12
1er octobre
Ruiz ouvre les yeux sur un univers blanc et trouble. Il a une certaine difficulté à accommoder sa vision. La première chose qu’il voit enfin nettement c’est le visage de sa mère. La seconde chose qu’il perçoit est une douleur intense, lancinante, au milieu de la poitrine. Il ouvre la bouche pour chercher sa respiration. L’air qu’il aspire le brûle. Un tuyau, dans sa gorge, l’empêche de parler.
Maria s’est levée, renversant une chaise. Elle quitte la chambre. Ruiz vient de sortir d’un coma de six jours. Il pense confusément que ce taureau ne l’a pas eu, après tout, et que l’heure de sa mort n’avait pas sonné à Séville ce dimanche-là. Il essaie de trouver dans sa mémoire le nom du Miura qui l’a déchiré et piétiné. Il voit le mufle noir, les yeux énormes, les sabots. Il sent la corne qui s’enfonce dans sa cage thoracique et entre dans son poumon. Revoltoso… Il fixe son regard sur les appareils auxquels il est relié, à la tête de son lit. Il faut qu’il oublie ça ou il n’aura plus jamais le courage de descendre dans une arène. Il a tellement mal qu’il sent des larmes couler sur ses joues. Il voudrait que sa mère revienne. Il a très peur de rester seul. C’est un homme qu’il ne connaît pas qui se trouve tout d’un coup près de lui et qui le regarde.
— Vous souffrez beaucoup ? Je vais vous faire une piqûre. Vous avez de la chance, monsieur Vasquez, vous vous en tirez sans trop de casse…
Ruiz se laisse faire, incapable de réaction, se demandant ce que signifie ce discours et ce qu’il cache. De la chance ? En plein triomphe à Séville ? Le médecin a relevé la chaise et s’est assis.
— Bon, ça va aller mieux dans deux minutes. Je vous explique, en attendant ? Il y a six jours que vous êtes à Madrid. Votre père a exigé votre transfert ici parce que le patron de ce service est un de vos grands amis. Je pense qu’il a eu tort mais enfin, il a fait ce qu’il pensait être le mieux pour vous. Vous avez été soigné de façon remarquable sur place. Les chirurgiens présents aux arènes ont fait des miracles. Vous leur avez donné du mal…
Ruiz ne veut pas laisser voir à cet homme ce qu’il endure. Mais il a besoin de savoir dans quel état il est. Le médecin l’observe attentivement. Ce malade-là n’est pas n’importe qui, d’évidence ! Depuis bientôt une semaine, les couloirs de l’hôpital sont envahis de journalistes et de curieux. Ruiz rend son regard au médecin qui pense que, quand on fait ce métier-là, on doit pouvoir supporter la vérité.
— De quoi vous souvenez-vous ?
Ruiz lève les yeux au ciel et le médecin sourit.
— D’accord… Vous aviez un poumon perforé et d’assez vilaines blessures au thorax qu’il a fallu explorer pour en retirer toutes les saletés possibles, vous voyez ce que je veux dire. En dehors de ça, vous avez cinq côtes cassées, une fracture du bassin, de multiples traumatismes et hématomes. Ça va toujours ? Vous vous y attendiez, je suppose… Ce taureau s’est vraiment pris pour un rouleau compresseur ! Disons que le pire, pour mes confrères, était que vous étiez en état de choc et que, malgré les transfusions, ils ont eu du mal à vous maintenir, vous leur filiez entre les doigts. C’est notre jargon, pardon. Vous avez eu affaire à une équipe extraordinaire. Comment vous sentez-vous ?
La douleur reflue lentement et Ruiz est moins pâle.
— Je vais vous enlever ça, vous vous débrouillerez mieux pour respirer tout seul.
L’homme se penche, Ruiz sent quelque chose glisser et couler dans sa gorge. Il déglutit. Le médecin sourit de nouveau.
— C’est mieux, non ?
— Oui…
Ruiz est parvenu à répondre, étonné d’entendre sa propre voix si rauque.
— Vous avez dû passer un mauvais moment, n’est-ce pas ? Il faut oublier, maintenant. Vous allez vous découvrir des points de suture un peu partout, ce n’est pas grave. Ne cherchez surtout pas à vous lever, il n’en est pas question pour l’instant. A priori, vous en sortirez sans séquelle, ça dépendra de vous. C’est ce que vous aviez envie d’entendre ?
Le médecin lui adresse un long regard où se mêlent la curiosité et l’indulgence.
— Je ne suis pas amateur de corrida, dit-il encore, ne comptez pas sur moi pour vous plaindre. Je pense que vous êtes fou et que la médecine est une grande chose.
Ses yeux démentent tout ce qu’il dit. Il ajoute :
— J’appelle votre mère ? Il y a six jours qu’elle est là…
Le médecin se lève et sort. Ruiz trouve la force de sourire à sa mère qui avance vers lui à petits pas timides. Elle ne porte aucun bijou, n’est ni maquillée ni parfumée. Elle est vêtue d’une robe bleue un peu austère. Elle se penche au-dessus de lui, prend une de ses mains et la met contre sa bouche. Et c’est elle qui demande, parce qu’elle est mère et qu’elle comprend tout :
— Tu as eu peur, Ruiz ?
— Plus en cinq minutes que toi depuis six jours…
Il a répondu d’une traite, soulagé, et elle hoche la tête.
— Ton père ne m’a rien raconté mais j’ai lu les journaux. Sébastian m’a parlé… Il est à Madrid, Sébastian, il attend. C’est ton chien fidèle, tu sais, il s’en est rendu malade.
— Où était-il, maman ? murmure Ruiz durement. Où était ce fils de pute ?
Maria le regarde, embrasse encore sa main et répond :
— À côté de toi, sa cape sur les cornes du taureau. Il a fait ce qu’il a pu. Tu étais loin des barrières, Ruiz, ils sont venus tout de suite, tous…
Ruiz ferme les yeux. Il faut qu’il enlève ce taureau furieux de sa tête, car s’il continue d’avoir peur, il n’aura vraiment aucune raison de vivre. Et puis, d’un seul coup, il se redresse, crie sous la violence de la douleur qui le submerge, et retombe sur son oreiller couvert de sueur.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Maria qui connaît la réponse.
— Raphaëlle… Où est Raph, maman ?
Maria écarte les bras dans un geste d’impuissance.
— Je ne sais pas, Ruiz.
Mais quelque chose a tremblé dans sa voix et Ruiz pose sur sa mère le regard irrésistible et suppliant de ses yeux sombres.
— Pablo le sait, je pense ? Où est-elle, maman ? C’est à mon frère que je l’ai confiée, demande-le-lui, il est responsable !
Maria repousse les mèches brunes du front de son fils. Il est amaigri, farouche. Maria lui donne la vérité parce qu’on ne ment pas à un homme incapable de se défendre.
— Pablo l’a laissée avec Jocelyn, à Séville. Après, il ne sait pas. Il est monté dans l’hélicoptère avec toi. Ton père ne les a pas vus, il me l’aurait dit.
Ruiz essaie de s’asseoir et renonce, cloué par la souffrance qui irradie dans sa poitrine et son bassin.
— C’est bien, dit-il d’une voix sifflante, ou elle est restée en Espagne et il me la trouve, ou elle est à Paris avec Jocelyn et j’irai la chercher moi-même.
Maria sourit devant Ruiz furieux.
— Tu vas vraiment mieux, dit-elle avec une telle douceur que Ruiz se calme. Tu l’aimes donc tant ?
Il ferme les yeux, l’air heureux soudain, et c’est plus que tous les aveux qu’il pourrait faire. Ils se taisent un moment. Ruiz somnole, abruti par les calmants que lui a injectés le médecin. Puis, au bout d’un long moment, il murmure :
— Tout est à recommencer… Il va falloir que j’attende jusqu’au printemps pour aller faire mes preuves à la Maestranza. Devant des Miura.
— Ils t’ont acclamé, Ruiz ! Ils disent tous que tu as été sublime, les journaux ne tarissent pas d’éloges. Tu veux les voir ?
— Lesquels ? Ceux que mon imprésario arrose ?
— Ruiz ! Voyons… Tu les as émerveillés, ils sont unanimes…
— Je leur ai donné du sensationnel. De la chair fraîche.
— Tu es fou ! Tu te souviens de tout, vraiment ! Tu as coupé une oreille à ton premier taureau et la présidence t’a accordé les deux pour ce Revoltoso ! C’est assez rare, tu sais… Sébastian les a…
Ruiz a une grimace indéchiffrable.
— Ils devaient me croire mort, c’est pour leur gloire qu’ils ont fait ça, c’est très sévillan ! Je n’ai pas tué ce taureau, maman, je m’en souviens très bien ! Je l’ai raté ! Il a bougé mais j’aurais dû bouger avec lui. Prévoir.
— L’imprévisible ? A recibir ?
— Oui ! Qu’est-ce que tu crois ? C’est ça une estocade, non ? Si tu n’es pas capable de prévoir, tu finis dans un lit d’hôpital, avec de la chance, et j’en ai, ou dans un cercueil !
Il est fou de rage contre lui-même, contre ce triomphe que Revoltoso lui a volé. Il a beau être aimé de Dieu, il n’aura jamais deux fois la même chance au sorteo57 avec des Miura. Des charges longues, chez ces bêtes-là, c’est l’exception. Il revoit avec une insupportable netteté ce monstre qui démarre. C’est la croix qu’il fixait à cet instant, l’endroit où son épée allait entrer. Et quand son regard, une fraction de seconde plus tard, a enregistré le mouvement inattendu de la tête vers la droite, la corne l’avait déjà touché. Après… Tout ce qui a eu lieu après, c’est l’horreur absolue.
Il est redevenu pâle et Maria s’inquiète.
— Arrête, Ruiz, calme-toi, ça suffit comme ça avec les taureaux ! De toute façon, la saison est finie, merci, mon Dieu ! Tu feras ce que tu voudras en sortant. Tu pourras aller chercher un coup de revolver chez Jocelyn si tu veux, et un coup de corne dans l’arène de ton choix. Mais il te faudra tout de même attendre d’être sorti. D’ici là, tu es à moi.
Il la regarde, indigné, puis il lui sourit de nouveau.
— Je vais dormir, dit-il, reste avec moi. Sois gentille, maman, rends-moi un service, remercie la Vierge pour moi. Tu veux bien ?
Sébastian repousse le verre de bière qu’il n’a pas touché. Il y a presque une semaine qu’il vient passer des après-midi interminables dans ce bistrot. Il a soif mais il est dégoûté à l’idée de boire ce liquide doré qui va lui laisser son habituelle amertume. Il est d’ailleurs dégoûté de tout. Il erre des heures entières dans Madrid sans but. Par habitude ou pour se punir, c’est aux abords de la Monumental de Las Ventas qu’il a choisi de marcher jusqu’à s’épuiser. Il est déjà venu là sept fois avec Ruiz. Il pourrait raconter sans se tromper chaque corrida qu’ils y ont vécue. Dans les moindres détails, il se souvient de tout. Ruiz l’aimait aussi pour sa formidable mémoire. Sébastian n’oublie jamais un visage, ni un taureau, ni une passe, ni une difficulté. Le triomphe de l’alternative, il pourrait le raconter image par image. Ruiz était en blanc et or, comme à Séville.
Séville… Sébastian baisse encore un peu plus la tête vers sa bière. Séville et Ruiz qui pisse le sang sous le ventre de ce fabuleux Miura. Ruiz qu’il n’a pas pu protéger. Ni secourir. Ni aider d’aucune manière. Ruiz tout seul, si vulnérable, sans muleta et sans épée. L’épée ? Il l’a récupérée bien plus tard, des mains d’un type qu’il connaît vaguement, avec le reste des affaires de la cuadrilla qu’il a rangées soigneusement, comme d’habitude – certain qu’elles ne resserviront jamais – et qu’il trimbale dans sa voiture depuis.
Pourquoi donc Ruiz a-t-il exigé que cette femme reste avec lui pendant qu’il s’habillait ? Pourquoi a-t-il voulu narguer le ciel ? Lui qui était tellement superstitieux, tellement attaché aux détails, pourquoi s’est-il imposé quelque chose d’aussi difficile que la présence de sa maîtresse à ce moment précis ? Il détestait s’habiller, il détestait les deux heures qui précèdent la course, comme tout le monde, et, à Séville, il a méprisé la tradition, le rite, l’immuable. Pourquoi ? Il a multiplié les signes pour que cet après-midi-là soit différent des autres. Il l’a été.
Toute l’équipe est repartie lundi. Chacun chez soi, dans sa province, dans sa famille, la temporada est finie. Luis et Emilio appellent en fin de journée, à tour de rôle, pour savoir ? Savoir quoi ? Sébastian, écrasé de culpabilité, pense que Ruiz mourra, est déjà mort, et par sa faute. Il lui faudra retourner en France, donc, aller jusque chez Virgile et Maria, leur rendre ces foutues valises et supporter leur regard. Ensuite… Sébastian ne tente même pas d’imaginer une suite.
Ruiz visait la croix et attendait de pied ferme, concentré, lucide. Il avait mis l’arène à ses genoux. Il n’avait plus qu’à tuer ce fauve. Il sait très bien tuer. C’est rarement là qu’il fait des erreurs. Sébastian connaît toutes les faiblesses et les défauts de Ruiz, ses terreurs et ses détresses. Il revoit la piste de Bilbao, un jour gris d’avril, et cette estocade lamentable, et toute la soirée qui a suivi entièrement consacrée à désamorcer la fureur de Ruiz et à lui expliquer ses fautes. Ruiz qui comprenait très bien, qui tirait profit de toutes les leçons. Et sous le soleil de Séville, Ruiz a toréé comme un dieu ce Miura de rêve.
Sébastian se lève brusquement, incapable de rester assis sans rien faire à cette table. Il a beaucoup de temps à perdre avant d’aller à l’hôpital, comme chaque jour, demander des nouvelles. Il s’arrête à l’accueil, en bas, où on le connaît à présent. Il ne monte pas jusqu’à la chambre de Ruiz. Il ne veut pas déranger Maria. Il ne veut pas voir Ruiz. Il y a six jours – seulement six jours ? -qu’il l’a accompagné, quelques pas, de l’infirmerie à l’hélicoptère, et c’était déjà au-dessus de ses forces. Ruiz, inconscient, avait l’air encore plus jeune que d’habitude. Un gosse. Livide et inerte, mais un gosse.
Sébastian marche à grands pas, vers les arènes. Qu’est-ce qui a fait tourner la tête à ce taureau ? Il était un peu de sentido58 sur la fin, oui, mais pas au point de choisir délibérément l’homme. À cet instant précis, Sébastian était très attentif, comme à chaque mise à mort. Dans son champ de vision rien n’a bougé, il peut en jurer. Mais il suffit de si peu de chose, de n’importe quoi en fait, pour attirer le regard d’une bête furieuse et acculée. Et Ruiz l’a cité, et il est venu, et rien ne s’est passé normalement ensuite.
Sébastian se mord les lèvres, accélérant sa marche. Ruiz a demandé beaucoup à la chance, dimanche. Tuer a recibir, il l’a déjà fait trois fois. Trois expériences heureuses. Trois ! C’est dérisoire… Mais Sébastian ne juge pas Ruiz. Séville explique tout. La qualité du silence était si belle ! La faena les avait tous laissés sans salive. Le taureau a démarré, Ruiz était parfaitement à sa place.
Sébastian s’arrête. Il a revécu mille fois ces secondes depuis six jours. Des gens le bousculent. Il est immobile sur le trottoir, perdu dans ses pensées. Puis il se remet en marche et retourne vers le bistrot d’où il vient.
Ruiz se débat sur le sable, et le taureau ajuste ses coups de corne. Sébastian court vite. Mais il sait que c’est trop tard. Il a envie de prendre le Miura à pleines mains pour l’écarter. Il exécute ses gestes de professionnel machinalement. L’habit de Ruiz, sainte Vierge, l’habit de Ruiz !
Sébastian s’arrête devant la terrasse du bar. La table où il était installé tout à l’heure a été nettoyée. Le serveur lui sourit. Sébastian hésite puis s’assied à la même place. Le serveur, compatissant et résigné, lui apporte une nouvelle bière. Sébastian regarde le liquide ambré. L’habit de Ruiz couvert de sable et de sang… Ils sont une bonne dizaine après ce taureau au mépris de tout danger. Ruiz dit quelque chose que Sébastian ne comprend pas.
— Vous êtes Sébastian Mares ?
Ruiz a pris au moins trois coups sévères. Même en courant, depuis la barrière, Sébastian a tout vu, tout enregistré : l’acharnement du taureau et sa violence, sa précision.
— Vous êtes Sébastian Mares, monsieur ?
Mais un seul aurait suffi, le premier, porté de bas en haut, au beau milieu de la cage thoracique. La corne a pénétré d’au moins quinze centimètres. Que pouvait Sébastian contre cette fatalité ? C’est un mensonge absurde de croire qu’on peut veiller sur un homme qui se livre à un taureau.
— Monsieur !
Sébastian sursaute et se tourne vers le serveur qui lui parle. Il le suit, tête basse et indifférent, jusqu’à la cabine téléphonique. Il en a pour des années à revivre ce même morceau minuscule de sa vie. Mais qu’a bien pu dire Ruiz avant de s’évanouir ? Il ne le saura jamais. La voix de Maria, qu’il identifie dès la première syllabe, le cloue au sol. Sébastian écoute, hébété. Le serveur referme la porte sur lui en haussant les épaules. Ce client-là n’est pas méchant, pense-t-il, il est un peu fou, c’est tout, il ne boit pas ce qu’il paie, il va et vient, si évidemment à la dérive qu’il en est sympathique.
Sébastian écrase le combiné contre son oreille. Il fixe le cadran du taxiphone sans le voir. Il y a longtemps que Maria a raccroché mais Sébastian est incapable du plus petit geste. Il pleure de joie à gros sanglots convulsifs. Il pleure et il est envahi d’une peur stupide, incontrôlable – le genre de peur qu’il n’a jamais éprouvée avec des taureaux – à l’idée de se retrouver devant Ruiz, devant ce gamin génial et fou qui, même cassé en mille morceaux, reste son patron et va lui demander des comptes.
Alors il reste à pleurer, dans cette cabine minable, et il se sent vieux alors qu’il n’a que trente ans, et il se sent heureux parce que la vie est belle, et il se demande où il a bien pu fourrer le numéro d’Emilio.