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Samedi 17 septembre

 

Puis il y eut enfin une journée calme. Maria, peu à peu envahie d’angoisse à la pensée du lendemain, ne tint que peu compagnie à ses hôtes. Elle s’assombrissait d’heure en heure et tordait sans cesse ses doigts potelés sur les médailles de ses bracelets. Ruiz était parti tôt pour Nîmes où il avait mille choses à faire et gens à voir. Virgile, triste à l’idée du prochain départ de Jocelyn, parlait avec mélancolie des années de leur enfance. Raphaëlle avait trouvé, comme chaque matin, une rose jaune près de son couvert en descendant pour le petit déjeuner. Elle en avait coupé la tige et enfoui les pétales dans la poche de son bermuda. Il régnait un grand calme sur le mas comme si les gardians eux-mêmes avaient cherché à ne pas déranger Maria.

Quelques années plus tôt, les corridas n’étaient que fêtes à venir chez les Vasquez. Mais c’était avant que Ruiz soit au cartel. Et jusqu’à Miguel que sa propre peur des taureaux poussait à partager les affres de sa mère.

Raphaëlle alla traîner un moment près des écuries, adressant de timides sourires aux employés qu’elle rencontrait et qui la saluaient en portant la main à leur chapeau. Ils ressemblaient vaguement à Ruiz, avec leurs visages brûlés de soleil et leurs jeans collés sur les hanches. Elle s’arrêta longtemps près d’un superbe cheval andalou dont elle caressa les naseaux soyeux avec un plaisir trouble. La chaleur torride faisait monter l’odeur du bétail. Raphaëlle finit par retourner au bord de la piscine et s’allongea pour réfléchir.

Vers cinq heures, elle vit arriver une voiture, et le jeune homme qui en descendit, vêtu de blanc, se dirigea d’un pas pressé vers la maison. Raphaëlle, couverte de sueur et clouée par la moiteur de l’air, le vit ressortir peu après, porteur de deux grandes valises et suivi par Maria. Ils discutèrent un moment, en plein soleil, puis la voiture redémarra et Maria vint rejoindre Raphaëlle. Elle s’installa à sa place favorite, sous le parasol, et fit signe à Raphaëlle de venir s’asseoir à ses côtés.

— C’était Sébastian, expliqua-t-elle, l’homme dans lequel Ruiz met toute sa confiance. Il ne veut jamais toréer sans lui. C’est son grand copain… Un bon banderillero, à ce qu’on dit, mais il n’a pas l’étoffe d’un matador…

Maria soupira et Raphaëlle s’assit dans le fauteuil le plus proche. Elles échangèrent un rapide regard. L’air était suffocant. Raphaëlle alluma une cigarette. Elle avait soif mais elle ne voulait plus bouger. Elle voulait écouter Maria. La soulager, rien qu’en l’écoutant et en restant là, d’une partie de son angoisse et de sa peine.

— Tuer n’est pas si facile, disait Maria. Ruiz est mon fils cadet et, vous savez, le dernier ça reste longtemps l’enfant chéri, le gamin… On a du mal à le lâcher, le voir grandir… Et il met à mort, à présent ! Cette idée me révolte. Pour moi, c’est un gosse, câlin, gentil, tendre… Mais il met à mort et il paraît qu’il le fait bien. Bien ! Quel drôle de mot pour cette chose terrible. Je l’ai souvent vu pleurer, il n’y a pas si longtemps, pour un poulain ou un veau malade ! C’était un petit garçon très sensible… Plus tard il a trouvé normal d’avoir du sang sur ses éperons, et puis sur ses épées… Il tue bien, oui, c’est ce que me raconte son père.

Maria passa sa main sur son front, pour chasser un insecte. Raphaëlle se taisait toujours mais son regard quémandait la suite. Maria poursuivit, d’une voix moins aiguë que d’habitude :

— Ruiz ne redoute rien, à ce que dit Virgile, et si l’homme n’a pas peur, à ce moment-là, il peut exécuter parfaitement. C’est leur conclusion, leur désir, leur jouissance – les choses ont un nom –, mais ça reste digne. Les types qui cherchent à se protéger, à esquiver, ceux qui ont peur de ne pas y arriver, ou qui ont du mal à regarder autre chose que les cornes, ou qui trichent et ne s’engagent pas : ils massacrent les taureaux. Et on s’y reprend à trois fois, et on descabelle30 en dépit du bon sens ! Et ça dure ! Le public a horreur de ça…

Maria était parvenue à une ombre de sourire, en parlant. Elle ajouta :

— J’ai vu tellement de corridas, dans le temps ! Avant que Ruiz… Son métier et le nôtre sont si curieusement mêlés que ça me donne le tournis. Même une cassette vidéo, je ne supporte pas. Virgile voudrait me montrer des choses dont il est fier. Quand je dis fier, c’est un bien petit mot ! Mais je ne peux pas voir Ruiz devant un taureau. Même en différé, même s’il est à côté de moi. L’idée qu’il puisse faire ça tous les jours ou presque, pendant la saison, me rend folle. Alors Virgile me raconte, ce n’est pas la même chose. Les images, c’est terrible, on ne s’en défait plus. Dans l’avenir de Ruiz, il y a combien de vueltas31 et combien de sorties sur un brancard ? Tout est écrit…

Maria entortilla une de ses chaînes autour de son index.

— Sébastian est très gentil, vraiment. Je le saoule de recommandations inutiles chaque fois qu’il vient chercher les affaires de Ruiz. Il fait semblant d’écouter. Il dit que rien ne peut arriver, que Ruiz sait tout et que Dieu le protège spécialement !

— Ses affaires ?

— Pour demain, oui. Ses habits, ses épées… et sa Vierge ! Celle que son frère lui a offerte pour sa première novillada. Pas Miguel, bien sûr, Pablo ! Mais je vous embête, n’est-ce pas ? J’ennuie tout le monde les veilles de corrida, je suis désolée.

Raphaëlle leva la tête vers Maria.

— Désolée de quoi ? Je peux vous comprendre, je crois. Vous boirez du champagne avec lui demain soir, Maria, vous verrez !

Il y avait une telle véhémence dans les paroles de Raphaëlle que Maria la regarda, un peu étonnée.

— Vous êtes gentille, dit-elle en souriant.

— Pas autant que vous l’avez été depuis une semaine, tous Je vais, enfin nous allons avoir beaucoup de peine de vous quitter, lundi. Paris sera triste à pleurer.

De ça, au moins, elle ne doutait pas. Penser aux rues grises, aux coups de téléphone des copains qui voudraient tout savoir, aux valises à défaire, au restaurant où elle donnerait rendez-vous à Jocelyn, au studio qui avait besoin d’un coup d’aspirateur… Maria pourra bien continuer de prier et de pleurer, le soleil incendiera toujours les hectares de Virgile, Ruiz fera la première page des journaux locaux et liera des véroniques32 pour l’éternité dans les livres d’art. Raphaëlle commandera un café-croissant au bistrot d’en bas et rêvera d’une autre vie. Des rêves, qui n’en a pas ? Les moins réalisables nous sont les plus chers.

Maria lui souriait toujours.

— Vous serez les bienvenus aussi souvent que vous le voudrez, vous savez bien ! Venez donc cet hiver, vous rencontrerez Pablo.

Raphaëlle hocha la tête sans répondre. Elle avait une boule dans la gorge qui l’empêchait de parler. C’était comme la sensation d’un sursis, avec l’idée stupide de vivre ses derniers jours de bonheur. Maria parlait de Ruiz inlassablement pour conjurer tous les périls qui menaçaient son fils. Les insectes bourdonnaient autour des deux femmes. Le soleil se faisait moins brûlant. Peut-être Maria savait-elle d’instinct que Raphaëlle l’écoutait avec une attention qui ne devait rien à la simple politesse.

Tôt dans la matinée, la jeune femme avait téléphoné à sa mère, à Neuilly, mue par le besoin de se rassurer. Mais les recommandations étaient toujours les mêmes : être gentille avec Jocelyn, saisir sa chance, lui passer la corde au cou ! Paroles dictées par la tendresse, sans doute, la peur d’une autre vie ratée en perspective, d’une nouvelle solitude de femme. Trois générations sous le même toit et pas une qui ait su retenir un homme ! De quoi se faire du souci, oui, et à ce titre proférer beaucoup de bêtises. Déçue et exaspérée, Raphaëlle avait parlé de son retour de lundi, du beau temps, de rien.

Une grande nostalgie. C’est ce que garda Raphaëlle de cette journée accablante. Et elle devait s’en souvenir longtemps après comme d’une veillée d’armes, comme d’une attente vague et irritante, comme d’une sérénité terriblement mensongère.