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Hôtel Finis, Swindon

Les Milton étaient, dans l’ensemble, les plus fervents admirateurs qu’un poète ait jamais eus. En feuilletant l’annuaire téléphonique de Londres, on rencontrait près de quatre mille John Milton, deux mille William Blake, un millier de Samuel Coleridge, cinq cents Percy Shelley, autant de Wordsworth et de Keats et une poignée de Dryden. Ces changements de nom en série n’allaient pas sans poser quelques problèmes aux représentants de l’ordre public. À la suite d’un incident dans un pub où l’agresseur, la victime, le témoin, le propriétaire, l’agent de police qui avait procédé à l’arrestation et le juge s’appelaient tous Alfred Tennyson, une loi a été votée, obligeant chacun des homonymes à se faire tatouer un numéro d’immatriculation derrière l’oreille. Cette mesure a reçu un accueil mitigé… comme toutes les mesures légales d’une portée véritablement pratique.

MILLON DE FLOSS
Brève Histoire du Service des Opérations Spéciales

Je me garai devant un grand bâtiment tout illuminé et verrouillai la voiture. L’hôtel avait l’air d’être assez plein ; en entrant, je compris aussitôt pourquoi. Une bonne vingtaine d’hommes et de femmes se pressaient dans le hall, vêtus d’amples chemises blanches et de hauts-de-chausses. Mon cœur se serra. Une affiche près de la réception souhaitait la bienvenue à tous les participants du 112e Congrès Annuel consacré à John Milton. J’inspirai profondément et me frayai un passage jusqu’à la réceptionniste, une femme d’âge moyen avec d’énormes boucles d’oreilles, qui m’accueillit de son plus beau sourire.

— Bonsoir, madame, bienvenue au Finis, le nec plus ultra en matière de confort et de goût. Nous sommes un hôtel quatre étoiles avec tous les services et commodités modernes. Notre vœu le plus cher est de rendre votre séjour le plus agréable possible !

Elle récita tout cela à la façon d’un mantra. Je la voyais très bien à la caisse d’un SmileyBurger.

— Mon nom est Next. J’ai réservé une chambre.

Hochant la tête, la réceptionniste consulta ses fiches.

— Voyons. Milton, Milton, Milton, Milton, Milton, Next, Milton, Milton, Milton, Milton, Milton. Je regrette, il ne semble pas y avoir de réservation à votre nom.

— Vous pouvez vérifier encore une fois ?

Elle regarda à nouveau et finit par trouver.

— La voilà. Quelqu’un l’avait rangée par erreur parmi les Milton. Il me faudra l’empreinte de votre carte de crédit. Nous acceptons les cartes Babbage, Goliath, Newton, Pascal, Breakfast Club et Génoise Fourrée.

— Génoise Fourrée ?

Pardon, dit-elle, l’air penaud. Je me suis trompée de liste. Ça, c’est le choix de desserts pour ce soir.

Elle sourit, et je lui tendis ma carte de paiement Babbage.

— Vous avez la chambre 8128.

Elle me remit ma clé, accrochée à un anneau tellement gros que j’eus du mal à le soulever.

— Toutes nos chambres sont entièrement climatisées et équipées d’un minibar et d’un plateau thé. Avez-vous garé votre voiture dans notre vaste parking autonettoyant de trois cents places ?

Je réprimai un sourire.

— Oui, merci. Avez-vous quelque chose pour accueillir des animaux ?

— Bien sûr. Tous les hôtels Finis ont un chenil à disposition. De quel animal s’agit-il ?

— Un dodo.

— Oh, que c’est mignon ! Mon cousin Arnold a eu un grand pingouin nommé Beany… version 1.4, il n’a pas vécu très longtemps. Ça s’est beaucoup amélioré, paraît-il. Je vais réserver une place à votre petit compagnon. Je vous souhaite un très bon séjour. J’espère que vous vous intéressez à la poésie lyrique du XVIIe siècle.

— À titre professionnel seulement.

— Vous êtes enseignante ?

— LittéraTec.

— Ah.

Se penchant plus près, la réceptionniste baissa la voix.

— Pour ne rien vous cacher, Miss Next, je hais Milton. Ses débuts, passe encore, mais après que Charlie a perdu la tête1, il a pété un câble lui aussi. Voilà ce que ça fait, de jouer les républicains à outrance.

— Tout à fait.

— J’ai failli oublier. Tenez, c’est pour vous.

Comme par magie, elle sortit un bouquet de fleurs de sous le comptoir.

— De la part de Mr. Landen Parke-Laine…

Enfer. Malédiction.

— … et il y a deux messieurs qui vous attendent au Chat du Cheshire.

— Au Chat du Cheshire ?

— Notre bar bien approvisionné et animé. Tenu par un personnel efficace et accueillant, c’est un lieu privilégié de détente.

— Qui sont-ils ?

— Le personnel ?

— Non, les deux messieurs.

— Ils n’ont pas donné de noms.

— Merci, Miss… ?

— Barrett-Browning, dit la réceptionniste. Liz Barrett-Browning2.

— O.K., Liz, gardez les fleurs. Histoire de rendre votre fiancé jaloux. Et si jamais Mr. Parke-Laine se manifeste à nouveau, dites-lui que je suis morte d’une fièvre hémorragique.

 

Je me faufilai à travers la foule des Milton en direction du Chat du Cheshire. C’était facile à trouver. Au-dessus de la porte, il y avait un gros chat rouge fluo sur un arbre vert fluo. Toutes les deux minutes, le néon rouge clignotait et s’éteignait, laissant le sourire du chat tout seul dans l’arbre. Alors que je traversais le hall, le son d’un orchestre de jazz parvint à mes oreilles, et je souris brièvement, reconnaissant le piano de Holroyd Wilson. C’était un enfant de Swindon. Un simple coup de fil, et il aurait pu jouer dans n’importe quel bar d’Europe, seulement il avait choisi de rester ici. Il y avait du monde, mais pas trop ; la clientèle se composait essentiellement de Milton, lesquels buvaient, plaisantaient, déploraient la Restauration et s’appelaient tous John.

Je m’approchai du bar. C’était le « happy hour », et toutes les boissons étaient à 52,5 pence.

— Bonsoir, fit le barman. Quel est le point commun entre un corbeau et un bureau ?

— Poe a écrit sur les deux ?

— Excellent, rit-il. Qu’est-ce que je vous sers ?

— Un demi-Vorpal3 s’il vous plaît. Mon nom est Next. Il n’y a pas quelqu’un qui m’attend ?

Le barman, qui était habillé en chapelier, désigna un box à l’autre bout de la salle, où deux hommes étaient assis à moitié dans l’ombre. Je pris mon verre et me dirigeai vers eux. Le bar était trop fréquenté pour qu’il y eût risque de grabuge. En me rapprochant, je réussis à les distinguer plus clairement.

Le plus âgé des deux était un monsieur aux cheveux gris qui devait avoir dans les soixante-quinze ans. Il portait de grosses rouflaquettes et un costume en tweed soigné avec un nœud pap en soie. Ses mains reposaient sur une canne coiffée d’une paire de gants en cuir brun, à côté de lui, j’aperçus une casquette à la Sherlock Holmes. Son visage était d’une complexion sanguine ; à mon approche, il renversa la tête et rit comme une baleine à une remarque de son interlocuteur.

Celui-ci, un homme d’une trentaine d’années, était perché un peu nerveusement sur le bord de son siège. Il sirotait un tonic ; son complet rayé était de bonne qualité mais avait visiblement connu des jours meilleurs. Je l’avais déjà vu quelque part, mais je ne me rappelais plus où.

— Vous me cherchiez, messieurs ?

Ils se levèrent comme un seul homme. Le plus âgé parla le premier.

— Miss Next ? Enchanté de faire votre connaissance. Je suis Victor Analogy, chef des LittéraTecs de Swindon. Nous nous sommes entretenus par téléphone.

Il me tendit la main.

— Ravie de vous rencontrer, monsieur.

— Et voici l’agent Bowden Cable. Vous allez faire équipe avec lui.

— C’est un grand plaisir de vous connaître, madame, dit Bowden avec emphase, une certaine gaucherie et une extrême raideur.

— On ne s’est pas déjà vus ? demandai-je en lui serrant la main.

— Non, répondit-il, catégorique. Je m’en serais souvenu.

Victor m’offrit un siège à côté de Bowden qui s’écarta en marmonnant des mots polis. Je bus une gorgée de mon cocktail. Ç’avait le goût de vieilles couvertures de cheval trempées dans de l’urine. Une explosive quinte de toux me secoua. Bowden me proposa son mouchoir.

— Vorpal ? fit Victor, haussant un sourcil. Vous n’avez peur de rien.

— M-merci.

— Bienvenue à Swindon, poursuivit-il. Avant tout, permettez-moi de vous assurer de toute notre sympathie, suite à ce que vous avez vécu. À l’évidence, Hadès était un monstre. Je ne vais pas pleurer sa mort. J’espère que vous vous êtes bien remise ?

— Moi oui, mais d’autres n’ont pas eu cette chance.

— Navré de l’apprendre, cependant nous sommes très heureux de vous avoir ici. C’est la première fois que quelqu’un de votre calibre nous rejoint dans notre province.

Je le regardai, perplexe.

— Je ne vois pas très bien de quoi vous parlez.

— J’entends par là  – finasseries mises à part  – que nous sommes tous des universitaires plutôt que des OpSpecs types. Votre poste était occupé par Jim Crometty. Il a été abattu dans la vieille ville au cours de la vente d’un livre qui a mal tourné. C’était le coéquipier de Bowden. Jim était un ami très cher ; il avait une femme, trois gosses. Je veux… non, je tiens absolument à mettre la main sur celui qui nous a enlevé Crometty.

Je contemplai leurs visages sincères avec un certain désarroi, jusqu’au moment où j’eus le déclic. Ils me prenaient pour une OS-5 pur jus détachée à Swindon pour cause de repos et de récupération. C’était assez courant dans le métier. Chez nous, à OS-27, on héritait en permanence de personnages décrépits venant de OS-7 et OS-9. Tous, sans exception, étaient fous à lier.

— Vous avez lu mon dossier ? demandai-je lentement.

— On ne nous a pas laissés y accéder. Ce n’est pas souvent que nous accueillons un agent descendu des sommets vertigineux de OS-5. Nous avions besoin d’un remplaçant avec une bonne expérience de terrain, et aussi quelqu’un qui puisse… comment formuler ça ?…

Analogy s’interrompit, cherchant visiblement ses mots. Bowden répondit à sa place :

— Quelqu’un qui n’a pas peur d’utiliser des méthodes extrêmes en cas de nécessité.

Je les considérai tous les deux, me demandant si je ne ferais pas mieux d’avouer ; après tout, je n’avais tiré dernièrement que sur ma propre voiture et sur un bandit de haut vol, apparemment imperméable aux balles. Officiellement, j’étais une OS-27, pas une OS-5. Mais avec Achéron peut-être encore dans les parages et le désir de vengeance qui me consumait, il serait sans doute préférable de jouer le jeu.

Analogy se trémoussa sur son siège.

— C’est la Criminelle, bien sûr, qui enquête sur le meurtre de Crometty. Théoriquement, nous ne pouvons pas faire grand-chose, mais les OpSpecs se sont toujours targués d’une certaine indépendance. Si nous découvrons des indices au cours de nos propres investigations, on ne nous en tiendra pas rigueur. Vous comprenez ?

— Tout à fait. Qui a tué Crometty, vous avez une idée ?

— Quelqu’un lui a dit qu’il avait un livre à lui montrer, à vendre. Un manuscrit rare de Dickens. Il est allé voir et… bref, il n’était pas armé, quoi.

— La plupart des LittéraTecs de Swindon ne savent même pas se servir d’une arme à feu, ajouta Bowden. Quant à apprendre, c’est hors de question. La littérature et les armes à feu ne font pas bon ménage ; la plume est plus forte que l’épée, et cetera.

— Les mots, c’est important, répondis-je négligemment. (Cette histoire de mystérieuse femme agent OS-5 commençait à m’amuser.) Mais rien ne vaut un neuf millimètres pour aller au cœur du problème.

Ils me dévisagèrent en silence pendant une seconde ou deux. Victor sortit une photo d’une enveloppe à bulles et la posa sur la table devant moi.

— Nous aimerions avoir votre avis là-dessus. Ç’a été pris hier.

Je regardai la photo. Ce visage, je n’eus aucun mal à le reconnaître.

— Jack Maird.

— Et que savez-vous à son sujet ?

— Pas grand-chose. Il dirige le service de sécurité interne de Goliath. Il voulait savoir ce que Hadès entendait faire du manuscrit de Chuzzlewit.

— Je vais vous confier un secret. Maird travaille pour Goliath, c’est vrai, mais pas dans la sécurité.

— Dans quoi, alors ?

— Secteur armement. Budget annuel : huit milliards, et tout ça passe par lui.

— Huit milliards ?

— Et des poussières. Il paraît que ce budget-là a même été dépassé pour la mise au point du fusil à plasma. C’est un homme intelligent, ambitieux et totalement inflexible. Il est arrivé il y a deux semaines. Or, il n’aurait pas mis les pieds à Swindon si Goliath n’y trouvait pas un quelconque intérêt ; nous pensons que Crometty est allé voir le manuscrit original de Chuzzlewit, et si c’est le cas…

— Maird est ici à cause de moi, annonçai-je tout à trac. Ça lui a paru suspect que j’accepte un poste de OS-27 à Swindon… sans vouloir vous offenser.

— Je l’entends bien, répliqua Analogy. Mais la présence de Maird porte à croire que Hadès est toujours de ce monde… du moins, c’est ce que pense Goliath.

— Je sais, acquiesçai-je. C’est inquiétant, hein ?

Analogy et Cable se regardèrent. Ils m’avaient fait passer le message : j’étais la bienvenue ici ; ils brûlaient de venger la mort de Crometty et ils n’aimaient pas Jack Maird. Ils me souhaitèrent une bonne soirée, Victor ramassa sa canne et sa casquette, et ils partirent.

 

Le concert de jazz tirait à sa fin. Je me joignis aux applaudissements tandis que Holroyd se levait avec effort et saluait l’assistance d’un petit signe de la main avant de prendre congé. Une fois la musique terminée, la salle se vida rapidement, et je me retrouvai pratiquement seule. Je jetai un regard à ma droite, où deux Milton étaient occupés à se faire des yeux doux, puis vers le bar, où plusieurs VRP en costume-cravate éclusaient tout ce qu’ils pouvaient s’offrir avec leurs indemnités journalières. Je m’approchai du piano et m’assis. Je plaquai quelques accords, histoire de tester mon bras, et m’enhardis suffisamment pour jouer la partie basse d’un duo qui m’était resté en mémoire. Je me tournai vers le barman afin de commander une autre boisson, mais il était en train d’essuyer un verre. Alors que l’intro de la partie haute revenait pour la troisième fois, une main d’homme surgit à côté de moi et prit la première note de cette partie-là pile au bon moment. Je fermai les yeux. J’avais su instantanément qui c’était, mais je me refusais à regarder. Je sentis l’odeur de son after-shave et remarquai la cicatrice sur sa main gauche. Mes cheveux se hérissèrent légèrement dans ma nuque ; une bouffée de chaleur m’envahit. Je me poussai instinctivement pour lui faire de la place. Ses doigts couraient sur le clavier avec les miens ; notre jeu était quasi impeccable. Le barman nous couvait d’un œil approbateur, et même les costumes-cravates se turent et se retournèrent pour voir qui jouait. Je gardais les yeux obstinément baissés. Mes mains se réaccoutumèrent à cette mélodie d’autrefois et, reprenant confiance en moi, je me mis à jouer plus vite. Mon partenaire invisible en fit autant pour ne pas perdre le tempo.

Cela dura peut-être une dizaine de minutes. Je ne me décidais pas à le regarder. Car si je le regardais, je ne pourrais m’empêcher de sourire, et ça, c’était hors de question. Je voulais qu’il sache que j’étais toujours en colère. Là seulement, il pourrait me refaire du charme. Lorsque le morceau s’acheva enfin, je continuai à fixer le mur d’en face. L’homme à côté de moi ne bronchait pas.

— Salut, Landen, dis-je finalement.

— Salut, Thursday.

Je pris distraitement deux ou trois notes, sans tourner la tête.

— Ça fait un bail, dis-je.

— Beaucoup d’eau sous les ponts, répondit-il. L’équivalent de dix ans.

Sa voix n’avait pas changé. Elle était aussi vibrante et chaleureuse que dans mon souvenir. Nos regards se croisèrent, et je me détournai à la hâte. Mes yeux s’étaient embués. Gênée, je me grattai nerveusement le nez. Ses cheveux grisonnaient maintenant, mais il les coiffait toujours de la même façon. Il y avait des rides au coin de ses yeux ; à force d’avoir trop ri peut-être, et pas nécessairement à cause de l’âge. Il avait trente ans quand j’avais rompu ; moi j’en avais vingt-six. Avais-je aussi bien vieilli que lui ? Depuis tout ce temps, devais-je encore lui en vouloir ? Après tout, le fait d’être en pétard contre Landen n’allait pas ressusciter Anton. J’eus subitement envie de lui demander s’il était trop tard pour recommencer ; mais au moment où j’ouvrais la bouche, le monde s’immobilisa dans un soubresaut. Le ré dièse que je venais de taper continua à sonner, et Landen me dévisagea, figé en plein cillement. Papa ne pouvait tomber plus mal.

— Salut, Pupuce, fit-il en sortant de l’ombre. Je te dérange, là ?

— Et comment !

— Bon, alors je ne serai pas long. Que penses-tu de ça ?

Il me tendit un truc jaune et incurvé, de la taille d’une grosse carotte.

— Qu’est-ce que c’est ? m’enquis-je, le reniflant prudemment.

— C’est le fruit d’une nouvelle plante conçue d’ici soixante-dix ans. Regarde…

Il le pela et me le fit goûter.

— C’est bon, hein ? On peut les cueillir bien avant leur maturité, les transporter sur des milliers de kilomètres, et ils restent frais dans leur propre emballage hermétiquement clos et biodégradable. C’est savoureux et nutritif aussi. Ç’a été séquencé par un brillant ingénieur du nom d’Anna Bannon. Mais on ne sait pas trop comment l’appeler. Tu n’aurais pas une idée ?

— Je suis sûre que tu vas trouver tout seul. Et que comptes-tu en faire ?

— Je pensais l’introduire quelque dix mille ans avant notre ère et voir ce que ça donne  – histoire de nourrir l’humanité et tout ça. Enfin, le temps n’attend pas, comme on dit. Je te laisse avec Landen.

Le monde vacilla et repartit. Landen ouvrit les yeux et me regarda.

— Banane, dis-je, réalisant soudain ce que mon père m’avait montré.

— Pardon ?

— Banane. Elle a été nommée d’après sa conceptrice.

— Thursday, tu dérailles, dit Landen avec un sourire perplexe.

— Mon papa vient de passer.

— Ah. Il est toujours de tous les temps ?

— Toujours. Tu sais, je regrette ce qui est arrivé.

— Moi aussi.

Il se tut. J’avais envie de toucher son visage ; au lieu de quoi, j’ajoutai :

— Tu m’as manqué.

Ce n’était pas la chose à dire, et je me mordis la langue : trop direct, trop tôt. Landen s’agita, mal à l’aise.

— J’aurais dû viser plus soigneusement. Toi aussi, tu m’as beaucoup manqué. Surtout la première année, ç’a été la pire.

Il fit une pause, joua quelques notes sur le piano, puis reprit :

— J’ai ma vie et j’en suis content. Parfois, je me dis que Thursday Next est juste un personnage d’un de mes romans, quelqu’un que j’ai inventé à l’image de la femme que je voulais aimer. Aujourd’hui… enfin, bref, c’est fini.

Ce n’était pas vraiment ce que j’espérais entendre, mais après tout ce qui s’était passé, je pouvais le comprendre.

— Mais tu es venu me retrouver.

Landen sourit.

— Tu es chez moi, Thurs. Quand un ami revient en ville, ça se fait d’aller le voir, non ?

— Et de lui offrir des fleurs ? Le colonel Phelps a droit à des roses aussi ?

— Non, lui, c’est les pissenlits. Les vieilles habitudes ont la vie dure.

— Je vois. Toi-même tu as bien réussi.

— Merci, fit-il. Tu n’as jamais répondu à mes lettres.

— Je n’ai jamais lu tes lettres.

— Tu es mariée ?

— Ça te regarde ?

— Je suppose que ça veut dire non.

La conversation prenait un tour indésirable. Il était temps de lever le camp.

— Écoute, Landen, je suis claquée. Et j’ai une grosse journée qui m’attend.

Je me levai. Landen m’emboîta le pas en clopinant. Il avait perdu une jambe en Crimée, mais il s’y était bien habitué. Il me rattrapa au bar.

— On dîne ensemble, un soir ?

Je pivotai vers lui.

— Sûr.

— Mardi ?

— Pourquoi pas ?

— Parfait, dit-il en se frottant les mains. On pourrait réunir tous les anciens…

Ce n’était pas ce à quoi j’avais pensé.

— Attends une minute. Tout compte fait, mardi, ça ne m’arrange pas trop.

— Pourquoi ? Il y a trois secondes, ça t’allait très bien. Ton père s’est encore manifesté ou quoi ?

— Non. Mais j’ai quantité de choses à faire ; il faut que je trouve un chenil pour Pickwick et que j’aille le chercher à la gare, vu qu’il n’aime pas voyager par les airs. Tu te rappelles la fois où on l’a emmené à Mull et qu’il a gerbé sur le steward ?

Je m’interrompis. Voilà que je me mettais à bafouiller comme une idiote.

— Et ne me dis pas, ajouta Landen, que tu dois te laver les cheveux.

— Très drôle.

— Qu’est-ce que tu vas faire comme boulot, à Swindon ?

— Plongeuse chez SmileyBurger.

— C’est cela, oui. OpSpec ?

Je hochai la tête.

— J’ai accepté un poste chez les LittéraTecs de Swindon.

— Un poste permanent ? Je veux dire, tu es revenue ici pour de bon ?

— Je ne sais pas.

Je posai ma main sur la sienne. J’avais envie de le serrer dans mes bras, de fondre en larmes, de lui déclarer que je l’aimais et l’aimerais toujours, comme une grosse nunuche désespérément fleur bleue, mais le temps était mal choisi, ainsi que le dirait mon père. Je préférai donc passer à l’offensive.

— Et toi, tu es marié ?

— Non.

— Tu n’y as jamais songé ?

— J’y ai beaucoup songé.

Nous nous tûmes tous les deux. Il y avait tant de choses à dire que ni l’un ni l’autre, nous ne savions par où commencer. Landen ouvrit un second front :

— Tu n’aimerais pas aller voir Richard III ?

— Ça se joue toujours ?

— Évidemment.

— C’est tentant, mais il reste que je ne sais pas quand j’arriverai à me libérer. La situation est un peu… imprévisible en ce moment.

Il était clair que Landen ne me croyait pas. Or je me voyais mal lui expliquer que j’étais sur la piste d’un grand criminel capable de voler des pensées et de projeter des images à volonté ; qui était invisible sur pellicule et pouvait rire et tuer en même temps. Landen soupira, sortit une carte de visite et la plaça sur le comptoir.

— Appelle-moi. Dès que tu seras libre. Promis ?

— Promis.

Il m’embrassa sur la joue, termina son verre, me regarda une dernière fois et quitta le bar en boitillant. Je contemplai sa carte, mais ne la ramassai pas. Ce n’était pas la peine. Son numéro n’avait pas changé, et je le connaissais par cœur.

Ma chambre était en tout point semblable aux autres chambres de l’hôtel. Les tableaux étaient vissés aux murs, et les bouteilles dans le minibar avaient été ouvertes, bues, puis remplies d’eau ou de thé froid par des VRP trop mesquins pour les payer. Elle était orientée au nord ; par la fenêtre, on apercevait le terrain de l’aéroport. Un gros aérostat de quarante places était amarré au mât ; ses flancs argentés brillaient, illuminés, dans la nuit noire. Le petit dirigeable que j’avais pris pour venir avait continué sur Salisbury. J’envisageai brièvement de le reprendre lorsqu’il repasserait dans l’autre sens. J’allumai la télévision juste à temps pour tomber sur Aujourd’hui au Parlement. Le débat sur la Crimée avait fait rage toute la journée, et ce n’était toujours pas fini. Je débarrassai mes poches de la menue monnaie qu’elles contenaient, sortis mon automatique de son étui et ouvris le tiroir de la table de chevet. Il était plein à craquer. Outre la Bible de Gideon, il y avait là les enseignements de Bouddha et une version anglaise du Coran. Plus un recueil de prières à l’ESU, un pamphlet de John Wesley, deux amulettes de la Société de l’Éveil Chrétien, les pensées de saint Zvlkx et les désormais incontournables Œuvres Complètes de William Shakespeare. Je retirai tous les livres, les fourrai dans le placard et plaçai mon automatique dans le tiroir. Puis je débouclai ma valise et entrepris d’organiser ma chambre. Ne sachant si j’allais rester ou non, je n’avais pas loué mon appartement londonien. Curieusement, je commençais à me sentir chez moi ici, et je n’étais pas sûre que ce fût une bonne chose. J’étalai toutes mes affaires sur le lit et les rangeai soigneusement. Je posai quelques livres sur le bureau et le Jane Eyre salvateur sur la table de nuit. Je pris la photo de Landen, m’approchai du bureau et, après un instant de réflexion, la cachai à l’envers dans mon tiroir à petites culottes. Avec l’original à portée de main, je n’avais pas besoin d’une image. La télé continuait à débiter d’une voix monocorde :

— … malgré l’intervention des Français et la promesse russe de garantir la sécurité des colons britanniques, il ne semble pas que le gouvernement anglais veuille retourner à la table de négociations à Budapest. L’Angleterre étant résolue à lancer l’offensive impliquant l’usage de nouveaux fusils à plasma Stonk, la paix n’est pas près de revenir sur la presqu’île de la mer Noire…

Le présentateur feuilleta ses notes.

— L’actualité nationale maintenant : nouvelle flambée de violence à Chichester où un groupe de néosurréalistes s’est réuni pour fêter le quatrième anniversaire de la légalisation du surréalisme. Sur place, pour Krapo News, Henry Grubb. Henry, comment ça se passe là-bas ?

Une image tremblotante apparut à l’écran, et je m’interrompis pour regarder. Derrière Grubb, une voiture renversée était en train de brûler, et plusieurs policiers portaient des tenues antiémeute. Henry Grubb, qui briguait un poste de correspondant en Crimée et espérait secrètement que la guerre ne finirait pas sans lui offrir l’occasion de mettre les pieds là-bas, arborait un gilet pare-balles bleu marine et s’exprimait à la manière haletante des reporters en zone de combats.

— Ça chauffe pas mal, Brian. Là où je me trouve, à cent mètres du lieu de l’affrontement, on peut voir plusieurs voitures en feu. Toute la journée, la police a tenté de séparer les deux factions, mais elle a été dépassée par le nombre. Ce soir, plusieurs centaines de Raphaélites ont encerclé le café N’est pas une pipe4 où s’étaient retranchés près de cent néosurréalistes. Les manifestants ont scandé des slogans de la Renaissance italienne, avant de lancer des pavés et des projectiles. Les néosurréalistes ont riposté en chargeant leurs rangs, abrités derrière de grosses montres molles, et ils ont semblé avoir le dessus jusqu’à l’arrivée de la police. Attendez, je vois un homme en train de se faire interpeller. Je vais tâcher d’obtenir une interview.

Je secouai tristement la tête et déposai plusieurs paires de chaussures sur le sol de la penderie. Violence il y avait eu à l’époque où le surréalisme était interdit, et violence il y avait maintenant que l’interdiction était levée. Grubb poursuivit la retransmission : il avait intercepté un policier qui escortait un jeune homme en costume du XVIe siècle, le visage tatoué d’une fidèle reproduction de la « Main de Dieu » de la chapelle Sixtine.

— Pardon, monsieur, comment répondrez-vous aux critiques qui vous accusent d’intolérance et de manque de respect vis-à-vis de toute forme de changement et d’expérimentation dans le domaine de l’art ?

L’homme de la Renaissance jeta un regard noir vers la caméra.

— On nous reproche de semer la zizanie, mais moi, ce soir, j’ai vu des Baroqueux, des Raphaélites, des Romantiques et des Maniéristes. L’art classique se mobilise en masse contre ces minables freluquets qui se planquent derrière la notion de « progrès ». Ce n’est pas seulement…

L’agent de police intervint et l’éloigna de force. Baissant la tête pour éviter une brique lancée à toute volée, Grubb rendit l’antenne :

— Ici Henry Grubb, pour Krapo News, en direct de Chichester.

J’éteignis la télévision à l’aide de la télécommande fixée par une chaîne à la table de nuit. M’asseyant sur le lit, je dénouai mes cheveux et me frottai le crâne. Je reniflai, dubitative, une de mes mèches et décidai de me passer de douche. J’avais été trop dure avec Landen. Malgré nos différences, nous avions encore suffisamment de choses en commun pour rester de bons amis.


  1. Charles Ier, exécuté par les partisans de Cromwell en 1649. (N.d.T.)
  2. Elizabeth Barrett (1806-1861), épouse du poète Robert Browning et poète elle-même. (N.d.T.)
  3. Mot inventé par Lewis Carroll pour son poème Jabberwocky et qui signifie vif, perçant. (N.d.T.)
  4. En français dans le texte. (N.d.T.)