J’ai souvent pensé que les femmes ont plus de courage que nous, dans les grands chagrins de la vie ; au lieu de se laisser abattre, elles soutiennent encore nos forces et nous relèvent le cœur. Mais c’est égal, les femmes comme la mère Balais sont rares. Le lendemain, elle paraissait déjà plus ferme, et pendant le déjeuner elle me dit :
– Écoute, Jean-Pierre, j’ai beaucoup réfléchi cette nuit, et maintenant tout cela me paraît très bien. Dans le premier moment, l’idée de te voir partir m’a porté un coup ; mais tôt ou tard il aurait fallu prendre la même résolution. Qu’est-ce que tu peux apprendre ici ? Ce n’est pas à Saverne qu’on peut devenir un bon ouvrier ; il faut voir le monde, il faut regarder l’ouvrage des maîtres. Et puis la conscription nous aurait gênés ; c’était un moment bien difficile à passer.
Elle parlait de la sorte d’un air tranquille, et moi je faisais semblant de la croire ; mais je voyais bien, à ses yeux pleins de larmes et à sa voix tremblante, qu’elle disait cela pour me consoler.
Enfin elle mit son châle et sortit en me disant :
– Je vais chez Nivoi.
C’était un dimanche. Longtemps j’attendis son retour, songeant à nos misères. On sonnait à l’église pour la messe, et les souvenirs du bon temps, quand j’étais assis devant le chœur, à côté de la petite Annette, me revenaient : le chant des orgues, notre sortie au milieu de la foule, le contentement de la famille en rentrant pour dresser la table ; la mère Balais, qui me disait dans l’allée : « Arrive, nous avons quelque chose de bon ! » et la petite Annette qui criait : « Nous avons aussi quelque chose de bon ! » Ah ! c’était encore la veille… Que le bonheur passe vite, mon Dieu ! qu’il passe vite et qu’on souffre en y pensant plus tard !
Vers onze heures, la mère Balais rentra.
– J’ai tout arrangé, dit-elle. Nivoi trouve tout bien. Il aurait voulu te garder jusqu’à la fin du mois, pour avoir le temps de chercher un autre ouvrier ; mais il est si content de te voir suivre ses conseils, que le reste ne lui fait rien. Voici ton arriéré, qu’il m’a remis tout de suite, ce sera pour la route ; et j’ai retenu ta place à la diligence en passant, pour demain soir à cinq heures ; voici le billet. Tout va bien. Maintenant je vais chercher ce qu’il te faut : des chemises neuves, deux bonnes paires de souliers, c’est le principal.
– Ah ! mère Balais, lui dis-je, quel courage vous avez !
– Bah ! fit-elle, quand on est décidé, Jean-Pierre, il vaut mieux aller vite. J’ai voyagé, Dieu merci ! je sais ce qu’il faut.
Elle avait l’air de me sourire ; moi, tout ce que je pouvais faire, c’était de ne pas sangloter. Il fallut pourtant se mettre à table, et se donner l’air de dîner comme tous les jours. Nous n’osions pas nous regarder l’un l’autre, et pour chaque parole il fallait se raffermir d’avance, de peur d’éclater d’un coup.
À la fin elle me dit :
– Est-ce que tu n’iras pas voir M. Vassereau, Jean-Pierre ? Tu sais qu’il t’aime bien.
Et je lui répondis tout de suite :
– J’y vais. Oui, mère Balais, j’aurais été capable de l’oublier.
En même temps, je pris mon chapeau et je descendis. J’étais content de sortir, car de rester là, sans pouvoir crier, c’était trop terrible. À la porte des Dubourg, la mauvaise idée me vint de tout casser. Ce n’est pas seulement à cause de moi, c’est principalement à cause de cette bonne, de cette brave mère Balais, que je leur en voulais. Mais aussitôt, pensant qu’ils se moquaient bien à cette heure de leur vieille baraque, je sortis ; et me rappelant que j’allais voir M. Vassereau, un des hommes que je respectais le plus en ville, cela me rendit un peu de calme.
Il faisait très chaud. Dans la ruelle des Orties, derrière les jardins, tout bourdonnait le long des haies touffues. Ces choses sont encore sous mes yeux !
Quelques instants après j’arrivais dans la petite cour, et, en haut, sur le palier, je voyais au fond de la chambre à gauche, – par la porte ouverte au large, – mon vieux maître d’école encore à table, au milieu de sa famille. L’office divin, le temps d’ôter la robe de chantre et la toque, de les suspendre dans la sacristie et de revenir à la maison, avaient retardé son dîner, comme tous les jours de fête.
Il était là tout autre que dans la salle d’école, en bonnet de coton noir et bras de chemise, à cause de la grande chaleur ; il tenait sa petite fille sur un de ses genoux, et lui pelait gravement une pomme.
– Eh ! c’est Clavel, dit-il en m’apercevant au haut de l’escalier.
– Oui, monsieur Vassereau ; je viens prendre congé de vous.
– Ah ! tu t’en vas ?
– Je vais à Paris, monsieur Vassereau ; un ouvrier doit voir Paris au moins une fois.
Il m’avait fait asseoir. La femme et les enfants écoutaient. Lui m’approuvait, disant qu’il avait toujours été content de moi, et que ma visite lui faisait plaisir.
– Conduis-toi bien, disait-il, conserve le respect de la religion, n’oublie pas tes devoirs de bon chrétien, et tu réussiras.
Enfin, au bout d’une demi-heure, comme je me levais, il me conduisit jusqu’à la porte, en m’embrassant ; ce qui me soulagea le cœur, car l’estime et l’amitié des honnêtes gens vous font toujours du bien.
– Bon voyage, Clavel ! dit-il encore du haut de l’escalier ; bon voyage et bonne santé !
– Merci, monsieur Vassereau.
Et je remontai la ruelle, heureux d’avoir reçu les bons souhaits d’un si brave homme.
Il pouvait être alors deux heures. Je voulus profiter du restant de la journée pour aller voir aussi M. Nivoi. Je redescendis donc la ruelle jusqu’à la place de la Fontaine ; et le vieux menuisier, qui se trouvait avec son ami Panard dans la chambre au-dessus de notre atelier, – pendant que les hussards, en bas, chantaient, riaient, buvaient, et jouaient aux quilles le long du magasin de bois, – le vieux menuisier, qui me voyait venir de loin, comme je passais sous sa fenêtre, me cria :
– Jean-Pierre, par ici !
Je traversai l’atelier et je montai. La bouteille était là comme toujours, entre les deux verres à moitié pleins.
– Un verre, Marguerite ! criait M. Nivoi dans l’escalier.
Et, me voyant entrer :
– Eh bien ! tu pars ! s’écria-t-il ; à la bonne heure !
Je saluai M. Panard, qui me dit aussi que j’avais raison. Ensuite, Mme Marguerite ayant apporté un verre, on le remplit et nous bûmes à notre santé.
– Vois-tu, Jean-Pierre, me disait M. Nivoi, c’est à Paris qu’un bon ouvrier doit aller ; c’est là qu’il peut apprendre son état à fond. Les plus malins en province, ceux qui se croient uniques, sont étonnés, en arrivant là-bas, d’en trouver par douzaines de leur espèce, et beaucoup d’autres encore capables de leur en remontrer pour enfoncer les chevilles et détacher les étèles.
– Oui, disait M. Panard, c’est là qu’on peut s’élever. Les étrangers le savent bien, car la ville est pleine d’Allemands, d’Anglais, de Russes, d’Italiens et d’Espagnols qui s’en vont, au bout de quelques années, faire parade chez eux de ce qu’ils ont appris chez nous.
C’étaient deux bons vieux camarades, qui s’entendaient sur tout ; ce que l’un disait, l’autre l’approuvait tout de suite ; et les dimanches ils avaient le nez tout rouge, à force de s’entendre.
Je restai là jusqu’à sept heures. Le père Nivoi voulait me retenir à souper. Quand il apprit que je partais le lendemain à cinq heures, il me promit d’arriver au bureau des messageries, avec une lettre de recommandation pour son ancien patron, M. Braconneau, rue de la Harpe, n° 70.
En me reconduisant, il me serra encore un écu de cinq francs dans la main ; et comme je ne voulais pas le recevoir, ayant déjà mon compte :
– Ton compte, c’est bon, dit-il ; mais cet écu, c’est pour mon plaisir à moi que tu vas le prendre ; c’est pour boire un coup à la santé du père Nivoi sur la route. Tu ne peux pas me refuser ça.
J’acceptai donc ; puis, étant rentré chez nous, je racontai mes visites à la mère Balais, qui parut contente. Elle avait déjà vidé sa grande malle pour y mettre mes effets ; et ceux qui nous auraient vus pendant le souper ne se seraient jamais figuré que le plus grand chagrin nous accablait tous les deux, parce que nous parlions de mon voyage comme d’une chose naturelle et qui devait arriver tôt ou tard ; seulement, nous avions espéré le retarder, et le moment était venu plus tôt que nous ne pensions.
Oui, voilà ce que nous disions ! Mais cette nuit-là, sachant qu’il faudrait partir le lendemain, que ma place était retenue, que je ne reverrais peut-être jamais Annette, ni celle qui m’avait recueilli, qui m’avait nourri de son travail, élevé, aimé comme son propre enfant, ni la vieille maison où j’avais passé mon enfance, ni la vieille ville, ni la côte, ni les bois, je versai des larmes bien amères ; et j’entendais la brave femme, ma seconde mère, tousser de temps en temps tout bas, comme quand quelque chose vous étouffe, puis se lever doucement, aller à l’armoire, écouter du côté de ma chambre. J’aurais voulu lui faire croire que je dormais, mais ce n’était pas possible !
Le matin, au petit jour, lorsque j’ouvris ma porte, elle était déjà là devant ma malle, assise, les mains croisées sur ses genoux. Rien que de nous regarder, nous aurions voulu recommencer nos cris. Mais elle avait pourtant plus de courage que moi, car elle me souriait toujours.
– Tu ne m’oublieras pas, Jean-Pierre, fit-elle.
Quand j’entendis cela, je me sauvai de nouveau dans ma chambre, éclatant en sanglots comme un malheureux. De se quitter quand on est riche, ce n’est rien ; mais pauvre, lorsqu’on ne sait pas ce qu’on deviendra, voilà ce qui vous déchire. Ah ! quelle mauvaise idée elle avait eue de me prendre à Saint-Jean-des-Choux, pour le bonheur qu’elle méritait ! Des gueux, en faisant leurs mauvais coups, ont quelquefois plus de chance que les honnêtes gens en faisant le bien, et c’est à cause de cela que, à moins d’être un véritable bandit, il faut absolument croire en Dieu. Où donc serait la consolation sans cela ? Les brigands auraient raison d’être des brigands, on ne pourrait rien leur répondre ; tous les honnêtes gens seraient des bêtes !
Enfin, ces retards ne peuvent pas toujours durer ; il faut pourtant que je raconte mon départ de Saverne, et c’est le plus pénible. Il faut tout dire, il faut se rappeler les grandes misères aussi bien que les bonheurs : c’est la vie.
À quatre heures, la mère Balais avait fait ma malle ; elle était fermée. Moi, je l’avais regardée en l’aidant. Elle m’expliquait tout et je l’écoutais : c’était comme la voix de ma propre mère. Elle devait aussi bien voir dans mes yeux ce que je pensais ; elle paraissait plus contente, de temps en temps elle disait :
– Sois tranquille, Jean-Pierre, sois tranquille, nous nous reverrons dans le bonheur. Tout cela n’a qu’un temps.
Et je lui répondais :
– Oui ! tout bas.
– Tout finit par bien aller, disait-elle, pourvu qu’on ait du courage. Maintenant, moi, je suis tout à fait remise. Mais le moment approche, Jean-Pierre, il ne faut pas être en retard. Tiens, mets ça dans ta poche, mon enfant ; prends garde de le perdre.
– Qu’est-ce que c’est ? lui demandai-je étonné.
– Tu n’auras pas de l’ouvrage tout de suite en arrivant à Paris, fit-elle ; il te faut un peu d’argent pour attendre. J’avais mis ça de côté, dans la crainte d’une maladie… et puis l’idée de la conscription… C’est soixante francs.
– Et vous ?
– Oh ! moi, tiens, regarde… l’argent ne me manque pas.
Elle me montrait notre petite boîte, avec cinq ou six pièces de cinq francs.
– Oh ! je ne m’oublie pas ! fit-elle.
J’étais comme étourdi. Je l’embrassai, et puis j’enlevai la malle sur mon épaule, et nous sortîmes. Dans la rue nous marchions l’un près de l’autre sans rien nous dire.
En arrivant près des messageries, nous vîmes de loin le père Nivoi, qui nous attendait sous la porte cochère. Il fit quelques pas à notre rencontre, en s’écriant :
– Vous arrivez juste, ça ne peut plus tarder.
Il me remit en même temps la lettre pour M. Braconneau, et je la serrai dans la poche de ma veste.
Un grand trouble me possédait : je voyais ma malle sur cinq ou six autres, les gens entrer et sortir ; j’entendais le père Nivoi répéter que c’était bien, que tout irait bien, que je montrais du caractère ; mais, comme la voiture ne venait pas, la mère Balais et moi nous étions là tous les deux à demi morts.
De temps en temps, en nous regardant, nous nous faisions de la peine l’un à l’autre, à cause de notre épouvante. Elle ne pouvait plus rien dire. Et comme nous étions ainsi, voilà qu’on entend tout au loin la trompette du conducteur, et que la grosse voiture, avec ses paquets, sa large bâche, ses quatre chevaux gris-pommelés, et ses conscrits à calotte rouge sur l’impériale, paraît au haut de la grande rue. Tout le monde crie :
– La voilà !
– Allons, Jean-Pierre, embrassons-nous, me dit le père Nivoi.
Moi, je jetai les yeux sur la mère Balais ; elle me tendait les bras et voulait parler, mais elle ne disait rien. Alors je la pris, je la serrai… c’était comme un étranglement.
Le bruit sourd de la diligence approchait, ensuite il se tut ; les grelots des chevaux tintaient à la porte. J’entendais les cris des voyageurs, je sentais la main du père Nivoi sur mon épaule, qui me tirait en parlant ; mais je ne comprenais rien, je ne pensais plus à rien, je serrais toujours ma pauvre vieille mère Balais.
À la fin, je ne sais pas comment nous nous étions séparés, et moi dans la diligence, avec six ou sept conscrits qui chantaient en buvant de l’eau-de-vie. Je me retournai en criant :
– Mère Balais !
Elle était appuyée contre la porte. Nivoi essayait de l’entraîner, mais elle ne voulait pas. Moi, je rouvrais pour descendre, quand tout à coup la grosse voiture se balança lourdement et partit avec un bruit terrible : le conducteur sonnait de la trompette, les toits en équerre défilaient, quelques passants se retournaient, en se serrant contre les murs ; puis le ciel parut, le bouquet de vieux sapins verts se montra sur notre droite, avec un petit carré de vigne ; nous étions hors de Saverne, nous grimpions la côte, la voiture se ralentissait ; et bien loin par-dessus les forêts, je voyais Saint-Jean-des-Choux, mon premier nid abandonné. Le souvenir de mon père, le pauvre bûcheron, me revint, et malgré les conscrits qui riaient et chantaient, je courbai la tête sur les genoux et je pleurai.
Ah ! que de choses me revenaient !…
Plus haut, à mi-côte, près de la belle fontaine, où descend le sentier de Saint-Jean-des-Choux, la petite porte derrière s’ouvrit, et le conducteur s’écria :
– Ceux qui veulent monter avec moi par la traverse, pour se dégourdir les jambes ?
Les conscrits descendirent ; je restai seul dans la diligence, montant au pas la grande route tournante. Les chevaux soufflaient. Quelques voyageurs traversaient les bruyères à droite, avec le conducteur ; moi, penché sur le bord de la petite lucarne, je regardais à gauche le beau vallon de la Schlittenbach, la maison de M. Leclerc au fond, son pavillon sur le rocher, les grands bois, les ruines du Haut-Barr et du Géroldseck dans les nuages ; et puis au loin l’immense plaine d’Alsace, toute bleue, et le vieux Saverne au pied de la côte, ce vieux Saverne où j’avais passé tant de beaux jours !
Je me disais :
« Te voilà donc encore une fois seul au monde. Les autres penseront encore à toi dans un mois, dans six mois, dans un an peut-être ; ensuite ils auront leurs affaires ; ils se souviendront de Jean-Pierre par hasard, et puis ce sera fini… La mère Balais seule ne t’oubliera pas ! Et les arbres, les rochers, les vieilles maisons, la côte, les ruines que tu regardes depuis ton enfance, qui te faisaient rêver et que tu vois encore en ce moment, seront toujours les mêmes ; d’autres les verront, d’autres penseront ce que tu as pensé, et tu ne seras plus là pour les voir ! Annette sera riche… elle sera mariée… Mon Dieu !… mon Dieu ! qu’est-ce que la vie ? »
Ces pensées et mille autres pareilles traversaient mon esprit, et m’accablaient de tristesse.
On était arrivé devant le bouchon du père Faller, les conscrits étaient remontés dans la voiture, et le conducteur, sur son siège, sonnait de la trompette. Les chevaux galopaient en cadence, la poussière s’élevait, couvrant les peupliers de la route, les broussailles, les herbes ; la forêt passait, on était sur le plateau.
Au bout d’une heure, le fond du Holderloch et le village des Quatre-Vents avaient défilé. Puis, après avoir changé de chevaux à la grande poste de Guise, on était arrivé à Phalsbourg, avec ses avancées, ses ponts, ses portes sombres garnies de herses, sa grande place d’armes, et l’on avait traversé tout au galop.
Quel rêve et quelle tristesse ! Plus loin, lorsque les bois étaient finis, quand on ne voyait plus que ce grand pays plat au-dessus de Mittelbronn, et de loin en loin les Vosges bleues, qui s’effaçaient dans le ciel déjà gris, quelle tristesse de se dire :
– Maintenant, tu ne verras plus les vieilles montagnes, tu ne verras plus que des carrés de blé ou d’avoine, de chanvre ou de navette, de petits arbres fruitiers, des bouts de haie ; Seigneur Dieu !
Et plus tard la nuit qui vient, les grandes lignes d’or qui s’effilent sur cette plaine nue, les fermes, les petits villages à droite et à gauche ; et finalement l’obscurité, les conscrits qui chantent, qui mangent, qui boivent, la voiture qui roule toujours, et les pieds des chevaux qui vont comme une horloge : à chaque pas on est plus loin, toujours plus loin !
Je m’étais mis dans un coin, le coude dans la bretelle ; mes yeux cuisaient à force d’avoir regardé. J’aurais voulu dormir et je ne pouvais pas. À chaque relais les conscrits allaient remplir leur gourde. Ils parlaient et riaient de leurs amoureuses qu’ils abandonnaient. L’un avait reçu douze cents francs du juif, l’autre quatorze cents, l’autre plus. Ils allaient à Lille en Flandre pour la révision.
Voilà ce qu’ils disaient ! Pas un n’avait de chagrin de quitter le pays, la maison, le vieux père, la vieille mère… Et qu’est-ce que leur faisait de voir d’autres arbres ? Les hommes ne sont pourtant pas tous les mêmes. C’est un grand malheur quelquefois de ne pas ressembler à des bûches qui ne sentent rien ; oui, c’est un grand malheur.
Je songeais à ces choses le cœur gonflé. Les relais n’en finissaient plus ; les étoiles et la lune brillaient dehors ; ensuite des nuages couvrirent le ciel. Les conscrits ronflaient, moi je regardais la terre sombre courir. Cela dura bien longtemps.
Nous arrivâmes à Lunéville, où des dragons se promenaient sous les lanternes, devant un corps de garde. Un gendarme, avec son grand chapeau, vint regarder dans la voiture pour remplir sa consigne, mais il n’éveilla personne. Le conducteur lui dit : – Ce sont des vendus.
Ensuite nous repartîmes ; et, sur les trois heures du matin, nous arrivâmes dans une grande ville, les rues larges bien pavées, les maisons superbes : c’était Nancy. La voiture s’arrêta devant une cour entourée de hangars, à l’Hôtel de l’Europe, comme on le voyait écrit en grosses lettres sur la façade. Le conducteur vint nous ouvrir, et dit que nous avions une demi-heure. Tout le monde sortit. Qu’est-ce que je pouvais faire au milieu de la nuit, dans cette ville que je ne connaissais pas ? Un monsieur, avec une serviette sur le bras, demanda si l’on voulait prendre quelque chose ; deux ou trois le suivirent dans le grand hôtel, les autres se dispersèrent à droite et à gauche. Moi j’allai m’asseoir dehors sur un banc, au clair de lune. Je voyais une grande rue qui descendait, au bout de la rue une grille magnifique en fer massif et doré, plus loin une place ; et devant une sorte de palais, une sentinelle qui se promenait sur le trottoir.
Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau, d’aussi grand que cette rue, cette grille et cette place. Je descendis jusqu’à la grille et je regardai. Tout dormait ; on entendait, bien loin derrière, les gens de notre diligence parler, les domestiques emmener les chevaux ; et devant le palais, où la lune brillait sur les grandes vitres, les pas de la sentinelle. On trouve pourtant du monde bien riche sur la terre !
J’aurais voulu voir plus loin à gauche deux fontaines couvertes d’arbres, dont l’eau tombait dans l’ombre, et une statue très grande au milieu de la place, mais j’avais peur de revenir trop tard, et je vins me rasseoir sur mon banc, pour être là quand notre voiture repartirait.
Un petit cabaretier avait ouvert sa porte en face, pour attirer les voyageurs, mais les conscrits étaient seuls entrés ; ils chantaient des airs du pays.
Toutes ces choses me reviennent, parce que j’étais pour la première fois dans une grande ville. Je pensais : « Puisque Nancy n’est qu’une ville ordinaire, qu’est-ce que doit donc être Paris ? Comment se reconnaître au milieu de toutes ces rues ? » Je me représentais Paris tantôt magnifique et tantôt terrible.
À trois heures et demie, le conducteur et les domestiques revinrent avec d’autres chevaux ; des quantités de mendiants, hommes et femmes, arrivèrent aussi, demandant la charité.
Il faisait alors petit jour. Comme nous allions remonter en voiture, le conducteur, un bon gros homme, les joues pleines, le nez rouge, une petite casquette en peau de lièvre liée sous le menton, et de grosses bottes en peau de mouton remontant jusqu’aux genoux, me demanda :
– Vous êtes à la rotonde avec les vendus ?
– Oui, monsieur, lui dis-je.
– Eh bien, si vous voulez monter à l’impériale, vous serez mieux.
Je profitai de la permission et je m’assis à côté de lui, dans un large fauteuil en cuir. La moitié des conscrits restaient à Nancy, de sorte que nous étions seuls, le postillon devant nous.
C’est ainsi que nous repartîmes. Et comme ma figure plaisait à ce conducteur, tout en serrant et lâchant sa manivelle, il me demanda pourquoi j’avais l’air malheureux… si j’étais tombé au sort ? Je lui dis que non, mais que j’avais du chagrin de quitter mon pays, que j’étais un simple ouvrier menuisier, et que je ne connaissais pas la ville de Paris, où j’allais essayer de gagner ma vie.
Alors cet homme, plein de bon sens, me dit que j’avais tort de me chagriner, que tôt ou tard il fallait quitter son village, à moins de vouloir s’encroûter dans les vieilles idées, manger des pommes de terre toute sa vie, et tomber au-dessous de rien.
Il me raconta l’histoire de trois ou quatre ouvriers de sa connaissance, qui par le travail avaient fait fortune à Paris ; il les nommait, disant : « Dans telle rue, à tel numéro. » Je m’étonnais de sa mémoire, et je prenais confiance dans ses paroles.
Nous traversâmes ainsi la ville de Toul, qui possède une belle église.
Le grand air de l’impériale, la vue de ces gros chevaux qui galopaient, la tête sous le poitrail ; le passage des champs, des prés, des vignes ; les rivières, les bouquets d’arbres, les pauvres masures, comme il s’en trouve en Champagne, toutes ces choses nouvelles, et surtout l’idée que nous approchions de Paris, m’empêchaient de songer toujours à mes chagrins.
Le conducteur avait dans le banc une grosse bouteille de vin ; il en buvait et me la repassait chaque fois, en s’écriant :
– Allons, jeune homme !
Après Toul, nous avions dépassé Commercy, Bar-le-Duc et Vitry-le-François. À Vitry, les voyageurs étaient descendus pour dîner. Moi, j’avais tiré de ma poche une grosse pomme de la mère Balais, un morceau de saucisson et du pain.
Tout ce qui me revient, c’est que, après avoir roulé tout le jour, il fallut encore passer la nuit en voiture. Mais la fatigue d’être assis depuis si longtemps, et de n’avoir pas fermé l’œil la nuit précédente, m’endormit profondément. Lorsque je m’éveillai, j’avais une peau de mouton sur les jambes, la rosée coulait sur le tablier de l’impériale, tout le pays était couvert de brouillard blanc, le conducteur dormait aussi dans son coin ; le cocher seul, devant, avec son chapeau de toile cirée et son manteau à triple collet, était droit, le fouet dans la main ; et dessous, les gros chevaux fumants galopaient la croupe en l’air.
Il pouvait être trois heures. J’ai su par la suite que nous avions dépassé Coulommiers. Alors, à moitié dormant, à moitié éveillé, je vis passer des petits villages, des toits de chaume et d’autres. De deux heures en deux heures on faisait halte : le postillon criait, les chevaux hennissaient, le conducteur s’éveillait et descendait. La voiture dormait bien fermée, des gouttes d’eau sur les vitres. Tout cela, je le voyais comme en rêve. Une fois seulement je descendis ; et ce n’est qu’au grand jour, en sentant le conducteur me secouer par le bras et me dire :
– Nous n’avons donc pas envie de vider la bouteille ? que je m’éveillai tout à fait et que je bus un bon coup.
Le soleil était déjà haut, il pouvait être sept heures. Nous traversâmes un grand bois sur une route magnifique ; je me rappelle que mon étonnement était grand de voir tous les arbres numérotés le long de cette route. Le conducteur me dit :
– Nous approchons de Paris, nous sommes dans la forêt de Vincennes ; dans une heure nous ferons notre entrée dans la capitale.
Ces paroles me rendirent grave et même craintif, car les joyeux propos d’un conducteur ne vous empêchent pas de réfléchir, lorsqu’on arrive pour gagner son pain dans une ville où des milliers d’autres entrent tous les jours avec la même idée.