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26 et 27 septembre

 

Jocelyn avait tout essayé pour convaincre Raphaëlle de quitter l’Espagne. Ils avaient passé une nuit de cauchemar dans un hôtel triste de Séville où Jocelyn avait fini par leur trouver une chambre. À défaut de somnifères, Jocelyn avait saoulé Raphaëlle méthodiquement pour qu’elle s’endorme. Et tandis qu’elle se débattait encore dans un profond sommeil, Jocelyn avait erré dans l’hôtel pour y glaner des renseignements auprès des portiers. Puis il était allé marcher le long du Guadalquivir jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à ce geste furtif et honteux qu’il avait eu pour jeter le couteau à cran d’arrêt dans l’eau noire. Il n’avait appris que le lendemain, par la radio, le transfert de Ruiz à l’hôpital de Madrid dans un état très grave mais pas désespéré. Il en avait été soulagé, à sa plus grande surprise. Soulagé pour lui-même, égoïstement. Avoir souhaité la mort de Ruiz ne l’en rendait pas responsable, mais il pensait à Virgile et à Maria. Il se sentait dégoûté de tout. De lui, surtout. Il avait laissé Raphaëlle cuver toute la journée puis, à son réveil, il lui avait donné des nouvelles à contrecœur, avec l’impression de se perdre, de se déposséder. Il n’avait pu obtenir de billets d’avion que pour le lendemain après-midi, et ils passèrent encore une nuit côte à côte, hébétés, sans presque se parler, partageant leur naufrage.

Le mardi matin, tandis que Jocelyn donnait des coups de téléphone à Paris, pour ses affaires, Raphaëlle avait été passer un moment à la cathédrale. Elle s’était réfugiée derrière les grilles de la Capilla Mayor, comme si à ce seul endroit, dans tout Séville, elle pouvait retrouver un peu de Ruiz. Elle était certaine qu’il avait dû venir prier là. Prier la Vierge de lui donner la grâce pour tuer des taureaux encore et encore jusqu’au bout de son âge. Elle avait erré jusqu’à la statue de la Virgen de Los Reyes, parée de satin blanc et de joyaux. Cette Vierge-là était comme l’Espagne, comme Maria, et comme Ruiz : vouée à la parade, à l’exhibition, mais plus sûrement à la douleur malgré le clinquant des ors. Raphaëlle avait prié sous les coupoles de la cathédrale jusqu’à user les mots. Que Ruiz vive. Loin d’elle et même pas pour longtemps mais qu’il vive. Que l’irréparable n’ait pas encore eu lieu. Que Raphaëlle ne l’ait pas vu. Qu’elle ne puisse pas donner un nom et une image à la mort de Ruiz. Que tout se fasse en dehors d’elle. Qu’elle ne soit pas témoin. Ailleurs et autrement. Et ne pas le savoir. Que Ruiz vive un tout petit peu au-delà des jours qu’il lui avait donnés. Seulement ça. Et le temps avait coulé, faisant tourner le soleil sur les vitraux sans qu’elle s’en aperçoive.

Jocelyn finit par avoir l’idée de la chercher là et la dénicha dans l’ombre. Il s’arrêta à quelques pas d’elle pour l’observer un moment. Il la voyait de dos, la tête baissée, abîmée dans une prière. Sa robe était froissée. C’était toujours la même depuis dimanche. Jocelyn se sentit déchiré entre la pitié qu’il avait d’elle et la rage impuissante qui l’étouffait. La voir pleurer sans fin lui était insupportable. Il essaya en vain de penser à Ruiz sans haine et il s’appuya à un pilier, une seconde. Il n’aurait jamais cru possible de se retrouver un jour dans une église à regarder Raphaëlle supplier la Vierge – et la détester de le faire. Il avança encore, longeant les grilles, et entra dans la Capilla Mayor. Raphaëlle n’avait pas bougé. Il savait si bien ce qu’elle demandait ! La vie sauve de Ruiz et puis quoi encore ! Mais pourquoi ce drame ne s’était-il pas joué d’un coup, pourquoi tout n’était-il pas consommé, achevé ! Jocelyn eut conscience, de manière aiguë et intolérable, d’avoir perdu Raphaëlle pour de bon, quoi qu’il puisse arriver. Il était si près d’elle qu’il pouvait entendre son murmure ininterrompu. Elle avait donc la foi ? Depuis quand ?

Il était l’heure de partir et il fallait qu’il se décide à la toucher, à lui faire savoir qu’il était là, à lui faire quitter cet endroit. Il n’avait aucun goût pour le rôle qu’il tenait malgré lui. Il ne voulait pas aider Raphaëlle et pas la consoler. Il voulait qu’elle l’aime et ce n’était plus possible. Il eut la force de s’avouer ce qu’il souhaitait vraiment : que Ruiz disparaisse de leurs vies et de leurs mémoires. Et les Vasquez avec, et ses années d’enfance, tant pis, et tous ses souvenirs.

Il fit le dernier pas et secoua Raphaëlle par l’épaule comme il l’aurait fait pour la réveiller. Ils se suivirent sans parler le long de la nef centrale. Ils n’avaient plus rien de commun. Que leurs billets d’avion pour Paris. Jocelyn se sentit pressé de quitter cette cathédrale gothique, cette Espagne qu’il exécrait à présent. Respecter le chagrin de Raphaëlle n’était pas dans ses possibilités. Pour ça, il aurait fallu que Ruiz soit mort. Alors le décor se serait justifié et Jocelyn y aurait joué la pièce. Mais hélas il ne pouvait que se taire. C’était déjà beaucoup.

 

Ce n’est qu’en arrivant à Roissy, devant la file des taxis, que Raphaëlle sembla vraiment émerger. Elle demanda à Jocelyn de l’accompagner chez elle. Regardant défiler les rues de Paris, Raphaëlle abandonnait ses brumes de cauchemar derrière elle. Même si Séville lui apparaissait soudain comme bien lointaine et bien inaccessible, Ruiz vivait. Cette simple certitude, Raphaëlle se la répétait sans cesse, de peur qu’on ne la lui arrache. Le monstre noir ne l’avait pas achevé, malgré toute sa sauvagerie. Ruiz vivait dans un hôpital madrilène où sa mère devait le veiller. Ruiz vivait et Raphaëlle n’avait plus de larmes à pleurer.

Comme Jocelyn hésitait, sur le seuil du studio, Raphaëlle lui fit signe d’entrer. Elle ouvrit la valise qu’il avait rapportée et fut très étonnée d’y trouver les vêtements achetés à Valence. Elle revit la boutique luxueuse et la vendeuse qui parlait français.

— C’était dans une autre existence, murmura-t-elle. Où as-tu trouvé ces affaires ? À l’Alfonso XIII ?

— Oui… Un des hommes de Ruiz les avait laissées à la réception. J’y suis allé pendant que tu dormais.

Jocelyn avait l’air abattu et Raphaëlle s’assit en face de lui. Le studio était minuscule. Elle regarda autour d’elle et soupira.

— Quel genre de souvenir vas-tu garder de moi ? demanda-t-elle d’une voix morne.

Jocelyn fronça les sourcils et se leva. Il alla jusqu’à la kitchenette prendre une bouteille de whisky et deux verres.

— Souvenir ? Pourquoi ? Écoute, Raphaëlle, je crois que nous sommes hors d’état de réfléchir. Ces deux derniers jours ont été un enfer…

Raphaëlle le dévisagea, une seconde, puis appuya sa tête aux coussins du canapé et ferma les yeux.

— Si tu n’avais pas été à Séville, commença-t-elle, je ne sais pas ce que j’aurais fait… Tu t’es toujours très bien conduit avec moi.

— Parce que je t’aimais. Parce que je t’aime, en fait. Mais bien me conduire ne m’a protégé de rien, ne m’a donné aucun droit, même pas celui de ton respect. À Nîmes, c’est Virgile que j’ai dû consoler, à Séville c’était ton tour ! Je ne suis pas un saint, Raphaëlle, et vous n’êtes pas des victimes. Tu t’es contentée d’en profiter, jusqu’ici, mais je veux tout de même te répéter que je t’aime, je n’ai plus aucun orgueil pour ce qui te concerne. Je ne peux pas, hélas, gommer mes sentiments d’un coup.

Elle rouvrit les yeux.

— Je voulais juste te dire que tu as été très gentil pour moi, depuis deux jours…

— Arrête les remerciements ! explosa-t-il. Tu ne te demandes pas ce que j’y faisais, en Espagne ?

— Non.

Elle repoussa son verre sans l’avoir touché.

— Non, je ne me le demande pas. Tu étais venu me chercher ? Ou lui casser la figure, quelque chose comme ça ? Ce taureau l’a fait pour toi. Content ?

Jocelyn jeta la bouteille de whisky qu’il tenait contre le mur. Le bruit la fit sursauter.

— Très content ! hurla-t-il.

Le silence retomba comme par vagues entre eux. Raphaëlle observait Jocelyn qui marchait de long en large, les mains crispées dans ses poches, hors de lui.

— Pardon, murmura-t-elle.

— Raphaëlle… Tu ne veux pas que nous en parlions dans quelques jours ? Je suis vidé. Il faut que j’aille au bureau demain matin de bonne heure. J’ai tout laissé en plan et je ne peux pas me permettre de continuer comme ça… Je n’ai jamais voulu cette boucherie, je te le jure. Même si j’ai eu envie de le tuer, c’était abstrait. C’est toi que je veux. Je t’aime, Raphaëlle… Tu avais dit que nous irions chez cet Italien de la place Saint-Sulpice, et que…

Mais il n’acheva pas, conscient de l’inutilité de son insistance. Il n’avait ni honte ni peur, devant elle, seulement une tristesse atroce, prête à s’installer dans sa tête pour longtemps.

— Oh ! Jocelyn, non !

Raphaëlle luttait contre cette sensibilité et cette nostalgie qui s’étaient mises à peser dans la pièce. Elle ne voulait pas humilier Jocelyn davantage. Leur chambre toute blanche du mas des Vasquez, leur intimité de cette nuit-là, et déjà Ruiz entre eux : elle revoyait tout avec une précision pénible. Elle était incapable de mépriser Jocelyn uniquement parce qu’elle ne l’aimait plus. Elle ne voulait pas le voir changer. Elle ne voulait d’ailleurs changer personne. Elle ne voulait qu’être seule. Elle s’était laissée glisser sur le tapis d’où, assise en tailleur, elle le regardait. Comme elle ne lui répondait pas, il sentit confusément qu’il avait perdu.

— Que vas-tu faire ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

— Je vais te rendre ce studio. Bazarder mes affaires. Je vais descendre dans le Midi et trouver une chambre quelque part. Je vais attendre.

Stupéfait, il s’assit près d’elle. Il cherchait ses mots.

— Tu es folle, dit-il enfin. Ruiz est dans le coma, à Madrid ! Jamais sa famille ne te laissera l’approcher. Virgile s’est battu avec son fils à cause de toi ! Tu imagines, s’il ne reprend jamais connaissance, la responsabilité qu’ils vont te faire porter ? Tu ne peux pas aller les voir, quand même ! Alors tu vas attendre quoi et où ? Redescends sur terre, bon sang ! Tu veux de ses nouvelles ? Tu veux que j’en demande ? Tu n’en auras aucune dans le Midi…

Il était si désemparé et si suppliant que Raphaëlle tendit la main vers lui pour le faire taire. Puis elle la laissa retomber.

— Non, dit-elle avec douceur. Je ne veux pas… Je ne veux rien. Tu as vraiment fait ce que tu pouvais, Jocelyn.

Il secoua la tête, amer.

— Tu es en train de sombrer, Raphaëlle ! C’est de la connerie. Tu vas partir sur un coup de tête, c’est bien la pire chose que tu puisses faire. Tu n’as pas d’argent, pas de travail, et pas envie de travailler, que je sache ! Tu comptes vivre de l’air du temps ou aller demander des subsides aux Vasquez ? Tu ne sais même pas s’il va s’en sortir ! Tu le connais depuis quinze jours, Raphaëlle… Tu pourrais au moins réfléchir, attendre…

— Attendre ? Évidemment ! Que veux-tu que je fasse d’autre ? Mais pas ici, c’est trop loin. Près de chez lui.

— De chez lui ?

Jocelyn avait du mal à se dominer.

— Mais tu es sérieuse ? C’est à ce point ?

Raphaëlle le regardait sans le voir, comme au bar de l’Imperator quelques jours plus tôt.

— Tu sais, Jocelyn, Ruiz m’a donné quelque chose que tu ne m’avais jamais donné, ni personne, et c’est l’espace… L’espace ! Alors, même s’il n’y est plus désormais, je veux garder l’espace. Il m’a aussi offert la sincérité. Toi et moi n’avons jamais été des gens sincères. Tu n’aimes que ce qui te flatte. Moi, je faisais semblant d’aimer ce qui m’arrangeait. Mais c’était avant. Tout ça ne m’intéresse plus… Et il faut que tu saches encore autre chose : c’est beaucoup moins humiliant d’être à la merci d’un fou que d’un sage. C’est ce que je retiens de la semaine que j’ai passée avec lui et des deux ans passés avec toi.

Jocelyn balaya du revers de la main tout ce qui se trouvait sur la table basse. Il devenait violent. Il la trouvait irresponsable. Il avait perdu, d’accord, et depuis un bon moment. Il l’avait poursuivie jusqu’à Séville après avoir digéré son humiliation. Il avait rêvé de tuer Ruiz – ce qu’il n’aurait jamais eu le courage de faire. Il l’avait même consolée – pas reconquise, tout au plus soutenue. Il avait accepté de monter jusqu’au studio. Tout ça pour s’entendre dire ce qu’il savait déjà ! Lui fallait-il encore un peu plus de honte ? La sauver de l’erreur, il s’en foutait pas mal. S’entêter à recoller les morceaux, la reprendre, c’est ce qu’il avait voulu, contre toute évidence. Patauger dans le ridicule de cette seconde rupture ne faisait qu’exaspérer sa douleur et ne la soignait nullement. La vengeance même était hors de sa portée. Ruiz s’était détruit tout seul. Jocelyn, lui, s’était terni dans cette histoire. Il devinait qu’il ne s’en remettrait jamais. Et comme il savait qu’il n’avait plus aucune chance de la fléchir, il voulut au moins régler ses comptes.

— Tu es vraiment atteinte ! Je n’aurais jamais cru que tu puisses être comme ces idiotes qui se pâment devant… devant…

— Devant quoi ?

L’indifférence de Raphaëlle était pire qu’une gifle. Jocelyn se mit à crier.

— Devant des bestiaux sacrifiés dans une parodie de combat par des mecs déguisés en femmes ! Devant cette sexualité de primitifs ! Et déshabillé, il te plaisait encore, ce môme ? Ce que tu cherchais, sur lui, c’était l’odeur du sang ? Tu sais ce que c’était, ton torero, passé l’été ? Un vacher ! Ignare jusqu’à l’extase, imbu de son insuffisance, et qui n’aime baiser que des taureaux !

Il s’arrêta, essoufflé. Raphaëlle ramassait le cendrier, y mettait les débris de verre et de mégots dispersés sur le tapis. Ses mains tremblaient.

— Comme on change, dit-elle. Tu n’as pas peur de te renier ! Tous tes discours, avant, sur les Vasquez, les corridas, la Camargue… Mais tu parlais déjà de dérision, chez Virgile, eh bien, tu y es ! Tu vois, moi, je m’en fous… Ruiz, je l’aimerai de toute façon. Torero en plus, j’admets que c’est un plus. Quoi qu’il arrive, je ne m’assiérai plus dans une arène, alors, l’odeur du sang… Et puis tu as raison, il n’y aura peut-être jamais plus de Ruiz, d’une manière ou d’une autre. Tu en parles si bien au passé !

Elle le regarda froidement et ajouta :

— Tu sais bien que tu n’y peux rien ! Qu’importent son âge ou le tien, ton métier ou la couleur de ses yeux ? Qu’est-ce que ça change ? L’important c’est que je l’aime. On fait quoi contre ça toi ou moi ? Tu n’es pas de taille, même si je n’ai que des souvenirs. N’ajoute rien, s’il te plaît, quitte à finir mes jours comme plongeuse dans une pizzeria d’Arles, j’irai là-bas…

Il se releva, prenant son temps.

— Comme tu voudras, tu es libre. On se dit au revoir, alors ?

Il paraissait vieux. Raphaëlle ne voulait pas avoir pitié de lui. Elle avait besoin de ses forces pour elle-même. Il lui passa la main dans les cheveux d’un geste d’adieu qu’il voulait léger et qui fut maladroit.

— Salut, bébé, dit-il à mi-voix.

Il sortit vite et sans claquer la porte. Raphaëlle poussa un profond soupir et s’allongea sur le dos. Elle était arrivée à trente ans en ayant toujours été ballottée, amorphe, au milieu de ses compromissions. Velléitaire, c’est ça, avec de petits goûts et de petites idées, et pas beaucoup de moyens pour les réaliser. Tout ça sans intérêt réel. Pour vivre, quoi ! Et, avec Ruiz, tout avait enfin éclaté, s’était mis en ordre, transfiguré. Alors elle avait cru possible d’exister. Avec l’amour pour moteur et pour vérité. L’amour ! Elle l’avait découvert abruptement mais elle n’avait eu besoin d’aucun délai pour comprendre. Elle avait troqué d’un cœur léger sa multirisque pour un poker menteur. Prête à payer, d’accord, s’il le fallait. Mais, là !… Raphaëlle, incrédule, trouvait la note vraiment lourde. Huit jours de bonheur, ça se négociait à ce cours-là sur la planète des taureaux ? C’était dur à accepter. Elle avait failli exister et elle retournait au néant, à la case départ, brutalement raccompagnée par la corne d’un Miura. Quelle horreur, quelle punition… Après Ruiz, en tout cas, Jocelyn était bon pour la poubelle sans autre forme de procès. D’ailleurs, après Ruiz, rien. Ruiz qui vivait. C’était la seule chose à laquelle Raphaëlle avait envie de penser. Tant que Ruiz vivrait le reste du monde serait dans l’ombre.