LA JUSTICE DES HOMMES

par Edward D. Hoch

Le pays était chaud, envahi par les mouches et, dès le premier instant, Doris le prit en aversion. Ils venaient à peine d’arriver de l’aérodrome à l’hôtel que, se tournant vers son mari, elle s’écriait :

— Quel endroit sinistre pour une lune de miel !

Kane Wingate, qui commençait à défaire ses bagages, interrompit sa besogne :

— Je suis désolé, ma chérie. Je crains que tu n’éprouves en ce moment la première des nombreuses déceptions qui attendent une femme de professeur ! Mais nous sommes ici pour deux jours seulement, tu le sais. Juste le temps de…

— Juste le temps que tu fasses une visite au cimetière.

Il alla vers elle et la prit dans ses bras.

— À t’entendre, je me rends bien compte que notre voyage de noces n’est pas du tout ce qu’il devrait être. Je le regrette infiniment, ma chérie.

À trente-huit ans – dix ans de plus que sa femme – Kane était cependant ce qu’on est convenu d’appeler un bon parti. Pour cette raison sans doute, il avait espéré la voir prendre quelque intérêt à son travail qui, pour lui, passait avant tout. Doris avait accepté de faire un détour jusqu’à Puerto Vale pour donner à son mari l’occasion d’aller rendre visite à la tombe de l’écrivain Ramon Mandown. Mais à présent, seuls dans cette chambre d’hôtel sordide et étouffante, ils étaient tous deux conscients d’avoir commis une erreur.

— Allons, dit enfin Doris, je suppose que je devrais me montrer plus raisonnable. Va donc voir ton vieux cimetière pendant que je ferai un tour dans les magasins.

Redevenu joyeux, Kane embrassa sa jeune épouse en promettant de ne pas rester longtemps absent.

— Mandown vivait dans un petit village au sommet de la colline. C’est un trajet d’une heure à peine, en voiture. Je serai de retour pour dîner. Veux-tu que nous nous retrouvions ici vers six heures ?

— Entendu.

*
* *

Ramon Mandown était mort deux ans plus tôt, dans le petit village où il avait passé la plus grande partie de sa vie, entouré de gens qui ne savaient guère ce que représente le prix Nobel de littérature et ne s’en souciaient pas davantage. Mandown était pratiquement inconnu aux États-Unis avant de remporter le prix mais, depuis lors, sa renommée n’avait fait que croître jusqu’à sa mort récente, à l’âge de cinquante-sept ans. Kane Wingate et ses collègues estimaient que le jour n’était plus éloigné où le nom de Mandown serait célèbre dans tous les cercles littéraires américains.

Un mois avant son mariage, Kane avait reçu la visite d’un petit homme chauve qui, le cigare à la bouche et un carnet de chèques en main, venait lui commander, pour la revue qu’il dirigeait, un article de dix mille mots sur Mandown et son œuvre.

— C’est pour le deuxième anniversaire de sa mort. Je veux un article sensationnel, avait-il précisé, avec la photographie du poète sur la couverture de la revue. Je me suis laissé dire que vous aviez étudié son œuvre.

— J’ai fait une série de conférences sur Mandown, avait répondu Kane.

— Dans ce cas, vous êtes parfaitement qualifié pour rédiger cet article.

Le petit homme avait proposé cinq cents dollars à titre d’avance. C’était une offre que Kane ne pouvait se permettre de refuser, d’autant que l’Université l’engageait vivement à publier quelque chose et qu’un livre sur Mandown pourrait facilement lui rapporter quelque cinquante mille dollars.

La rédaction de l’article progressait lentement, et Kane sentait qu’il ne pouvait laisser passer l’occasion d’une visite à la tombe du grand poète. Non qu’il espérât y puiser une inspiration fulgurante, mais une telle visite pourrait constituer un bon point de départ pour son article. Il y a quelques semaines, étant allé me recueillir sur la tombe de Ramon Mandown… Une phrase de ce genre donnerait à tout l’article le ton de dignité qui convenait au sujet.

Arrivé dans le petit village, Kane rangea sur la place la voiture qu’il avait louée à Puerto Vale et, arrêtant la première personne qui passait, lui demanda dans un espagnol approximatif :

— La tombe de Ramon Mandown, s’il vous plaît.

L’homme secoua la tête avant de répondre :

— Je ne sais pas, monsieur.

— De quel côté se trouve le cimetière ? insista Kane avec un soupir.

— Sur la colline. Vous le verrez bientôt.

— Merci.

Ce ne devait pas être bien loin. Laissant sa voiture où il l’avait garée, Kane se mit en marche. Il avait apporté son appareil pour prendre une photographie de la tombe avec toutes les plaques commémoratives, les gerbes et les couronnes qui devaient s’y trouver. Mais, en approchant du cimetière, il se rendit compte que celui-ci consistait simplement en une vingtaine de tombes délabrées, envahies par les mauvaises herbes.

— Vous cherchez quelque chose ? demanda en mauvais anglais un homme en manches de chemise qui semblait préposé à la garde du cimetière.

— C’est votre cimetière ? questionna Kane.

— Un cimetière appartient aux morts, répondit l’homme avec un petit gloussement. Je suis seulement chargé de l’entretenir.

Kane jeta un coup d’œil sur les mauvaises herbes, se demandant en quoi consistait l’entretien.

— Je cherche la tombe de Ramon Mandown, reprit-il.

— Il n’est pas enterré ici.

— Alors, où est-il donc ?

— Je ne pourrais pas vous le dire.

— Il vivait pourtant bien dans ce village ?

— Oui.

— Et c’est ici qu’il est mort, il y a deux ans ?

— Deux ans bientôt ; c’était en automne, je crois.

— A-t-on ramené son corps en ville ?

L’homme haussa les épaules sans répondre.

— Mais je ne demande qu’un simple renseignement ! s’écria Kane impatienté. Vous avez bien un maire ici ? Un chef quelconque ?

— C’est moi le chef, dit l’homme, en lissant de la main ses cheveux grisonnants. Mon nom est Juan Vyano, ajouta-t-il, tendant à Kane une main que le contact de ses cheveux avait rendue graisseuse.

— Vous devez donc pouvoir me renseigner, dit Kane. Je cherche la tombe de Ramon Mandown, le poète.

— Pour quoi faire ?

— Je veux en prendre une photographie.

— La photographie d’une tombe ! répéta l’homme avec un sourire railleur, en se passant de nouveau la main dans les cheveux.

— Mandown était un grand écrivain. Il a remporté le prix Nobel. J’écris un article sur lui.

Juan Vyano haussa les épaules.

— Il n’y a pas de tombe, dit-il simplement.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Kane qui commençait à perdre patience. Il doit pourtant bien y en avoir une ! Mandown s’est-il fait incinérer ?

— Non, mais il n’y a pas de tombe à voir. Elle ne porte pas d’inscription.

— Savez-vous qui était Ramon Mandown ?

— Bien sûr. Il était mon ami, notre ami à tous.

— Avez-vous lu ses poèmes ?

— Quelques-uns. Ils sont magnifiques.

— Mandown était une personnalité célèbre dans le monde littéraire. C’est certainement le plus grand homme que votre malheureux village ait jamais vu naître. Et vous me dites que sa tombe ne porte pas la moindre inscription ?

— Je le regrette, mais c’est ainsi.

— Bon. Puis-je voir cette tombe ?

— À quoi cela vous avancera-t-il ?

Kane fit passer d’une épaule à l’autre la courroie de son appareil photographique qui lui paraissait soudain très lourd.

— Et la femme de Mandown, Carla ? Pouvez-vous me conduire chez elle ? demanda-t-il.

Les yeux noirs de Vyano se rétrécirent.

— Comment savez-vous son nom ?

— Il se trouve sur la couverture de tous les livres de Mandown. Cette réponse vous satisfait-elle ?

— Allons, ne vous fâchez pas, dit l’autre d’un ton plus conciliant. Carla Mandown est morte, ajouta-t-il après un bref silence. Elle aussi.

— Ah ! bon, dit Kane. (Au fond de lui-même, il n’en éprouvait pas de surprise : quelle raison de vivre reste-t-il aux femmes des poètes lorsque ceux-ci ont disparu ?) A-t-il encore de la famille ? Des frères, des sœurs ?

— Personne ici. Je regrette.

— Mais qui pourrait me parler de lui ? Vous dites qu’il était votre ami ?

— C’était un grand homme et il est mort. Il n’y a rien d’autre à en dire.

Clignant des yeux sous le grand soleil, Kane regarda la rue mal pavée du petit village, en contrebas.

— Je ne pense pas qu’il y ait de librairie ici ?

— La plus proche se trouve à Puerto Vale, d’où vous venez.

— Vous savez donc que j’en viens ?

De nouveau, l’homme haussa les épaules.

— C’est à cause de votre voiture, expliqua-t-il. Les voitures viennent toujours de Puerto Vale.

À contrecœur, Kane tendit à l’homme une pièce de monnaie et retourna prendre sa voiture. Quelques minutes plus tard il reprenait la route par laquelle il était venu.

Il se gara dans la rue principale de Puerto Vale et partit à pied à travers la ville, s’attendant à chaque instant à voir sa femme sortir d’une boutique en portant sous le bras quelque produit de l’artisanat indigène destiné à leur maison des États-Unis. Au bout de quelques mètres, il découvrit, au fond d’une ruelle étroite, une petite librairie mal éclairée et d’aspect plutôt minable. Une fois à l’intérieur, il hésitait devant les rayons chargés de livres, se demandant dans quel ordre ceux-ci étaient classés, quand une voix à l’accent indubitablement américain questionna :

— Vous désirez quelque chose ?

Kane, se retournant, se trouva en présence d’un homme entre deux âges, de forte carrure et portant une barbiche noire.

— C’est vous le propriétaire de ce magasin ? demanda-t-il.

L’autre fit un signe de tête affirmatif.

— Mon nom est Harry Green. Vous êtes Américain, je suppose ?

— Oui. Je m’appelle Kane Wingate. Je suis de passage ici pour deux jours et j’ai pensé que vous pourriez peut-être me venir en aide.

— Certainement, répondit l’homme dont la barbe s’agita de haut en bas. Quelqu’un vous a adressé à moi ?

— Non, pas précisément.

— Je crois avoir exactement ce que vous cherchez, déclara Harry Green en se dirigeant vivement vers l’un des rayons de livres, tandis que Kane le regardait avec surprise.

Il revint au bout d’un moment, portant sous le bras un livre volumineux.

— Vous trouverez là de ravissantes illustrations, dit-il.

Et, ouvrant le livre au hasard, il montra à Kane une photographie obscène.

— Ce n’est pas du tout ce que je cherche, dit Kane sèchement. Avez-vous les recueils de poèmes de Ramon Mandown ?

— De qui ? Mandown, dites-vous ? Non, je n’ai pas cela. Il faut vous dire que ma librairie est assez spécialisée.

— Je m’en rends compte ! Et où pourrais-je trouver ce que je cherche ?

— À vrai dire, je ne sais pas. Les œuvres de Mandown ne sont guère lues par ici.

— Je m’en rends compte aussi. Il n’y a même pas d’inscription sur sa tombe.

L’expression d’Harry Green changea.

— Vous cherchez sa tombe ? demanda-t-il.

— Oui. Savez-vous où elle se trouve ?

— Comment le saurais-je ?

— Vous étiez ici au moment de la mort de Mandown ?

— Oui.

— Mais enfin, sacrebleu ! m’expliquerez-vous pourquoi tout le monde semble avoir peur de parler de lui ?

Harry Green baissa les yeux.

— On risque de s’attirer des ennuis lorsqu’il est question de meurtre, répondit-il simplement.

— De meurtre ! s’écria Kane.

— Il faut que je m’en aille maintenant. J’en ai déjà trop dit, déclara Green. Il lissa sa barbiche et se dirigea vers le fond de la boutique.

— Attendez un instant !

— C’est l’heure de la fermeture. Allez-vous-en.

Kane était profondément déçu, mais il comprit qu’il ne gagnerait rien à rester là plus longtemps. En sortant, il nota l’adresse de la librairie, pensant qu’une nouvelle conversation avec Harry Green pourrait lui être utile par la suite.

De retour à l’hôtel, il trouva Doris qui se reposait sur son lit.

— Eh bien, tu l’as vu, ce cimetière ? questionna-t-elle en se dressant sur son coude.

— Non, répondit Kane.

Il prit un siège en face du lit et alluma sa première cigarette de la journée.

— N’était-ce pas le but de notre voyage ?

— Mandown est enterré dans une tombe sans inscription. Personne ne veut me dire où se trouve cette tombe et je crois que la raison de ce mystère est que ce grand poète a été assassiné.

— Oh ! Kane !

— C’est vrai. Et il n’est pas impossible que sa femme ait été assassinée aussi parce qu’elle était au courant de la façon dont son mari est mort.

— Mais comment ce meurtre aurait-il pu demeurer secret pendant près de deux ans ?

— C’est ce que j’ignore. Comment et pourquoi.

— Eh bien, à mon avis, nous aurions mieux fait de ne pas venir ici. Ton voyage était sans objet.

— Sans objet ? Tu ne comprends donc pas que je suis peut-être au bord de la découverte la plus importante de ces dix dernières années ?

Doris se leva pour aller se farder devant l’unique miroir de la chambre.

— Cela peut-il attendre que nous ayons dîné ? questionna-t-elle d’un ton un peu amer.

— Bien sûr, chérie. Tu dois mourir de faim !

Kane la regarda ajuster sa jupe sur ses hanches aux courbes gracieuses, s’émerveillant une fois de plus de la bonne fortune à laquelle il devait cette charmante jeune femme.

Ils allèrent dîner dans un petit restaurant qui, paradoxalement, affichait un menu français. Quand ils en sortirent, la nuit commençait à tomber.

— Quelles distractions nous offre le pays ? demanda Doris.

— Nous pourrions faire un tour sur le port.

— Très alléchant ! J’ai déjà passé des soirées plus amusantes aux…

Elle s’interrompit car deux hommes venaient de sortir de l’ombre et s’approchaient d’eux. Ils étaient vêtus légèrement, à la mode du pays, et portaient des chapeaux de paille. Celui qui marchait en avant avait une main dans sa poche.

— Vous êtes Kane Wingate ? questionna-t-il d’un ton qui n’avait rien d’aimable.

— Oui. Que me voulez-vous ?

— Venez avec nous.

Il voulut saisir le bras de Kane, mais celui-ci le repoussa d’un geste brusque et s’écarta vivement.

L’autre homme, clignant des yeux, tira de sa poche un revolver. C’était un petit automatique qui avait presque l’air d’un joujou.

— Nous appartenons à la police, déclara-t-il. Ne bougez pas, ou je tire.

Derrière lui, Kane entendit sa femme pousser un cri de frayeur.

— C’est bon, dit-il, ne nous emballons pas. Il saisit le bras de Doris et se dirigea, encadré par les deux hommes, vers la voiture qui attendait un peu plus loin. Le policier qu’il avait bousculé marmonnait des injures à son adresse.

Dix minutes plus tard, ils étaient assis sur des bancs très inconfortables dans la pièce nue et mal éclairée qui servait de poste de police. Au bout d’un assez long moment, le chef s’approcha d’eux, suivi d’un de ses adjoints.

— Je m’excuse pour ce qui s’est passé, monsieur Wingate, dit-il en anglais. Mon inspecteur n’aurait pas dû sortir son revolver.

— Pourriez-vous m’expliquer ce que vous nous voulez ? Nous sommes citoyens américains.

— J’espère que vous ne donnez pas à ces paroles le sens d’une menace, répondit le chef de la police avec un sourire en coin. Permettez-moi de me présenter : capitaine Pallato, des forces de sécurité de Puerto Vale. Je ne vous retiendrai que quelques instants.

— Que me voulez-vous ?

— Vous avez rendu visite, cet après-midi, à un homme du nom de Harry Green, un de vos compatriotes, si je ne me trompe ?

Kane se sentit soulagé d’un grand poids.

— Je ne lui ai acheté ni livres ni photographies, s’empressa-t-il de déclarer.

— Les livres pornographiques ne sont qu’une façade, répondit le capitaine Pallato en s’asseyant devant son bureau. Harry Green est un dangereux révolutionnaire.

— Je n’en savais rien, dit Kane, sentant un nouveau frisson de crainte lui courir le long de l’échine.

— Qu’êtes-vous allé faire chez lui ?

— Chercher des renseignements au sujet de livres, aussi curieux que cela puisse paraître ! Comme vous le savez, il tient une librairie.

Le regard du policier se fit plus dur.

— Quels renseignements au juste ? demanda-t-il.

— J’écris actuellement un article sur Ramon Mandown. Je désirais voir sa tombe.

— Il n’est pas enterré dans la boutique d’Harry Green !

Kane poussa un soupir et prit une cigarette dans sa poche. La situation devenait de plus en plus intolérable.

— Non, mais les gens de ce pays montrent bien peu d’empressement à parler de Mandown. J’avais pensé qu’un libraire pourrait m’apprendre quelque chose d’intéressant à son sujet.

— Et c’était le cas ?

Kane alluma sa cigarette sans se presser.

— En partie, répondit-il simplement.

Le capitaine Pallato se leva et posa un de ses pieds chaussés de bottes sur sa chaise.

— Je vais vous donner un bon conseil, monsieur Wingate. Il vaudrait mieux que vous ne retourniez pas à la librairie d’Harry Green : cela pourrait être dangereux pour vous.

— Il peut être dangereux pour moi de traverser la rue ou même de sortir de mon lit le matin.

— C’est vrai. Mais l’ambassade des États-Unis elle-même ne peut pas grand-chose pour un homme mort.

— Allons, reprit Kane, ne jouons pas au plus fin. Je ne m’intéresse pas plus aux livres de Green qu’à ses plans révolutionnaires. Par contre, je m’intéresse beaucoup à Ramon Mandown et au sort qu’il a subi. Avez-vous enquêté sur sa mort, capitaine ?

— Le village est situé hors de mon territoire. Je n’ai pas à m’occuper de ses habitants.

— Très bien, soupira Kane ; peut-être, cependant, pourrez-vous répondre à cette question : quand sa femme est-elle morte ?

— Carla Mandown ? Le même jour que lui. Ils ont été enterrés ensemble.

— Oui, dit Kane à voix haute, comme s’il s’était attendu à cette réponse.

Juan Vyano, pourtant, n’avait pas mentionné ce fait. La tombe des Mandown était cachée, mais quelqu’un devait bien savoir où elle se trouvait et Kane avait l’intention de rester jusqu’à ce qu’il l’apprit.

Le capitaine Pallato les laissa partir en leur recommandant une dernière fois de ne pas retourner à la librairie d’Harry Green. Kane et Doris reprirent en silence le chemin de leur hôtel. Au moment où ils entraient dans la chambre, Doris s’écria :

— Quel pays charmant et hospitalier et comme on s’y fait vite des amis ! Pouvons-nous reprendre l’avion demain ?

— Ce serait certainement possible, ma chérie, mais nous ne le ferons pas. Il faut absolument que je trouve cette tombe.

— Que tu la trouves ? Pour quoi faire ?

— Mandown et sa femme sont morts le même jour. Je pense qu’ils ont été assassinés tous les deux par quelqu’un du village – peut-être par Juan Vyano lui-même. L’examen de leurs cadavres me l’apprendra.

— Tu ne vas tout de même pas…

— Les déterrer ? Je le ferai si c’est nécessaire.

Elle le dévisagea, comme si elle le voyait pour la première fois.

— Kane, es-tu fou ? Nous avons déjà eu, par ta faute, des ennuis avec la police.

— Nous n’aurons pas d’autres ennuis.

— C’est toi qui l’affirmes !

Par la fenêtre ouverte, Kane jeta un coup d’œil au paysage qui s’étendait au-dessous de lui. Il lui trouvait une incontestable beauté et comprenait que la petite ville et ses lumières, ainsi que le pittoresque village situé au sommet de la colline, eussent inspiré à un homme comme Ramon Mandown des poèmes qui faisaient l’admiration du monde entier.

— Nous n’aurons pas d’ennuis, répéta-t-il comme s’il se parlait à lui-même. Mais quel motif peut-on avoir pour tuer un poète ?

*
* *

Le téléphone placé à côté du lit émit un tintement léger, presque hésitant, mais suffisant cependant pour réveiller Kane. Il fallut un moment à celui-ci pour réaliser qu’il était toujours à Puerto Vale, puis, s’éclaircissant la gorge, il saisit l’appareil et dit :

— Allô ?

— Je parle bien à Kane Wingate ?

La voix parut familière à Kane.

— Oui.

— Ici Harry Green. Vous êtes venu chez moi hier.

— En effet, répondit Kane, inquiet à la pensée que le capitaine Pallato pouvait capter la communication. Que désirez-vous ?

— J’ai des nouvelles à vous donner. Concernant la mort de Ramon Mandown.

Kane sentit son pouls battre plus fort.

— De quoi s’agit-il ?

— Je connais un témoin que vous pourrez interroger, pour cent dollars américains.

C’était une grosse somme, mais un véritable témoin pouvait la valoir.

— Où est-il ? demanda Kane.

— Vous le verrez cet après-midi, dans mon magasin.

Kane se rappela l’avertissement du capitaine Pallato. Sans aucun doute, la librairie était surveillée.

— Nous pourrions nous retrouver ailleurs, suggéra-t-il.

La voix d’Harry Green gloussa dans l’appareil.

— On a la trouille de la police, pas vrai ?

— Je ne tiens pas à me trouver mêlé à vos histoires politiques. Rencontrons-nous autre part, insista Kane.

— Très bien. À l’église San Dardo. On la voit de votre fenêtre. Je m’y trouverai, avec le témoin, cet après-midi à deux heures précises.

Au moment où il raccrochait, Kane entendit Doris remuer dans le lit voisin.

— Qui était-ce ? murmura-t-elle dans un demi-sommeil.

— Harry Green, le libraire dont tu m’as entendu parler.

Complètement réveillée, elle se redressa sur son lit :

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Je dois le rencontrer cet après-midi. Il a des renseignements à me donner au sujet du meurtre de Mandown.

— Tu vas le voir malgré les ordres de la police ?

— Pas chez lui. Nous avons rendez-vous dans une église.

— Je vais avec toi.

— Doris…

— Nous sommes en voyage de noces, ne l’oublie pas ! Si tu dois aller pourrir dans une cellule de prison, je tiens à t’y accompagner.

Kane comprit que toute discussion serait inutile.

— Bon, répondit-il. La police croira peut-être que nous allons visiter l’église.

Il était près de midi quand ils quittèrent l’hôtel après un léger repas. Dehors, le soleil était chaud, le ciel sans nuages. Il y avait peu de circulation et Kane n’eut pas de peine à repérer l’auto qui les suivait : bien que celle-ci ne portât aucun signe distinctif, la grande antenne placée sur le pare-chocs arrière lui fit comprendre aussitôt qu’il s’agissait d’une voiture de la police. Mais il n’en dit rien à sa femme.

Ils firent en sorte d’arriver à l’église un peu avant deux heures, et Kane aperçut aussitôt Harry Green qui les attendait déjà à l’ombre du porche. Le visage barbu et l’allure générale du libraire avaient, dans ce cadre, quelque chose d’un peu sinistre, et Kane s’attendait presque à le voir tirer de sa poche quelque photographie obscène ou quelque relique dérobée sur l’autel.

*
* *

— C’est votre femme ? demanda Green que la présence de Doris mettait évidemment mal à l’aise.

— Oui, répondit Kane. Doris, je te présente Harry Green.

La jeune femme fit un léger signe de tête, sans pouvoir réprimer une moue de dégoût.

— Où est donc votre témoin ? questionna Kane, impatient, en constatant que le libraire n’était pas accompagné.

— Tout près d’ici, mais vous devez venir seul. Vous êtes surveillé, ajouta Green, après avoir jeté un coup d’œil autour de lui. Laissez votre femme à la porte : la police croira que vous êtes en train de visiter l’église.

— Combien de temps cela demandera-t-il ?

— Cinq ou dix minutes, guère davantage, répondit le libraire avec un haussement d’épaules.

— Bien, décida Kane, comprenant qu’il n’y avait pas d’autre solution. Attends-moi ici, Doris. Fais semblant de t’intéresser à l’architecture de cette église.

— Je n’aime pas cela du tout, Kane, protesta la jeune femme. Je veux aller avec toi.

— Si tu viens, les policiers nous suivront. Ils sont dans cette voiture que tu vois, de l’autre côté de la place.

— Oh ! Kane, tu te compromets de plus en plus !

Il lui serra la main d’un geste qu’il voulait rassurant et suivit Green à l’intérieur de l’église faiblement éclairée. Ensemble, ils parcoururent rapidement la nef latérale où des silhouettes en châle noir se tenaient prosternées dans une attitude recueillie, et arrivèrent bientôt près d’une femme agenouillée, seule, devant une rangée de cierges multicolores.

— Maria, murmura Green.

La femme releva la tête et, à la lueur vacillante des cierges. Kane fut frappé de sa beauté juvénile. Il ne s’attendait pas à se trouver en présence d’une jeune fille, mais, en fait, à quoi s’attendait-il au juste ?

— C’est votre témoin ? demanda-t-il à Green.

— Oui. Son nom est Maria : c’est le seul que vous ayez besoin de connaître. Elle habite le village, dans la maison voisine de celle où vivait Ramon Mandown. Vous avez l’argent ?

Kane tira de sa poche une poignée de billets tout fripés et les glissa dans la main du libraire :

— Où pouvons-nous parler ?

— Ici même, répondit Green après s’être assuré que personne ne les épiait. Où trouver un endroit plus propice à une conversation comme la nôtre ?

— Dans ce cas, ma femme aurait pu venir aussi.

— Les femmes sont toujours une source de difficultés ou d’ennuis. Même si on les aime au début, la monotonie de l’existence commune risque bien vite de transformer cet amour en haine.

Kane se demanda si c’était à son métier un peu spécial que Green devait cette opinion sur les femmes, mais il ne dit rien. Il s’agenouilla à côté de la jeune fille et vit Green prendre place derrière eux.

— Parlez-moi de Ramon Mandown, murmura-t-il à l’oreille de sa voisine.

Le regard fixé sur l’autel, Maria répondit :

— C’était un homme très bon. Il nous a toujours témoigné beaucoup d’affection, à moi et à mes frères et sœurs. Quand nous étions enfants, il nous donnait souvent des bonbons. Depuis qu’il est mort, j’ai lu ses poèmes et je les trouve très beaux.

— Comment est-il mort, Maria ?

— Je me rappelle parfaitement cette nuit-là, poursuivit la jeune fille sans quitter des yeux l’autel. J’étais sortie et, en revenant à la maison, je les ai vus entrer chez Ramon Mandown.

— Qui cela ?

— Juan Vyano, et beaucoup d’autres. Ils avaient tous l’air en colère.

— Ramon était mort ?

— Non, il était encore en vie à ce moment-là : je l’ai vu sur le seuil de sa porte.

— Combien de personnes y avait-il ?

— Il y avait Vyano et onze autres hommes : je me souviens de les avoir comptés. Hernando, Miller, José, et puis le cordonnier, le barbier, les frères Quan… J’ai oublié qui étaient les autres. Ils étaient entrés depuis un bon moment quand j’ai entendu les coups de feu.

— Des coups de feu ?

Elle fit un signe affirmatif.

— Quand ils ont tué Ramon Mandown.

Vyano et onze autres hommes, médita Kane en regardant fixement les cierges.

— Vous voulez dire que tous l’ont tué ? Tout le village ? questionna-t-il.

— Ceux qui se trouvaient là : Vyano et les autres. J’avais peur de parler. Mais les poèmes de Ramon étaient si beaux… Il fallait que je dise à quelqu’un ce que j’avais vu. Alors, je l’ai raconté à Green, le libraire.

Le témoignage de la jeune fille ne suffisait pas. Kane avait besoin d’autres preuves.

— Savez-vous où ils l’ont enterré ? demanda-t-il.

Elle fit de nouveau un signe affirmatif.

— Voulez-vous m’y conduire ?

— Ce n’était pas dans nos conventions, intervint Green en se penchant vers eux. Il me faut cent dollars de plus pour vous indiquer l’emplacement de la tombe.

Kane n’hésita qu’un moment : il était trop près de connaître la vérité pour s’arrêter en si bon chemin.

— D’accord, dit-il. Nous y allons tout de suite ?

— Non, répondit Green, plus tard, quand la nuit sera tombée. Retrouvons-nous ici. Maria sera avec moi. Maintenant, partez, avant que la police n’ait des soupçons. Et n’amenez pas votre femme ce soir : cela pourrait être dangereux.

Suivi de la jeune fille, il se dirigea vers la sortie de l’église, laissant Kane se demander si, pour le prix qu’il avait payé, il découvrirait réellement la tombe, ou s’il se retrouverait au fond d’un fossé, dépouillé par le libraire et son acolyte de tout l’argent qui lui restait. Il n’était pas assez crédule pour se fier à un homme tel que Green, mais l’histoire racontée par Maria avait l’accent de la vérité.

— Tu as été bien long, lui dit Doris lorsqu’il la rejoignit. Kane chercha du regard la voiture de la police, mais celle-ci avait disparu.

— Je n’ai pas perdu mon temps, répondit-il. J’ai eu une conversation avec une jeune fille qui a pratiquement assisté au meurtre de Mandown. Elle va me montrer sa tombe ce soir.

— Kane, où cela va-t-il te mener ?

— Je ne m’estimerai satisfait que lorsque j’aurai pu écrire la vérité sur la mort de Mandown.

— Mais si la police te revoit avec Green…

— Elle ne me verra pas. C’est pour cela que nous attendons la nuit. Et, lorsque nous serons dans les collines, Pallato ne pourra pas nous suivre : il m’a dit lui-même que le village se trouvait hors de son territoire. Nous serons en sûreté.

— Je ne t’accompagnerai pas.

— Je ne te le demande pas, ma chérie. Je ne voulais même pas que tu viennes ici cet après-midi. Tu m’attendras à l’hôtel.

— Sois prudent, Kane, je t’en prie !

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Pas une étoile ne brillait au ciel dans lequel s’amoncelaient de sombres nuages. Serré sur le siège avant de la voiture entre Green et la jeune fille nommée Maria, Kane se demandait pour la première fois si Ramon Mandown valait vraiment toute la peine qu’il se donnait pour lui. Dans la journée il ne s’était guère posé de questions, mais il s’interrogeait à présent sur les mobiles auxquels obéissait le libraire. Il connaissait celui-ci pour un pornographe et un révolutionnaire, ce qui n’était guère fait pour lui inspirer confiance ! En cette sombre nuit, Kane ne pouvait s’empêcher de penser au fossé qui l’attendait peut-être et se félicitait d’avoir laissé à l’hôtel tout l’argent dont il n’avait pas immédiatement besoin.

— Nous approchons, dit tout à coup Green. Vous avez les cent dollars ?

— Bien sûr. Ils sont pour Maria ?

— Ne soyez pas ridicule, répondit le libraire avec un rire mauvais. Elle ne saurait qu’en faire, n’est-ce pas, ma petite fille ?

Maria, apparemment mal à l'aise, se déplaça sur son siège.

— Je veux seulement me rendre utile en faisant connaître la vérité au sujet de Ramon Mandown, déclara-t-elle. Nous y sommes, reprit-elle après un silence.

Green arrêta la voiture au bord de la route. À la lumière des phares, il découvrit, à côté d’une église en ruine, un petit cimetière envahi par le chiendent.

— Mais il y a bien cent ans que personne n’est venu ici ! s’écria-t-il d’un ton choqué.

— C’est bien l’endroit, insista la jeune fille en sautant hors de la voiture.

S’éclairant de leur lampe de poche, Kane et Green la suivirent, le long d’une rangée de tombes délabrées, jusqu’à un petit rectangle de terre devant lequel elle s’arrêta en disant simplement :

— Voilà !

C’était une tombe basse, à demi recouverte d’herbe, avec, posée à même le sol, une plaque portant cette inscription : Ramon Mandown. Carla Mandown. Rien d’autre, pas même une date. En lisant ces noms, Kane sentit son cœur battre plus fort.

— Devons-nous les déterrer ? demanda Green.

Ce serait cent dollars de plus, bien entendu…

Kane comprit que, quel que fut son désir de connaître la vérité, jamais il ne se résoudrait à violer la sépulture du grand poète. Dans une cinquantaine d’années, peut-être ouvrirait-on la tombe, mais, à présent, c’était impossible.

— Quelqu’un vient, murmura soudain Green en faisant passer sa lampe de poche d’une main dans l’autre.

La puissante lumière d’un projecteur perça l’obscurité, tandis qu’une voix criait :

— Green !

Plongeant la main dans sa poche, le libraire en retira un minuscule pistolet automatique. Mais la lumière l’aveuglait et, avant qu’il eût pu braquer son arme dans la direction d’où venait la voix, le bruit sourd d’un coup de feu retentit dans l’air humide de la nuit. Green bascula en arrière par-dessus une tombe, et Maria se mit à hurler.

Comme la lumière du projecteur se dirigeait vers lui, Kane se jeta à son tour derrière la tombe, cherchant à tâtons dans l’herbe le revolver que le libraire avait lâché dans sa chute. Il distinguait les voix de plusieurs hommes qui discutaient un peu plus loin, sur la route. L’un d’eux était sans aucun doute le capitaine Pallato. Au bout d’un moment de recherches désespérées, les doigts de Kane se refermèrent sur le revolver. Il s’apprêtait à viser l’endroit où brillait la lumière, mais se ravisa. Après tout, il n’était pas un héros et, avec les armes dont ils disposaient, les policiers pouvaient arroser de balles le cimetière tout entier.

Les hurlements de Maria s’étaient mués en sanglots étouffés tandis qu’elle se sauvait en courant à travers les tombes. Kane mit une main sur la poitrine de Green, cherchant le cœur ; mais il ne sentit que le faible battement du sang qui s’écoulait d’une plaie béante. La mort était proche – si elle n’était pas déjà là. Abandonnant le libraire, Kane se lança à la poursuite de la jeune fille. Derrière lui, il entendait les pas de Pallato et de ses hommes qui venaient se rendre compte du résultat de leur tir.

Kane rattrapa Maria dans les bois et la saisit brutalement par le bras pour l’attirer vers lui.

— Je ne veux pas vous faire de mal, dit-il d’une voix rauque, tout en se rendant compte que sa façon d’agir ne concordait guère avec les mots qu’il prononçait.

— Ils l’ont tué, sanglota-t-elle.

— C’est le capitaine Pallato qui l’a tué. Pallato était-il l’un des hommes qui sont allés rendre visite à Mandown le soir de sa mort ?

— Non… non ; c’étaient tous des habitants du village.

— Pouvez-vous me conduire chez Juan Vyano ? demanda Kane.

Il s’aperçut tout à coup qu’il tenait toujours serré dans sa main droite le revolver d’Harry Green ; il mit l’arme dans sa poche : désormais, le libraire n’en aurait plus besoin.

Évitant la grand-route, Maria le mena, à travers d’épaisses broussailles, jusqu’à une petite agglomération que Kane avait déjà remarquée lors de sa précédente visite au village.

— Voici la maison, dit-elle en désignant de la main une lumière toute proche.

— Merci, Maria. Rentrez chez vous maintenant et ne racontez à personne ce que vous avez vu. Vous avez assisté à trop de morts pour votre sécurité !

Kane marcha de long en large devant la maison jusqu’au moment où il vit apparaître Vyano dans la pièce mal éclairée. Alors, il se dirigea vers le perron branlant et frappa à la porte, le revolver à la main.

— Je veux vous parler, dit-il à Vyano qui venait lui ouvrir, et cette arme a pour but d’assurer ma protection.

— Vous n’en avez guère besoin ici, répondit l’autre en s’effaçant pour le laisser entrer.

— J’ai déjà essuyé un coup de feu cette nuit !

— C’est vous que j’ai vu au cimetière et qui m’avez posé tant de questions ?

— Auxquelles vous ne m’avez donné que de fausses réponses ! Vous m’avez dit que la tombe de Mandown ne portait pas d’inscription ; or je viens de la voir…

— Qui vous y a conduit ? demanda Juan Vyano après un moment d’hésitation, en se passant la main dans les cheveux.

— Un Américain appelé Harry Green, répondit Kane, préférant ne pas mentionner le nom de Maria. Il a été suivi au cimetière par un policier, le capitaine Pallato, qui l’a tué sous mes yeux, de sang froid.

Vyano hocha tristement la tête.

— Green était un homme malfaisant. Il a eu le sort qu’il méritait.

— Il pensait que Pallato ne pouvait rien contre lui quand il se trouvait hors de Puerto Vale, dit Kane.

— C’est, au contraire, quand il était à Puerto Vale que Pallato ne pouvait rien contre lui. Le chef de la police n’aurait pas pu le tuer de cette façon sur son propre territoire ; mais, dès que Green a quitté la ville, il a vu l’occasion de faire ce que les tribunaux ne pouvaient ordonner.

— Est-ce la façon dont on rend la justice dans votre pays ?

— C’est la façon de préserver la sécurité publique, répondit Vyano avec un haussement d’épaules. Green pervertissait la jeunesse et corrompait les adultes. Pallato a agi sagement en le tuant.

Kane tenait le revolver d’une main ferme. Vyano et lui étaient debout au milieu de la pièce pauvrement meublée, éclairée seulement par une ampoule nue qui pendait au plafond. Kane fut surpris de voir dans cet intérieur misérable une étagère garnie de volumes de prix, et ne put s’empêcher de se demander si ceux-ci provenaient du stock de Green.

— Et Mandown ? questionna-t-il. Je suppose qu’en ce qui le concerne vous avez agi sagement, vous aussi ?

— Que voulez-vous dire ?

— Ramon Mandown a été assassiné.

— Il vous serait difficile de le prouver.

— Donnez-moi une bêche pour creuser la terre à l’endroit où vous avez déposé son cadavre. Vous savez bien ce que je trouverai : les traces de balles se voient, même sur les squelettes.

— Inutile de creuser la terre, répondit calmement Vyano.

Il changea légèrement de position, et Kane redressa aussitôt son arme.

— Vous reconnaissez qu’ils ont été tués tous les deux ?

— Oui, répondit Vyano à contrecœur.

— Vous étiez chez lui, Vyano, vous et onze autres hommes du village. Était-ce pour prendre avec lui un dernier repas ? Pour entendre les paroles du grand homme une dernière fois avant de le tuer ?

Juan Vyano ferma les yeux un moment. Son visage avait pris une expression de tristesse infinie.

— Vous ne comprenez pas la façon dont nous vivons ici. Vous êtes étranger, vous venez d’un pays différent du nôtre.

— Je comprends que Ramon Mandown avait une âme dont vous étiez incapables de mesurer la grandeur, et que vous l’avez tué pour cette raison.

— Tuer un homme parce qu’il était intelligent et illustre, et parce qu’il exprimait en poèmes la beauté de notre pauvre village ! Est-ce là, croyez-vous, ce que nous avons fait ?

— C’est ce que je ferai savoir au monde en rentrant dans mon pays. C’est ce que j’écrirai dans l’article que je vais publier.

— Vous êtes marié, monsieur ?

— Je suis actuellement en voyage de noces.

— Alors, vous êtes trop jeune pour comprendre. Vous n’avez pas suffisamment l’expérience des passions humaines.

— Je comprends ce qu’est un meurtre. Je comprends que Harry Green a été tué, ce soir, dans un cimetière. Je comprends que Mandown et sa femme sont enterrés dans la même tombe et…

Juan Vyano poussa un profond soupir.

— Pensez-vous vraiment que Ramon Mandown était un grand homme ? demanda-t-il.

— Bien entendu.

— Alors, remettez votre revolver dans votre poche. Je vais vous dire la vérité, et vous ne la publierez jamais.

— Quelle vérité ? questionna Kane, les yeux fixés sur le visage, ravagé par la tristesse, de son interlocuteur.

— La vérité au sujet de la mort de Mandown. Voyez-vous, loin de le haïr pour sa célébrité, nous avons cherché à protéger son nom, nous y étions parvenus, jusqu’au jour où vous êtes venu poser des questions.

— Pourquoi avait-il besoin de votre protection ? demanda Kane – mais il comprit soudain qu’il ne souhaitait pas entendre la réponse.

— Que faire lorsqu’un grand homme commet une faute ? reprit Vyano d’une voix remplie de tristesse. Existe-t-il un homme assez illustre pour se placer au-dessus de la loi ?

— Non.

— Non, bien sûr. Et pourtant, ici, dans ce petit village, nous n’avons pas pu supporter l’idée de voir notre concitoyen le plus célèbre – notre grand homme – exposé à la honte d’un scandale public. Tout comme le capitaine Pallato, nous avons fait ce que nous estimions devoir faire. Justice a été rendue, sans que la renommée de Mandown en ait souffert.

— Dites-moi tout, pria Kane en remettant son revolver dans sa poche.

— Nous n’avons pas assassiné Mandown. Cette nuit-là, nous avons agi, tous les douze, en tant que jurés. Ramon Mandown a été jugé, condamné et exécuté par nous pour le meurtre de sa femme.

The way of justice.

Traduction de Denise Hersant.