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Hadès trouve un autre manuscrit
J’avais espéré tomber sur un manuscrit d’Austen ou de Trollope, Thackeray, Fielding ou Swift. Éventuellement Johnson, Wells ou Conan Doyle. Defoe, voilà qui aurait été amusant Imaginez mon ravissement quand j’ai découvert que Jane Eyre, le chef-d’œuvre de Charlotte Brontë, était exposé à son ancien domicile. Le hasard, décidément, fait bien les choses…
ACHÉRON HADÈS
Plaisirs et profits de la dégénérescence
Nos consignes de sécurité avaient été transmises au musée Brontë, et cette nuit-là, cinq vigiles armés étaient en train de monter la garde. Tous étaient de robustes gaillards originaires du Yorkshire, spécialement choisis pour cette mission de prestige en raison de leur fort sentiment de fierté littéraire. L’un d’eux stationnait dans la salle du manuscrit, un autre surveillait l’intérieur du bâtiment, deux agents patrouillaient dehors, et le cinquième se trouvait dans une petite pièce équipée de six écrans de télévision. L’œil dûment rivé sur les moniteurs, il mangeait un sandwich à l’œuf et à l’oignon. Il n’observa rien d’anormal sur ses écrans ; il faut dire que les curieux pouvoirs d’Achéron restaient un secret pour quiconque se situait au-dessous de OS-9.
Hadès n’eut aucun mal à entrer ; il se glissa simplement par la porte de la cuisine après avoir forcé la serrure avec un levier. Le garde en faction dans le bâtiment ne l’entendit pas approcher. Son corps inanimé fut retrouvé plus tard coincé sous le massif évier victorien. Achéron gravit les marches avec précaution, s’efforçant de ne pas faire de bruit. En réalité, il aurait pu faire tout le bruit qu’il voulait. Il savait que les balles des gardes ne pouvaient pas l’atteindre, mais quel intérêt d’aller se servir directement, sans autre forme de cérémonie ? Il longea le couloir à pas de loup et risqua un œil dans la salle où était exposé le manuscrit. Celle-ci était vide. Pour une raison ou une autre, le garde s’était absenté. S’avançant jusqu’à la vitrine blindée, Achéron plaça la main juste au-dessus du livre. Sous sa paume aplatie, le verre commença à gondoler et à mollir ; bientôt il fut suffisamment malléable pour permettre à Hadès de passer ses doigts à travers et de saisir le manuscrit. Le verre déstructuré se tordit et s’étira comme du caoutchouc, mais sitôt le livre sorti, il se solidifia rapidement. Seules de légères marbrures à sa surface témoignaient d’une intervention au sein de sa structure moléculaire. Avec un sourire triomphant, Hadès parcourut la page de garde :
Jane Eyre
Une autobiographie de CURRER BELL
Octobre 1847
Il avait eu l’intention de repartir séance tenante avec son butin ; oui mais voilà, il avait toujours aimé ce roman. Succombant à la tentation, il se mit à lire.
Le manuscrit était ouvert à l’endroit où Jane Eyre est lit lorsqu’elle entend un rire démoniaque – bas et sourd – à la porte de sa chambre. Contente que ce rire ne provienne pas de sa chambre, elle se lève et pousse le verrou en criant : « Qui est là ? »
En guise de réponse, elle ne perçoit qu’un gargouillis et un gémissement, des pas qui s’éloignent et une porte qui se ferme. Jane drape un châle autour de ses épaules, tire lentement le verrou et entrouvre sa porte pour jeter un coup d’œil dehors. Sur la natte, elle aperçoit une bougie qui brûle et remarque soudain que le couloir est empli de fumée. Le craquement de la porte entrebâillée de Rochester attire son attention ; à l’intérieur, elle distingue les reflets vacillants des flammes. Ne pensant plus à rien, Jane passe à l’action. Elle se rue dans la chambre en feu et tente d’alerter le dormeur avec ces mots :
— Réveillez-vous ! réveillez-vous !
Rochester ne réagit pas, et Jane constate, angoissée, que les draps du lit commencent à brunir et à se consumer. Elle attrape la cuvette et la cruche et jette l’eau sur lui. Puis elle court en chercher dans sa chambre afin d’éteindre les rideaux. Après une lutte, elle parvient à venir à bout de l’incendie, et Rochester, qui peste parce qu’il s’est réveillé dans une mare d’eau, lui dit :
— Y a-t-il une inondation ?
— Non, Monsieur, répond-elle, mais il y a eu un incendie. Levez-vous, levez-vous donc. Tout est éteint maintenant. Je vais vous chercher une chandelle.
Rochester ne comprend pas très bien ce qui s’est passé.
— Au nom de tous les lutins de la Chrétienté, êtes-vous Jane Eyre ? demande-t-il. Qu’avez-vous fait de moi, sorcière ? Qui se trouve dans cette chambre à part vous ? Avez-vous juré de me noyer ?
— Retournez-vous tout doucement.
Cette dernière réplique émanait du garde qui, de par son interpellation, avait interrompu Achéron en pleine lecture.
— J’ai horreur qu’on me fasse ça, se plaignit-il, pivotant vers l’homme qui pointait son arme sur lui. Juste quand on en arrive à un passage intéressant !
— Ne bougez pas et posez le manuscrit.
Achéron s’exécuta. Le garde décrocha son talkie-walkie et le porta à sa bouche.
— À votre place, je ne ferais pas ça, dit Achéron à voix basse.
— Ah oui ? riposta le garde avec assurance. Et pourquoi diable ?
— Parce que, fit Achéron lentement, accrochant son regard et scrutant jusqu’au tréfonds de son âme, vous ne saurez jamais pourquoi votre femme vous a quitté.
L’homme abaissa son talkie-walkie.
— Que savez-vous au sujet de Denise ?
Des rêves agités troublaient mon sommeil. C’était à nouveau la Crimée ; le crépitement des tirs et le hurlement métallique que produit un blindé léger touché par un obus. Je sentais même le goût de la poussière, de la cordite et de l’amatol dans l’air ; je distinguais les cris étouffés de mes camarades, les déflagrations désordonnées. Les fusils de calibre quatre-vingt-huit étaient si proches qu’ils n’avaient nul besoin de trajectoire. On n’entendait jamais celui qui vous frappait. J’étais dans mon transport de troupes, retournant sur le champ de bataille au mépris des ordres. Je roulais à travers la prairie, parmi les épaves laissées par les combats précédents. Quelque chose de lourd heurta mon véhicule, et le toit s’ouvrit, dévoilant dans la poussière un puits de lumière d’une étrange beauté. La même main invisible souleva le blindé et le projeta en l’air. Il parcourut quelques mètres sur une seule chenille avant de se redresser. Le moteur tournait toujours, les commandes semblaient fonctionner ; je poursuivis ma route sans me soucier des dégâts. Ce fut seulement en voulant allumer la radio que je me rendis compte que le toit avait été soufflé. Cette découverte me refroidit quelque peu, mais le moment n’était pas aux états d’âme. En face de moi, gisaient les carcasses fumantes du fleuron des Chars du Wessex : la Brigade de Blindés Légers. Les quatre-vingt-huit russes s’étaient tus ; on n’entendait plus qu’un échange de tirs d’armes de poing. Je m’arrêtai devant le groupe le plus proche de blessés capables de tenir debout et je débloquai la portière arrière. Elle était coincée, mais tant pis ; la portière latérale était partie avec le toit, et j’entassai rapidement vingt-deux soldats blessés et mourants dans un transport conçu pour huit personnes. Le tout ponctué d’une incessante sonnerie du téléphone. Mon frère, sans son casque et le visage en sang, était en train de s’occuper des blessés. Il me dit de revenir le chercher. Au moment où je repartais, le bang d’un coup de fusil ricocha sur le blindage ; l’infanterie russe se rapprochait. Le téléphone sonnait toujours. Je cherchai dans le noir le combiné que je fis tomber et tâtonnai par terre en jurant. C’était Bowden.
— Ça va ? demanda-t-il, sentant que quelque chose ne tournait pas rond.
— Très bien, répondis-je, habituée depuis longtemps à masquer mes problèmes. Qu’est-ce qui se passe ?
Je regardai mon réveil. Trois heures du matin. Je poussai un gémissement.
— Un autre manuscrit a été volé. Je viens de l’apprendre par radio. Même mode opératoire qu’avec Chuzzlewit. Il est entré et il l’a pris, c’est tout. Deux morts parmi les gardes. Dont un abattu avec sa propre arme.
— Jane Eyre ?
— Comment vous savez, nom d’une pipe ?
— C’est Rochester qui me l’a dit.
— Quoi ?
— Peu importe. À Haworth ?
— Il y a une heure.
— Je passe vous prendre dans vingt minutes.
Une heure plus tard, nous roulions en direction du nord pour rejoindre la M1 à Rugby. La nuit était claire et fraîche ; la circulation, quasi nulle. Le toit était relevé, et le chauffage marchait à fond ; malgré cela, il y avait des courants d’air : le vent qui soufflait par rafales tentait de s’infiltrer par la capote. Je frissonnai à l’idée de ce que ça pouvait donner en hiver. D’ici cinq heures, nous devions être à Rugby, après quoi le trajet serait moins pénible.
— J’espère que je ne vais pas le regretter, murmura Bowden. Je doute que Braxton apprécie, quand il saura.
— En général, quand on dit : « J’espère que je ne vais pas le regretter », on regrette nécessairement. Donc, si vous voulez que je vous laisse en dehors de ça, pas de problème. Rien à cirer de Braxton. Rien à cirer de Goliath et de Jack Maird. Il y a des choses plus importantes que le règlement. Modes et gouvernements vont et viennent, alors que Jane Eyre, c’est intemporel. Je donnerais n’importe quoi pour sauver ce roman.
Bowden ne dit rien. Depuis qu’on faisait équipe, lui et moi, je le soupçonnais de prendre pour la première fois plaisir à son travail d’OpSpec. Je rétrogradai pour doubler un camion qui roulait au ralenti, puis accélérai à nouveau.
— Comment saviez-vous que c’était Jane Eyre quand j’ai téléphoné ?
Je réfléchis une minute. Si je ne pouvais en parler à Bowden, alors je n’en parlerais à personne. Je tirai le mouchoir de Rochester de ma poche.
— Regardez le monogramme.
— EFR ?
— Il appartient à Edward Fairfax Rochester.
Bowden me considéra d’un air sceptique.
— On se calme, Thursday. Je ne suis peut-être pas le meilleur spécialiste de Brontë, mais même moi je sais que ces gens-là ne sont pas réels.
— Réel ou non, je l’ai rencontré à plusieurs reprises. J’ai aussi sa redingote.
— Attendez… j’ai bien compris, pour l’extraction de Quaverley, mais qu’êtes-vous en train de dire là ? Que les personnages peuvent sauter spontanément des pages d’un roman ?
— Je vous l’accorde volontiers : il se passe quelque chose de bizarre. Quelque chose que je ne m’explique pas. La barrière entre Rochester et moi s’est ramollie. Il n’est pas le seul à se balader ; je suis moi-même entrée une fois dans le livre quand j’étais gamine. J’ai débarqué pile au moment de leur rencontre. Vous vous en souvenez ?
L’air penaud, Bowden contempla par la vitre la station-service en bord de route.
— Ce n’est vraiment pas cher pour du sans plomb.
J’en devinai la raison.
— Vous ne l’avez pas lu, c’est ça ?
— Eh bien…, bredouilla-t-il, c’est que… euh…
Je ris.
— Tiens, tiens, un LittéraTec qui n’a pas lu Jane Eyre ?
— Oui, bon, ça va, pas la peine d’enfoncer le clou. J’ai étudié Les Hauts de Hurlevent et Villette à la place. J’avais l’intention de m’y consacrer, mais tout comme un tas d’autres choses, ça m’est sorti de la tête.
— Il faudrait que je vous résume l’histoire, alors.
— Ce serait mieux, oui, acquiesça-t-il, bougon. Dans l’heure qui suivit, je lui racontai donc Jane Eyre, à commencer par la petite orpheline Jane, son enfance chez Mrs. Reed et ses cousins, son séjour à Lowood, une horrible institution caritative dirigée par un évangéliste cruel et hypocrite ; puis l’épidémie de typhus et la mort de son amie Helen Burns ; après quoi Jane devient une élève modèle et, pour finir, apprentie institutrice sous les ordres de la directrice, Miss Temple.
— Jane quitte Lowood et part s’installer à Thornfield pour s’occuper de la pupille de Rochester, Adèle.
— Pupille ? demanda Bowden. C’est quoi, ça ?
— Une manière polie, à mon avis, de désigner le fruit d’une ancienne liaison. Si Rochester avait vécu aujourd’hui, Adèle ferait la une des journaux en tant qu’« enfant de l’amour ».
— Mais il a été correct ?
— Oh oui. De toute façon, Thornfield est un endroit agréable à vivre, sinon un peu étrange – Jane a le sentiment qu’on lui cache quelque chose. Rochester rentre chez lui après trois mois d’absence ; c’est un personnage ombrageux et dominateur, mais il est impressionné par le courage de Jane lorsqu’elle le sauve d’un mystérieux incendie dans sa chambre. Jane tombe amoureuse, mais elle est obligée de subir la cour que Rochester fait à Blanche Ingram, une espèce de bimbo version dix-neuvième. Jane part soigner Mrs. Reed qui est en train de mourir ; à son retour, Rochester la demande en mariage : il a réalisé entre-temps que les qualités morales de Jane sont largement supérieures à celles de Miss Ingram, malgré leur différence de rang social.
— Jusque-là, tout va bien.
— Attendez de vendre la peau de l’ours. Un mois plus tard, la cérémonie de mariage est interrompue par un avocat qui affirme que Rochester est déjà marié et que sa première femme – Berthe – est toujours en vie. Il accuse Rochester de bigamie, et il s’avère qu’il a raison. La folle Berthe Rochester vit dans une chambre au dernier étage de Thornfield, et c’est la bizarre Grace Poole qui s’occupe d’elle. C’est elle qui a tenté de mettre le feu au lit de Rochester il y a quelques mois. Jane est en état de choc – comme vous pouvez l’imaginer – et Rochester essaie de se justifier en invoquant la sincérité de son amour pour elle. Il lui demande de partir avec lui en tant que sa maîtresse, mais elle refuse. Toujours amoureuse, Jane s’enfuit et se retrouve chez les Rivers, un frère et deux sœurs, qui se révèlent être ses cousins germains.
— C’est un peu tiré par les cheveux, non ?
— Chut. L’oncle de Jane, qui était aussi leur oncle, vient juste de mourir, et il lui a légué toute sa fortune. Elle la partage avec eux et s’installe pour mener une vie indépendante. Le frère, Saint-John Rivers, décide de partir comme missionnaire en Inde ; il propose à Jane de l’épouser et de servir l’Église. Jane est toute prête à le servir, mais pas à l’épouser. Elle estime que le mariage est une union d’amour et de respect mutuel, et pas quelque chose qu’on doit considérer comme un devoir. Au terme d’un long bras de fer, elle accepte finalement de l’accompagner en qualité d’assistante. Et c’est en Inde, où Jane commence une nouvelle existence, que le livre se termine.
— C’est tout ? demanda Bowden, interdit.
— Comment ça ?
— Ma foi, ça finit un peu en queue de poisson. On cherche à rendre l’art parfait parce que la vraie vie ne l’est pas, or voilà que Charlotte Brontë conclut son roman – il doit y avoir un vœu pieux d’ordre autobiographique là-dessous – sur une note qui reflète sa propre déconfiture amoureuse. Moi, à la place de Charlotte, j’aurais tout fait pour réunir Jane et Rochester… pour les marier, si possible.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Ce n’est pas moi qui l’ai écrit.
Je marquai une pause.
— Vous avez raison, en fait, murmurai-je. C’est nul comme dénouement. Pourquoi, alors que tout marchait si bien, la fin laisse-t-elle le lecteur en plan ? Même les puristes s’accordent à reconnaître qu’ils auraient dû sauter le pas.
— Comment, avec Berthe toujours dans les parages ?
— Je ne sais pas, moi, elle n’avait qu’à mourir. C’est un problème, hein ?
— Comment se fait-il que vous le connaissiez aussi bien ?
— C’est un de mes livres préférés. Je l’avais sur moi, dans la poche de mon blouson, quand Hadès a tiré sur moi. Il a arrêté la balle. Rochester a débarqué peu après et a maintenu un garrot sur mon bras jusqu’à l’arrivée des secours. Lui et le livre m’ont sauvé la vie.
Bowden consulta sa montre.
— On n’est pas arrivés. On n’aura pas leur… tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?
On aurait dit un accident de la route. Une vingtaine de voitures étaient immobilisées devant nous et, comme ça n’avançait pas, au bout de deux minutes je m’engageai sur le bas-côté et roulai lentement jusqu’à la tête du bouchon. Un agent de la circulation nous arrêta, contempla, dubitatif, les impacts de balles sur la carrosserie de ma voiture et dit :
— Désolé, m’dame, je ne peux pas vous…
Je brandis mon vieux badge de OS-5, et il changea de ton.
— Désolé, m’dame. Il se passe quelque chose de bizarre là-bas devant.
Bowden et moi échangeâmes un regard et descendîmes de voiture. Derrière nous, un ruban de sécurité contenait la foule de curieux. Ils assistaient en silence au spectacle qui se déroulait sous leurs yeux. Trois voitures de police et une ambulance étaient déjà sur les lieux ; deux ambulanciers étaient en train de s’occuper d’un nouveau-né emmailloté dans une couverture qui vagissait plaintivement. Mon arrivée parut soulager tout le monde : le plus haut gradé là-dedans était un brigadier, et ils étaient contents de se défausser sur quelqu’un d’autre, surtout une OS-5, le grade le plus élevé qu’il leur avait jamais été donné de voir.
J’empruntai une paire de jumelles et scrutai l’autoroute déserte. À environ cinq cents mètres de là, la chaussée et le ciel étoilé disparaissaient dans une spirale en forme de tourbillon, un entonnoir broyant et déformant la lumière qui avait réussi à pénétrer le vortex. Je poussai un soupir. Mon père m’avait parlé de distorsions temporelles, mais je n’en avais encore jamais vu de mes propres yeux. Au centre du tourbillon, où la lumière réfractée se brisait en mille éclats désordonnés, il y avait un trou noir qui semblait n’avoir ni couleur ni profondeur, rien qu’une forme ; un cercle parfait de la taille d’un pamplemousse. La circulation en face avait également été arrêtée par la police ; les éclairs des gyrophares viraient au rouge à la périphérie de la masse noire, distordant l’image de la route à l’instar de la réfraction sur les bords d’un bocal à confiture. Devant le vortex il y avait une Datsun bleue ; le capot commençait déjà à s’allonger à l’approche de la distorsion. Derrière la Datsun je vis une moto, et derrière la moto, le plus près de nous, une berline familiale verte. Je les observai pendant une minute, mais tous les véhicules paraissaient s’être figés sur le bitume. Le motard, sa machine et les occupants des voitures étaient pétrifiés comme des statues.
— Bordel ! marmonnai-je avec un coup d’œil à ma montre. Ça s’est ouvert il y a combien de temps ?
— Une heure à peu près, répondit le brigadier. Il y a eu un genre d’accident impliquant un véhicule d’ExcoMat. Ça ne pouvait pas plus mal tomber ; j’étais sur le point de quitter mon travail.
Il indiqua du pouce le bébé sur la civière qui, les doigts dans la bouche, avait cessé de brailler.
— Lui, c’était le chauffeur. Avant l’accident, il avait trente et un ans. Le temps qu’on arrive, il en avait huit – dans quelques minutes, il n’en restera plus qu’une tache humide sur la couverture.
— Avez-vous appelé la ChronoGarde ?
— Oui, je les ai appelés, fit-il, résigné. Mais on a découvert un pan de temps négatif près du supermarché Tesco à Wareham. Ils ne pourront pas être là au mieux avant quatre heures.
Je réfléchis rapidement.
— Combien de personnes ont disparu jusqu’à présent ?
— Monsieur, dit un agent en désignant la chaussée, regardez-moi ça !
Sous nos yeux, la Datsun bleue se mit à se contorsionner, à s’étirer, à se plier et à se rabougrir avant de se faire aspirer à travers le trou. En quelques secondes, elle s’était évanouie entièrement, compressée à un milliardième de sa taille et catapultée vers l’Ailleurs.
Le brigadier repoussa sa casquette et soupira. Il ne pouvait rien faire.
Je répétai ma question.
— Combien ?
— Oh, le camion, tout un bibliobus, douze voitures et une moto. Peut-être vingt personnes au total.
— Ça fait beaucoup de matière, constatai-je, morose. Le temps que la ChronoGarde arrive jusqu’ici, la distorsion risque d’atteindre la taille d’un terrain de foot.
Le brigadier haussa les épaules. Il n’avait pas été formé pour gérer les phénomènes d’instabilité temporelle. Je me tournai vers Bowden.
— Allez, venez.
— Quoi ?
— On a un boulot à faire.
— Vous êtes cinglée !
— Peut-être.
— On ne peut pas attendre la ChronoGarde ?
— Ils n’arriveront jamais à temps. C’est facile. Un singe lobotomisé pourrait le faire.
— Et où allons-nous trouver un singe lobotomisé à cette heure-ci de la nuit ?
— Vous avez la pétoche, Bowden.
— Parfaitement. Vous savez ce qui va se passer si on échoue ?
— Nous n’échouerons pas. C’est simple comme bonjour. Papa était ChronoGarde ; il m’a parlé de ces choses-là. L’astuce, ce sont les sphères. Dans quatre heures, un cataclysme majeur pourrait se produire sous nos yeux. Une déchirure dans le temps, tellement large qu’on ne saurait plus trop distinguer l’ici et maintenant du là-bas et jadis. La débâcle de la civilisation, panique dans les rues, la fin du monde que nous connaissons. Eh, oh, petit !
J’avais repéré un gamin qui faisait rebondir un ballon de basket sur la chaussée. Il me le donna à contrecœur, et je rejoignis Bowden qui attendait, mal à l’aise, devant la voiture. Nous rabattîmes le toit, et Bowden s’assit sur le siège du passager, serrant le ballon d’un air sombre contre lui.
— Un ballon de basket ?
— C’est bien une sphère, non ? répliquai-je, me remémorant les conseils de papa. Vous êtes prêt ?
— Prêt, répondit-il d’une voix qui tremblait légèrement.
Je démarrai et m’approchai du groupe de policiers frappés de stupeur.
— Vous êtes sûre que vous savez ce que vous faites ? s’enquit un jeune agent.
— Plus ou moins, dis-je en toute sincérité. Quelqu’un aurait-il une montre avec une trotteuse ?
Le plus jeune des agents retira sa montre et me la tendit. Je notai le temps réel – cinq heures trente du matin –, puis remis les aiguilles sur douze heures. J’accrochai la montre au rétroviseur.
Le brigadier nous souhaita bonne chance, même si en son for intérieur il devait penser « plutôt vous que moi ».
Le ciel était en train de s’éclaircir, sauf autour des véhicules où il faisait encore nuit. Pour les voitures piégées, le temps s’était arrêté, mais seulement aux yeux d’observateurs extérieurs. Les occupants, eux, ne se rendaient compte de rien, sinon qu’en regardant derrière eux, ils auraient vu le jour se lever.
Les cinquante premiers mètres, nous les parcourûmes sans encombre ; cependant, à mesure que nous nous rapprochions, la moto et la voiture parurent prendre de la vitesse, et lorsque nous rattrapâmes la berline verte, nous roulions à près de quatre-vingt-quinze kilomètres à l’heure. Un coup d’œil sur la montre accrochée au rétro m’apprit qu’il s’était écoulé trois minutes exactement.
Bowden surveillait ce qui se passait derrière nous. Alors que nous abordions la zone d’instabilité, les mouvements des policiers semblèrent s’accélérer jusqu’à se brouiller complètement. Les voitures qui bloquaient la chaussée étaient détournées et renvoyées en sens inverse par le bas-côté à une allure d’enfer. Bowden remarqua aussi que le soleil se levait rapidement derrière nous et se demanda dans quoi il s’était embarqué.
La berline verte comptait deux occupants, un homme et une femme. La femme dormait, et le conducteur regardait le trou noir qui béait devant eux. Je lui criai de s’arrêter. Il baissa sa vitre, et je répétai l’ordre en ajoutant : « OpSpecs ! » et en agitant mon badge. Il freina docilement, et ses stops s’allumèrent, trouant l’obscurité. Trois minutes et vingt-six secondes avaient passé depuis le début de notre périple.
De leur poste d’observation, les ChronoGardes virent seulement les feux de la berline verte s’allumer languissamment dans l’entonnoir que formaient les ténèbres. Pendant dix minutes, ils suivirent la voiture des yeux tandis qu’elle bifurquait quasi imperceptiblement vers l’accotement. Il était presque dix heures du matin, et une patrouille avancée de la ChronoGarde venait d’arriver directement depuis Wareham. L’équipement et le personnel avaient embarqué à bord d’un hélicoptère Chinook de OS-12, et le colonel Rutter s’était déplacé en éclaireur pour voir ce qu’il y avait à faire. Il avait été surpris de découvrir que deux agents ordinaires s’étaient chargés de cette mission périlleuse, et ce d’autant plus que personne n’avait su lui dire qui ils étaient. Même la vérification de ma plaque minéralogique ne donna pas grand-chose, car la voiture était toujours enregistrée au nom du garage où je l’avais achetée. Le seul élément positif de cette histoire de fous, nota-t-il, était le fait que le passager semblait tenir un objet de forme sphérique. Si jamais le trou s’agrandissait et que le temps ralentissait encore davantage, il leur faudrait plusieurs mois pour nous atteindre, même avec le véhicule le plus rapide à leur disposition. Il baissa les jumelles et soupira. C’était un sale boulot, un putain de sale boulot solitaire. Cela faisait quarante ans qu’il travaillait dans la ChronoGarde, d’après le Temps Terrestre Standard. Professionnellement parlant, il avait deux cent neuf ans. Du point de vue physiologique, seulement vingt-huit. Ses enfants étaient plus âgés que lui ; sa femme était dans une maison de retraite. Il avait cru qu’un salaire élevé pallierait ces inconvénients, or il n’en fut rien.
Alors que la berline verte s’éloignait rapidement de nous, Bowden jeta un nouveau coup d’œil en arrière et vit le soleil se lever de plus en plus haut, de plus en plus vite. Un hélicoptère surgit en un éclair, avec le logo distinctif « CG » de la ChronoGarde. Devant nous, il n’y avait plus que le motard, dangereusement proche du trou noir et tourbillonnant. Tout de cuir rouge vêtu, il pilotait une Triumph dernier cri – ironiquement la seule moto capable d’échapper au vortex, à condition de connaître la nature du problème. Il nous avait fallu six minutes de plus pour parvenir à sa hauteur ; au moment où nous nous rapprochions, un rugissement se fit entendre par-dessus le bruit du vent, le genre de hurlement que peut produire un cyclone en vous frôlant. Il nous restait encore environ trois mètres à franchir, et nous avions du mal à maintenir notre allure. Le compteur de la Porsche affichait plus de cent quarante à l’heure tandis que nous foncions de concert sur l’autoroute. Je klaxonnai, mais le son se perdit dans le hurlement ambiant.
— Préparez-vous ! criai-je à Bowden.
Le vent nous fouettait les cheveux, et l’air tirait sur nos vêtements. Je fis des appels de phares, et le motard finit par nous remarquer. Il se retourna, nous adressa un signe de la main ; se méprenant sur notre intention, il crut qu’on lui proposait une course, débraya et accéléra. En un instant, le vortex le happa : il parut s’étirer en longueur, en largeur et à l’envers avant de se faire aspirer par la zone d’instabilité. La seconde d’après, il avait disparu. Au moment précis où je compris que nous ne le rattraperions pas, j’écrasai la pédale du frein et hurlai :
— Allez-y !
De la fumée s’échappa des pneus quand nous dérapâmes sur le bitume. Bowden lança le ballon de basket qui parut s’enfler à la dimension du trou ; il s’aplatit jusqu’à devenir un disque, et le trou s’allongea pour ne former plus qu’une ligne. Nous vîmes le ballon toucher le trou, rebondir une fois et nous ouvrir le passage. Un dernier coup d’œil à la montre, et nous basculâmes dans l’abîme, le ballon de basket masquant l’ultime vision de notre monde pendant que nous nous envolions vers l’Ailleurs. Douze minutes et quarante et une secondes s’étaient écoulées depuis notre départ. À l’extérieur, cela équivalait à environ sept heures.
— La moto est partie, observa le colonel Rutter.
Son adjoint grommela une réponse. Il n’aimait pas que des non-Chronos tentent de faire le boulot à sa place. Ils avaient réussi à préserver la légende de leur profession pendant plus de cinq décennies, avec un salaire à l’avenant ; ces apprentis héros ne pouvaient que miner la confiance indéfectible de l’opinion publique dans leur travail. Qui n’était pas bien difficile, du reste ; simplement, ça prenait beaucoup de temps. Il avait déjà réparé une déchirure similaire dans l’espace-temps, survenue dans le parc municipal de Weybridge entre l’horloge florale et le kiosque à musique. La tâche elle-même lui avait pris dix minutes : il lui avait suffi d’entrer et de boucher le trou avec une balle de tennis, pendant que, dehors, sept mois passaient en un éclair – sept mois avec une double paie plus des indemnités, merci infiniment.
Les agents de la ChronoGarde installèrent une grosse horloge face à l’entrée de la zone, pour que quiconque se trouvant à l’intérieur puisse se repérer plus facilement. Une horloge identique à l’arrière de l’hélico permettait aux agents au sol de se rendre compte du degré de ralentissement temporel.
Après la disparition de la moto, ils attendirent une demi-heure de plus pour voir ce qui allait arriver. Ils regardèrent Bowden se lever lentement et lancer ce qui ressemblait à un ballon de basket.
— Trop tard, murmura Rutter qui avait déjà assisté à ce genre de scène.
Il donna des ordres, et les rotors de l’hélico venaient à peine de repartir quand l’obscurité autour du trou se dissipa. La nuit recula, et une route dégagée apparut en face d’eux. Ils virent le couple descendre de la berline verte et contempler avec stupéfaction la soudaine lumière du jour. Cent mètres plus loin, le ballon de basket avait soigneusement colmaté la brèche et tremblait légèrement, maintenu en l’air par le souffle du vortex. En l’espace d’une minute, la déchirure se répara, et le ballon retomba sans effort sur le bitume, rebondissant plusieurs fois avant de rouler sur le bas-côté. Le ciel était clair ; il n’y avait aucune trace prouvant que le temps n’était pas ce qu’il avait toujours été. Tout comme il n’y avait plus aucune trace de la Datsun, du motard et de la voiture de sport bariolée.
Ma voiture continuait à glisser. L’autoroute avait cédé la place à un kaléidoscope de couleur et de lumière qui ne faisait aucun sens pour nous deux. À l’occasion, une image cohérente émergeait de cette bouillie ; à plusieurs reprises, nous crûmes être de retour dans un temps stable, mais le vortex nous entraîna de plus belle, et le cyclone faisait rage dans nos oreilles. La première fois, ce fut sur une route quelque part dans les environs de Londres. Apparemment, c’était l’hiver ; devant nous, une Austin Allegro vert pomme déboucha d’une bretelle d’accès. Je fis une embardée et accélérai en klaxonnant rageusement. L’image s’effondra brusquement et se fragmenta pour reformer aussitôt la cale crasseuse d’un bateau. La voiture était coincée entre deux caisses d’emballage, dont une, la plus proche, à destination de Shanghai. Le hurlement du vortex s’était atténué, mais nous entendions à présent un nouveau rugissement, le rugissement d’une tempête en pleine mer. Le bateau plongea en avant, et Bowden et moi nous regardâmes, ne sachant pas trop si c’était, oui ou non, la fin du voyage. Le vacarme s’accentua tandis que la cale humide se repliait sur elle-même et s’évanouissait, pour faire place à un service d’hôpital tout blanc. La tempête s’était apaisée ; le moteur de la voiture ronronnait de contentement. Dans le seul lit occupé, il y avait une femme somnolente et hébétée, avec un bras en écharpe. Je savais ce que j’avais à dire.
— Thursday ! criai-je, excitée.
La femme dans le lit fronça les sourcils et regarda Bowden, qui la salua d’un joyeux signe de la main.
— Il n’est pas mort ! continuai-je, sachant maintenant que je disais la vérité.
Déjà, les mugissements de la tempête reprenaient. Elle n’allait pas tarder à nous emporter.
— L’accident de voiture était un leurre. Des hommes de la trempe d’Achéron ne meurent pas aussi facilement. Accepte le poste de LittéraTec à Swindon.
La femme dans le lit eut tout juste le temps de répéter mon dernier mot quand le plafond et le plancher s’ouvrirent, et nous fûmes engloutis par le maelström. Après un carrousel étourdissant de tintamarre coloré et de lumière bruyante, nous échouâmes sur le parking d’une station-service quelque part au bord d’une autoroute. La tempête ralentit et s’arrêta.
— Ça y est, c’est fini ? demanda Bowden.
— Je n’en sais rien.
Il faisait nuit, et les réverbères baignaient le parking d’une lueur orangée. Le bitume luisait après la pluie. Une voiture se gara à côté de nous, une grosse Pontiac avec toute une famille à l’intérieur. La femme était en train d’engueuler son mari parce qu’il s’était endormi au volant, et les enfants pleuraient. Manifestement, ç’avait été moins une.
— Excusez-moi ! hurlai-je.
L’homme baissa sa vitre.
— Oui ?
— Quel jour sommes-nous ?
— Quel jour ?
— On est le huit juillet, répondit la femme en nous décochant un regard agacé.
Je la remerciai et me tournai à nouveau vers Bowden.
— Nous retardons de trois semaines ? s’enquit-il.
— Ou nous avons cinquante-six semaines d’avance.
— Ou bien cent huit.
— Je vais tâcher de savoir où nous sommes.
Je coupai le contact et descendis de voiture. Bowden se joignit à moi, et nous nous dirigeâmes vers la cafétéria. Au-delà de la bâtisse, on apercevait l’autoroute et la passerelle qui menait à la station-service d’en face.
Plusieurs dépanneuses passèrent à la queue leu leu devant nous, traînant des voitures vides.
— Il y a quelque chose qui cloche.
— Entièrement d’accord, opina Bowden. Mais quoi ?
Tout à coup, les portes de la cafétéria s’ouvrirent à la volée, et une femme en jaillit. Un pistolet à la main, elle poussait un homme qui trébucha en sortant. Bowden m’entraîna derrière une camionnette en stationnement. Nous risquâmes un œil dehors et vîmes que la femme avait de la compagnie bien malgré elle – des individus surgis de nulle part et qui étaient tous armés.
— Qu’est-ce qui… ? chuchotai-je, réalisant soudain de quoi il retournait. Mais c’est moi !
En effet. Je semblais avoir vieilli de quelques années, et cependant c’était bien moi. Bowden s’en était rendu compte aussi.
— Je ne suis pas sûr d’aimer votre coiffure.
— Vous préférez les cheveux longs ?
— Évidemment.
Sous nos yeux, l’un des trois hommes ordonna à cet autre moi de lâcher son arme. Moi-je-elle dit quelque chose qui nous échappa, posa son pistolet et libéra son prisonnier que l’un des inconnus empoigna brutalement.
— Mais qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, désemparée.
— Il faut qu’on y aille !
— Et qu’on me laisse comme ça ?
— Regardez.
Il désigna la voiture. Celle-ci tremblait légèrement comme secouée par une rafale de vent localisée.
— Je ne peux pas la laisser… me laisser dans cette situation !
Mais Bowden me traînait déjà vers la voiture qui oscillait plus violemment et commençait à s’estomper.
— Attendez !
Je me dégageai, tirai mon automatique et le planquai sous les roues du véhicule le plus proche. Puis je rejoignis Bowden en courant et sautai à l’arrière de la Speedster. Juste à temps. Il y eut un éclair aveuglant, un coup de tonnerre et, ensuite, le silence. J’ouvris un œil. Il faisait jour. Je regardai Bowden qui avait réussi à se glisser derrière le volant. Le parking de la station-service avait disparu ; à sa place, il y avait un paisible chemin de campagne. Le voyage était terminé.
— Ça va ?
Bowden tâta la barbe de trois jours qui lui avait inexplicablement poussé au menton.
— Je crois que oui. Et vous ?
— Ça peut aller.
Je vérifiai mon étui de pistolet. Il était vide.
— Sauf que je meurs d’envie de faire pipi. J’ai l’impression de ne pas y être allée depuis une semaine.
Bowden acquiesça d’un air peiné.
— Je pense pouvoir en dire autant.
Je me réfugiai derrière un mur. La démarche raide, Bowden traversa la route et se soulagea dans la haie.
— Où croyez-vous que nous sommes ? lui criai-je de derrière mon mur. Enfin, plus exactement, quand ?
— Voiture vingt-huit, grésilla la radio. Répondez, s’il vous plaît.
— Qui sait ? lança Bowden par-dessus son épaule. Mais si vous avez l’intention de remettre ça, choisissez quelqu’un d’autre.
Nous nous sentions beaucoup mieux en regagnant la voiture. C’était une belle journée, sèche et d’une grande douceur. Une odeur de foin flottait dans l’air et, à distance, on entendait un tracteur trimer dans un champ.
— C’était quoi, cette histoire à la station-service ? fit Bowden. Une Thursday passée ou une Thursday à venir ?
Je haussai les épaules.
— Je ne saurai pas vous expliquer. J’espère seulement que je me suis sortie de cette galère. Ces gars-là n’avaient pas une tête à faire une collecte pour la paroisse.
— Vous verrez bien.
— Sûrement. Je me demande qui était cet homme que je tentais de protéger.
— C’est à moi que vous posez la question ?
Je me perchai sur le capot et mis une paire de lunettes noires. S’approchant d’une grille, Bowden jeta un coup d’œil par-dessus. Au fond de la vallée se nichait un village en pierre grise, et un troupeau de vaches paissait paisiblement dans la prairie.
Il pointa le doigt sur une borne kilométrique.
— Tenez, un coup de bol.
La borne indiquait que nous étions à dix kilomètres de Haworth.
Mais je ne l’écoutais pas. Je réfléchissais à cette vision de moi-même dans le lit d’hôpital. Si je ne m’étais pas vue, je ne serais pas allée à Swindon, et si je n’étais pas allée à Swindon, j’aurais été incapable de m’adresser cet avertissement. Incontestablement, tout cela ferait sens pour mon père, mais moi je risquais de devenir folle à me torturer les méninges pour essayer de comprendre.
— Voiture vingt-huit, reprit la radio. Répondez, s’il vous plaît.
J’interrompis mes cogitations et vérifiai la position du soleil.
— Il doit être aux alentours de midi, je pense.
Bowden hocha la tête.
— Ce n’est pas nous, la voiture vingt-huit ? demanda-t-il avec un léger froncement de sourcils.
Je pris le micro.
— Voiture vingt-huit, je vous écoute.
— Enfin ! résonna une voix soulagée dans le haut-parleur. J’ai le colonel Rutter de la ChronoGarde qui désire vous parler.
Bowden s’approcha pour mieux entendre. Nous nous regardâmes, ne sachant ce qui nous attendait : une réprimande, une montagne de félicitations ou, si ça se trouvait, les deux à la fois.
— Agents Next et Cable, vous m’entendez ? fit une voix grave dans la radio.
— Oui, monsieur.
— Bien. Où êtes-vous ?
— À une dizaine de kilomètres de Haworth.
— Déjà ? s’esclaffa-t-il. Formidable.
Il se racla la gorge. On le sentait venir.
— Officieusement, c’était l’un des actes les plus courageux que j’aie jamais vu. Vous avez sauvé un grand nombre de vies et empêché le phénomène de prendre une ampleur considérable. Vous pouvez être très fiers de vous, et ce serait un honneur pour moi d’avoir deux agents aussi performants sous mes ordres.
— Merci, monsieur, je…
— Je n’ai pas terminé ! aboya-t-il, nous faisant sursauter tous les deux. Officiellement, toutefois, vous avez enfreint tous les articles du règlement. Et je devrais vous clouer les fesses au mur pour n’avoir pas suivi la procédure. Encore une tentative comme celle-ci, et c’est ce qui va arriver. Compris ?
— Compris, monsieur.
Je regardai Bowden. Une seule question nous brûlait les lèvres.
— Combien de temps avons-nous été absents ?
— Nous sommes en 2016, répondit Rutter. Votre absence a duré trente et un ans !