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La famille Next

… Je suis née un jeudi, d’où mon prénom. Mon frère est né un lundi, et on l’a appelé Anton  – allez savoir pourquoi. Ma mère s’appelle Wednesday1, bien qu’elle soit née un dimanche  – ne me demandez pas pourquoi  –, et mon père n’a pas de nom du tout ; son identité et son existence ont été oblitérées par les ChronoGardes après sa rébellion. C’est comme s’il n’avait jamais existé. Mais peu importe. Pour moi, il a toujours été mon papa…

THURSDAY NEXT
Ma vie chez les OpSpec

J’emmenai ma nouvelle auto faire un tour à la campagne avec le toit baissé ; l’air qui me cinglait le visage offrait un répit bienfaisant à la chaleur estivale. Le paysage familier n’avait pratiquement pas changé ; il restait aussi beau que dans mon souvenir. Swindon, en revanche, était méconnaissable. La ville s’était étendue en largeur et en hauteur. L’industrie légère s’était expatriée à la périphérie ; les tours en verre du centre des affaires avaient poussé vers le ciel. La zone résidentielle s’était élargie en conséquence ; la campagne s’en trouvait donc d’autant plus éloignée du centre-ville.

Le soir était tombé lorsque je m’arrêtai devant une maison mitoyenne, dans une rue qui en comptait quarante ou cinquante de semblables. Je remontai le toit et verrouillai la voiture. C’était là que j’avais grandi ; la fenêtre de ma chambre était juste au-dessus de la porte d’entrée. La maison avait vieilli. La peinture des châssis de fenêtres avait passé, et le crépi granité semblait se détacher par endroits du mur. Je poussai le portail, non sans difficulté vu la résistance qu’il m’opposait, puis le refermai avec autant d’effort et de sueur  – tâche rendue d’autant plus laborieuse par une troupe de dodos accourus voir qui c’était ; face à cette présence vaguement familière, ils échangèrent des plocks excités.

— Salut, Mordacai ! dis-je au plus âgé d’entre eux, qui oscillait et s’inclinait en guise de révérence.

Là-dessus, chacun réclama sa part d’attention, et je restai un moment à les chatouiller sous le menton pendant qu’ils inspectaient mes poches à la recherche de marshmallows, friandise dont les dodos raffolent tout particulièrement.

Ma mère ouvrit la porte pour voir la cause de cet attroupement et courut à ma rencontre. Les dodos s’égaillèrent, prudents, car, au-delà d’une marche rapide, ma mère peut représenter un véritable danger. Elle me serra longuement dans ses bras.

— Thursday ! fit-elle, les yeux humides. Pourquoi ne pas nous avoir prévenus de ton arrivée ?

— C’était une surprise, maman. J’ai été nommée à Swindon.

Elle était venue me voir plusieurs fois à l’hôpital et m’avait régalée avec tous les détails irrésistibles de l’hystérectomie de Margot Vishler et les derniers potins de la Fédération des Femmes.

— Comment va ton bras ?

— Un peu raide par moments, et quand je dors dessus, il s’ankylose complètement. Le jardin a l’air en forme. Je peux entrer ?

Ma mère s’excusa et m’escorta à l’intérieur, me prenant mon blouson pour l’accrocher dans la penderie. Elle jeta un coup d’œil gêné sur l’automatique fixé à mon épaule dans son étui ; du coup, je le fourrai dans ma valise. La maison, remarquai-je bientôt, était exactement la même : même désordre, mêmes meubles, même odeur. Je pris le temps de regarder autour de moi, de m’imprégner de tout cela, de savourer le bien-être des souvenirs heureux. La dernière fois que j’avais connu le bonheur, le vrai, c’était ici, à Swindon, et cette maison avait été la pierre angulaire de ma vie pendant vingt ans. Un doute insidieux s’empara de mon esprit quant à la sagesse d’avoir quitté la ville en premier lieu.

Nous entrâmes dans le séjour, toujours décoré dans les verts et les bruns ternes, et qui ressemblait à un musée de velours. La photo de mon défilé de promotion à l’école de police trônait sur le manteau de cheminée, avec celle d’Anton et de moi-même en treillis, souriant sous le soleil brûlant de Crimée. Sur le canapé, un couple âgé était en train de regarder la télé.

— Polly ! Mycroft ! Regardez qui est là !

Ma tante réagit favorablement en se levant pour m’accueillir, mais Mycroft, lui, semblait davantage intéressé par Kézako Quiz. Il ricana bêtement, en reniflant, à une plaisanterie de potache et me fit un petit signe de la main sans tourner la tête.

— Bonsoir, Thursday, chérie, dit ma tante. Attention, je suis toute maquillée.

Nous rapprochâmes nos joues, l’une puis l’autre, en faisant mmmouah. Ma tante sentait fort la lavande et était tellement peinturlurée que même cette bonne vieille Élisabeth Ire en aurait été outrée.

— Tu vas bien, tata ?

— On ne peut mieux.

Elle asséna un violent coup de pied dans la cheville de son époux.

— Mycroft, c’est ta nièce.

— Bonjour, mon lapin, fit-il, sans lever les yeux et en se frottant la cheville.

Polly baissa la voix.

— C’est une vraie plaie. Il ne fait que regarder la télé et bricoler dans son atelier. Parfois, je me demande s’il a toute sa tête.

Elle lui lança un œil noir avant de se tourner vers moi.

— Tu restes longtemps ?

— Elle a été nommée ici, glissa ma mère.

— Tu as maigri ?

— Je fais de la muscu.

— Tu as un copain ?

— Non, répliquai-je.

À tous les coups, elles allaient me parler de Landen.

— Tu as appelé Landen ?

— Non. Et vous n’avez pas besoin de le faire non plus.

— Un si gentil garçon. Krapo a encensé son dernier livre : Quand nous étions garnements. Tu l’as lu ?

Je ne répondis pas.

— Des nouvelles de papa ? demandai-je.

— Il n’a pas aimé la peinture mauve dans la chambre, dit ma mère. Je ne vois vraiment pas pourquoi tu m’as suggéré ça !

Tante Polly me fit signe d’approcher et, fort peu discrètement, d’une voix retentissante, me siffla à l’oreille :

— Il ne faut pas en vouloir à ta mère ; elle croit que ton père fréquente une autre femme !

Maman s’excusa sous un prétexte vaseux et quitta précipitamment la pièce.

Je fronçai les sourcils.

— Quel genre de femme ?

— Quelqu’un qu’il a rencontré au travail… lady Emma Machin-Chose.

Je me rappelai ma dernière conversation avec papa, l’histoire de Nelson et des révisionnistes français.

— Emma Hamilton ?

Ma mère passa la tête par la porte.

— Tu la connais ? fit-elle d’un ton chagrin.

— Pas personnellement, non. À mon avis, elle est morte au milieu du XIXe siècle.

Les yeux de maman s’étrécirent.

— La ruse classique.

Elle se reprit et esquissa un sourire éclatant.

— Tu restes dîner ?

J’acquiesçai, et elle partit chercher un poulet à faire cuire jusqu’à lui ôter tout semblant de goût, oubliant momentanément sa colère contre papa. Mycroft, son émission terminée, s’en fut d’un pas traînant dans la cuisine ; il portait un cardigan gris dont il avait remonté la fermeture Éclair, et tenait à la main un exemplaire de Bout à bout.

— Qu’est-ce qu’on mange ? demanda-t-il, bouchant le passage.

Tante Polly le regarda comme on regarde un enfant gâté.

— Mycroft, au lieu de traîner et de perdre ton temps, tu n’as qu’à perdre celui de Thursday… montre-lui ce que tu fabriques dans ton atelier.

Mon oncle nous contempla toutes les deux d’un air absent. Haussant les épaules, il me fit signe de le suivre. À la porte du jardin, il troqua ses pantoufles contre une paire de caoutchoucs, et son cardigan contre une innommable veste à carreaux.

— Allez, viens, ma fille, marmonna-t-il, chassant les dodos massés autour de la porte dans l’attente d’un casse-croûte, et se dirigeant vers son atelier.

— Tu devrais réparer le portail, tonton  – c’est une catastrophe !

— Pas du tout, rétorqua-t-il avec un clin d’œil. Chaque fois que quelqu’un entre ou sort, il génère suffisamment d’énergie pour faire marcher la télé pendant une heure. Ça fait un moment qu’on ne t’a pas vue dans les parages. Tu étais partie ?

— On peut le dire, oui  – dix ans.

Il me considéra par-dessus ses lunettes avec une certaine surprise.

— C’est vrai ?

— Oui. Owens est toujours avec toi ?

Owens était l’assistant de Mycroft. Un vieux garçon qui avait travaillé avec Rutherford à l’époque où celui-ci avait fissionné l’atome ; Mycroft et lui étaient allés à l’école ensemble.

— Une tragédie, Thursday. Nous mettions au point une machine qui synthétisait du méthanol à partir de blanc d’œuf, de chaleur et de sucre, quand une saute de courant a provoqué une implosion. Owens a été meringué. Le temps de le décortiquer, le malheureux avait rendu l’âme. C’est Polly qui m’aide maintenant.

Nous étions arrivés à l’atelier. La porte était fermée à l’aide d’une bûche dans laquelle on avait fiché une hache. Mycroft tâtonna à la recherche de l’interrupteur, et les néons s’allumèrent, inondant la pièce d’une lumière crue et phosphorescente. Le laboratoire était tel que je l’avais connu naguère, en termes de désordre et de bric-à-brac, mais les appareils étaient différents. J’avais su par les nombreuses lettres de ma mère que Mycroft avait inventé une méthode pour expédier les pizzas par fax et un crayon 2B avec un correcteur d’orthographe intégré, mais j’ignorais totalement sur quoi il travaillait maintenant.

— Au fait, ç’a marché, tonton, la machine à gommer les souvenirs ?

— La quoi ?

— La machine à gommer les souvenirs. Tu étais en train de la tester la dernière fois qu’on s’est vus.

— Je ne sais pas de quoi tu parles, ma petite fille. Tiens, que penses-tu de ça ?

Une grosse Rolls-Royce blanche trônait au centre de la pièce. Je m’en approchai pendant que Mycroft tapotait un néon pour l’empêcher de clignoter.

— Une nouvelle voiture, tonton ?

— Non, non, dit-il précipitamment. Je ne conduis pas. Un ami à moi, qui loue ce genre de véhicule, se plaignait que ça lui revenait trop cher d’en garder deux : une blanche pour les mariages et une noire pour les enterrements. Du coup, j’ai trouvé ceci.

Se penchant, il tourna un gros bouton sur le tableau de bord. Nous entendîmes un sourd bourdonnement, et la voiture prit lentement une teinte blanc cassé, puis grise, gris foncé et, pour finir, noire.

— Très impressionnant, tonton.

— Tu crois ? Tout ça grâce à la technologie des cristaux liquides. Mais j’ai été plus loin encore. Regarde.

Il tourna le cadran de quelques degrés supplémentaires, et la voiture vira au bleu, puis au mauve, et enfin au vert à pois jaunes.

— Les voitures monochromes appartiennent au passé ! Mais ce n’est pas tout. Si j’allume le Pigmentiseur, là, comme ça, elle devrait… oui, oui, regarde-moi ça !

Sous mes yeux ébahis, la voiture commença à s’évanouir ; le revêtement à base de cristaux liquides adopta les tons gris et bruns de l’atelier de Mycroft. En l’espace de quelques secondes, elle s’était entièrement fondue dans le décor. Je songeai aux parties de rigolade possibles avec les flics chargés de régler la circulation.

— Je l’appelle la Caméléauto ; c’est drôle, hein, tu ne trouves pas ?

— Très drôle.

Je tendis la main pour toucher la surface tiède de la Rolls camouflée. J’allais demander à Mycroft s’il y avait moyen d’adapter son système à ma Speedster, mais il était trop tard ; éperonné par mon intérêt, il s’était hâté vers un grand bureau à cylindre et me faisait signe avec animation.

— Papier carbone traducteur, annonça-t-il, hors d’haleine, indiquant plusieurs piles de pellicule métallique colorée. J’appelle ça du papier Rosette. Je vais te faire une démonstration. On prend une feuille de papier, on pose le carbone espagnol par-dessus, puis une autre feuille de papier  – dans le bon sens, s’il te plaît !  –, le carbone polonais, encore un papier, l’allemand, une autre feuille, le français, et la dernière… voilà, ça y est.

Il rajusta le tas de papier et le plaça sur le bureau. Je rapprochai une chaise.

— Écris quelque chose sur la première feuille. Ce que tu veux.

— N’importe quoi ?

Mycroft hocha la tête, et j’écrivis : Avez-vous vu mon dodo ?

— Et maintenant ?

Il prit un air triomphant.

— Regarde bien, ma petite fille.

Je soulevai le premier carbone ; dessous, de ma propre main, il était écrit : ¿ Ha visto mi dodo ?

— Incroyable !

— Merci, dit mon oncle. Allez, continue !

J’obtempérai. Sous le carbone polonais, il y avait : Gdzie jest moje dodo ?

— Je suis en train de travailler sur les hiéroglyphes et le démotique, expliqua Mycroft tandis que je lisais en allemand : Haben Sie mein Dodo gesehen ? Le codex maya m’a posé plus de problèmes ; quant à l’espéranto, je n’arrive à rien du tout. Je ne comprends vraiment pas pourquoi.

— Mais ça va avoir des dizaines d’applications ! m’exclamai-je.

Et, retirant la dernière feuille, je lus, quelque peu désappointée : Mon aardvark n’a pas de nez2.

— Attends une minute, tonton. Mon aardvark n’a pas de nez ?

Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, Mycroft grommela :

— Tu n’as pas dû appuyer assez fort. Tu es dans la police, n’est-ce pas ?

— Dans les OpSpecs, plus exactement.

— Eh bien, voilà qui pourrait t’intéresser.

Il m’entraîna avec lui. Au passage, j’aperçus tout un tas d’autres gadgets dont l’usage m’était totalement inconnu.

— Mercredi, je dois présenter cet appareil-ci à la commission technique de la police.

Il s’arrêta devant une machine équipée d’un immense pavillon à la manière d’un vieux gramophone et s’éclaircit la voix.

— Ceci est mon Olfactographe. Son principe est très simple. Puisque n’importe quel limier digne de ce nom vous dira que l’odeur de chaque individu est unique comme l’empreinte de son pouce, il en résulte qu’un appareil capable de reconnaître l’odeur d’un criminel pourrait se révéler utile là où les autres formes d’identification ont échoué. Un voleur peut porter un masque et des gants, mais il ne peut cacher son odeur.

Il désigna le pavillon.

— Les odeurs sont aspirées là-dedans et dissociées à l’aide d’un Olfactroscope inventé par mes soins. Leurs composants sont ensuite analysés pour obtenir la « puempreinte » du criminel. Il peut capter les odeurs de dix personnes différentes dans une même pièce et isoler la plus récente ou la plus ancienne. Il peut détecter un toast brûlé six mois après les faits et faire la différence entre trente marques de cigares.

— Ça pourrait servir, dis-je, un peu dubitative. Et ça, c’est quoi ?

Je pointais le doigt sur une espèce de chapeau mou en cuivre couvert de fils électriques et de voyants lumineux.

— Ah oui, fit mon oncle. Je pense que ça va te plaire.

Il posa le chapeau sur ma tête et appuya sur un gros interrupteur. Il y eut un bourdonnement.

— Il doit se passer quelque chose ? m’enquis-je.

— Ferme les yeux et respire profondément. Essaie de faire le vide dans ton esprit.

Je fermai les yeux et attendis patiemment.

— Ça marche ? demanda Mycroft.

— Non, répondis-je.

Puis :

— Minute !

Une épinoche venait de surgir devant moi.

— Je vois un poisson. Là, juste en face. Attends, en voilà un autre !

Bientôt, il y eut un banc entier de poissons multicolores nageant devant mes yeux clos. Toutes les cinq secondes environ, ils revenaient à leur point de départ et répétaient l’opération.

— Extraordinaire !

— Détends-toi ou ça va disparaître, dit Mycroft d’une voix apaisante. Essaie celui-là.

La vision se brouilla pour céder la place à un ciel d’encre parsemé d’étoiles ; j’eus l’impression de voyager à travers l’espace.

— Et ça ? fit Mycroft, changeant le décor pour m’offrir un défilé de grille-pain volants.

Je rouvris les yeux, et l’image se dissipa. Mon oncle me dévisageait, guettant ma réaction.

— Pas mal, hein ?

Je hochai la tête.

— J’appelle ça un écran de veille rétinien. Très utile pour des tâches fastidieuses ; au lieu de regarder distraitement par la fenêtre, tu peux transformer ton environnement en un nombre illimité d’images apaisantes. Et dès que le téléphone sonne ou que ton patron entre, tu clignes des yeux et vlan !… te voilà de retour dans le monde réel.

Je lui rendis le chapeau.

— Ça devrait faire un tabac chez SmileyBurger. Quand penses-tu le commercialiser ?

— Ce n’est pas encore tout à fait prêt ; il me reste un ou deux petits réglages à effectuer.

— Tels que ? demandai-je, suspicieuse.

— Ferme les yeux et tu verras.

Je m’exécutai, et un poisson passa en ondulant devant moi. Je cillai et vis un grille-pain. À l’évidence, il y avait du boulot en perspective.

— Ne t’inquiète pas, me rassura-t-il. Ça va partir d’ici quelques heures.

— Je préfère l’Olfactroscope.

— Tu n’as encore rien vu !

Mycroft bondit lestement vers un grand établi jonché d’outils et de pièces détachées.

— Ceci est probablement la plus remarquable de toutes mes découvertes. Elle couronne trente ans de recherches ; c’est de la biotechnologie à la pointe du progrès scientifique. Quand tu verras ce que c’est, je te promets, tu vas en rester baba.

Avec panache, il ôta un torchon d’un bocal à poissons rouges et me montra ce qui ressemblait à un amas de larves de drosophile.

— Des asticots ?

Mycroft sourit.

— Pas des asticots, Thursday, des vers correcteurs !

Il prononça ces mots avec une emphase et une fierté telles que j’eus l’impression d’avoir loupé une marche.

— Et c’est bien ?

— C’est très bien, Thursday. Ces vers-là ressemblent peut-être à un plat de choix pour Madame la Truite, mais chacun de ces petits bonshommes possède une séquence génétique à côté de laquelle le code implanté chez ton dodo a l’air d’une facture de laitier !

— Attends une minute, tonton ! On ne t’a pas retiré ton permis d’abouter après l’histoire des crevettes ?

— Un simple malentendu, déclara-t-il, balayant mes objections d’un geste de la main. Ces abrutis à OS-13 n’ont pas la moindre idée de la valeur de mon travail.

— Qui est… ? demandai-je, curieuse comme toujours.

— Un moyen plus miniaturisé encore de stocker l’information. J’ai réuni les meilleurs dictionnaires, glossaires et lexiques, ainsi que des études grammaticales, morphologiques et étymologiques de la langue anglaise, et j’ai encodé le tout dans l’ADN de ce ver minuscule. Je les appelle des Vers Hypercorrecteurs. Reconnais tout de même que c’est une réalisation extraordinaire.

— Je le reconnais. Mais comment accède-t-on à cette information ?

La mine de Mycroft s’allongea.

— Comme je l’ai déjà dit, une réalisation extraordinaire avec un petit inconvénient. Cependant, les événements se sont précipités ; quelques-uns de mes vers se sont échappés et se sont accouplés à d’autres qui comprenaient l’encodage d’ouvrages de référence historiques, biographiques et encyclopédiques ; ç’a débouché sur une nouvelle race que j’ai baptisée Ver HypercorrecteurExcellenceDoublePlus. Ce sont eux, les vraies vedettes du spectacle.

Il prit une feuille de papier dans un tiroir, en arracha un bout et griffonna le mot « extraordinaire » sur le morceau.

— C’est pour te donner un avant-goût de ce dont ils sont capables.

Ce disant, il fit tomber le bout de papier dans le bocal à poissons. Les vers ne perdirent pas de temps et se massèrent tout autour. Mais au lieu de manger le papier, ils se tortillèrent, excités, et explorèrent l’intrus avec, apparemment, un grand intérêt.

— J’ai eu un élevage de vers à Londres, tonton, et eux non plus n’aimaient pas le papier.

— Chut ! murmura mon oncle, me faisant signe de me rapprocher.

Stupéfiant !

— Quoi donc ? dis-je, un peu perplexe.

Mais en voyant le visage souriant de Mycroft, je compris aussitôt que ce n’était pas lui qui avait parlé.

Étonnant ! reprit le chuchotis. Incroyable ! Déconcertant ! Ahurissant !

Fronçant les sourcils, je regardai les vers qui, agglutinés en boule autour du morceau de papier, semblaient vibrer doucement.

Merveilleux ! marmonnaient-ils. Remarquable ! Fantastique !

— Alors, dit mon oncle, qu’en penses-tu ?

— Des asticots synonymiques… tonton, tu m’épateras toujours.

Mais Mycroft était soudain redevenu sérieux.

— C’est plus qu’un simple biodictionnaire, Thursday. Ces gaillards-là sont capables de faire des choses qui dépassent l’entendement.

Il ouvrit un placard et sortit un gros livre relié de cuir, avec les lettres PP gravées en or au dos. La couverture richement ornée était munie de lourds fermoirs en laiton massif. On y trouvait aussi quantité de cadrans, boutons, valves et interrupteurs. C’était impressionnant à voir, certes, mais toutes les inventions de Mycroft n’avaient pas une utilité à la mesure de leur apparence. Au début des années soixante-dix, il avait fabriqué une machine extraordinairement belle qui ne faisait que prédire avec une exactitude renversante le nombre de pépins dans une orange non décortiquée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ceci, commença Mycroft, souriant et bombant fièrement le torse, est un…

Il ne termina jamais sa phrase. À ce moment précis, Polly cria : « À table ! » du pas de la porte, et il partit au trot, marmonnant dans sa barbe qu’il espérait qu’il y aurait des saucisses et me disant d’éteindre derrière moi. Je restai seule dans son atelier désert. Véritablement, Mycroft s’était surpassé.

Éblouissant ! acquiescèrent les vers correcteurs.

 

Le dîner se déroula dans une ambiance chaleureuse et détendue. Nous avions tous beaucoup de temps à rattraper, et ma mère avait des tas de choses à me raconter concernant la Fédération des Femmes.

— On a recueilli presque sept mille livres l’an passé pour les orphelins de la ChronoGarde, annonça-t-elle.

— C’est très bien, répondis-je. Les contributions sont toujours les bienvenues, même si, pour être honnête, il y a des sections plus mal loties que la ChronoGarde.

— Oui, d’accord, mais tout ça est tellement secret. Que font les autres OpSpecs ?

— Crois-moi, je n’en sais pas plus que toi. Tu peux me passer le poisson ?

— Il n’y a pas de poisson, observa ma tante. Tu n’as pas utilisé ta nièce comme cobaye, hein, Crofty ?

Mon oncle fit mine de n’avoir pas entendu ; je cillai, et le poisson disparut.

— La seule autre section que je connaisse au-dessous de OS-20, c’est OS-6, ajouta Polly. C’est la Sûreté Nationale. Et ça, nous le savons uniquement parce qu’ils ont si bien veillé sur Mycroft.

Elle le poussa du coude, mais il ne se rendit compte de rien ; il était occupé à noter une recette d’œufs débrouillés sur une serviette.

— Il ne se passait pratiquement pas une semaine dans les années soixante sans qu’il se fasse enlever par une puissance étrangère, soupira-t-elle, mélancolique, songeant au bon vieux temps avec une pointe de nostalgie.

— Certaines choses doivent rester secrètes pour des raisons opérationnelles, récitai-je à la manière d’un perroquet. Le secret est notre arme principale.

— J’ai lu dans La Taupe que les OpSpecs sont infestés de sociétés secrètes, murmura Mycroft, rangeant son équation achevée dans la poche de son gilet. C’est vrai, ça ?

Je haussai les épaules.

— Pas plus que les autres secteurs de la vie. Moi, je n’ai rien remarqué de tel, quoique en tant que femme, je ne risque pas d’être approchée par les Wombats.

— Je trouve ça injuste, déclara Polly sur un ton de reproche. Moi, je suis entièrement pour les sociétés secrètes  – plus il y en a, mieux c’est  –, mais je pense qu’elles devraient être ouvertes à tout le monde, hommes et femmes sans distinction.

— Déjà, elles acceptent les hommes, rétorquai-je. Autrement dit, la moitié de la population au moins n’a pas besoin de se couvrir de ridicule. Ça m’étonne qu’on n’ait pas cherché à te recruter, tonton.

Mycroft grogna.

— J’en ai fait partie quand j’étais à Oxford, il y a des années de cela. C’est une perte de temps. Plus toutes leurs bêtises : la poche ventrale m’irritait la peau, quelque chose d’affreux, et le fait de ronger n’a pas arrangé ma prognathie.

Il y eut une pause.

— Le major Phelps est en ville, fis-je, changeant de sujet. Je suis tombée sur lui dans le dirigeable. Il est colonel maintenant, mais il chante toujours le même refrain.

Par un accord tacite, personne ne parlait de Crimée ou d’Anton à la maison. Un silence glacé s’abattit sur la tablée.

— Ah oui ? dit ma mère, sans aucune émotion apparente.

— Joffy a obtenu une paroisse à Wanborough, annonça Polly dans l’espoir de détendre l’atmosphère. Il a ouvert la première église de l’ESU dans le Wessex. Je l’ai eu la semaine dernière ; il dit que ça marche plutôt bien.

Joffy était mon autre frère. Il avait embrassé la foi dès son jeune âge et essayé toutes sortes de religions avant d’adhérer à l’ESU.

— L’ESU ? souffla Mycroft. Grands dieux, qu est-ce que c’est que ça ?

— L’Être Suprême Universel, répondit Polly. C’est un mélange de tous les cultes existants. Voilà qui devrait mettre fin aux guerres de religion.

Mycroft grogna à nouveau.

— La religion n’est pas la cause des guerres, c’est un prétexte. Quel est le point de fusion du béryllium ?

— 180,57 degrés centigrades, murmura Polly sans même prendre le temps de réfléchir. Je trouve que Joffy fait du bon travail. Tu devrais l’appeler, Thursday.

— Peut-être.

Nous n’avions jamais été proches, Joffy et moi. Il m’avait surnommée Nounouille et m’avait tapé sur la tête tous les jours quinze années durant. J’avais dû lui casser le nez pour qu’il arrête.

— Tant qu’à appeler les gens, pourquoi n’appellerais-tu pas…

— Maman !

— Il paraît qu’il a beaucoup de succès aujourd’hui, Thursday. Ça te ferait peut-être du bien de le revoir.

— Landen et moi, c’est fini. D’ailleurs, j’ai quelqu’un en ce moment.

Ça, pour ma mère, c’était une très bonne nouvelle. Elle s’inquiétait énormément de ce que je ne passe pas ma vie à avoir des chevilles enflées, des hémorroïdes et des douleurs lombaires, pondant des petits-enfants qu’on prénommerait d’après d’obscurs membres de la famille. Comme Joffy n’était pas franchement du genre à procréer, il ne lui restait plus que moi, en somme. En toute honnêteté, je n’étais pas contre le fait d’avoir des gosses ; simplement, je ne me voyais pas les faire toute seule. Or Landen avait été le dernier homme à envisager tant soit peu de partager ma vie.

— Tu as un ami ? Comment se nomme-t-il ?

Je dis le premier nom qui me venait à l’esprit.

— Snood. Filbert Snood.

— Joli nom.

Maman sourit.

— Un nom stupide, grommela Mycroft. Comme Landen Parke-Laine, quand on y pense. Je peux me lever ? C’est l’heure de Ça se dispute.

Polly et Mycroft quittèrent tous les deux la table. Le nom de Landen ne revint plus dans la conversation, ni celui d’Anton. Maman offrit de me donner mon ancienne chambre, mais je m’empressai de refuser. On n’avait cessé de se quereller à l’époque où j’avais habité ici. Et puis, j’avais presque trente-six ans. Je terminai mon café, et ma mère me raccompagna à la porte d’entrée.

— Préviens-moi si tu changes d’avis, chérie, dit-elle. Ta chambre est exactement telle que tu l’as laissée.

Ce qui voulait dire que les posters ringards des idoles de mon adolescence étaient toujours accrochés aux murs. Et cette idée seule me donnait la nausée.


  1. Mercredi. (N.d.T.)
  2. En français dans le texte. (N.d.T.)