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La presque fin de leur livre

Nous attendions un appel de Thursday, un signal, mais il ne venait pas. Je lisais le roman attentivement, cherchant un indice pour savoir ce qui lui était arrivé. J’avais soupçonné que Thursday pourrait décider de rester, si la capture de Hadès se révélait impossible. Le dénouement était proche ; Jane allait partir en Inde, et l’histoire allait prendre fin. Après quoi, nous pouvions éteindre la machine. Thursday et Polly seraient perdues à jamais.

Extrait du journal de Bowden Cable

J’ouvris les yeux et, fronçant les sourcils, regardai autour de moi. Je me trouvais dans une chambre petite mais confortable, près d’une fenêtre à demi ouverte. De l’autre côté de la pelouse, de hauts peupliers oscillaient sous le vent. Je ne reconnus pas la vue ; ce n’était pas Thornfield. La porte s’ouvrit, et Mary entra.

— Miss Next ! dit-elle gentiment. Vous nous avez causé une de ces frayeurs !

— Suis-je restée longtemps inconsciente ?

— Trois jours. Une très grave commotion cérébrale, dit le Dr Carter.

— Où… ?

— Vous êtes à Ferndean, Miss Next, répondit Mary d’un ton apaisant, l’une des propriétés de Mr. Rochester. Vous devez vous sentir faible ; je vais vous apporter un peu de bouillon.

Je l’empoignai par le bras.

— Et Mr. Rochester ?

Elle marqua une pause, me sourit, tapota ma main et dit qu’elle allait me chercher du bouillon.

Je me recouchai, songeant à la nuit de l’incendie. Pauvre Berthe Rochester. Avait-elle eu conscience de nous avoir sauvé la vie de par le choix fortuit de son arme ? Peut-être son esprit dérangé s’était-il branché sur la même longueur d’onde que cette abomination de Hadès. Je ne le saurais jamais, mais je ne l’en remerciai pas moins.

Au bout d’une semaine, je fus capable de me lever et de circuler dans la maison, même si je souffrais encore de vertiges et de violents maux de tête. J’appris qu’après l’effondrement de l’escalier de service, j’avais perdu connaissance. Rochester, lui-même à l’agonie, m’avait enveloppée dans un rideau et s’était précipité avec moi hors de la maison en flammes. En chemin, il avait été heurté par une poutre : cet accident lui coûta la vue. La main déchiquetée par la balle d’Achéron avait dû être amputée le matin suivant l’incendie. Je le retrouvai dans la pénombre de la salle à manger.

— Avez-vous très mal, monsieur ? demandai-je, contemplant son allure dépenaillée ; il avait toujours les yeux bandés.

— Heureusement, non, mentit-il.

Il bougea, et ce mouvement lui arracha une grimace.

— Merci, c’est la seconde fois que vous me sauvez la vie.

Il sourit faiblement.

— Vous m’avez rendu ma Jane. Pour ces quelques mois de bonheur, je serais prêt à souffrir deux fois plus. Mais ne parlons pas de ma triste condition. Vous portez-vous bien ?

— Grâce à vous.

— Oui, oui, mais comment allez-vous rentrer ? Je suppose que Jane est déjà en Inde avec cette poule mouillée de Rivers ; et le récit l’a suivie là-bas. Je ne vois pas comment vos amis réussiront à vous secourir.

— Je trouverai bien quelque chose, dis-je en lui tapotant la manche. On ne peut jamais savoir ce que l’avenir nous réserve.

Cela se passait le lendemain matin ; mes mois dans le livre s’étaient écoulés en autant de temps qu’il faut pour les lire. Alerté sur les méfaits commis à sa porte, le Politburo gallois avait accordé à Victor, Finisterre et un membre de la Fédération Brontë un sauf-conduit pour se rendre à l’hôtel Penderyn où ils avaient rejoint Bowden, Mycroft et un Jack Maird de plus en plus fébrile. Le représentant de la Fédération Brontë lisait les mots à mesure qu’ils apparaissaient sur le manuscrit jauni en face de lui. Hormis quelques changements mineurs, le roman suivait son cours habituel ; depuis deux heures, tout marchait comme sur des roulettes. Jane avait reçu la demande en mariage de Saint-John Rivers, qui voulait qu’elle l’accompagne en Inde en qualité de son épouse, et elle était sur le point de prendre sa décision.

Mycroft tambourinait sur le bureau et surveillait d’un œil les boutons clignotants sur son engin ; il lui suffisait de choisir un passage pour ouvrir la porte. L’ennui, c’était qu’il ne leur restait plus beaucoup de pages.

Tout à coup, le miracle se produisit. L’expert de la Fédération Brontë, un petit homme d’ordinaire placide du nom de Plink, eut l’impression d’avoir été frappé par la foudre.

— Attendez une minute, voilà qui est nouveau ! On n’avait encore jamais vu ça !

— Quoi ? s’écria Victor, feuilletant rapidement son propre exemplaire.

Mr. Plink ne s’était pas trompé. Tandis que les mots se gravaient sur le papier, le récit prenait une tournure différente. Après que Jane eut promis à Saint-John Rivers qu’ils se marieraient si telle était la volonté de Dieu, il y eut une voix  – une nouvelle voix, la voix de Rochester qui l’appelait à travers l’éther. Mais d’où ? Cette question, près de quatre-vingts millions de lecteurs de par le monde se la posèrent simultanément en suivant l’histoire inédite qui se déployait sous leurs yeux.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Victor.

— Aucune idée, rétorqua Plink. C’est du pur Charlotte Brontë, mais ce n’était absolument pas là avant !

— Thursday ! murmura Victor. Ça ne peut être qu’elle. Mycroft, ouvrez l’œil !

Ils lurent avec ravissement comment Jane avait changé d’avis à propos de l’Inde et de Saint-John Rivers et décidé de retourner à Thornfield.

 

Je rentrai à Ferndean juste avant Jane. Rochester était dans la salle à manger ; j’allai lui annoncer la nouvelle. Je racontai que, l’ayant retrouvée chez les Rivers, je m’étais cachée sous sa fenêtre et j’avais aboyé « Jane, Jane, Jane ! » dans un murmure rauque censé être le sien. Bien que ce fût une piètre imitation, elle produisit l’effet escompté. Jane s’était mise à s’agiter et avait entrepris de faire ses bagages sur-le-champ. Rochester ne parut pas emballé outre mesure par mon histoire.

— Je ne sais si je dois vous remercier ou vous maudire, Miss Next. Dire qu’elle va me voir ainsi, aveugle et manchot. Et Thornfield qui est une ruine ! Elle va me haïr, j’en suis sûr !

— Vous vous trompez, Mr. Rochester. Si vous connaissez Jane aussi bien que je le crois, ce n’est même pas la peine de songer à entretenir de telles pensées !

On frappa à la porte. C’était Mary. Rochester avait de la visite, annonça-t-elle, mais la personne refusait de dire son nom.

— Ô Seigneur ! s’exclama-t-il. C’est elle ! Dites-moi, Miss Next, est-ce qu’elle pourrait m’aimer ? Tel que je suis, j’entends ?

Me penchant, je déposai un baiser sur son front.

— Mais bien sûr. N’importe qui vous aimerait. Mary, interdisez-lui l’entrée ; la connaissant, elle entrera de toute façon. Au revoir, Mr. Rochester. Je ne vois pas comment vous remercier ; je dirai donc simplement que Jane et vous serez toujours dans mes pensées.

Rochester tourna la tête pour tenter de déterminer où j’étais au son de ma voix. Il tendit la main et étreignit la mienne avec force. Sa main était tiède et douce au toucher. Je pensai à Landen.

— Adieu, Miss Next ! Vous avez un grand cœur ; ne le laissez pas en friche. Vous avez quelqu’un qui vous aime et que vous aimez. Choisissez le bonheur !

Je m’éclipsai promptement dans la pièce d’à côté tandis que Jane faisait son entrée. Sans bruit, je fermai la porte au loquet ; au même moment, Rochester feignait de manière fort convaincante de ne pas savoir qui elle était.

— Donnez-moi l’eau, Mary, déclara-t-il.

Il y eut un froufroutement, puis j’entendis Pilote qui allait et venait à pas feutrés.

— Que se passe-t-il ? demanda Rochester, agacé, en prenant sa voix la plus revêche.

Je pouffai silencieusement.

— Couché, Pilote ! fit Jane.

Le chien se calma ; il y eut une pause.

— Est-ce bien vous, Mary ? dit Rochester.

— Mary est à la cuisine, répondit Jane.

Je sortis de ma poche le manuel déjà passablement usé et le poème légèrement calciné. Il restait encore à régler le problème Jack Maird, mais cela pouvait attendre. Je m’assis sur une chaise. Une soudaine exclamation de Rochester me parvint à travers la porte.

— Qui est-ce ? Qu’est-ce que c’est ? Qui parle ?

Je tendis l’oreille pour suivre la conversation.

— Pilote me connaît, rétorqua Jane joyeusement, et Mary et John savent que je suis ici. Je viens d’arriver ce soir !

— Grand Dieu ! s’écria Rochester. Quelle est cette illusion qui m’assaille ? Quelle douce folie s’est emparée de moi ?

— Merci, Edward, chuchotai-je tandis que le portail s’ouvrait dans un coin de la pièce.

Je jetai un dernier coup d’œil sur cette maison où je ne remettrais plus les pieds et franchis la porte.

 

Il y eut un éclair accompagné d’un fort grésillement ; le manoir de Ferndean s’évanouit, et à sa place je reconnus le décor familier du salon délabré du Penderyn. Bowden, Mycroft et Victor se précipitèrent à ma rencontre. Je remis le poème et le manuel à mon oncle qui entreprit immédiatement d’ouvrir la porte sur « J’allais solitaire ainsi qu’un nuage ».

— Hadès ? s’enquit Victor.

— Mort.

— Complètement ?

— À cent pour cent.

Quelques instants plus tard, le Portail de la Prose se rouvrit, et Mycroft se rua à l’intérieur. Il revint peu après, tenant Polly par la main ; elle portait un bouquet de jonquilles et essayait de lui expliquer quelque chose.

— Nous ne faisions que parler, Crofty, mon amour ! Tu ne vas pas croire, dis, que je pourrais m’intéresser à un poète défunt ?

— À mon tour, lança Jack Maird avec excitation, brandissant Le Fusil à plasma dans un conflit armé.

Il plaça le livre parmi les vers correcteurs et fit signe à Mycroft d’ouvrir le portail. Sitôt que les vers eurent accompli leur travail, Mycroft s’exécuta. Avec un grand sourire, Maird se pencha par l’ouverture blanche et miroitante, cherchant à tâtons un de ces fusils à plasma si bien décrits dans le livre. Mais Bowden avait une autre idée derrière la tête. Il le poussa légèrement, et Maird bascula avec un cri perçant de l’autre côté. Bowden hocha la tête à l’adresse de Mycroft qui débrancha la prise ; la machine se tut. Le passage vers le livre avait été coupé. Jack Maird avait mal choisi son moment. Dans sa hâte de mettre la main sur le fusil, il ne s’était pas assuré de la présence des agents de Goliath à ses côtés. Les deux gardes revinrent alors que Mycroft, assisté de Bowden, était en train de broyer le Portail de la Prose après avoir transféré les vers avec soin et rendu le manuscrit original de Jane Eyre  – avec une fin légèrement modifiée  – à la Fédération Brontë.

— Où est le colonel Maird ? demanda le premier agent.

Victor haussa les épaules.

— Il est parti. Ç’avait quelque chose à voir avec le fusil à plasma, me semble-t-il.

Les hommes de Goliath auraient voulu en savoir davantage, mais le ministre des Affaires étrangères gallois venait d’arriver en personne : puisque la question était réglée, nous étions priés de quitter le territoire. Les agents de Goliath se mirent à protester, mais les militaires de l’armée républicaine galloise, nullement impressionnés par leurs menaces, eurent tôt fait de les escorter dehors.

La limousine présidentielle nous déposa à Abertawe. Pendant tout le trajet, le représentant de la Fédération Brontë avait gardé un silence glacial  – on sentait bien que la nouvelle fin ne lui plaisait guère. Une fois en ville, je leur faussai compagnie, récupérai ma voiture et fonçai à Swindon, les paroles de Rochester résonnant à mes oreilles. Le mariage de Landen et Daisy avait lieu à trois heures de l’après-midi, et je voulais être sûre de ne pas le rater.