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Dimanche 11 septembre, Arles
Ruiz.
Son prénom coule et glisse comme la soie des capes. Comme coule la charge lente et toujours recommencée de cet infatigable Victorino Martin1. Comme se coule le soleil dans le moindre recoin des gradins, éclaboussant l’arène partout où il peut l’atteindre.
Ruiz.
Vingt mille personnes ont retenu leur souffle devant ce couple enlacé, le fauve et le torero. Presque exactement au centre de la piste, Ruiz mène son combat avec des grâces de jeune fille et la sombre virilité d’un Espagnol antique. Il y a une ombre bleutée sur ses joues creuses, son profil ciselé aux mâchoires serrées, et ses longs cils sur ses yeux pailletés. Il y a le soleil partout sur l’or de son habit et sur la large tache de sang qui va du cou à l’épaule de la bête. Un taureau comme n’importe quel matador prie chaque après-midi d’en affronter un. Franc, brave, noble, un ennemi de caste2 sorti presque intact des fers des picadors et qui se donne de tout son poids et de toute sa sauvagerie dans les passes compliquées que Ruiz lui impose et qu’il parvient à rendre suaves.
Le jeune homme électrise le public avec son plaisir de toréer, évident, sincère, et qu’il appuie sur d’inépuisables ressources techniques. Ruiz embarque le fauve et le tire avec un temple3 souverain. Couvrant la musique demandée par la présidence, les cris de la foule ont déferlé par vagues, crescendo et sans interruption, sur toute la faena4 Ruiz a la beauté du diable ou de l’archange. Son taureau a la sinistre beauté de la mort en marche.
Et puis Ruiz a levé la tête et a souri au public bouleversé. En toréant, il a quitté du regard, délibérément, ce danger qui le menace et le cerne. L’émotion qui passe est rare, fragile.
À la joie guerrière de cette faena succède une solennité pathétique. Ruiz semble si seul et si singulier, son ennemi si fort et le soleil si chaud, que le spectacle devient saisissant de vérité – défi sublime et dérisoire. Les passes se suivent, longues, irréprochables. Les naturelles5 s’enchaînent. Le matador provoque, de face. Dominio6.
Mais vient un moment où Ruiz ne veut plus prolonger ces instants de langueur et de folie. Il sait que le taureau en apprend un peu plus à chaque fois qu’il le frôle et le cherche au-delà du leurre. Il a compris les avertissements donnés par la corne gauche. Si sa chance le quitte, l’autre va le tuer parce que c’est la règle. Alors Ruiz a changé d’épée7. Il a baissé sa muleta8. Et le silence est tombé sur l’amphithéâtre avec une telle brusquerie que tous les habitants d’Arles ont dû tendre l’oreille.
Sur le sable brûlant des arènes, Ruiz Dominique Vasquez entre dans la légende. Un rayon de soleil accroche le métal de l’épée pointée et Ruiz s’élance en même temps que son adversaire. L’estocade jusqu’au pommeau est magistrale, lame entière, et foudroyante. La foule, debout, hurle en agitant ses mouchoirs blancs, tandis que le taureau, sans même avoir titubé au milieu des capes, s’est effondré d’un bloc, pattes raides et mufle fermé.
Belle mort pour ce taureau brave sur lequel Ruiz pose sa main une seconde, en passant, dans un geste imprévu et indéchiffrable. Les spectateurs vont lapider la présidence si elle n’accorde pas deux oreilles au maestro en plus du tour d’honneur légitime du taureau. Mais tout cela n’est pas suffisant pour les apaiser. Les mouchoirs avaient jailli pour réclamer les récompenses, peut-être même pour essuyer une larme d’émotion, mais à présent que le requiem taurin a joué son point d’orgue, il faut défouler cette angoisse accumulée, tout ce qui les a pris à la gorge et cloués sur les gradins depuis deux heures. La foule veut voir Ruiz Dominique. Puis, soudain, elle veut toucher son nouveau dieu et elle déferle dans l’arène en entraînant le service d’ordre. Et Ruiz Dominique est emporté sur leurs épaules à travers la ville dans un délire dont Arles se souviendra longtemps.