5
Cherchez le coupable, châtiez l’innocent
… C’était peut-être aussi bien qu’elle fût restée inconsciente pendant quatre semaines. Elle avait manqué le contrecoup, les rapports de OS-1, les récriminations, les obsèques de Tamworth et de Snood. Elle avait tout manqué… excepté le blâme. Il l’attendait à son réveil…
MILLON DE FLOSS
Thursday Next. Biographie
Je tentai de me concentrer sur le tube fluorescent au-dessus de ma tête. Je savais qu’il était arrivé quelque chose, mais le soir où Tamworth et moi nous étions attaqués à Achéron Hadès avait été, momentanément du moins, effacé de ma mémoire. Je fronçai les sourcils – seules des images fragmentées défilaient dans ma conscience. Je me revoyais tirant à trois reprises sur une petite vieille et dévalant l’escalier de secours. Je me souvenais vaguement d’avoir ouvert le feu sur ma propre voiture et d’avoir été blessée au bras. Je regardai mon bras ; effectivement, il était recouvert d’un bandage serré. Je me rappelai alors avoir reçu une autre balle – dans la poitrine. Je respirai deux ou trois fois ; ce fut un soulagement de n’entendre ni râle ni craquement. Il y avait une infirmière dans la pièce : elle dit quelques mots que je ne parvins pas à déchiffrer et sourit. Je trouvai ça bizarre et sombrai à nouveau dans un sommeil réparateur.
À mon réveil, le soir était tombé, et il faisait plus froid. J’étais toute seule dans une salle d’hôpital avec sept lits vides. Dehors, juste devant la porte, j’aperçus un policier armé en faction, tandis qu’à l’intérieur, un océan de fleurs et une multitude de cartes se disputaient l’espace. Pendant que j’étais couchée dans mon lit, les souvenirs de cette fameuse soirée affluèrent et débordèrent de mon subconscient. Je résistai aussi longtemps que je pus, mais autant vouloir contenir un raz de marée. Tout ce qui s’était passé ce soir-là revint en un clin d’œil. Et, en me souvenant, je fondis en larmes.
Au bout d’une semaine, j’étais suffisamment forte pour pouvoir me lever. Paige et Boswell étaient venus me rendre visite, et même ma mère s’était déplacée pour me voir. Elle me raconta qu’elle avait peint la chambre en mauve, au grand dam de papa – et c’était ma faute, puisque c’était moi qui le lui avais suggéré. Je ne me donnai pas la peine de lui expliquer. Toutes ces marques de sympathie me faisaient plaisir, bien sûr, mais mon esprit était ailleurs : il y avait eu un fiasco monumental, et quelqu’un allait devoir porter le chapeau ; en tant qu’unique survivante de ce désastre, j’étais la candidate désignée. L’hôpital mit un petit bureau à notre disposition, et j’y rencontrai l’ancien commissaire divisionnaire de Tamworth, un dénommé Flanker, un homme entièrement dépourvu de chaleur et d’humour. Il arriva avec un magnétophone à double cassette et plusieurs hauts gradés de OS-1 qui refusèrent de donner leur nom. Je fis ma déposition lentement et franchement, sans émotion et aussi précisément que possible. Les étranges pouvoirs d’Achéron avaient déjà été évoqués dans le passé, mais même Flanker avait de la peine à y croire.
— J’ai lu le rapport de Tamworth sur Hadès, et ça m’a laissé perplexe, Miss Next. Tamworth était un électron libre. OS-5, c’était lui et lui seul. Chez lui, Hadès était davantage une obsession qu’un travail. À en juger par notre enquête préliminaire, il avait tendance à passer outre aux règles de base des OpSpecs. Contrairement à la croyance populaire, nous sommes responsables devant le Parlement, quoique à un titre très confidentiel.
Il s’interrompit un instant et consulta ses notes. Puis il me regarda et mit le magnétophone en marche. Il identifia l’enregistrement en citant la date, son nom et le mien, mais il se référa aux autres agents uniquement par des numéros. Cela fait, il rapprocha une chaise et s’assit.
— Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
Je leur racontai l’histoire de ma rencontre avec Tamworth, jusqu’au départ précipité de Buckett.
— Enfin quelqu’un qui avait du bon sens, marmonna l’un des OS-1.
Je l’ignorai.
— Tamworth et moi sommes entrés dans l’immeuble de Styx, poursuivis-je. Nous avons pris l’escalier et, au sixième étage, nous avons entendu le coup de feu. Nous nous sommes arrêtés pour écouter, mais tout était redevenu silencieux. Tamworth pensait qu’on avait été découverts.
— Vous avez été découverts, répondit Flanker. D’après la transcription de la bande, nous savons que Snood a prononcé le nom d’Hadès à voix haute. Hadès l’a perçu et il a mal réagi : il a accusé Styx de l’avoir trahi et, après avoir récupéré le paquet, il a abattu son frère. Votre attaque-surprise ne l’a pas surpris. Il s’attendait à vous voir.
Je bus une gorgée d’eau. Si nous avions su, aurions-nous tourné casaque ? J’en doutais.
— Qui était devant ?
— Tamworth. Nous avons progressé doucement dans l’escalier. Le palier du septième était vide, à l’exception d’une petite vieille qui fixait la porte de l’ascenseur en maugréant. La porte de l’appartement de Styx était ouverte. Nous y avons jeté un coup d’œil. Styx gisait par terre, et nous avons procédé à une fouille rapide de son logement.
— On vous a vus sur la vidéo, Next, dit l’un des agents sans nom. Vous avez fait du bon travail.
— Et Hadès, vous l’avez vu sur la bande ?
L’homme toussota. Ils avaient du mal à digérer le rapport de Tamworth, mais la vidéo était sans équivoque. La personne d’Hadès ne figurait pas sur l’enregistrement… uniquement sa voix.
— Non, dit-il enfin. Nous ne l’avons pas vu.
— Tamworth a juré et il est retourné à la porte, repris-je. C’est alors que j’ai entendu un autre coup de feu.
Je m’arrêtai, me remémorant l’événement avec soin, sans toutefois bien comprendre ce que j’avais vu et ressenti. Je me rappelai que mon cœur avait cessé de battre ; tout était soudain devenu limpide. Je n’avais éprouvé aucune panique, juste un désir irrépressible d’achever le travail. J’avais vu Tamworth mourir, mais sans en concevoir la moindre émotion ; cela viendrait plus tard.
— Miss Next ? fit Flanker, me tirant de ma rêverie.
— Quoi ? Excusez-moi. Tamworth a été touché. Je me suis approchée, mais il a été clair au premier regard qu’il ne survivrait pas à sa blessure. Présumant qu’Hadès devait être sur le palier, j’ai pris une profonde inspiration et j’ai regardé dehors.
— Qu’avez-vous vu ?
— J’ai vu la petite vieille devant l’ascenseur. Comme je n’avais entendu personne descendre, j’en ai conclu qu’Hadès était sur le toit. J’ai regardé à nouveau. La vieille dame a renoncé à attendre et est passée devant moi pour emprunter l’escalier, marchant dans une flaque d’eau au passage. Elle a fait tss-tss en apercevant le corps de Tamworth. J’ai reporté mon attention sur les marches qui menaient vers le toit. Pendant que je m’y dirigeais lentement, un doute s’est insinué dans mon esprit. Je me suis retournée sur la vieille dame qui était en train de descendre en pestant contre les horaires irréguliers des trams. Ce sont ses traces qui m’ont alertée. Malgré ses petits pieds, les traces humides étaient celles d’une chaussure d’homme. Je n’avais pas besoin d’autre preuve. Règle numéro Deux : Achéron peut mentir en pensée, en parole, en action et en apparence. Pour la première fois de ma vie, j’ai tiré sous le coup de la colère.
Tout le monde se taisait, et je continuai :
— Trois balles sur quatre à mon avis ont atteint la silhouette recroquevillée sur les marches. La vieille dame – ou, tout au moins, son image – a dégringolé l’escalier, et je me suis approchée prudemment de la rampe pour voir. Ses affaires étaient éparpillées sur les marches de béton, et son caddie avait atterri sur le palier du dessous. Ses emplettes s’en étaient échappées, et plusieurs boîtes de nourriture pour chat roulaient lentement dans l’escalier.
— Vous l’avez touchée ?
— Affirmatif.
Flanker tira un petit sachet de sa poche et me le montra. Il contenait trois de mes projectiles, aplatis comme s’ils avaient heurté un tank.
Lorsque Flanker rompit le silence, sa voix était teintée d’incrédulité.
— Vous dites qu’Achéron s’était déguisé en vieille dame ?
— Oui, monsieur, répondis-je en regardant droit devant moi.
— Et comment il a fait ?
— Je ne sais pas, monsieur.
— Comment un homme de plus d’un mètre quatre-vingt-quinze aurait-il pu rentrer dans les habits d’une femme de petite taille ?
— Je ne pense pas qu’il l’ait fait physiquement ; je crois qu’il a simplement projeté ce qu’il voulait que je voie.
— Cela paraît insensé.
— Il y a beaucoup de choses que nous ignorons au sujet d’Hadès.
— Ça, je vous l’accorde. La vieille dame se nommait Mrs. Grimswold ; nous l’avons découverte coincée dans la cheminée de Styx. Il a fallu trois hommes pour la déloger.
Flanker réfléchit et céda la parole à l’un des OS-1 qui l’accompagnaient.
— Je voudrais bien savoir pourquoi vous étiez tous deux armés de projectiles explosifs, fit l’agent, regardant non pas moi, mais le mur.
C’était un petit brun avec un tic à l’œil gauche.
— Têtes creuses cannelées et charge ultrapuissante. C’était pour quoi faire ? Pour chasser le buffle ?
J’inspirai profondément.
— Hadès avait déjà essuyé des tirs en 1977, sans aucun résultat, monsieur. Tamworth nous avait équipés en balles explosives en vue d’un affrontement. Avec l’autorisation de OS-1, m’a-t-il dit.
— Sûrement pas. Si les journaux s’emparent de ça, on va le payer très cher. Les OpSpecs n’ont pas de bons rapports avec la presse, Miss Next. La Taupe ne cesse de réclamer l’accréditation pour un de ses journalistes. Les hommes politiques, quand on leur demande des comptes, se reposent de plus en plus sur nous. Des balles explosives ! Même les brigades spéciales de la cavalerie n’ont pas utilisé ça contre les Russes, merde.
— C’est ce que j’ai dit, arguai-je, mais vu leur état… (je secouai le sachet de balles aplaties)… je réalise que Tamworth a fait preuve d’une grande retenue. C’est de balles perforantes dont nous aurions eu besoin.
— Vous n’y pensez pas.
Nous fîmes une pause alors. Flanker et les autres se retirèrent dans la pièce voisine pour parlementer, tandis qu’une infirmière me changeait mon pansement. J’avais eu de la chance ; mon bras ne s’était pas infecté. J’étais en train de songer à Snood lorsqu’ils revinrent pour reprendre l’interrogatoire.
— En descendant l’escalier avec précaution, j’ai constaté qu’Achéron n’était plus armé. Car sur les marches, à côté d’une boîte de crème anglaise en poudre, j’ai trouvé un Beretta neuf millimètres. D’Achéron et de la vieille dame, il n’y avait aucun signe. Sur le palier, j’ai vu que la porte d’un des appartements avait été ouverte avec une telle force que les gonds et le verrou de sécurité avaient été arrachés. J’ai interrogé les deux occupants de l’appartement, mais ils étaient morts de rire ; apparemment, Achéron leur avait raconté une blague sur trois fourmiliers dans un pub, et ils étaient incapables de s’exprimer avec cohérence.
L’un des agents, une femme, secouait lentement la tête.
— Quoi encore ? demandai-je avec indignation.
— Aucune des deux personnes que vous citez ne se souvient de vous ni d’Hadès. Ils se rappellent seulement que la porte s’est ouverte à la volée, sans raison apparente. Comment vous expliquez ça ?
— Je ne l’explique pas. Sans doute est-il capable de contrôler les esprits fragiles. Nous n’avons encore qu’une notion très floue des pouvoirs de cet homme.
— Hmm, répliqua l’autre pensivement. À vrai dire, le couple a essayé de nous raconter la blague sur les fourmiliers. On s’est posé des questions à ce sujet.
— Ce n’était pas drôle, n’est-ce pas ?
— Absolument pas. Mais eux semblaient trouver ça hilarant.
Je sentis la moutarde me monter au nez ; je n’aimais pas leur façon de mener cet interrogatoire. Rassemblant mes idées, je poursuivis, désireuse d’en finir au plus vite :
— J’ai jeté un coup d’œil dans l’appartement et aperçu une fenêtre ouverte dans la chambre à coucher. Elle donnait sur l’escalier de secours et, en me penchant, j’ai vu Achéron qui descendait en courant les marches rouillées quatre étages plus bas. Impossible de le rattraper… c’est alors que j’ai vu Snood. Il a surgi de derrière une voiture en stationnement et, se laissant tomber à terre, a pointé son revolver sur Hadès. Sur le coup, je n’ai pas compris ce qu’il faisait là.
— Mais maintenant vous savez ?
Mon cœur se serra.
— Il était venu m’aider.
Je ravalai mes larmes. Il était hors de question que je me mette à chialer comme une môme devant ces gens-là ; expertement, je déguisai mon reniflement en quinte de toux.
— Il était là parce qu’il s’était rendu compte de ce qu’il avait fait, dit Flanker. Il savait qu’en prononçant tout haut le nom d’Hadès, il vous avait compromis, vous et Tamworth. Nous pensons qu’il a cherché à se racheter. À quatre-vingt-neuf ans, il s’attaquait à un adversaire plus fort, plus déterminé et plus intelligent que lui. C’était courageux de sa part. Courageux et stupide. Avez-vous entendu ce qu’ils se sont dit ?
— Pas tout de suite. J’étais dans l’escalier de secours quand Snood a hurlé : « Police ! » et : « Couchez-vous ! » Le temps que j’arrive au deuxième étage, Hadès l’avait persuadé de lui remettre son arme et l’avait abattu. J’ai tiré à deux reprises ; Hadès a chancelé, mais il s’est vite remis et a foncé vers la voiture la plus proche. La mienne, en l’occurrence.
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
— J’ai dévalé l’escalier et sauté à terre ; j’ai atterri sur un tas de détritus et me suis tordu la cheville. Achéron a cogné sur la vitre de ma voiture et a ouvert la portière. En quelques secondes, il a arraché l’antivol et mis le moteur en marche. La rue, je le savais, se terminait en cul-de-sac. Pour s’échapper, Achéron allait devoir me passer sur le corps. J’ai clopiné jusqu’au milieu de la chaussée et j’ai attendu. J’ai ouvert le feu sitôt qu’il a démarré. Toutes les balles ont atteint leur cible. Deux dans le pare-brise et une dans la grille du radiateur. La voiture a accéléré, et j’ai tiré à nouveau. J’ai explosé un rétroviseur latéral et un phare. Il allait me renverser, mais ça m’était égal. L’opération avait foiré. Achéron avait tué Tamworth et Snood. Et il allait en tuer des tas d’autres si je ne mettais pas toute la gomme. Ma dernière balle a touché le pneu avant droit, et il a fini par perdre le contrôle. La voiture a percuté une Studebaker qui était garée là ; elle a fait un tonneau, rebondi sur le toit et s’est enfin arrêtée à moins d’un mètre de moi. Elle a oscillé un moment, puis s’est immobilisée, l’eau du radiateur se mêlant à l’essence qui s’écoulait sur la chaussée.
J’ai bu une nouvelle gorgée d’eau et contemplé les visages en face de moi. Ils étaient tous suspendus à mes lèvres, mais le plus dur restait à venir.
— J’ai rechargé mon arme et ouvert la portière du conducteur. Je m’attendais à voir Hadès tomber comme une masse à mes pieds, mais une fois de plus ce soir-là, il a déjoué mon attente. La voiture était vide.
— L’avez-vous vu s’enfuir ?
— Non. J’étais justement en train de me gratter la tête quand une voix familière m’a interpellée par-derrière. C’était Buckett. Il était revenu.
— Où est-il ? avait hurlé Buckett.
— Je ne sais pas, avais-je bégayé, inspectant l’arrière de la voiture. Il était là…
— Ne bougez pas ! avait crié Buckett. Je vais voir devant !
J’étais contente de recevoir des ordres et de ne plus avoir à prendre l’initiative. Mais en tournant les talons, Buckett avait miroité légèrement, et j’avais compris qu’il y avait anguille sous roche. Sans hésiter, je lui tirai dans le dos à trois reprises. Il s’écroula…
— Vous avez tiré sur un autre agent ? s’enquit un OS-1, incrédule. Dans le dos ?
Je ne relevai pas.
… Sauf que ce n’était pas Buckett, évidemment. L’homme qui s’était redressé face à moi était Achéron. Il se frotta le dos là où je l’avais touché et sourit d’un air affable.
— Ce n’était pas très sport ! observa-t-il sans cesser de sourire.
— Je ne suis pas là pour le sport, lui assurai-je.
L’un des OS-1 me coupa la parole.
— C’est une manie chez vous, de tirer dans le dos des gens, Next. À bout portant, avec des balles explosives, et il a survécu ? Je regrette, c’est totalement impossible.
— C’est pourtant ce qui est arrivé.
— Elle ment ! déclara-t-il, indigné. Je commence à en avoir assez… !
Mais Flanker posa la main sur son bras pour le calmer.
— Continuez, Miss Next.
J’obtempérai.
— Salut, Thursday, avait dit Hadès.
— Achéron, avais-je répondu.
Il avait souri.
— Le sang de Tamworth est en train de refroidir là-haut, dans l’escalier, et tout ça par votre faute. Donnez-moi votre arme, qu’on en finisse – comme ça, chacun pourra rentrer chez lui.
Hadès tendit la main, et je fus fortement tentée de lui remettre mon pistolet. Mais je lui avais déjà résisté dans le passé, alors qu’il employait des méthodes plus persuasives – à une époque où j’étais étudiante, et lui, maître de conférences. Peut-être Tamworth savait-il que j’étais capable de lui tenir tête ; c’était peut-être l’une des raisons pour lesquelles il m’avait recrutée. Hadès s’en rendit compte et reprit sur un ton cordial :
— Ça fait un bon moment, hein ? Quinze ans, je crois.
— Été 69, rétorquai-je d’un air sombre.
Je n’avais pas le temps de jouer à son petit jeu.
— Soixante-neuf ? répéta-t-il après un instant de réflexion. Seize ans, alors. On était plutôt copains tous les deux, si mes souvenirs sont bons.
— Vous étiez un brillant professeur, Achéron. Je n’ai pas rencontré d’intellect comparable au vôtre. Pourquoi tout ceci ?
— Je pourrais vous retourner la question, repartit-il. Vous étiez la seule parmi mes étudiants que j’aurais qualifiée de brillante, et pourtant vous voilà à peine mieux lotie qu’un flic – une LittéraTec, à la botte du Service. Qu’est-ce qui vous a menée à OS-5 ?
— Le destin.
Il y eut une pause. Achéron sourit.
— J’ai toujours eu un faible pour vous, Thursday. Vous m’avez repoussé, or comme chacun le sait, il n’y a rien de plus séducteur que la résistance. Je me suis souvent demandé ce que je ferais si par hasard nous nous revoyions. Mon élève vedette, ma protégée. Nous étions presque amants.
— Je n’ai jamais été votre protégée, Achéron.
Il sourit de plus belle.
— Ça ne vous arrive pas d’avoir envie d’une nouvelle voiture ? interrogea-t-il tout à trac.
Évidemment que ça m’arrivait, et je le lui dis.
— Et une grande maison ? Deux grandes maisons ? À la campagne. Avec un terrain. Et un Rembrandt.
Je le voyais venir.
— Si vous cherchez à m’acheter, Achéron, il va falloir choisir la bonne monnaie.
Sa figure s’allongea.
— Vous êtes forte, Thursday. La cupidité, ça marche avec la plupart des gens.
J’étais en colère à présent.
— Que comptez-vous faire du manuscrit de Chuzzlewit, Achéron ? Le vendre ?
— Voler et revendre ? Comme c’est vulgaire, ricana-t-il. Désolé pour vos deux amis. Les têtes creuses, ça fait beaucoup de dégâts, n’est-ce pas ?
Nous nous faisions face. OS-14 n’allait pas tarder à débarquer.
— Couchez-vous, ordonnai-je, ou je vous jure que je vais tirer.
Soudain, Hadès ne fut plus qu’un tourbillon de mouvement. Un claquement sec déchira l’air, et je sentis comme une traction sur mon avant-bras. J’éprouvai aussi une sensation de chaleur et réalisai, avec un intérêt détaché, que j’étais blessée.
— Bien joué, Thursday. Et si vous essayiez avec l’autre bras ?
Sans m’en rendre compte, j’avais fait feu dans sa direction. C’était là-dessus qu’il me congratulait. Il me restait trente secondes peut-être avant que l’hémorragie ne commence à m’engourdir. Je transférai l’automatique dans ma main gauche et entrepris de le lever à nouveau.
Achéron sourit, admiratif. Il aurait continué son jeu de massacre aussi longtemps que bon lui semblait, mais le hurlement lointain de sirènes de police l’incita à passer à l’action. Il me logea une balle dans la poitrine et me laissa pour morte.
Les fonctionnaires de OS-1 s’agitèrent légèrement lorsque j’eus terminé mon récit. Ils se regardaient entre eux, mais peu m’importait qu’ils me croient ou non. Hadès m’avait laissée pour morte, seulement mon heure n’avait pas encore sonné. L’exemplaire de Jane Eyre que Tamworth m’avait donné m’avait sauvé la vie. Je l’avais rangé dans ma poche de poitrine ; la balle d’Hadès l’avait transpercé jusqu’à la troisième de couverture, sans aller plus loin. Des côtes cassées, un collapsus pulmonaire et un hématome d’enfer – mais j’avais survécu. Question de chance, ou de destinée, appelez ça comme vous voudrez.
— C’est tout ? demanda Flanker.
Je hochai la tête.
— C’est tout.
Évidemment que ce n’était pas tout ; il y aurait encore beaucoup à dire, sauf que ça ne les concernait pas. Je n’allais pas leur raconter qu’Hadès s’était servi de la mort de Filbert Snood pour m’enfoncer moralement ; c’était ainsi d’ailleurs qu’il avait réussi à ouvrir le feu.
— C’est à peu près tout ce que nous voulions savoir, Miss Next. Dès que vous serez rétablie, vous pourrez réintégrer OS-27. Je vous rappelle que vous êtes liée par la clause de confidentialité que vous avez signée. Une parole malheureuse risquerait d’avoir de très fâcheuses conséquences. Avez-vous autre chose à ajouter ?
Je pris une grande inspiration.
— Je sais que tout ceci peut paraître insensé, mais c’est la vérité. Je suis le premier témoin à avoir vu ce dont Hadès est capable pour survivre. À l’avenir, quiconque s’attaque à lui doit être pleinement conscient de ses facultés.
Flanker se cala dans son siège. Il regarda l’homme avec le tic qui acquiesça d’un signe de tête.
— Tout cela reste purement théorique, Miss Next.
— Que voulez-vous dire ?
— Hadès est mort. Les OS-14 sont peut-être des affolés de la gâchette, mais ils ne sont pas complètement nuls. Ils l’ont pris en chasse sur la M4 jusqu’à ce qu’il crashe sa voiture à la hauteur de la sortie numéro 12. Le véhicule a pris feu après avoir dévalé le remblai. Nous tenions à entendre votre déposition avant de vous en parler.
La nouvelle me fit l’effet d’un coup de massue. Ces quinze derniers jours, la vengeance avait été ma motivation première pour garder la tête hors de l’eau. Sans ce désir brûlant de voir Hadès châtié, je ne m’en serais peut-être pas sortie. Sa disparition rendait mon témoignage invérifiable. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils me croient sur parole, mais j’espérais au moins être vengée quand d’autres auraient mis la main sur lui.
— Pardon ? fis-je soudain.
— J’ai dit que Hadès était mort.
— Non, il n’est pas mort, rétorquai-je sans réfléchir.
Flanker dut attribuer ma réaction au contrecoup du choc traumatique.
— C’est peut-être difficile à admettre, mais il a péri dans l’incendie de sa voiture. Sa dépouille était méconnaissable : nous ne l’avons identifié que grâce à sa dentition. Il avait toujours le pistolet de Snood sur lui.
— Et le manuscrit de Chuzzlewit ?
— Aucune trace… Il a certainement brûlé aussi.
Je baissai la tête. Toute l’opération n’avait été qu’un gigantesque fiasco.
— Miss Next, dit Flanker, se levant et posant la main sur mon épaule, vous serez contente de savoir que rien de tout ceci ne transpirera au-delà de OS-8. Vous pouvez retourner dans votre unité avec un casier totalement vierge. Il y a eu des erreurs, mais nous n’avons pas la moindre idée de ce qui se serait passé, si le contexte avait été différent. En ce qui nous concerne, c’est la dernière fois que vous nous voyez.
Il coupa le magnétophone, me souhaita un prompt rétablissement et quitta la pièce. Les autres agents lui emboîtèrent le pas, à l’exception de l’homme au tic. Il attendit que ses collègues fussent hors de portée de voix Pour me glisser à l’oreille :
— Je pense que vous nous avez raconté des salades, Miss Next. Le Service ne peut se permettre de perdre des hommes tels que Fillip Tamworth.
— Merci.
— De quoi ?
— De m’avoir dit son prénom.
L’homme ouvrit la bouche pour répondre, se ravisa et sortit.
Je me levai de table dans la salle d’interrogatoire improvisée et me postai devant la fenêtre. Il faisait beau dehors ; les arbres vacillaient doucement dans la brise, et le monde n’avait pas vraiment l’air d’être fait pour des gens comme Hadès. Les souvenirs de ce soir-là revinrent me hanter. L’épisode dont je ne leur avais pas parlé concernait Snood. Désignant son corps usé et fatigué, Achéron m’avait dit :
— Filbert voulait vous demander pardon.
— C’est le père de Filbert ! rectifiai-je.
— Non, s’esclaffa-t-il. C’est bien Filbert.
Je regardai Snood. Il était couché sur le dos, les yeux ouverts – malgré soixante ans d’écart, la ressemblance était indéniable.
— Oh non, ce n’est pas vrai ! Filbert ? C’était lui ?
Achéron semblait trouver ça très divertissant.
— « Retenu de manière irrévocable » est l’euphémisme employé par les ChronoGardes pour désigner l’agrégation temporelle. C’est bizarre que vous ne sachiez pas ça, Thursday. Surpris hors de l’espace-temps. Il a pris soixante ans en moins d’une minute. Pas étonnant qu’il ait préféré se volatiliser.
Il n’y avait donc pas eu d’autre fille à Tewkesbury. J’avais déjà entendu parler de la dilatation du temps et des instabilités temporelles par mon père. Dans le monde de l’Événement, du Cône et de l’Horizon, Filbert Snood avait été retenu de manière irrévocable. Le drame, c’était qu’il n’avait pas eu le courage de me le dire. Ce fut à ce moment-là, alors que j’avais le moral dans les chaussettes, qu’Achéron s’était retourné et avait tiré. Exactement comme il l’avait programmé.
Je regagnai lentement ma chambre et m’assis sur le lit, broyant du noir. Quand il n’y a personne alentour, j’ai tendance à avoir la larme facile. Je pleurai d’abondance pendant cinq bonnes minutes et, me sentant beaucoup mieux, me mouchai bruyamment et allumai la télé pour me changer les idées. Je zappai d’une chaîne à l’autre jusqu’à tomber sur Krapo News. Où il était question de Crimée, encore et toujours.
— Et, à propos de Crimée, annonça la présentatrice, la branche armement du groupe Goliath a mis au point une nouvelle arme dans la lutte contre l’agresseur russe. On espère que le fusil balistique à plasma-propulsion – nom de code « Stonk » – jouera un rôle décisif dans l’issue du conflit. Notre correspondant James Backbiter nous en parle plus en détail.
Lui succéda le gros plan d’un fusil d’allure exotique manipulé par un soldat en uniforme d’OpSpec de l’armée.
— Voici le nouveau fusil à plasma Stonk, présenté aujourd’hui par la branche armement de Goliath, commenta Backbiter qui se tenait à côté du soldat sur un champ de tir. Nous ne sommes pas en mesure de vous le décrire avec précision, pour des raisons évidentes, mais nous pouvons faire une démonstration de son efficacité en spécifiant qu’il utilise une décharge d’énergie concentrée pour détruire blindage et personnel dans un rayon de près de deux kilomètres.
Je regardai, horrifiée, le soldat procéder à la démonstration. D’invisibles décharges d’énergie frappèrent le tank cible avec la puissance d’une dizaine de nos obusiers. On aurait dit une pièce d’artillerie format poche. Le tir de barrage cessa, et Backbiter posa deux ou trois questions convenues au colonel, tandis que les troupes défilaient à l’arrière-plan, armées de nouveaux fusils.
— Quand pensez-vous que nos soldats au front seront équipés de Stonks ?
— Les premières armes sont déjà en route. Le reste sera livré sitôt que nous aurons mis en place la chaîne de production nécessaire.
— Et, pour finir, l’effet sur les hostilités ?
L’expression du colonel changea imperceptiblement.
— Avec Stonk, d’ici un mois les Russes quémanderont la paix.
— Et merde, marmonnai-je.
Cette formule-là, je l’avais entendue un nombre incalculable de fois durant mon service militaire. Elle avait remplacé le traditionnel « ce sera terminé pour Noël » et présageait systématiquement un effroyable carnage.
Avant même le déploiement de la nouvelle arme, sa simple existence avait modifié l’équilibre des forces en présence. Désormais peu enclin à se retirer, le gouvernement anglais tentait de négocier la reddition de l’ennemi. Les Russes, eux, ne voulaient pas en entendre parler. L’ONU avait exigé le retour des belligérants à la table de négociations à Budapest, mais les pourparlers étaient au point mort ; l’armée impériale russe s’était retranchée en prévision de l’assaut annoncé. Plus tôt dans la journée, le porte-parole de Goliath Armement avait reçu l’ordre de comparaître devant le Parlement pour justifier le retard de livraison des nouvelles armes, retard qui remontait maintenant à un mois.
Un crissement de pneus me tira de mes réflexions. Je levai les yeux. Au milieu de la chambre d’hôpital, il y avait une rutilante voiture de sport. Je cillai deux fois, mais elle ne disparut pas. Elle n’avait strictement rien à faire ici, sans parler de la manière dont elle avait pénétré dans la pièce, la porte étant juste assez large pour laisser passer un lit ; pourtant elle était là. Je sentais l’odeur des gaz d’échappement et entendais le moteur tourner ; curieusement, je ne trouvai pas ça bizarre. Les occupants de la voiture avaient les yeux rivés sur moi. Âgée de trente-cinq ans environ, la jeune femme au volant ne m’était pas totalement inconnue…
— Thursday ! s’écria-t-elle d’un ton pressant.
Je fronçai les sourcils. Tout cela paraissait bien réel, et j’étais sûre et certaine d’avoir déjà vu la conductrice quelque part. Le passager, un jeune homme en costume que je ne connaissais pas, m’adressa un joyeux signe de la main.
— Il n’est pas mort ! lança la femme, comme si elle avait très peu de temps devant elle. L’accident de voiture était un leurre. Des hommes de la trempe d’Achéron ne meurent pas aussi facilement. Accepte le poste de LittéraTec à Swindon !
— Swindon ? répétai-je.
Je croyais avoir quitté cette ville pour toujours – son nom réveillait en moi des souvenirs un peu trop douloureux.
J’ouvris la bouche pour parler, mais les pneus gémirent à nouveau, et la voiture repartit, se repliant sur elle-même plutôt que de s’évanouir ; il n’en restait plus rien, rien que l’écho des pneus et un vague relent de gaz d’échappement. Ceux-ci aussi finirent par se dissiper, sans laisser le moindre indice sur cette étrange apparition. Je me pris la tête entre les mains. La conductrice m’était vraiment très familière. Ç’avait été moi.
Le temps que la commission d’enquête publie ses conclusions, mon bras était presque guéri. Je ne fus pas autorisée à les lire, mais ça ne me dérangeait pas. Le rapport, si j’avais pu le consulter, n’aurait probablement fait qu’ajouter à ma frustration et à mon agacement. Boswell était revenu me voir pour me dire que je bénéficiais d’un congé maladie de six mois, ce qui me fut piètre consolation. Je n’avais nulle envie de retourner chez les LittéraTecs ; du moins, pas à Londres.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? me demanda Paige.
Elle s’était pointée le jour de ma sortie d’hôpital pour m’aider à rassembler mes affaires.
— Six mois, ça risque d’être long quand on n’a ni hobbies, ni famille, ni petit ami, insista-t-elle.
Parfois, elle avait tendance à mettre les pieds dans le plat.
— J’ai des tas de hobbies.
— Par exemple ?
— La peinture.
— C’est vrai, ça ?
— Absolument. En ce moment, je travaille sur une marine.
— Depuis combien de temps ?
— Sept ans environ.
— Ça doit être un chef-d’œuvre.
— C’est une croûte innommable.
— Non, mais sérieusement, dit Turner.
En l’espace de quelques semaines, nous étions devenues plus proches que nous ne l’avions jamais été depuis que nous nous connaissions.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
Je lui tendis le bulletin officiel des OS-27, avec la liste des postes à pourvoir dans tout le pays. Paige regarda l’annonce que j’avais entourée de rouge.
— Swindon ?
— Pourquoi pas ? C’est chez moi.
— Peut-être bien, mais n’empêche que c’est bizarre.
Elle tapota le descriptif du boulot.
— C’est pour un simple agent… alors que tu travailles comme inspecteur depuis plus de trois ans déjà !
— Trois ans et demi. Aucune importance. Je vais le prendre.
Je ne pouvais lui révéler ma véritable motivation. Ç’aurait certes pu être une coïncidence, mais la conductrice de la voiture s’était montrée on ne peut plus claire : Accepte le poste de LittéraTec à Swindon ! Peut-être que la vision avait été réelle, tout compte fait ; l’annonce avait paru après l’incursion de la voiture dans ma chambre. Et si l’histoire du job à Swindon était vraie, il y avait des chances que la nouvelle de la fausse mort d’Hadès le fût également. J’avais postulé sans trop réfléchir. Pas question de parler de la voiture à Paige ; amies ou pas, elle aurait forcément fait son rapport à Boswell. Lequel aurait prévenu Flanker, avec tous les désagréments qui s’ensuivraient. Je commençais à toucher ma bille en matière de dissimulation, et j’étais heureuse comme je ne l’avais plus été depuis des mois.
— Tu vas nous manquer, Thursday.
— Ça passera.
— Tu vas me manquer.
— Merci, Paige, je suis très touchée. Toi aussi, tu me manqueras.
Nous nous étreignîmes ; elle me dit de rester en contact et sortit de la pièce, accompagnée du bip-bip de son pager.
Je finis de ranger mes affaires et allai remercier les infirmières qui me remirent un paquet enveloppé de papier brun.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ça appartient à celui qui vous a sauvé la vie.
— Comment ça ?
— Un passant a pris soin de vous avant l’arrivée de l’ambulance ; il a obturé votre blessure au bras et vous a recouverte de son manteau pour vous éviter d’avoir froid. Sans son intervention, vous vous seriez vidée de votre sang.
Interloquée, j’ouvris le paquet. Tout d’abord, il y avait là un mouchoir qui, malgré plusieurs lavages, portait encore les traces de mon propre sang. Ainsi qu’un monogramme brodé dans un coin, EFR. Ensuite, il y avait une veste, une sorte de redingote qui avait dû être très en vogue au milieu du XIXe siècle. Je fouillai les poches et découvris une note de chapelier. Adressée à un certain Edward Fairfax Rochester, Esq., et datée de 1833. Je m’assis pesamment sur le lit et contemplai la veste, le mouchoir et la facture. Normalement, je n’aurais pas cru que Rochester se serait arraché aux pages de Jane Eyre pour venir à mon secours ; ceci est totalement inconcevable, bien sûr. J’aurais considéré la chose comme un canular grotesque et laborieux… si Edward Rochester et moi-même ne nous étions pas déjà rencontrés dans le passé.