Un soir, après le travail, je rentrais chez nous ; il faisait encore un peu jour, le soleil s’étendait sur les toits ; la ruelle des Deux-Clefs était sombre, et de loin nos petites fenêtres au rez-de-chaussée brillaient comme une lanterne. Il devait se passer quelque chose d’extraordinaire à la maison, car Mme Madeleine n’avait pas l’habitude de brûler sa chandelle par les deux bouts.
Comme je m’approchais, me demandant : « Qu’est-ce que cela peut être ? » la mère Balais sort de l’allée en criant d’un air joyeux :
– Dépêche-toi, Jean-Pierre, c’est grande fête ce soir.
Et presque aussitôt, Annette, sur le pas de la porte, me dit :
– Ah ! Jean-Pierre, si tu savais… la tante Jacqueline vient de mourir.
Alors j’entre tout surpris ; des choses pareilles vous étonnent, on ne voit pas tout de suite les grands changements que cela fait. J’entre donc dans la petite chambre basse, et je vois à gauche le vieux métier qu’on a reculé contre le mur, – les écheveaux, les pièces de toile, et même les perches à crochets par-dessus, pêle-mêle, pour faire de la place ; – et à droite, près du poêle, la table déjà mise, avec une belle nappe blanche, sept ou huit couverts autour, et trois chandelles qui brillent, garnies de fraises en papier dans la bobèche.
La cuisine était en feu. La mère Rivel, qui passait pour une bonne cuisinière, et qui même avait cuisiné douze ans chez Bischof, à l’hôtel de l’Aigle, avant son mariage, la mère Rivel aidait Mme Madeleine. Elles avaient un grand plat de saucisses au bord de l’armoire, une dinde farcie à la broche, et quelques bouteilles de vin cacheté sur le buffet.
Enfin c’était une véritable noce, comme je n’en avais jamais vu. Le père Antoine, assis sur son banc, les jambes croisées, me tendait les bras en s’écriant :
– Jean-Pierre, cette pauvre vieille tante Jacqueline est partie ; elle n’a pas eu le temps de rien donner à l’église. Quelle chance !
Voilà pourtant ce qu’un honnête homme, un homme de cœur, est capable de penser quand la richesse arrive. – Il m’embrassait, et quelques secondes après, il me dit :
– Va t’habiller ! Je vais aussi mettre mon bel habit marron. Le capitaine Florentin et sa femme, Mme Frentzel, la mère Balais, et mon vieux camarade Villon, l’armurier, sont invités ce soir. Si nous avions su, j’aurais fait aussi prévenir Nivoi, mais la nouvelle n’est arrivée que sur les trois heures.
Alors il ne put s’empêcher de rire, en disant :
– Dieu merci, j’en ai tissé des aunes de toile, j’en ai fait ma bonne part, j’en avais assez !
Il levait les mains. Annette, déjà tout habillée, disait :
– Ah ! maintenant je puis dire aussi : J’avais assez de couture.
Et Mme Madeleine, de la cuisine criait :
– Oui, oui, il était temps ! Mais nous allons pouvoir nous donner nos aises. – Madame Rivel, mettez du beurre dans la casserole. Voici le sel et le poivre. Il ne faut plus rien épargner.
Je sortis au milieu de tous ces propos, bien content de savoir que la mère Balais était invitée. Je me réjouissais du bonheur des Dubourg, et je me fis la barbe, en rêvant à tout cela, me figurant bien que Mme Madeleine allait devenir plus fière, mais sans voir jusqu’où pouvait s’étendre sa folie.
Enfin, après avoir mis une chemise blanche et mes beaux habits, je descendis. La chambre était déjà pleine d’invités. Le capitaine Florentin riait tout haut :
– Ha ! ha ! ha ! disait-il, quelle bonne idée cette vieille tante a eue d’amasser pour vous ! Vous méritiez bien ça, monsieur Dubourg.
Et le père Antoine expliquait comment la chose s’était faite. Il avait mis sa grande capote marron, sa grosse cravate noire ; le col de sa chemise lui remontait jusqu’au haut des oreilles, et de temps en temps il s’écriait, en prenant un air grave :
– C’était une bonne femme !… Oui, nous la plaignons bien… Mais voyez pourtant la justice, monsieur Florentin ; elle en voulait à Madeleine à cause de son mariage avec un simple ouvrier ; elle amassait pour l’Église, et, dans les plus mauvais jours, jamais l’idée ne lui serait venue de nous donner un liard. Mais il faut que tout finisse par être juste ; maintenant tout va nous revenir. La justice dans ce monde est pourtant quelque chose d’admirable.
– Oh ! oui, criait Mme Madeleine de la cuisine, et nous ferons dire des messes. Le Seigneur est juste à la fin des fins.
Annette avait pensé tout de suite qu’il faudrait des habits de deuil.
La mère Balais descendit dans sa belle robe à grandes fleurs vertes. Mme Frentzel, petite et ronde comme un œuf, était la plus maligne ; elle faisait semblant de croire à la désolation de Mme Madeleine, et disait :
– Il faut se consoler… il faut se consoler… nous sommes tous mortels !…
Le père Villon arriva le dernier. C’était un fin renard, et qui paraissait grave en entrant ; mais quand il s’aperçut qu’on ne pleurait pas la tante, alors il rit et dit au père Antoine :
– Mon pauvre vieux Dubourg, je me souhaiterais un petit malheur comme le vôtre : un oncle ou bien une tante de quatre-vingt-dix-neuf ans et trois quarts, avec des arpents, des houblonnières, des vignes, n’importe ! La plantation ne me ferait rien ; j’accepterais tout en gros, les yeux fermés.
Ils prirent ensemble une bonne prise, en souriant.
Mme Madeleine, étant allée s’habiller, revint au moment où la mère Rivel servait les saucisses, et l’on se mit à table.
Tout le monde avait bon appétit. Tantôt on parlait des vertus de la tante, tantôt des prés, des vergers, de la houblonnière. Et puis on plaignait le malheureux sort des gens, qui sont forcés de tout abandonner à la fin de leurs jours.
Le capitaine Florentin disait qu’on héritait aussi dans les régiments, après chaque bataille, et qu’on vendait les effets des morts à l’encan. Mais le principal, c’était toujours les prés, les vergers, et l’argent placé sur bonne hypothèque.
– Nous irons voir tout cela demain, disait le père Antoine. On aura posé les scellés… mais nous sommes les plus proches parents… Madeleine était la seule nièce.
– Oui, disait Mme Madeleine, ma mère n’avait qu’une sœur, la pauvre tante Jacqueline de Saint-Witt ; et moi je n’avais ni frère ni sœur, j’étais unique.
Alors on admirait cela.
Moi j’écoutais. Jamais cette tante Jacqueline n’était venue voir les Dubourg, je ne la connaissais pas, je ne pouvais donc pas beaucoup la plaindre ; et la suite de l’héritage ne me venait pas non plus à l’esprit, j’étais content.
Mais vers la fin du souper, quand Mme Madeleine se mit à dire : – que maintenant, Dieu merci, la famille des Dubourg allait avoir son véritable rang ; que Mlle Annette, leur fille unique, n’aurait plus besoin d’aller habiller des personnes qui valaient moins qu’elle ; que plus d’un ingénieur, plus d’un avocat, plus d’un notaire serait heureux de l’obtenir en mariage ; qu’elle serait une dame, aussi bien que madame une telle, qui n’avait pas le quart de leurs biens ; que ce n’était pas difficile d’apprendre à porter chapeau, à mettre des châles et des dentelles ! qu’Annette le saurait bien vite !… – quand j’entendis cela, et que je vis que c’était la pure vérité, tout à coup je regardai Annette, qui riait en entendant ces belles choses, et, malgré le vin que j’avais bu, je me sentis froid. Au même instant la mère Balais me jetait un coup d’œil si triste, que j’aurais voulu pousser un cri et me sauver de là.
Ce qui m’étonne, c’est d’avoir eu la force de cacher mon trouble. Mais on trinquait, on buvait à la santé des braves gens ; on regardait le père Villon découper la dinde et sortir les châtaignes, de sorte que pour les autres ma pâleur et mon désespoir n’étaient rien. La mère Balais, seule, avait tout compris. Elle ne répondit qu’un mot à Mme Madeleine en souriant :
– Oui, dit-elle, vous avez bien raison, madame Dubourg, il est mille fois plus facile d’apprendre à mettre des châles et des chapeaux, que d’apprendre à s’en passer, quand on en a porté longtemps.
Les autres riaient.
Je buvais coup sur coup. J’avais besoin de cela pour me soutenir.
Ce souper dura jusque vers onze heures. Alors tout le monde partit. Le père Antoine, sur la porte, avec la chandelle allumée, criait :
– Bonne nuit ! Bonne nuit !
Et le capitaine Florentin, appuyé sur Mme Frentzel, s’en allait dans la ruelle sombre, répondant par des éclats de rire et des : « Bonsoir, la compagnie !… Ha ! ha ! ha ! ça va bien !… »
Moi, je montai dans ma chambre. La mère Balais me suivait sans dire un mot. Maintenant je voyais clair, je savais que toutes mes espérances étaient perdues.
En haut, je battis le briquet, j’allumai nos deux lampes et je dis :
– Bonsoir, mère Balais.
– Bonne nuit, mon enfant, répondit-elle.
J’entrai dans mon cabinet en refermant la porte.
Ensuite, seul, assis sur mon lit, en face de ma lampe, je fis des réflexions terribles qui ne finissaient plus. Je me rappelai tout ce qui m’était arrivé depuis le commencement de ma vie… Je maudis mon sort !… Je me rappelai ce qu’avait dit la veuve Rochard : « qu’il aurait mieux valu pour moi suivre mon père ! » et je trouvais qu’elle avait raison.
Ce qui m’avait paru si heureux, lorsque la mère Balais était venue me prendre, me parut le plus grand malheur : « Elle n’avait qu’à me laisser, m’écriai-je en moi-même, je serais mort de faim… Tant mieux ! Ou, si j’avais résisté, je serais bûcheron, ségare, hardier, schlitteur ; je couperais des troncs, je mangerais de la viande une fois l’an, je serais à moitié nu, je souffrirais le froid, la neige, le vent, la pluie… qu’est-ce que cela fait ? Je ne connaîtrais rien d’autre ; je ne serais pas si misérable ! Maintenant tout est fini. J’étais bien fou de croire qu’Annette pourrait m’aimer ; elle ne pense qu’à devenir une dame ; Mme Madeleine ne rêve que d’ingénieurs, d’avocats, de notaires ; M. Dubourg n’a pas de courage, il fait ce qu’on veut ! »
Toutes ces idées me passaient par la tête comme une rivière débordée. Les heures sonnaient, je ne bougeais pas ; j’aurais voulu pleurer, mais le temps des pleurs était passé ; je sentais un poids sur ma poitrine, qui m’écrasait le cœur ; c’était mille fois pire que de sangloter.
Au petit jour, je me levai pour sortir. En passant, la mère Balais, qui venait de mettre un jupon, me cria :
– Jean-Pierre, tu sors ?
– Oui, lui répondis-je, l’ouvrage est pressé ; M. Nivoi m’a dit de revenir aussitôt le jour… Je déjeunerai là-bas.
– C’est bien, fit-elle.
Je descendis et je me mis à courir la ville au hasard. Les portes et les volets étaient encore fermés ; les ouvriers des champs partaient, la pioche sur l’épaule.
– Bonjour, Jean-Pierre.
– Bonjour, leur disais-je.
J’avais besoin de fraîcheur, cela me faisait du bien.
À six heures, j’allai comme à l’ordinaire me remettre à mon travail. M. Nivoi vint à l’atelier. Je lui racontai l’héritage des Dubourg. Il trouva que c’était heureux, et dit que ces braves gens méritaient un pareil bonheur, surtout le père Antoine. Je ne répondis pas, le chagrin m’accablait.
À midi, je sortis ; mais au lieu d’aller dîner à la maison, j’entrai dans le cabaret des Trois-Rois, boire une bouteille de vin, sans envie de manger. Je retournai prendre la scie et le rabot vers une heure ; la fièvre me consumait.
Le soir, il fallut pourtant aller souper. J’avais ramassé tout mon courage ; par bonheur, en arrivant devant chez nous, la mère Rivel me dit que les Dubourg étaient partis pour Saint-Witt, en voiture. Cela me soulagea ; j’aurais eu de la peine à voir ces gens !