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Le presbytère de Haworth

D’aucuns diraient que les ChronoGardes sont doués d’un irrésistible sens de l’humour. Moi, je les trouve plutôt exaspérants. J’avais entendu dire qu’ils fourraient les nouvelles recrues dans une combinaison gravitationnelle et les expédiaient une semaine dans le futur, histoire de s’amuser. Le jeu a été interdit après qu’une recrue avait disparu à l’extérieur du cône. Théoriquement, l’homme y est toujours, hors de notre temps, incapable de revenir et incapable de communiquer. Il a été calculé que nous le rattraperions dans quatorze mille ans environ  – malheureusement, il n’aura vieilli que de douze minutes. Vous parlez d’une blague.

THURSDAY NEXT
Ma vie chez les OpSpecs

Nous fûmes tous deux victimes du sens de l’humour si particulier des ChronoGardes. En fait, il était midi passé de la journée du lendemain. Nous n’avions été absents que durant sept heures. Nous remîmes nos montres à l’heure et reprîmes lentement la route, direction Haworth, quelque peu refroidis par notre aventure.

 

*

* *

 

Au presbytère de Haworth, le grand manège médiatique battait son plein. J’avais espéré arriver avant tout ce tralala, mais le trou sur la M1 avait contrecarré mes plans. Lydia Startright de la chaîne Krapo News était en train d’enregistrer son reportage pour le journal télévisé de la mi-journée. Debout devant le perron, un micro à la main, elle composa son maintien avant de commencer.

— … Ce matin, tandis que le soleil se levait sur Haworth, la police a ouvert une enquête sur un vol audacieux et un double meurtre. Au cours de la nuit dernière, un agent de la sécurité a été abattu par un agresseur inconnu en voulant l’empêcher de s’emparer du manuscrit original de Jane Eyre. La police s’est rendue sur place à la première heure, mais jusque-là elle ne s’est livrée à aucun commentaire. On peut très certainement dresser un parallèle avec le vol du manuscrit de Martin Chuzzlewit qui, malgré les efforts conjugués de la police et des OpSpecs, n’a toujours pas été élucidé. Compte tenu de l’extraction et du meurtre de Mr. Quaverley, on peut supposer qu’un sort semblable guette Jane ou Rochester. Le Groupe Goliath, dont on signale la présence inhabituelle sur les lieux, n’a pas fait de commentaire  – comme toujours.

— Coupez ! C’était très bon, chérie, déclara le producteur de Lydia. On peut le refaire sans mentionner Goliath ? Vous savez bien qu’ils vont supprimer ça !

— Qu’ils le fassent.

— Lyds, ma poulette ! Qui paie les factures ? Je suis entièrement pour la liberté d’expression, mais sur une autre antenne, hmm ?

Elle l’ignora et, entendant arriver une voiture, tourna la tête. Son visage s’illumina ; elle s’en approcha d’un pas énergique, faisant signe au caméraman de la suivre.

Un policier d’une quarantaine d’années, svelte, la crinière argentée et des poches sous les yeux, leva le regard au ciel, plaquant un sourire sur son visage hostile. Patiemment, il attendit qu’elle prononce une brève introduction.

— J’ai avec moi l’inspecteur Oswald Mandias, de la brigade criminelle du Yorkshire. Dites-moi, inspecteur, pensez-vous que ce crime ait un lien quelconque avec le vol de Chuzzlewit ?

Il sourit avec bienveillance, pleinement conscient qu’il allait apparaître sur trente millions d’écrans de télévision d’ici la fin de la journée.

— Il est trop tôt pour le dire ; un communiqué de presse détaillé sera publié en temps voulu.

— Cette affaire n’est-elle pas du ressort des LittéraTecs du Yorkshire ? Jane Eyre est l’un des trésors les plus inestimables de ce comté.

Mandias s’arrêta et lui fit face.

— Contrairement aux autres sections des OpSpecs, les LittéraTecs du Yorkshire travaillent à partir d’éléments fournis par les forces de l’ordre. Les LittéraTecs ne sont pas la police et n’ont pas leur place dans le cadre d’une enquête policière.

— Pourquoi, à votre avis, le Groupe Goliath a fait une apparition ce matin ?

— Plus de questions ! lança l’adjoint de Mandias en voyant converger les autres équipes de télévision.

Goliath était venu et reparti, mais personne n’allait en apprendre davantage sur ce sujet. La police se fraya le passage dans la cohue, et Lydia fit une pause pour casser la croûte ; elle était en reportage depuis le petit déjeuner. Quelques minutes plus tard, Bowden et moi arrivions dans la Speedster.

— Tiens, tiens, marmonnai-je en descendant de voiture. Startright est déjà au taf. Salut, Lyds !

Lydia faillit s’étouffer avec son SmileyBurger. Le lâchant précipitamment, elle saisit le micro et courut après moi.

— Bien que les LittéraTecs du Yorkshire et Goliath soient censés briller par leur absence, débita-t-elle en s’efforçant de se maintenir à ma hauteur, les événements ont pris une tournure intéressante avec l’arrivée de Thursday Next de OS-27. Contrairement à la procédure d’usage, les LittéraTecs sont sortis de derrière leur bureau pour se rendre sur la scène du crime.

Je décidai alors de m’amuser un peu. Lydia prit la pose et commença l’interview.

— Dites-moi, Miss Next, que faites-vous dans un secteur aussi éloigné du vôtre ?

— Salut, Lydia. Vous avez de la mayonnaise sur la lèvre. Ces SmileyBurgers sont vraiment trop salés ; vous ne devriez pas manger ça. Quant à l’affaire en question, c’est toujours le même vieux refrain à la con : « Vous comprenez bien que tout ce que nous pourrons découvrir devra rester bla-bla-bla. » Ça vous va ?

Lydia réprima un sourire.

— Croyez-vous que les deux vols soient liés ?

— Mon frère Joffy est un de vos fans, Lyds ; je pourrai avoir une photo dédicacée, hein ? Joffy avec deux F. Excusez-moi.

— Merci de rien, Thursday ! lança la Startright. À un de ces quatre !

Nous nous approchâmes de la barrière de police et montrâmes nos badges à l’agent en faction. Il regarda les badges, puis nous regarda, nous. Visiblement, il n’était pas impressionné. Il parla à Mandias.

— Monsieur, il y a deux LittéraTecs du Wessex qui veulent accéder à la scène du crime.

Mandias arriva avec une lenteur consternante. Nous toisant l’un et l’autre, il choisit ses mots avec soin.

— Ici, dans le Yorkshire, les LittéraTecs ne quittent pas leur bureau.

— J’ai lu les rapports d’interpellation. Ça saute aux yeux, répliquai-je froidement.

Mandias soupira. Tenir en échec ceux qu’il considérait comme des intellos, surtout d’une autre circonscription que la sienne, n’était manifestement pas sa tasse de thé.

— J’ai deux meurtres sur les bras et je ne veux pas de dérangement sur la scène du crime. Attendez donc d’avoir le rapport, et vous reprendrez votre enquête à partir de là.

— Ces meurtres sont un drame, c’est certain, répondis-je, mais ce qui nous préoccupe, c’est Jane Eyre. Il est impératif que nous puissions voir la scène du crime. Jane Eyre nous dépasse largement, vous et moi. Si vous refusez, je me plaindrai à votre supérieur hiérarchique.

Mais Mandias n’était pas homme à céder au chantage. Après tout, nous étions dans le Yorkshire. Me dévisageant, il dit doucement :

— Allez-y, ne vous gênez pas, espèce de gratte-papier.

Je fis un pas en avant, et il leva le menton ; il n’avait pas l’intention de céder. Le policier le plus proche vint se poster derrière lui pour lui prêter main-forte en cas de nécessité.

J’étais à deux doigts de perdre patience quand Bowden prit la parole.

— Monsieur, commença-t-il, si nous pouvions avancer lentement vers un but, il nous serait possible de nous extraire de ce malentendu, au lieu de nous y enfouir.

L’attitude de Mandias changea du tout au tout. Il eut un sourire solennel.

— Dans ce cas, il y aurait sûrement moyen de jeter un rapide coup d’œil… à condition que vous ne touchiez à rien.

— Vous avez ma parole, fit Bowden d’un air significatif en se tapotant l’estomac.

Les deux hommes se serrèrent la main, échangèrent un clin d’œil, et bientôt nous fûmes escortés dans le musée.

— Mais comment diable avez-vous fait ? sifflai-je.

— Regardez sa bague.

J’obtempérai. Il portait au majeur une grosse bague ornée d’un curieux motif.

— Et alors ?

— La Très Vénérable Confrérie du Wombat.

Je souris.

— Voyons, qu’est-ce qu’on a ici ? Un double meurtre et un manuscrit qui a disparu. Seul le manuscrit a été volé, n’est-ce pas ? Il ne manque rien d’autre ?

— Non, répondit Mandias.

— Et le garde a été tué avec sa propre arme ?

Mandias s’arrêta et me jeta un regard perçant.

— Comment le savez-vous ?

— Un coup de veine, dis-je posément. Qu’en est-il des bandes vidéo ?

— Nous sommes en train de les étudier.

— Il n’y a personne dessus, hein ?

L’inspecteur me considéra avec curiosité.

— Vous savez qui a fait ça ?

Je le suivis dans la pièce qui autrefois avait abrité le manuscrit. La vitrine intacte se dressait tristement au milieu. Je caressai la surface marbrée et inégale.

— Merci, Mandias, vous êtes le meilleur, dis-je en rebroussant chemin.

Mandias et Bowden se regardèrent et m’emboîtèrent le pas avec empressement.

— C’est tout ? demanda Mandias. C’est ça, votre enquête ?

— J’ai vu ce que je voulais voir.

— Vous n’avez pas quelque chose à me donner ?

Il courait presque derrière nous.

— Frère, fit-il en s’adressant à Bowden, vous pouvez me le dire.

— Il faut dire à l’inspecteur ce que nous savons, Thursday. On lui doit bien ça, non ?

Je m’arrêtai si brusquement que Mandias faillit se cogner à moi.

— Vous avez déjà entendu parler d’un dénommé Hadès ?

Mandias pâlit et regarda nerveusement autour de lui.

— Ne vous inquiétez pas, il a disparu depuis longtemps.

— On dit qu’il est mort au Venezuela.

— On dit qu’il passe à travers les murs, repartis-je. On dit aussi qu’il émet des couleurs en bougeant. Hadès est en vie, et il faut que je le retrouve avant qu’il ne s’attaque au manuscrit.

Mandias semblait s’être fait tout petit depuis qu’il avait compris à qui il avait affaire.

— Je peux faire quelque chose ?

Je marquai une pause.

— Prier pour ne jamais croiser son chemin.

 

Le voyage du retour se déroula sans encombre ; sur la M1 tout était rentré dans l’ordre. Victor nous attendait au bureau ; il avait l’air passablement agité.

— J’ai eu Braxton au téléphone toute la matinée : il m’a cassé les oreilles avec l’assurance qui n’allait pas marcher si ses agents opéraient en dehors de leur circonscription.

— Toujours la même vieille chanson.

— C’est ce que je lui ai dit. J’ai mis pratiquement tout le monde au bureau à lire Jane Eyre au cas où il se passerait quelque chose d’anormal  – pour le moment, tout paraît tranquille.

— Ce n’est qu’une question de temps.

— Hmm.

— Müller a lâché que Hadès était quelque part à Penderyn, dis-je à Victor. Rien de nouveau de ce côté-là ?

— Pas à ma connaissance. Maird dit qu’il a fait chou blanc  – des Penderyn, il y en a plus de trois cents. Plus alarmant, avez-vous vu le journal de ce matin ?

Non, je ne l’avais pas vu. Il me montra la deuxième page de La Taupe. On y lisait :

 

MOUVEMENTS DE TROUPES

À LA FRONTIÈRE GALLOISE

 

Je poursuivis la lecture avec une certaine inquiétude. Apparemment, il y avait eu des mouvements de troupes près de Hereford, de Chepstow et de la ville frontalière disputée d’Oswestry. Un porte-parole de l’armée avait qualifié les manœuvres de simples « exercices » ; néanmoins, cela ne me disait rien qui vaille. Mais alors rien du tout. Je me tournai vers Victor.

— Jack Maird ? Croyez-vous qu’il convoite le Portail de la Prose au point d’entrer en guerre contre le pays de Galles ?

— Qui sait jusqu’où vont les pouvoirs réels du Groupe Goliath ? Il n’a peut-être rien à voir là-dedans. C’est peut-être une coïncidence, ou juste un bruit de sabre, mais d’une façon ou d’une autre, nous devons en tenir compte.

— Dans ce cas, il faut les prendre de vitesse. Des suggestions ?

— Il a dit quoi, Müller, déjà ? s’enquit Finisterre.

Je m’assis.

— Il a hurlé : « Penderyn. Il est à… », rien d’autre.

— Rien d’autre ? fit Bowden.

— Non, quand Maird lui a demandé quel Penderyn, vu qu’il y en avait des centaines, il a fait comme s’il parlait au téléphone.

— Qu’a-t-il dit exactement ? persista Bowden.

— Il a dit : « Allô », puis ça s’est transformé en un cri de douleur  – il souffrait atrocement à ce moment-là. L’entretien a été enregistré, mais on a autant de chances de décrypter ça que de…

— Peut-être qu’il parlait de tout autre chose.

— Du genre ?

— Il n’a pas terminé sa phrase. « Penderyn. Il est à… Allô… allô… » Ça pourrait être, mettons, « à l’hôtel Penderyn. »

— Ô mon Dieu, fit Victor.

— Victor ? dis-je.

Mais il fourrageait dans la volumineuse pile de cartes que nous avions accumulées ; sur chacune d’elles, on avait coché un Penderyn, ici ou là. Il étala un plan détaillé de Merthyr Tydfil sur la table et désigna un point pile entre le palais de justice et le siège du gouvernement. Nous nous démanchâmes le cou pour suivre la direction de son doigt, mais l’endroit ne portait aucune mention précise.

— L’hôtel Penderyn, annonça Victor d’un air sombre. C’est là que j’ai passé ma lune de miel. Jadis l’équivalent de l’Adelphi ou du Raffles, il est à l’abandon depuis les années soixante. Si moi j’avais eu besoin d’un refuge…

— Il est là-bas, décrétai-je en scrutant, le cœur serré, le plan de la capitale galloise. C’est là qu’on va le trouver.

— Et comment fait-on pour pénétrer en cachette au pays de Galles, s’introduire dans un secteur sous haute surveillance, récupérer Mycroft et le manuscrit, et ressortir en un seul morceau ? demanda Bowden. Il faut un mois rien que pour obtenir un visa !

— On se débrouillera, répondis-je lentement.

— Vous êtes folle ! s’exclama Victor. Braxton ne le permettra jamais !

— C’est là que vous intervenez.

— Moi ? Braxton ne m’écoute pas, moi.

— Eh bien, il serait temps qu’il s’y mette.