite afin de voir s’il venait des voitures. Il entrevit à ce moment-là comme un clignotement de lumière dans l’école. N’étaient-ce pas celles du sous-sol qui venaient de s’éteindre ? Son regard se porta sur la seule voiture garée devant la porte d’entrée. Il s’empressa d’aller voir de plus près la plaque minéralogique. Les premiers chiffres lui apprirent que cette conduite intérieure noire appartenait à une agence de location. Il sortit son revolver et courut vers l’entrée du sous-sol. Il tira la lourde porte et se heurta aussitôt à quelque chose placé à l’intérieur.

Quand Shubert entendit le sanglot il s’arrêta. Il se trouvait entre la première porte de la bibliothèque et celle de l’autre pièce et il comprit que ce sanglot venait de quelque part sur sa droite. Il pivota sur ses talons et lentement traversa le couloir, sa main gauche étendue devant lui comme fait un enfant qui joue à colin-maillard.

Tout à coup, il sentit sous sa main quelque chose qu’il n’identifia pas tout de suite. Cela paraissait trop lisse pour être encore le mur. Alors quoi ? Finalement il pensa à du verre ou du bois. Une porte, sans doute. Il tâtonna pour trouver la poignée, puis lentement tourna celle-ci. Au même moment il perçut un bruit de pieds nus sur le carrelage du couloir. Il leva son revolver prêt à tirer dans la direction de ce bruit, puis changea d’avis. En tirant sans être plus certain de sa cible il risquait de faire du bruit en brisant une vitre ou n’importe quoi d’autre. Ses yeux maintenant s’habituaient à l’obscurité. Il vit la tache grise que faisait une porte ouverte à l’autre bout de la pièce.

Il rebroussa chemin vers la première porte de la bibliothèque et la ferma. Puis il traversa le couloir vers la pièce de débarras, chercha la poignée de la porte et ferma celle-ci aussi. Ensuite il attendit, espérant un autre sanglot ou un autre bruit de pas. Il n’entendit rien. Alors, lentement il descendit le couloir, laissant glisser sa main gauche sur le mur dans l’espoir de trouver une autre ouverture. Il était sûr à présent que la pièce devait en comporter une à sa gauche.

Brusquement, il s’arrêta pour écouter. Il lui semblait avoir entendu quelqu’un respirer, mais il n’était pas sûr de la direction. Il fouilla dans la poche de son veston, en tira une pochette d’allumettes. D’une poche intérieure il sortit une note d’hôtel pliée et, ouvrant la pochette d’allumettes, il en tint le rabat de carton contre le papier. Il savait qu’en maintenant l’ensemble de façon à ce que ce papier se trouve entre ses yeux et les allumettes, il obtiendrait, en enflammant celles-ci, un effet de torche sans risquer un éblouissement qui diminuerait sa visibilité. Il cala son automatique entre ses dents, craqua une allumette pour mettre le feu aux autres, et reprit son arme dans sa main droite.

À six mètres de lui il aperçut alors le visage de monstre. Cette fille, quelle idiote ! Il laissa tomber sa torche et fit feu sur le masque de ski. Du verre vola en éclats. Shubert ramassa les allumettes qui brillaient encore pour éclairer l’endroit où il venait de tirer. Le visage était toujours là. Il tira de nouveau. Le visage continua de le regarder. À ce moment-là, une voiture passa dans Venable Street. Ses phares balayèrent les soupiraux du sous-sol, éclairant la pièce. Il y avait partout des visages !

Shubert poussa un cri et, jetant les allumettes enflammées à la face qui se trouvait le plus près de lui, il tira sauvagement jusqu’à ce que l’automatique fût vide. Puis il le lança dans la même direction et se mit à courir devant lui à l’aveuglette. C’est une ruse ! se disait-il. Une ruse ! Il se heurta au mur, rebondit et tomba au milieu d’objets à la fois durs et légers. Il jouait des pieds et des mains pour se dégager quand, du plafond, tomba une lumière éblouissante.

Landru et Paul se tenaient près du compteur électrique, leurs revolvers braqués. Du sang coulait de la bouche de Shubert tandis qu’à genoux, il essayait de se protéger les yeux de la lumière. Landru ramassa l’automatique vide. Shubert, retirant ses mains de ses yeux, regarda le désordre autour de lui. Il se trouvait au milieu de quatre mannequins de taille normale représentant des enfants de chœur. Une demi-douzaine d’autres étaient éparpillés à travers la pièce. Sur certains se voyaient les trous produits par les coups de feu qu’il avait tirés. Et comme s’ils eussent été destinés à une représentation de Noël en plein air, ils portaient tous des masques de ski inca.

— Tu te sens le courage d’entrer, Elaine ? cria Paul. Viens donc voir le vilain oiseau.

Elaine entra en hésitant, soutenue par le gardien de l’école. Elle regarda Shubert en hochant la tête pour montrer qu’elle le reconnaissait, et frissonna.

— Quels garnements ! dit le gardien. Le principal leur a fait apporter ici les mannequins aujourd’hui, après les cours. Ils auront sans doute trouvé drôle de leur mettre ces masques du jeu de Toussaint de la classe de sixième.

— On ne peut que les en remercier, murmura Elaine.

3-faced witness.

Traduction de Simone Millot-Jacquin.