XXIII

 

Le lendemain 22, en m’éveillant, je vis qu’il allait faire beau temps. Le ciel était gris comme en hiver ; des nuages s’étendaient au-dessus de mes petites vitres, mais ils étaient hauts, et je m’habillai, pensant que nous n’aurions pas de pluie.

Rien ne me pressait, puisqu’on ne devait pas travailler le matin ; vers neuf heures seulement je descendis pour aller déjeuner.

J’avais une longue bourse en forme de bas, et comme l’idée des gueux qui tuaient les gens avec des triques plombées me revenait, je mis dans cette bourse un paquet de gros sous, pour me défendre en cas de besoin.

Avec cela je partis. La rue des Mathurins-Saint-Jacques, celles de la Harpe et de l’École-de-Médecine fourmillaient déjà de monde. Au caboulot, la porte était ouverte, et les tables étaient garnies de gens qui prenaient un verre de vin en mangeant un morceau sur le pouce ; tous des étrangers, comme il arrive les jours de fête, où chacun dîne dans l’endroit où il se trouve.

Enfin, ayant pris ma tranche de bœuf et ma chopine de vin, j’allais me rendre sur la place du Panthéon, où les étudiants et les ouvriers du quartier devaient se réunir, quand un grand bruit de pas, de voix et de cris : « Vive la réforme ! » se fit entendre. Tous les assistants se levèrent en disant :

– C’est la première colonne !

Et l’on courut dehors.

Les étudiants, les ouvriers, les bourgeois, enfin tous les braves gens, sur une seule file, par trois, quatre et six, descendaient bras dessus bras dessous la rue de la Harpe. J’aperçus Emmanuel dans les premiers ; il avait un large feutre gris et marchait la tête penchée, tout rêveur, au milieu de ces mille cris de :

– Vive la réforme ! Vive la réforme !

Aussitôt je courus à lui :

– Te voilà ! lui dis-je ; je t’ai cherché hier soir jusque vers onze heures.

Il leva la tête et me serra la main. Son air grave m’étonnait. Les autres autour de nous parlaient, riaient, criaient, chantaient ; lui, marchait sans rien dire. À la fin pourtant, au passage du Commerce, rue Dauphine, il me dit :

– Ce qui m’étonne, Jean-Pierre, c’est que cinq ou six individus assis dans ce moment quelque part aux Tuileries, ou partout ailleurs, en train de déjeuner, de griffonner, ou de se gratter l’oreille ; des gens qui s’appellent des ministres conservateurs, des philosophes ou tout ce qu’on voudra, des êtres qui n’ont jamais connu les souffrances du peuple : – l’hiver, où la neige tombe par le toit sur la vieille grand-mère malade, sur la femme enceinte, sur le petit enfant qui vient de naître ; le printemps, où l’homme à la charrue souffle des journées entières auprès de ses bœufs ; l’été, où il fauche nuit et jour, les reins serrés dans son mouchoir, tout brisé de fatigue ! – ce qui m’étonne, c’est que ces cinq ou six personnages, honorés, flagornés, comblés de tous les biens par le travail de la nation, s’imaginent qu’ils sont tout, que tout est fait pour eux, qu’ils ont tout dit en ouvrant leur grande bouche, et en criant d’un air solennel : « Nous ne voulons pas ! nous n’approuvons pas ! » et qu’ils se figurent que les trente-deux millions d’autres, dont le moindre vaut autant qu’eux, vont se courber sous leur sentence. C’est ce qui me fait rêver. Je vois ces ministres ! je les vois qui sont là dans leurs fauteuils, les jambes étendues, qui se caressent le menton et qui se disent : « Oui… le peuple… la multitude… Elle ose bouger… elle ose ! » Oh ! que cela m’étonne, Jean-Pierre, et que cet orgueil me paraît dégoûtant ! À force d’avoir joué la comédie, ces gens finissent par croire que la comédie, c’est le monde !

Voilà ce qu’il me disait au milieu de la foule, d’un air calme comme dans sa chambre, et je trouvais qu’il avait bien raison. Ces ministres disaient :

– Nous sommes responsables, ça nous regarde !

Mais le plus responsable, c’était Louis-Philippe, puisqu’il risquait tout en écoutant leurs conseils.

Enfin, après avoir traversé le Pont-Neuf et la rue de la Monnaie, nous remontions la rue Saint-Honoré. On n’a jamais vu de plus magnifique spectacle. De toutes les fenêtres, à droite et à gauche, des femmes se penchaient en agitant leurs mouchoirs blancs. À cette vue les cris de : « Vive la réforme ! » redoublaient ; d’un bout de la file à l’autre, cela ne faisait que monter et descendre, et je me réjouissais en moi-même.

Tant d’idées de toute sorte sur la Révolution, sur les droits du peuple, sur la justice, vous traversaient la tête, qu’on avançait sans le savoir. Plusieurs disaient qu’au printemps nous aurions été couverts de fleurs, à cause de notre belle conduite, et je veux le croire ; car plus nous avancions, plus l’enthousiasme redoublait.

Notre colonne, étant arrivée enfin à la hauteur de la place Vendôme, prit à droite et gagna les boulevards sans rencontrer de troupes. Mais en approchant de la Madeleine, à travers la foule toujours plus épaisse, nous vîmes tout à coup des régiments d’infanterie en ligne, l’arme au pied ; ils s’étendaient devant les grilles sur les côtés de l’église, et nous en fîmes le tour, criant d’une seule voix :

– Vive la réforme !

Les soldats riaient en nous regardant d’un air de bonne humeur.

Nous fîmes donc le tour de ces régiments, en bon ordre, et plusieurs d’entre nous restèrent sur cette place pour rendre visite à des députés dans un café voisin ; mais la grande masse poursuivit sa route vers la place de la Concorde.

Toutes ces choses, je les ai devant les yeux comme si c’était hier. Alors le bruit courait que nous allions porter une pétition à la Chambre, et la foule s’écarta pour nous laisser passer.

Nous arrivâmes près de la fontaine. Et ce qui m’a toujours fait réfléchir depuis, c’est qu’en ce moment un homme habillé en général du premier empire, – un vieux, la figure couleur lie-de-vin, tout ridé, les yeux encore vifs et l’air fin comme un renard, son chapeau à cornes penché sur l’oreille, – passa le long de notre colonne, en nous disant tout bas :

– Criez : Vive la ligne ! Criez : Vive la ligne !

Il clignait des yeux, et tout de suite je pensai : « Ce vieux a certainement une bonne idée. Nous n’en voulons pas à la ligne, et la ligne ne peut pas non plus nous en vouloir. Tous les soldats de la ligne sont des fils d’ouvriers ou de paysans comme nous. Qu’est-ce que nous demandons ? La réforme ! elle est aussi bonne pour eux que pour nous. Ils n’ont pas d’intérêt à tirer sur ceux qui leur veulent du bien. »

J’admirais donc les paroles de ce vieux, et je réfléchissais que c’était aussi bon pour les dragons, pour les hussards, pour les cuirassiers, pour tous les Français, qui doivent s’aimer, s’entr’aider, et ne pas se massacrer entre eux comme des bêtes.

En songeant à cela, je vis que nous arrivions au pont de la Concorde, où personne ne se trouvait encore. Mais au même instant un poste de municipaux, nous voyant approcher, sortit du corps-de-garde à droite, et vint se ranger en travers de ce pont. C’était un simple sergent qui le commandait, et, je pense, un Alsacien, car il avait la figure rouge et les cheveux jaune clair. Il ne commandait pas plus de quinze ou vingt hommes.

Nous étions plus de mille, sans parler de la foule qui nous suivait. Ces hommes, en se mettant à deux pas l’un de l’autre, n’auraient pu barrer le pont. Je dois le savoir, puisque j’étais dans les trente ou quarante premiers. Le sergent ayant dit à ses hommes, qui venaient l’un après l’autre, tout essoufflés, de mettre la baïonnette au bout du fusil, Emmanuel lui cria en alsacien : « Camarade, pas de mauvaise plaisanterie ! » Et comme, malgré sa colère, on passait à droite et à gauche, il replia son poste, et tout le monde passa.

C’est ce que j’ai vu moi-même ! Personne n’eut besoin de découvrir sa poitrine en criant : « Tirez ! » parce que ces municipaux s’en allèrent de bonne volonté, à la file, voyant bien que de vouloir, à quinze, arrêter tous les gens de la place, cela n’aurait pas eu de bon sens. Mais il faut bien inventer des choses extraordinaires ; sans cela, ce ne serait pas assez beau.

Enfin, nous passâmes ce pont, et de l’autre côté, les grilles du palais des députés étant ouvertes, en arrivant auprès, toute la colonne se débanda d’un coup, courant dans les grilles, et grimpant le grand escalier comme un troupeau.

Plusieurs criaient :

– Vive la réforme ! À bas Guizot !

J’étais déjà sur la plate-forme, en avant des colonnes, et je me retournais pour retrouver Emmanuel, quand je vis des gardes nationaux refermer les grilles derrière nous. Aussitôt l’idée me vint que nous allions être pris comme des rats dans une ratière, et voyant Emmanuel, je redescendis en lui criant :

– Arrive !

Au même instant les vitres de la Chambre, entre les colonnes, tombaient avec un grand bruit ; ceux d’entre nous qui restaient en haut y jetaient des pierres.

En bas, Emmanuel se précipita sur un garde national, pour l’empêcher de fermer la petite grille à gauche ; c’était la dernière ouverte. Un grand nombre d’autres vinrent nous aider, pendant que les gardes nationaux couraient au poste voisin chercher du renfort.

Plusieurs disent que des députés sortirent, afin de nous apaiser, mais je n’ai rien vu de semblable.

Le tumulte était grand. Un nouveau poste de gardes nationaux parvint à fermer la dernière porte, en chassant ceux qui se trouvaient encore à l’intérieur. La foule, arrivant alors de la place, grimpait aux grilles, et des enfants essayaient de monter sur les deux grands socles, où l’on voit des statues de vieillards en robes et longues barbes, assis d’un air majestueux.

– Partons, Jean-Pierre, me disait Emmanuel ; retirons-nous plus loin, car ici la débâcle va commencer, ce n’est pas possible autrement.

Nous repassâmes aussitôt le pont.

De l’autre côté s’avançaient en pointe les fossés des Tuileries, où s’étendaient de petits jardins bien entretenus ; de larges garde-fous en pierre bordaient ces fossés. Nous montâmes dessus, pour voir ce qui se passait derrière nous.

À peine étions-nous là, que toute la foule en masse se mit à courir sur le pont. Nous ne voyions pas pourquoi, quand, regardant par hasard du côté de l’Institut, nous aperçûmes une file de dragons qui venaient ventre à terre. Mais cet escadron était encore si loin, qu’il n’avait pas l’air d’avancer vite ; il ne lui fallut pourtant pas plus de deux minutes pour arriver au pont. Tout le monde criait :

– Vivent les dragons !

Les dragons passèrent au galop sur le pont, et quelques secondes encore, on vit leurs casques briller au milieu de la foule, qui s’écartait devant eux, et se refermait aussitôt derrière. La place était alors encombrée de monde. Il ne tombait pas une goutte d’eau, mais l’air était humide.

Longtemps encore nous regardâmes ce mouvement ; puis étant descendus de notre rampe, vers une heure, nous allions au hasard, quand du côté de la Madeleine s’éleva le chant de la Marseillaise. Ce chant, que je ne connaissais pas, me parut terrible et grandiose. Emmanuel, tout pâle, me dit :

– C’est la Marseillaise.

Nous allongions le pas pour nous approcher de l’église, mais tout était noir de têtes dans la rue en face, et bientôt il nous fut impossible de passer.

En approchant de la fontaine, plus loin que l’obélisque, je voyais une grande barbe, le chapeau en l’air à la main, qui chantait ; des centaines d’autres se pressaient autour, et je me disais :

« C’est Perrignon. »

On peut se figurer si je faisais des efforts pour arriver. Emmanuel criait derrière moi :

– Mais attends donc !

Dans le même instant je posais la main sur l’épaule de Perrignon, tellement heureux de chanter la Marseillaise, qu’il ne sentait rien. Je le secouais, criant :

– Hé ! monsieur Perrignon !

Alors il regarda et me dit :

– C’est toi, petit !

Il serra la main d’Emmanuel, en se remettant à chanter.

Ensuite tout se tut, et l’on apprit que des troupes arrivaient par le pont de la Concorde ; puis que des charges commençaient dans les Champs-Élysées. – On criait :

– À bas les municipaux !

Mais toutes ces choses étaient tellement confuses, les gens par masses tourbillonnaient en si grand nombre, qu’on ne voyait plus à cent pas de soi. On espérait des nouvelles, on ne se tenait plus de fatigue. Les heures se suivaient, la nuit venait lentement.

Tout à coup, sur les cinq heures, Perrignon nous dit :

– Nous ne saurons rien avant demain. Entrons quelque part.

Il s’avançait vers la rue de Rivoli, où la foule innombrable commençait à s’écouler. Nous le suivîmes. Les gens ne criaient plus ; on avait froid, l’humidité vous faisait grelotter.

Près du grand bureau des omnibus, au coin de la place du Carrousel, à chaque pas nous rencontrions des municipaux à cheval ; nous étions entourés de troupes, toutes les rues étaient gardées.

– Allons au Rosbif, me dit Emmanuel ; je tombe de faim et de fatigue.

J’invitai le père Perrignon, qui me répondit :

– Allons où vous voudrez.

Je voyais que sa tête était pleine de mille pensées.

Après avoir gagné la rue de Valois, nous vîmes le restaurant, où nous entrâmes. Deux municipaux à cheval, le sabre à la hanche, gardaient aussi cette rue. On aurait pu les prendre à la bride, en allongeant le bras ; mais ces pensées ne vous venaient pas encore.

Une fois assis, nous mangeâmes sans parler. On était pressés l’un contre l’autre autour des tables. Quelques-uns disaient :

– C’est fini… le ministère reste !

D’autres parlaient d’une femme écrasée dans une charge ; d’autres, de troupes qui venaient de Saint-Germain ; d’autres, de quarante mille obus et boulets transportés à Vincennes, où commandait Montpensier. Mais tout cela sans grands discours. On écoutait, on ne répondait pas. Les yeux du père Perrignon brillaient ; il avait l’air de vouloir parler, puis il se taisait. Emmanuel était comme abattu. Sur toutes les figures, autour de nous, on ne voyait que l’inquiétude.

Enfin, à sept heures, Emmanuel se leva, paya, et nous sortîmes. Le père Perrignon alors me dit :

– Nous allons prendre le café près d’ici.

Nous tournâmes au coin de la rue, à droite, devant le Palais-Royal. La place du Château-d’Eau était sombre, parce qu’on avait éteint le gaz. Cela n’empêchait pas le monde d’aller et de venir. Le vieux Perrignon avait pris mon bras, moi je tenais celui d’Emmanuel ; plus loin, au tournant de la rue des Bons-Enfants, nous entrâmes dans un café, le café Fuchs. C’était une espèce de brasserie allemande, la porte de plain-pied avec la rue, le comptoir à droite, la grande salle devant, une autre plus loin, avec un billard, et tout au fond une petite cour.

Dans la première salle, du même côté que le comptoir, montait un escalier en vrille. Et là-haut, dans une pièce occupant tout le premier, s’est tenu plus tard le club des Allemands, qui chantaient en chœur des airs mélancoliques, et parlaient de réunir l’Alsace et la Lorraine à l’Allemagne, au moyen du suffrage universel. J’en ris encore chaque fois que j’y pense.

M. Fuchs, un ancien tailleur de la Souabe, carré des épaules, le front large et haut, les yeux petits, le nez en forme de prune, – un être boiteux et rusé, malgré son air bonasse, – tenait cet établissement avec sa femme, une Allemande pâle, et les yeux bleu-faïence.

C’est dans ce coin de la rue des Bons-Enfants que deux jours après les balles se mirent à pleuvoir du poste du Château-d’Eau, et que l’on transporta le plus de blessés sur des paillasses.

Mais en ce moment, qui se serait douté que de pareilles choses pouvaient arriver ? Depuis la première république, cette rue des Bons-Enfants était paisible, et dans le café Fuchs on n’avait jamais entendu que le bruit des chopes et des canettes.

Enfin, voilà comme les choses changent du jour au lendemain.

Un grand nombre de buveurs se pressaient dans l’établissement. On nous servit le café d’abord, ensuite de la bière. De tous côtés on entendait dire que Guizot avait le dessus, qu’on allait empoigner les émeutiers.

On buvait, on riait. Dehors tout s’apaisait. De temps en temps quelques buveurs entraient encore, mais il en sortait beaucoup plus. Le cafetier allait d’une table à l’autre, disant :

– Vous ferez bien, messieurs, de partir, car la rue sera gardée. On commencera les arrestations ce soir. Tous ceux qu’on trouvera dehors, après onze heures, seront pris. Je tiens à vendre ma marchandise, mais je tiens encore plus à mes pratiques.

Il connaissait le père Perrignon, et s’arrêtant près de nous, en lui présentant sa grosse tabatière de carton :

– Allons, une prise… et puis, en route ? disait-il.

Le vieux Perrignon lui demanda :

– Vous nous chassez ?

– Non !… mais je vous parle pour votre bien.

– Mêlez-vous de vos affaires ! lui dit alors Perrignon.

– Comme vous voudrez, répondit Fuchs ; si l’on vous arrête, ça ne me fera ni chaud ni froid.

Il s’en alla d’un air de mauvaise humeur à la table voisine.

Le café se vidait de plus en plus.

Ce qui me revient le mieux, c’est qu’Emmanuel ayant dit, comme tout le monde, que le mouvement était arrêté, le père Perrignon, se penchant sur les coudes entre nous, lui répondit tout bas :

– Au contraire, c’est maintenant que le mouvement commence. Les ouvriers, jusqu’à cette heure, se méfiaient de la garde nationale, mais ils voient que Louis-Philippe et Guizot n’ont pas osé faire battre le rappel ; ils voient que tout ira bien ; car, lorsque la garde nationale et le peuple marchent ensemble, qu’est-ce qui peut leur résister ? Est-ce que toute l’armée n’est pas tirée de la bourgeoisie et du peuple ? Est-ce que les soldats sacrifieront père et mère, pour soutenir M. Guizot ? Le roi, les ministres et deux ou trois cents députés satisfaits, – dont les trois quarts sont des fonctionnaires, – se trouvent d’un côté, et la nation de l’autre. Si vous pouviez entrer cette nuit dans les maisons du faubourg Saint-Antoine, ou du faubourg Saint-Marceau, vous verriez que tout se prépare. Les femmes font comme toujours : elles résistent… elles ne tiennent qu’à la couvée !… mais les hommes et les garçons s’apprêtent. Dans plus d’un endroit on retire de dessous les tuiles le vieux fusil de 1830 ; et partout où monte un peu de fumée, je vous réponds qu’on coule des balles. Plus tout paraît tranquille, plus tout menace. Je ne comprends pas que Louis-Philippe, qu’on dit si fin, ait laissé venir les choses jusque-là. Demain cela commencera ; si ce n’est pas cette nuit.

Il pouvait être onze heures quand il nous disait cela, et sauf deux ou trois buveurs des environs, tout le monde était parti.

Nous nous levâmes aussi pour retourner chez nous, rêvant à ce que nous venions de voir et d’entendre. Perrignon paya et nous sortîmes. Il faisait tellement noir dehors, qu’on n’a jamais rien vu de pareil ; pour gagner le coin de la rue, il fallait tâter les murs : plus un seul bec de gaz, plus un seul réverbère allumé. Et dans cette ville de Paris, où les voitures roulent comme un torrent jour et nuit, on n’entendait rien ; on aurait cru que tout était mort.

Dans la rue Saint-Honoré seulement, vers le Palais-Royal, nous entendions venir cinq ou six chevaux au pas ; et nous étant arrêtés pour écouter, nous entendîmes aussi cliqueter des fourreaux de sabres.

Alors Perrignon nous dit tout bas :

– Chut ! ce sont des rondes qui se promènent pour empêcher les barricades… Des chasseurs ou des dragons… S’ils nous entendaient, ils viendraient ventre à terre.

Nous continuâmes à marcher doucement, le long des maisons. Mais presque aussitôt, du côté de la Halle, d’autres pas de chevaux arrivèrent à notre rencontre, et Perrignon, d’une voix nette, s’écria tout bas :

– Halte ! nous sommes pris entre deux piquets. Effacez-vous dans les portes !

Ce que nous fîmes.

Deux minutes après, cinq ou six cavaliers passaient près de nous, écoutant et regardant comme à l’affût. Heureusement le temps était très sombre, car avec une seule étoile au ciel ils nous auraient vus. Mais eux, nous les voyions bien au milieu de la rue, à quinze pas avec leurs casques, – le petit plumet droit – et l’éclair bleu de leurs sabres. Ils s’arrêtaient pour écouter… Leurs chevaux, en grattant le pavé, faisaient un bruit qu’on pouvait entendre sur les toits. C’étaient des dragons. Ils ne disaient rien et finirent par continuer leur ronde.

À cent pas plus loin, les deux piquets se réunirent, et tout à coup ils repassèrent comme le vent. Les étincelles sautaient des pavés. Longtemps nous entendîmes ce bruit terrible du galop, qui se prolongeait dans le silence jusque derrière les Halles.

– En route ! nous dit alors le père Perrignon.

Nous gagnâmes la rue du Louvre, puis le Pont-Neuf et le quartier Latin, sans rien de nouveau.