Tout marche. Ma grande bataille contre Jâry était passée depuis quelques mois ; un autre compagnon, un joyeux Picard, qui riait, chantait et rabotait ensemble, avait remplacé le gueux ; nous vivions comme des frères.
M. Nivoi me donnait alors la moitié de la journée d’un ouvrier, sept francs cinquante centimes par semaine, que je remettais le samedi soir à la mère Balais, avec quel bonheur, je n’ai pas besoin de le dire ; mais elle me forçait toujours de garder quelques sous pour le dimanche :
– Un ouvrier doit avoir quelque chose dans sa poche, disait-elle ; il ne doit pas être comme un enfant. Si l’occasion se présente d’accepter un verre de vin, il doit pouvoir le rendre.
Je comprenais qu’elle avait raison, et je ne restais en arrière avec personne. Il m’arrivait même d’aller danser les dimanches hors de la ville, au Panier-Fleuri. Nous prenions du bon temps ; les filles de Saint-Witt, de Dosenheim ou d’ailleurs, en rentrant des vêpres, ne manquaient jamais de s’arrêter là ; quelques filles de Saverne y venaient aussi ; la clarinette, le trombone, le fifre, les éclats de rire et le bruit des canettes retentissaient sous les pommiers en fleurs.
Que voulez-vous ? C’est la jeunesse ! Ceux qui veulent qu’on ait toujours été majestueux, ne se souviennent de rien. Moi, j’aimais à danser, et puis, en rentrant le soir, à rêver tantôt à Marguerite, tantôt à Christine.
Une chose qui m’étonne, c’est que dans ce temps je ne songeais plus à la petite Annette ; nous étions devenus en quelque sorte étrangers l’un à l’autre ; je la regardais comme une demoiselle ; elle me regardait peut-être comme un simple ouvrier, je n’en sais rien. C’était une personne un peu fière, attachée à ses devoirs, et rieuse tout de même. De temps en temps, par exemple, le soir, en me voyant revenir du travail, elle me criait :
– Hé ! Jean-Pierre, arrive donc, nous avons des beignets… Arrive !
Elle m’en apportait de tout chauds, en disant d’un air joyeux :
– Ouvre la bouche.
C’était comme au premier temps de la jeunesse. Mais les dimanches elle se mettait bien ; elle ne faisait plus attention à Jean-Pierre en bras de chemise, et semblait se considérer comme au-dessus d’un menuisier, d’un charpentier ou de tous autres gens de métier. – Jamais elle ne venait au Panier-Fleuri.
Moi, je m’imaginais avoir de l’amour pour la fille du garde champêtre Passauf, la grande Lisa, que j’avais distinguée, Dieu sait pourquoi ! Je la promenais même autour du jardin après chaque valse, en me disant :
« C’est mon amoureuse ! »
Voilà pourtant comme on se forge des idées ! Et deux ou trois mois après, quand Lisa Passauf partit pour aller en condition à Paris avec sa sœur, je me regardai comme un être désespéré. Je m’écriais en moi-même :
« Jean-Pierre, tu ne connais pas ton désespoir, c’est le bonheur de ta vie qui vient de partir ! »
Mais huit jours après j’avais une autre danseuse, Charlotte Mériau, la fille du jardinier, et huit jours après encore une autre.
Au commencement de l’été suivant, mes années d’apprentissage étant finies, je reçus la journée entière de l’ouvrier ; l’aisance entra dans notre petite chambre du troisième. La mère Balais disait que nous achèterions notre blé nous-mêmes à la halle, que nous ferions cuire notre pain chez le boulanger Chanoine, et que nous aurions une petite règle pour marquer les miches.
Elle voulait aussi faire ses provisions de légumes secs, avoir des pommes de terre à la cave et du bois au grenier ; car de tout acheter en détail, cela revient trop cher.
J’étais heureux de voir que, au lieu de rester à la charge de cette brave femme, ma seconde mère, j’allais enfin lui devenir utile et soutenir ses vieux jours. Oui, cette satisfaction dépassait toutes les autres.
Deux ans se passèrent de la sorte, sans rien amener de nouveau ; mais en 1847, les changements, les grands changements arrivèrent. On rencontre des années pareilles dans la vie. Tout ce qu’on avait senti n’était rien. Cela ressemble à ces graines abandonnées sous la terre ; on ne les voit pas, elles sont comme mortes ; mais tout à coup le printemps arrive et les voilà qui s’étendent vers le ciel.
Je me souviens que, juste au commencement du printemps, un matin que je travaillais avec le Picard en chantant et rabotant, nos trois fenêtres ouvertes sur la petite place de la Fontaine ; je me souviens que de temps en temps nous regardions les servantes arriver en petite jupe, la cruche ou le cuveau sous le bras, et se mettre à causer entre elles, en attendant leur tour. Le temps était très beau, la fontaine brillait au soleil comme un miroir ; des files de vaches et de bœufs venaient s’abreuver, et puis levaient leurs mufles roses, d’où l’eau tombait goutte à goutte comme de véritables diamants, ou bien ils se sauvaient en dansant et levant les jambes de derrière, ce qui faisait pousser des cris aux servantes. Des enfants venaient aussi faire boire des chevaux et galopaient au milieu de tout cela ; les fouets claquaient, les filles caquetaient et le Picard disait de bonne humeur :
– Voici la grosse Rosalie, la servante du cafetier, avec sa cruche. Ha ! ha ! ha ! la gaillarde ! Regarde ces bras, Jean-Pierre ; voilà ce qu’on peut appeler une belle femme ! Et l’autre donc, la fille du cordonnier ; celle-là connaît toutes les histoires de la ville, elle en a pour deux heures avant de remplir sa cruche.
Ensuite, tout en chantant, nous nous remettions à travailler. Le spectacle, les coups de fouet, les beuglements, les éclats de rire et les cris allaient leur train.
Et dans un de ces moments où nous regardions en reprenant haleine, de bien loin, du côté de la halle, je vois venir une jeune fille que je ne connaissais pas ; elle avait une robe lilas, elle était en cheveux, elle s’avançait d’un bon petit pas, et longtemps d’avance je me disais :
« Quelle jolie fille ! qu’elle est bien mise, et comme elle est bien faite ! comme elle marche bien ! »
J’ouvrais les yeux, pensant : « Je ne l’ai jamais vue, elle n’est pas de Saverne ; mais c’est pourtant une ouvrière. Ce n’est pas une dame. »
Plus je la regardais, moins je la reconnaissais, quand tout à coup je vis que c’était Annette. Elle portait de l’ouvrage dans notre rue, à la dame de M. le commandant Tardieu ; et je m’aperçus alors pour la première fois qu’elle était belle, qu’elle avait de beaux yeux bleus, des cheveux noirs très beaux, des joues fraîches et riantes, enfin qu’elle était tout ce que j’avais vu de plus agréable. Cela me surprit tellement, que je recommençai tout de suite à pousser le rabot, dans un grand trouble, pour n’avoir pas l’air de l’avoir vue.
Et comme j’étais là, penché sur mon ouvrage, Annette en passant, – ce qui n’était jamais arrivé, – regarda dans notre atelier, en criant d’une voix gaie :
– Hé ! bonjour, monsieur Jean-Pierre ! Vous travaillez donc toujours, monsieur Jean-Pierre ?
Elle disait cela par plaisanterie. J’aurais dû répondre : « Eh ! oui, mademoiselle Annette. Vous allez porter de l’ouvrage quelque part ? » Nous aurions ri ensemble ; mais alors je devins tout rouge et je me mis à bégayer je ne sais plus quoi, de sorte qu’Annette me regardait étonnée, et que le Picard se mit à dire :
– Il ne faut pas vous étonner, mademoiselle Dubourg, ce garçon est amoureux, mais tellement amoureux qu’il en perd la tête.
Elle, alors, se dépêcha de partir en criant :
– Ah ! pauvre Jean-Pierre ! et riant comme une folle.
J’étais presque tombé de mon haut, en entendant ce que disait le Picard ; et quand elle fut partie, je criai :
– Picard, vous êtes une vraie bête de dire des choses pareilles ; vous allez me rendre malheureux pour toute ma vie.
Et même je m’assis sur le banc, la tête entre les mains, avec des envies de pleurer. J’étais désolé, j’aurais voulu me sauver. Le Picard, après m’avoir regardé quelques instants, dit :
– Écoute, Jean-Pierre, je n’ai voulu faire qu’une plaisanterie ; mais je vois maintenant que j’avais raison.
– Non, ce n’est pas vrai !
– Si ce n’est pas vrai, pourquoi donc te fâches-tu ?
– C’est que je suis honteux de ta bêtise.
– Ah ! fit-il, tu n’as pas besoin de te désoler pour moi ; je serais dix fois plus bête, que je ne m’en porterais pas plus mal.
Avec un imbécile pareil, on ne pouvait pas raisonner, et je me remis à l’ouvrage en pensant :
« Mon Dieu ! maintenant je n’oserai jamais rentrer chez nous ! »
Il me semblait que tout était peint sur ma figure, et que Mme Madeleine, en me rencontrant par hasard dans l’allée, allait tout voir d’un coup d’œil. J’avais bien tort ; le soir, Annette ne pensait plus à rien. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Quelle fille n’a pas entendu dire : « Ce garçon est amoureux ! »
Tout se passa comme à l’ordinaire. Je montai chez nous sans rencontrer personne. Vers huit heures, les Dubourg ouvrirent leur fenêtre en bas sur la rue, pour renouveler l’air. La mère Balais, après souper, descendit leur raconter les histoires du marché. Deux autres voisines vinrent s’asseoir sur le banc à notre porte, causant de la Pâques et de la Trinité, du tronc des pauvres, de la vieille Rosalie, qui recevait tant du bureau de bienfaisance, etc.
Mme Madeleine balaya la chambre, Annette monta travailler pour elle, et, comme je descendais tout craintif, elle me cria :
– Bonsoir, Jean-Pierre !
Je fus tranquillisé, je bénis le Seigneur de l’aveuglement des autres.
Mais le lendemain, le surlendemain et tout le reste de la semaine, voyant qu’Annette ne faisait pas attention à moi, qu’elle cousait, qu’elle allait et venait, montait et descendait sans tourner la tête lorsque je la regardais ; qu’elle me disait toujours : « Bonjour, Jean-Pierre ! » – « Bonsoir, Jean-Pierre ! » ni plus ni moins qu’avant, alors je m’écriai dans le fond de mon cœur :
« Qu’est-ce que ça signifie ? Elle ne m’aime pas du tout ! Elle me parle comme l’année dernière ! »
J’étais désolé, j’aurais voulu la voir changer. Heureusement l’idée me vint que six ou huit mois avant, je n’avais de plaisir qu’à manger des châtaignes avec la grosse Julie Kermann, en me figurant que j’étais amoureux d’elle.
« C’est justement comme Annette, me dis-je, elle ne sait rien, c’est encore une véritable enfant. Mais plus tard, dans six mois, un an, elle verra que je suis un bon ouvrier, que je mérite l’estime d’une honnête fille, et que nous serions heureux d’être mariés ensemble. Le père Antoine a toujours eu de la considération pour moi ; et qu’est-ce que Mme Madeleine peut souhaiter de mieux que de m’avoir pour gendre ? Je ne suis pas riche, mais je gagne mes cinquante sous par jour. M. Nivoi m’estime de plus en plus ; il m’augmentera l’année prochaine, et qui sait ? le bonhomme se fait vieux ; il n’a plus la vivacité de sa jeunesse, il peut avoir besoin de quelqu’un qui le remplace pour aller acheter ses madriers dans les scieries, et pour ses autres affaires autour de la ville. Il lui faudra tôt ou tard un honnête ouvrier, un homme de confiance, capable de mesurer, de calculer, d’établir un devis et de conclure un marché. Si ce n’est pas maintenant, ce sera dans quelques années ; il pourra d’abord me donner un intérêt, ensuite m’associer à ses affaires ; c’est tout simple, c’est tout naturel. Alors, Jean-Pierre, avec ta petite femme, gentille, économe, ton vieux père Antoine, ta belle-mère, Mme Madeleine, qui sera devenue raisonnable, et ta bonne vieille mère Balais, qui vous aimera tous et que vous respecterez de plus en plus, alors au milieu de cette famille, quel homme pourra se glorifier d’être plus heureux que toi sur la terre ? Sans parler des enfants, que nous élèverons dans le travail et le bon exemple, et qui feront la joie de tout le monde. »
Je me disais ces choses en rabotant, en sciant, en clouant. Je voyais tout d’avance sous mes yeux ; cela vivait, cela marchait comme sur des roulettes ; et, dans ma joie intérieure, j’enlevais des étèles larges comme la main, je serrais les lèvres, je n’entendais plus seulement chanter le Picard, je ne rêvais qu’à mon idée durant des heures et des heures. La voix joyeuse du père Nivoi pouvait seule m’éveiller :
– Hé ! Jean-Pierre, s’écriait-il, halte !… halte !… Tu vas tout déraciner avec ton rabot ; le plancher et le toit en tremblent. En voilà un gaillard qui vous abat de la besogne !… C’est comme une scierie… ça ne s’arrête jamais.
Alors je riais en m’essuyant le front, et je le regardais tout attendri.
– Oui, disait-il, en prenant une grosse prise selon son habitude, je suis content de toi, Jean-Pierre ; on trouve rarement un ouvrier aussi courageux.
Ensuite il voyait le travail, et trouvait tout bien ; j’étais sûr d’avoir une augmentation à la fin de l’hiver, et je sentais aussi qu’elle serait méritée, ce qui doublait mon plaisir.
La mère Balais seule avait deviné quelque chose. Souvent, le matin, en me voyant devant mon petit miroir à m’arranger les cheveux, à me faire un joli nœud de cravate, à retrousser mes petites moustaches, à me brosser du haut en bas, plutôt deux fois qu’une, – ce que je n’avais jamais fait avant, – elle me regardait en clignant de l’œil d’un air malin, et disait :
– Tu deviens coquet, Jean-Pierre. Hé ! hé ! je voudrais bien savoir pourquoi ça t’a pris tout d’un coup. Oh ! tu es beau, va… Tu n’as pas besoin de tant te regarder… On te trouvera gentil… sois tranquille.
Et comme je devenais rouge :
– Il n’y a pas de mal à ça, faisait-elle, au contraire ; il ne faut pas rougir… c’est naturel… ça montre que l’esprit vous vient et qu’on respecte les gens. Moi, j’ai toujours aimé les respects. Un jeune homme qui vous respecte, c’est bien, ça vous flatte ; on pense : « Il est timide, il est tout à fait bien. »
Quand elle me disait des choses pareilles, j’aurais voulu sauter par la fenêtre ; je devinais sa malice, et ça me donnait des fourmis dans le dos.
Mais une seule chose m’inquiétait véritablement, c’était la conscription, qui devait venir un an après. Par bonheur, sous Louis-Philippe, en 1847, on avait la paix ; les remplaçants ne coûtaient pas plus de mille à douze cents francs en Alsace, et d’ailleurs un grand nombre de numéros étaient bons.
Je pouvais gagner, et même en perdant, avec l’aide du vieux maître, en m’engageant à rester, j’aurais trouvé du crédit. Cela pouvait retarder le mariage ; mais lorsqu’on a des chances de gagner, et que même en perdant il vous reste de l’espoir, lorsqu’on est amoureux et qu’on voit tout en beau, rien ne vous gêne, rien ne vous arrête ; ce qui vous ennuie, on n’y pense pas, et ce qui pourrait tout renverser d’un coup vous paraît contraire au bon sens.