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8 février
Il fait froid. Le brouillard léger, très blanc, qui monte des marais, rend les animaux et les hommes irréels, accompagne tous les gestes et les ralentit. Même les bruits sont assourdis et comme portés avec un temps de retard. Des busards de roseaux s’envolent devant les chevaux. Raphaëlle est venue avec la Land Rover jusqu’à ce lointain pâturage sans savoir si elle pourra supporter de voir Ruiz approcher des taureaux. L’hiver est là depuis deux mois.
Raphaëlle distingue les silhouettes de Ruiz et de Sébastian, au loin, sur leurs andalous. Ruiz est encore maigre. Il ne parle jamais de son accident de Séville. Et tous les amis qui défilent aux Saintes-Maries chaque jour font comme lui, par superstition.
Il a attendu d’être complètement guéri de ses blessures pour demander à Virgile l’autorisation de venir au mas avec Raphaëlle. Son père les a accueillis à bras ouverts. Il a fini par faire son choix. Ruiz vivant, Ruiz heureux, vaut tous les Jocelyn du monde. Le drame de Séville a tout remis en place. Virgile n’en revient pas de voir son fils marcher et sourire, même si ce sourire a quelque chose de tendu aujourd’hui. Raphaëlle non plus n’en revient pas d’être de nouveau dans cette maison, d’être attablée avec Virgile et Maria, d’avoir la main de Ruiz dans la sienne. Le bonheur serait parfait sans cette angoisse sourde qui rôde autour d’eux. Ce brusque silence, parfois, au milieu d’une phrase. Ils ont déjeuné avec Sébastian qui n’est pas là par hasard. Sébastian qui jette de fréquents coups d’œil inquiets sur Ruiz, alors que c’est lui qui, depuis des mois, l’encourage avec de grands rires chaque matin durant les heures de rééducation imposées par les médecins. Ils ont discuté de taureaux et de chevaux. Ils ont parlé des contrats à venir que Ruiz doit signer de toute urgence. Puis c’est Virgile lui-même qui les a poussés vers les écuries. Il sait très bien pourquoi son fils est venu, et il sait que c’est grave. Miguel a indiqué la route à Raphaëlle mais il a refusé de l’accompagner, horrifié. Maria ne regardait personne.
Il y a ce brouillard qui nimbe tout. Dans cette clarté grise et blanche de l’hiver, la Camargue est neuve pour Raphaëlle. C’est comme une épreuve à laquelle la jeune femme ne comprend rien. Sébastian a fini par séparer une bête du troupeau. Raphaëlle s’est assise sur le capot de la voiture. Elle a pris les jumelles dans la boîte à gants. Ruiz, nu-tête, a immobilisé son entier. Il regarde le jeune taureau que Sébastian dirige vers lui. L’andalou bronche un peu. Ruiz a un visage que Raphaëlle ne lui connaît pas. Elle le voit faire faire demi-tour à son cheval et prendre un peu de champ. Il met pied à terre. Sébastian est à côté de lui. Raphaëlle tente d’imaginer ce que Ruiz peut ressentir et, d’un seul coup, elle le plaint. S’il a laissé son courage sur le sable de la Maestranza, si, avec sa première blessure grave, Ruiz a perdu toute bravoure, il n’a plus aucune raison de vivre. Si le Miura l’a amputé de sa force et de sa témérité, il vaudrait vraiment mieux qu’il soit mort à Séville. Et Raphaëlle se souvient à présent de tous les silences de Ruiz depuis des semaines, du regard vague qu’il laissait errer sur la mer et sur les goélands argentés, des heures qu’il passait le front appuyé contre ses baies vitrées.
C’est donc à cela qu’il réfléchissait, à sa rencontre prochaine avec un taureau. Elle a bien essayé, en y pensant souvent, de mesurer ce que Ruiz a subi, mais elle ne peut pas se mettre à sa place, elle le sait. Elle sent confusément que Ruiz avait surtout, en tant que torero, une confiance que rien ne pouvait ébranler, une aisance et un calme que lui donnait son courage absolu. Mais qu’en est-il aujourd’hui après ces mois passés loin d’eux, après le séjour à l’hôpital de Madrid, après la peur et la souffrance que Revoltoso lui a infligées ? Ruiz devait être tendu, tout au long de sa convalescence et sa rééducation, vers cette confrontation qu’il a organisée loin des regards, bien à l’abri sur les terres de son père, avec Sébastian pour seul témoin. Et Raphaëlle regrette d’être là, indiscrète et impuissante. Comme toujours, avec Ruiz, elle ne sait plus où elle en est. Préférerait-elle le voir s’enfuir en courant, renonçant à sa vie de matador et à ses démons ? Ou veut-elle malgré tout le Ruiz qui l’a séduite, ce cavalier qui s’amusait des plus lourds taureaux de Vasquez ? Elle n’en sait rien et ça n’a aucune importance car il ne sera pas ce qu’elle voudra – ni même ce qu’il voudra lui – mais seulement ce qu’il pourra être aujourd’hui.
Elle serre ses doigts sur les jumelles. Elle voit très bien le profil de Ruiz qui se découpe sur un ciel gris et triste. Elle voit les mâchoires crispées. Elle regarde un peu plus bas et le voit déployer une cape que Sébastian vient de lui tendre. Elle cherche le taureau et le trouve, vingt mètres plus loin, la tête haute, les cornes menaçantes. C’est quoi, ça, un quatre ans bien armé ? Raphaëlle relève les jumelles et observe sans leur aide la scène qui se déroule au loin. Elle voit Ruiz reculer malgré lui et revenir à côté de Sébastian. Elle a mal pour lui, prise au piège de ce combat sinistre qu’il se livre à lui-même. Il ne supportera pas une défaite, elle le sait d’avance.
La masse noire du taureau vient de bouger. Il charge et Raphaëlle serre les jumelles inutiles de toutes ses forces. C’est Sébastian qui reçoit le fauve. Ruiz est près des chevaux qui s’énervent. Raphaëlle, les larmes aux yeux, pense qu’elle est condamnée à pleurer toute sa vie avec un homme comme Ruiz. Et elle se rend compte qu’elle est en train de prier sans même savoir ce qu’elle demande. Il est des réalités qu’il ne faudrait jamais approcher, des existences dans lesquelles il ne faudrait pas entrer.
Le taureau regarde les hommes, indécis. Sébastian regarde Ruiz qui s’en va. Et le monde – en tout cas leur monde – s’écroulera si Ruiz s’en va. Mais, s’il reste, il est obligé de tout jouer à quitte ou double. Il n’y a aucune porte de sortie dans ce dilemme. Sébastian, Raphaëlle : ils sont des subalternes, des spectateurs. C’est le taureau qui commande. Être observé par Sébastian n’a pas l’air de suffire à Ruiz pour trouver du courage. Les souvenirs de Séville doivent peser lourd. Et il n’y a pas de foule pour le porter, pour lui renvoyer son image. Il n’y aura pas non plus d’estocade au bout, pas de rage de vaincre, pas de désir de mort. Comme Sébastian n’est pas un novice, l’animal qu’il a choisi n’est pas sans danger. Sébastian respecte trop Ruiz pour le leurrer. Il ne le jugera d’ailleurs pas, même si son dieu se dérobe. Il est là pour mettre en place, seulement. Comme toujours. Alors il a mis en place et il attend. Il n’est pas le maestro et il ne veut pas l’être. Il veut que ce soit comme d’habitude et qu’on reprenne les choses où elles en étaient. Alors il fait comme s’il ne doutait pas et il attend.
Le pied à l’étrier, Ruiz n’achève pas son geste et redescend. Il appuie son front contre l’encolure de l’andalou. Et puis, soudain, il se retourne et s’éloigne des chevaux qui détalent. Sébastian a tendu la cape, Ruiz l’a prise d’une main au moment où le taureau se décide à charger de nouveau. Ruiz fait face et Sébastian recule. Ruiz réceptionne de façon limpide son adversaire. Ce n’est plus le fils Vasquez en bottes de cheval dans un pâturage, mais Ruiz Dominique matador qui cite le novillo59 et qui épouse encore une fois sa démence.
Sébastian s’est éloigné. Il a tellement confiance en Ruiz qu’il s’est assis à quelques pas sur une souche, et qu’il est à lui seul tout un public d’adorateurs. Ruiz, immobile, ne cède pas un pouce de terrain au jeune taureau déchaîné qu’il provoque de la voix et du geste.
Le vent froid a séché les larmes de Raphaëlle. Il lui faut en garder et en fabriquer beaucoup pour l’avenir. Mais comme Ruiz, là-bas, vient d’oublier Revoltoso et de sublimer ses terreurs, il faudra bien que Raphaëlle accepte le chemin de croix qu’il va lui imposer, jusqu’à ce que son heure sonne dans une plaza. Parce qu’elle sonnera. N’importe qui peut comprendre, en voyant Ruiz, qu’à force de chercher si âprement sa mort, il la trouvera. Maria avait raison. À deux cents mètres d’elle, Ruiz est en train de renaître. À cet instant ce n’est pas Raphaëlle qu’il aime mais ce taureau noir – et seulement lui – qui vient de le frôler et qui se retourne déjà.
Raphaëlle a repris les jumelles. Elle peut lire sur les lèvres de Sébastian un timide « olé ! ». C’est pour elle comme un cri repris par des milliers de voix qui hurlent dans sa tête et déferlent sur la Camargue.
Le plus beau reste à venir. Triomphe, échec ou déchirure, Ruiz a rendez-vous à Séville. Et il ira.